Inga Brandell, Svenska Dagbladet, 19/12/2023
Original: Det heliga landet är inte bortom räddning
Traduit par Fausto
Giudice, Tlaxcala
Inga Brandell est professeure
émérite de Sciences politiques à l’université de Södertörn à Stockholm, en Suède. Bibliographie
Le conflit entre Israël et la Palestine ressemble de
plus en plus à une tragédie grecque, avec sa spirale de confrontation vers une
destruction mutuelle. Peut-être y a-t-il quelque chose à apprendre de l’intervention
des dieux dans les drames antiques - ou du voyage des paysans de Dalécarlie
vers Jérusalem dans le roman classique de Selma Lagerlöf ?
Nuages de fumée après un bombardement israélien sur Gaza. Photo : Ariel
Schalit/AP
Le monde entier assiste à une nouvelle tragédie. Une
guerre asymétrique postmoderne avec à la fois des éléments d’intelligence
artificielle et de barbarie. C’est autre chose que les paysans dalécarliens
débarquant en Palestine au début des années 1880, dans la grande épopée de
Selma Lagerlöf, Jérusalem [Jérusalem en
Dalécarlie et Jérusalem en
Terre Sainte], découvrirent : un pays “négligé”, où on utilisait,
à leur grand étonnement, des outils archaïques pour cultiver la terre.
Pourtant, depuis des siècles, la paix y régnait. Les Dalécarliens étaient venus
voir la Terre sainte et marcher sur les pas de Jésus. Ils voulaient aussi faire
le bien par leur comportement et être un exemple pour tous les chrétiens en proie
à la discorde, en travaillant à la réconciliation entre eux.
Mais au cours du siècle dernier, avant et après la
création d’Israël en 1948, de nombreuses vies ont été anéanties par les armes,
la violence et les explosifs dans ce qui était la Palestine. La férocité et l’ampleur
de l’attaque menée par le Hamas le 7 octobre, puis de l’assaut israélien sur
Gaza, dépassent tout ce qui a précédé. La répression de la Grande Révolte Arabe
par le Mandat britannique dans les années 1930, ou la perte de vies humaines,
le déracinement et la fuite, dans la guerre de 1948 et dans les innombrables
guerres et attaques qui ont suivi, n’ont rien à voir avec le nombre de morts
depuis le 7 octobre.
Cela rappelle plutôt la chute de Jérusalem en 1099. La
ville musulmane a été prise par les croisés chrétiens. Leurs propres récits et
les sources musulmanes décrivent comment le sang a coulé dans les rues. Un
siècle plus tard, les croisés ont été vaincus par les forces de Saladin et la
Palestine a été incorporée aux royaumes musulmans, arabes puis turcs, jusqu’à
la fin de la Première Guerre mondiale.
Dans le récit de Selma Lagerlöf, on rencontre
des Américains, des Allemands, des Russes, des Arméniens et des dames
britanniques à Jérusalem. Les habitants qui apparaissent sont - comme il est
dit - des Turcs, des Mahométans, des Juifs, des Bédouins et des Syriens, c’est-à-dire
des Arabes chrétiens. Il en est de même, en 1922, lorsque la Société des
Nations confie aux Britanniques le mandat sur la Palestine après la défaite
ottomane lors de la Première Guerre mondiale. À l’époque, ni les Palestiniens
ni les Israéliens n’existaient. Pour renforcer ses alliances, la
Grande-Bretagne avait fait des promesses contradictoires sur le sort des
provinces ottomanes : d’un côté, un royaume arabe, de l’autre, un “foyer
national” pour les Juifs en Palestine.
Marie Bonnevie dans le rôle de Gertrud dans l’adaptation cinématographique
de Jérusalem de Selma Lagerlöf, réalisée par Bille August en 1996. Photo
: SF
Ce qui était déjà en cours, mais qui n’apparaît pas
dans la Jérusalem de Lagerlöf, c’est la question nationale. La Palestine
sur laquelle la Grande-Bretagne a régné pendant quelques décennies est donc
devenue une société de plus en plus divisée sur le plan “national” par les
politiques du Mandat. Cependant, le contexte politique des forces opposées, celles
qui allaient devenir les Israéliens et celles qui allient devenir les
Palestiniens, différait considérablement.
Le sionisme, mouvement laïque juif créé pour donner un
pays aux Juifs, a été fondé dans le sillage de l’affaire Dreyfus en France et
des pogroms en Russie. Dans ses notions et dans sa réalité, le sionisme était
imprégné de cette origine européenne.
Mais dans le monde arabophone, la question dominante
était la poursuite de la colonisation. L’Égypte a obtenu son indépendance en
1919, mais l’influence de la Grande-Bretagne y est restée forte. À l’ouest,
tous les pays arabes sont soumis à des puissances coloniales : au lieu d’un
royaume arabe dans la région gouvernée par les Ottomans turcs, celle-ci est
divisée en mandats gouvernés par les deux puissances européennes. Le pouvoir de
mandat ne devait être exercé que jusqu’à ce que les peuples puissent exercer
leur droit à l’autodétermination. Il n’est pas surprenant que les habitants
aient continué à y voir une colonisation : de plus en plus de Juifs européens
ont immigré en Palestine sous la protection du Mandat.
En 1947, alors que tous les pays sous mandat ont
accédé à l’indépendance, à l’exception de la Palestine, la Grande-Bretagne
abandonne et confie le problème aux Nations unies nouvellement créées. La
situation en Europe est difficile, la politique nazie d’éradication totale de
la population juive européenne est claire, tout comme les conditions
innommables dans lesquelles elle a été mise en œuvre. Les réfugiés apatrides,
les survivants juifs, ne veulent pas retourner dans les régions et les pays d’où
ils viennent.
Après l’immigration sous le mandat britannique, les
Juifs représentaient environ un tiers de la population totale de la Palestine,
le reste étant principalement composé de musulmans, de chrétiens et d’“autres”,
comme l’indiquent les statistiques de l’ONU. Aucune distinction n’a été faite
dans le recensement entre les Juifs qui étaient déjà présents à l’époque de
Selma Lagerlöf et qui parlaient l’arabe, peut-être le turc, et ceux qui étaient
arrivés parlant des langues européennes.
À l’automne 1947, les travaux de l’ONU aboutissent à
une résolution proposant la division de la Palestine en deux États. Selon leurs
propres termes : un État juif et un État arabe. La proposition était
accompagnée d’une carte montrant l’État arabe dans une belle couleur jaune et l’État
juif en bleu. À l’Assemblée générale, la Suède, les USA, l’Union soviétique et
la France se joignent à la majorité en faveur de la résolution. Les États
arabes, qui souhaitaient que le territoire du mandat devienne un État
indépendant, ont tous voté contre. La Grèce, la Turquie et Cuba ont également
voté contre. Le Royaume-Uni s’est abstenu.
Le plan de partage des Nations unies pour la Palestine de 1947.
Six mois plus tard, le jour où les Britanniques
évacuent leurs troupes, l’État d’Israël est proclamé. Lors de la demande d’adhésion
à l’ONU, la Suède vote en faveur de ce pays, alors qu’une crise vient d’éclater
à la suite de l’assassinat de Folke Bernadotte à Jérusalem.
Sans l’antisémitisme européen et le modèle européen d’État-nation,
la création de l’État d’Israël ne peut être expliquée. Sans la colonisation le
long de la Méditerranée et l’incorporation antérieure des pays arabes dans des
empires musulmans multinationaux, on ne peut expliquer ni le nationalisme
palestinien ni son écho dans le reste de la région. Lorsqu’une première
résolution des Nations unies appelant à un “cessez-le-feu humanitaire” pendant
la guerre actuelle a été adoptée par l’Assemblée générale le 26 octobre, la
Suède s’est abstenue, tout comme l’Allemagne, tandis que la France et l’Espagne
ont voté pour et l’Autriche contre. On peut y voir des considérations à la fois
historiques et de politique intérieure.
Il ne fait aucun doute que le Hamas est anti-israélien
et anti-juif. Mais c’est aussi une organisation idéologiquement
anti-chrétienne, anti-athée et anti-polythéiste. Sayyid Qutb (1906-1966), le
penseur égyptien qui influence encore les mouvements les plus radicaux de l’islam,
avait une vision sombre du monde. Celui-ci est caractérisé par la corruption,
le mercantilisme et la perte de toutes les vraies valeurs. La seule solution
est de revenir à la parole révélée de Dieu et de combattre tous les faux
musulmans, en particulier les dirigeants des pays musulmans, et tous ceux qui
ne se soumettent pas à la vérité. Qutb ne prend pas position sur la manière de
mener le combat - par la persuasion et la conversion ou par la force des armes.
C’est autre chose que l’antisémitisme européen qui,
avec un noyau de croyances chrétiennes, a atteint son paroxysme lors de la
fusion avec l’établissement “scientifique” moderne d’une hiérarchie des races.
Bien sûr, l’antisémitisme européen a dépassé les frontières de l’Europe, comme
lorsque les “Protocoles des Sages de Sion”, un faux produit par la police
secrète tsariste, ont circulé en traductions arabes. Mais l’antisémitisme n’est
pas né de ces sociétés.
Parallèlement, l’islam se perçoit fortement comme le
successeur et l’héritier des religions juive et chrétienne. La rencontre avec
le nationalisme palestinien laïc a conduit à l’arrêt, à la suite d’une décision
centrale en 2006, des attentats suicides à la bombe lancés par le Hamas - bien
que les tirs de roquettes sur Israël, qui constituent également une forme de
terreur contre la population civile, se soient poursuivis. En 2017, après de
longues discussions, le Hamas a également modifié sa charte, laissant entrevoir
une reconnaissance des frontières de 1967, ce qui constitue un pas en avant
vers la reconnaissance de l’État d’Israël.
Toutes les aspirations à la réconciliation
et à l’unité que portaient les paysans dalécarliens de Lagerlöf, ainsi que le
droit au foyer et à la propriété que Folke Bernadotte défendait dans son
rapport à l’ONU, ont disparu. Après Grozny, Alep et Mariupol, c’est au tour de
Gaza, de Khan Younès et peut-être de Rafah d’être réduites en ruines. Une
tragédie à grande échelle et aux effets incalculables.
Une tragédie également dans un sens plus précis, comme
l’a souligné le spécialiste de la littérature William Marx dans le journal français Le Monde. Dans la Grèce antique, à une époque où la
Méditerranée était en guerre permanente, le théâtre et la littérature se sont
développés. Là, les spectateurs de l’Antigone de Sophocle pouvaient éprouver de
l’empathie, comprendre et compatir à la fois avec Créon et son souci de
maintenir les règles communes de l’État et l’exigence totalement opposée mais
tout aussi irréfutable d’Antigone d’accomplir son premier devoir et sa première
préoccupation : enterrer son frère assassiné.
Nous, les peuples du monde, regardons sur nos écrans
les Israéliens et les Palestiniens souffrir et nous entendons le chœur, les
commentateurs, expliquer et souligner. Nous pouvons penser que beaucoup de
choses n’allaient pas dans le processus qui a conduit à la situation actuelle.
Mais nous ne pouvons que comprendre et compatir aux positions incompatibles et
également légitimes qui s’opposent : un foyer sûr pour les Juifs, l’indépendance
pour les Palestiniens sur la terre où ils vivent, et le retour ou la compensation
pour ceux qui en sont partis.
Dans le drame antique, la déesse Athéna pouvait à un
moment donné intervenir et briser la spirale de l’affrontement permanent entre
deux adversaires légitimes et moralement défendables sur la voie de la
destruction mutuelle. La population de la Suède, qu’elle ait des liens forts ou
faibles avec les religions basées à Jérusalem et tout l’imaginaire culturel qui
les entoure, avec les Israéliens et avec les Palestiniens, a un avantage. La
reconnaissance suédoise de la Palestine en 2014, jusqu’ici considérée comme un
échec, peut nous permettre de rejoindre ceux qui cherchent un moyen de dépasser
le conflit mutuellement destructeur. Non pas pour s’abstenir mais, comme
Athéna, en toute connaissance et dans le respect des devoirs opposés, pour
trouver une forme au-delà de la négation de l’un ou l’autre.