Alors que la
communauté internationale tente d’arrêter le génocide et que l’on dénombre
quarante mille morts, les Israéliens poursuivent leur action d’extermination,
en utilisant toutes les techniques avec lesquelles les Juifs ont été persécutés
et exterminés au cours des siècles - de la déportation aux pogroms et à la
torture.
Même si l’on
ne peut imaginer comment évoluera cette tragédie, il semble chaque jour plus
probable que l’Etat sioniste soit destiné à se désintégrer à la suite de
conflits internes, d’un isolement externe et, surtout, d’une horreur de soi.
Il est
légitime de se poser la question : aurait-il pu en être autrement ?
« Wolf, commandant du village d’Abwein » : autoportrait de Vladimir Ze’ev [=Wolf, Loup] Jabotinsky envoyée à sa femme en 1918, lorsqu’il commandait la Légion Juive de l’armée britannique en Palestine contre l'armée ottomane/turque. Abwein est un village du gouvernorat de Ramallah et Al Bireh. Jabotinsky est l’ancêtre idéologique de Netanyahou
L’Etat voulu
par les sionistes, cautionné par les colonialistes britanniques, protégé par
les impérialistes usaméricains, armé et financé par les Occidentaux pour
dominer la région d’où vient le pétrole, cet Etat né d’un massacre et soutenu
par la menace armée permanente pouvait-il évoluer différemment ?
L’État
occupant, haï par un milliard de musulmans contraints de subir sa présence, pouvait-il
ne pas évoluer dans le sens du fondamentalisme religieux, du racisme et du
suprémacisme nazi ?
Non, il ne
le pouvait pas. Il est difficile de croire que les Britanniques et les USAméricains,
principaux responsables (avec les nazis allemands, bien sûr) de la déportation
des Juifs sous le nom de retour à la terre promise, ne savaient pas qu’ils les
exposaient à des conditions très dures, destinées à évoluer vers un nouvel
Holocauste.
Aujourd’hui,
l’Holocauste est une réalité pour les Palestiniens, mais c’est aussi la
perspective pour les Juifs que le sionisme a exposés à la haine d’innombrables
ennemis.
Israël jouit
d’une supériorité militaire incontestable, mais le temps ne joue pas en sa
faveur.
Aurait-il pu
en être autrement, ou l’évolution d’Israël était-elle inscrite dans sa
naissance violente ? Le sionisme aurait-il pu évoluer dans un sens pacifique,
ou l’hostilité dont les occupants ont été entourés dès le début était-elle
destinée à forcer Israël à devenir ce qu’il est devenu ?
Aurait-il
pu en être autrement ?
Peu avant sa
mort en 2018, Amos Oz a donné une conférence qui est publiée par Feltrinelli
sous le titre : « Tant de choses restent à dire », et le sous-titre : «
Dernière leçon ».
Je suis
depuis longtemps un lecteur d’Oz, et grâce à des livres comme Une histoire d’amour
et de ténèbres, ou Judah, je crois que j’ai pu réfléchir aux
questions fondamentales de l’identité juive, et de l’identité en général.
L’identité
comme problème, comme construction illusoire et comme piège.
À tort ou à
raison, j’en suis venu à considérer l’œuvre d’Amos Oz comme l’expression de la
vocation internationaliste du judaïsme européen.
« Mon
oncle David était un Européen convaincu à une époque où personne ne l’était en Europe
ne se sentait européen, en dehors des membres de ma famille et de leurs
semblables. Les autres étaient panslaves, pangermanistes ou de simples
patriotes lituaniens, bulgares, irlandais slovaques. Dans les années vingt et
trente, les seuls Européens étaient les Juifs. « Trois nations coexistent
en Tchécoslovaquie », disait mon père, les Tchèques, les Slovaques et les
Tchécoslovaques, c’est-à-dire les Juifs. En Yougoslavie, il y a des Serbes, des
Croates, des Slovènes et des Monténégrins, mais il se trouve aussi une poignée
de Yougoslaves indéfectibles. Et même chez Staline, il y a des Russes , des Ukrainiens,
des Ouzbeks, des Tchoukchtes et des Tatares, parmi lesquelsvivent nos frères qui font partie du peuple
soviétique. (…) De nos jours l’Europe a changé, elle est pleine à craquer d’Européens.
Soit dit en passant, les graffitis aussi ont changé du tout au tout en Europe :
l’inscription « Les Juifs en Palestine ! » recouvrait tous les murs quand
mon père était enfant, en Lituanie. Lorsqu’il retourna en Europe une
cinquantaine d’années plus tard, les murs lui crachèrent au visage : « Les Juifs
hors de Palestine ». (Une histoire d’amour et de ténèbres, Gallimard,
2004, pp. 117-118).
Ce ne sont
pas les Juifs qui voulaient retourner en Palestine. Ce sont les nazis européens
qui les ont poussés à partir, ce sont les sionistes qui, avec les Britanniques,
ont préparé le piège dans lequel les Juifs sont tombés. Ce piège s’appelle
Israël.
Comme
beaucoup d’autres Juifs européens, les parents de l’écrivain ont quitté l’Europe
pour se réfugier en Palestine, pendant les années où le projet sioniste
semblait pouvoir se réaliser dans des conditions pacifiques.
« On
savait bien sûr à quel point c’était dur en Israël : qu’il y faisait très
chaud, qu’il y avait le désert, les marais, le chômage, les Arabes pauvres dans
les villages, mais on voyait sur la grande carte accrochée en classe que les
Arabes n’étaient pas nombreux, peut-être un demi-million, moins d’un million en
tout cas, on était sûr qu’il y avaient assez de place pour quelques millions de
Juifs de plus, que les Arabes étaient peut-être simplement excités contre nous,
comme les masses en Pologne, mais qu’on pourrait leur expliquer et les
convaincre que nous serions une bénédiction pour eux, sur la plan économique,
médical, culturel, etc. Nous pensions que dans peu de temps, quelques années au
plus, les Juifs seraient la majorité dans le pays – et que nous donnerions
immédiatement au monde entier l’exemple de ce qu’il fallait faire avec notre
minorité, les Arabes : nous qui avions toujours été une minorité opprimée,
nous traiterions naturellement la minorité arabe avec justice et intégrité,
avec bienveillance, nous les associerions à notre patrie, nous partagerions
tout, nous ne les changerions jamais en chats. C’était un beau rêve. » (Une
histoire d’amour… p. 326-327)
À l’époque
dont parle Oz, il semblait y avoir de la place pour une conscience solidaire,
égalitaire et internationaliste. Mais comme le nationalisme dominait la
politique européenne, même les Juifs, s’ils voulaient survivre, devaient s’identifier
à un peuple, à une nation.
« ... à l’époque,
les Polonais étaient des patriotes fantastique, comme les Ukrainiens, les
Allemands et les Tchèques, tout le monde, même les Slovaques, les Lituaniens et
les Lettons, sauf nous qui n’avions pas de place dans ce carnaval, nous n’appartenions
à rien et personne ne voulait de nous. Il n’y avait donc rien d’extraordinaire
à ce que nous désirions devenir un peuple comme tout le monde ; nous n’avions
pas le choix. » (p. 328)
Finalement,
on sait ce qui s’est passé : après les avoir exterminés, les Européens ont jeté
dehors (l’expression est d’Oz) la communauté juive qui était aussi la plus
profondément européenne, parce qu’elle incarnait plus pleinement les valeurs du
rationalisme et du droit. C’est précisément parce que les Juifs n’avaient pas
de relation ancestrale avec la terre européenne que leur européanisme était
fondé sur la raison et le droit, et non sur l’identité ethnique.
Moshe Feiglin, le chef du parti
Zehout (Identité), qui fut membre du Likoud de 2000 à 2015, a déclaré que le
génocide ne doit pas être arrêté tant qu’un seul Palestinien reste en vie.
Certains objecteront que c’est un détraqué
et qu’il ne représente pas le peuple israélien. Qu’il soit déséquilibré ne fait
aucun doute, mais malheureusement la majorité des Israéliens sont aussi
déséquilibrés que lui et pensent ce qu’il dit, même s’ils ne le disent pas
tous. Le statut de colonisateur, l’habitude de discriminer des millions de
femmes et d’hommes qui vivent à deux pas de chez soi, le cynisme de la zone d’intérêt
dans lequel les Israéliens vivent depuis des décennies sont les causes de ce
dérèglement mental.
Le 7 octobre a déclenché la folie
meurtrière : la cruauté et l’horreur ne peuvent plus être reléguées dans un
espace marginal, elles sont entrées dans l’histoire. La raison et les
sentiments humains sont un résidu que seuls des déserteurs peuvent cultiver.
Avec l’arrivée de la saison chaude
à Gaza, le problème de la pénurie d’eau prend des contours catastrophiques.
Israël a délibérément bouché des centaines de puits d’eau avec du béton et
détruit des unités d’eau potable dans le nord de la bande.
À Jabaliya, les premiers décès dus à la soif ont été enregistrés parmi les
enfants et les personnes âgées. Même les nazis n’ont pas utilisé la faim et la
soif comme armes de guerre contre la population civile. Il s’agit d’un crime au
regard des normes internationales : un crime horrible, une extermination de
masse cruelle, scientifiquement étudiée et préméditée.
Mais aujourd’hui, après huit mois
de génocide, je crois qu’Israël est sur le point de sombrer dans un chaos
sanglant de guerre civile et de violence suicidaire, parce que ce peuple n’est
plus capable de raisonner.
Le Jerusalem Post a publié
un article le 17 juin disant explicitement que la guerre de Netanjahou est
perdue, parce que le Hamas ne peut pas être éliminé : étant le produit
(symétriquement fou et cruel) de la violence et de la haine, le Hamas grandit
chaque jour qui passe.
Je ne suis pas un stratège, mais je
suppute que, pour Israël, la véritable guerre n’a pas encore commencé. Jusqu’à
présent, il s’agit d’un génocide, d’un acte unilatéral d’extermination,
semblable à ceux que les troupes hitlériennes ont menés contre la population
juive sans défense.
Il semble que 32 % des Européens
(UE) seraient prêts à tuer et à mourir pour défendre les frontières. C’est ce
que dit un sondage publié par Gallup, mais je n’y crois pas.
« Le prix d'une tyrannie
non contestée est le sang des jeunes et des braves », a déclaré Genocide-Joe Biden lors de la
commémoration du Jour J, où les Russes manquaient à l’appel, peut-être un oubli
du fait que l’Union soviétique a payé le prix de vingt-cinq millions de morts
pendant la Seconde Guerre mondiale.
Dans son spot électoral, Ursula von
den Leyden a déclaré que l’ennemi nous attaquait de l’intérieur et de l’extérieur
et que, par conséquent, « NOUS SOMMES DANS UNE ÉPOQUE DE RÉARMEMENT ».
Mais selon un sondage d’opinion de Gallup
International, seuls 32 % des Européens des pays membres de l’UE seraient
prêts à se battre en cas de guerre.
Seulement ?
Il me semble que 32%, c’est
beaucoup. Trop. Un sur trois est-il vraiment prêt à aller tuer et peut-être
même mourir pour défendre les frontières et les valeurs d’une civilisation qui
confisque ce que les générations passées ont gagné par des luttes sociales, qui
a détruit l’environnement de la planète pour le profit d’une petite minorité ?
Est-ce qu’une personne sur trois
est vraiment prête à voir son existence ruinée pour défendre... pour défendre
quoi ?
La démocratie ? La démocratie qui a
créé les conditions du réarmement et de la guerre atomique ?
Je ne le crois pas.
Écoutez
NdT
« Ô vous, les boutefeux
Ô vous les bons apôtres
Mourez donc les premiers, nous vous cédons le pas
Mais de grâce, morbleu
Laissez vivre les autres
La vie est à peu près leur seul luxe ici-bas. »
« Va
maintenant et frappe Amalek. Vouez à la destruction tout ce qui leur
appartient. Tu ne les épargneras pas et tu feras mourir hommes et femmes,
enfants et nourrissons, bœufs et brebis, chameaux et ânes » (1 Samuel 15.2-3)
Dans les ténèbres
« Ces gens méritent de mourir, ils méritent une
mort douloureuse, une mort atroce, et au lieu de ça, ils s'amusent sur la plage »,
déclare sur la chaîne
Canal 12 Yehuda Shlezinger, correspondant pour les affaires religieuses d’ Israel
Hayom, un journal israélien de droite à grand tirage, après avoir vu une
photo de deux Palestiniens se baignant dans la mer sur une plage de Gaza. « Nous
avons besoin de beaucoup plus de vengeance, d'un fleuve de sang gazaoui ».
« Ce serait bien », écrit Meghan Stack,
auteure d'un article publié dans le New York Times sous le titre “The View
Within Israel Turns Bleak”, « ce serait bien si M. Shlezinger était une figure
marginale ou si les Israéliens étaient scandalisés par ses fantasmes sanglants.
Mais malheureusement, ce n'est pas le cas ».
L'article de Meghan est rempli d'informations que je
qualifierais de choquantes si nous n'étions pas habitués à l'horreur : « En
février, selon un sondage, une majorité d'Israéliens s'oppose à l'envoi de
nourriture et de médicaments à Gaza ».
Meghan Stack rapporte que certains musiciens rappeurs,
très écoutés par les jeunes Israéliens, appellent à l'anéantissement et
prêchent qu'il n'y aura pas de pitié pour les rats qui seront exterminés dans
leurs terriers.
De nombreux magasins affichent des produits sur
lesquels on peut lire : « Achevez-les » [Finish them]. Cette
phrase, Nikki Haley l'a inscrite sur une bombe destinée à tuer des enfants
palestiniens.
Traduction littérale de ces deux mots : « Exterminez-les ».
Je suis bien conscient que le titre de ma conférence
est plutôt sinistre.
Le temps, la mort, l’abstraction.
Mais un regard ironique sur la direction du temps, sur
la recherche d’un accord avec le néant en devenir, me semble de plus en plus
urgent. Il s’agit peut-être d’une urgence personnelle, ou peut-être d’une
urgence philosophique pour quiconque se rend compte de la toxicité de l’atmosphère
physique et psychique dans laquelle nous sommes immergés.
Istubalz
Le temps et le devenir
Le thème sur lequel le Congrès de philosophie
galicienne nous invite à réfléchir est celui du temps, mais je ne prétends pas
en parler de manière exhaustive.
Je ne ferai référence qu’à deux perspectives
philosophiques qui à l’âge moderne ont réfléchi au temps.
La première est la perspective kantienne, qui inaugure
un courant mentaliste
ou innéiste de la
philosophie moderne, faisant du temps une catégorie transcendantale, une
condition préalable à l’activité mentale. Chez Kant, le mot “transcendantal”
indique la primauté de la forme-temps (et de la forme-espace) sur l’expérience.
Le temps kantien est donc pur de toute expérience, car ce n’est que dans le
temps que l’on peut percevoir, expérimenter, connaître.
Cependant, il existe une autre vision du temps qui m’intéresse
plus directement.
C’est celle qui prend forme dans la pensée de Bergson
: l’idée du temps comme durée, comme expérience, comme flux de perception qui
produit, en l’expérimentant, sa dimension temporelle.
Deux visions opposées, si l’on veut, mais aussi
complémentaires : selon la première, le temps est la condition dans laquelle l’expérience
est donnée, pour la seconde, il n’y a de temps que comme temps de l’expérience.
L’étymologie du mot latin ex-periri est
équivoque. Il dérive de ex-perior : j’essaie, je passe à travers. Aller
jusqu’à/à travers : per-ire.
Il y a la mort, dans l’horizon de l’expérience du
temps, et le temps subjectif est marqué par cette conscience de la disparition.
Le temps est l’auto-perception d’un devenir, du
devenir d’un corps dans l’horizon de son devenir néant.
Deleuze et Guattari ont proposé le concept de devenir
comme une métamorphose des êtres vivants : ils ont poarlé de devenir enfant, de
devenir femme, de devenir animal, de devenir autre...
Ils n’ont pas parlé de devenir rien, ce qui me semble
être une perspective non seulement intéressante, mais peut-être même
indispensable.
Le devenir-rien reste impensé dans la culture moderne,
alors qu’il est le processus qui permet le mieux de comprendre le pouvoir de la
conscience : pouvoir de faire naître le monde pour un sujet conscient, et
pouvoir d’anéantir le monde pour un sujet conscient.
Pourtant, ce devenir est ignoré par la pensée et la
pratique dans la sphère de la civilisation occidentale. Pourquoi ?
Essais sur l’histoire de la mort en Occident, de Philippe Ariès, est un
livre sur les raisons pour lesquelles dans la sphère culturelle de l’Occident -
en particulier dans la sphère culturelle blanche protestante, ce devenir ne
peut être pensé : une société qui ne récompense que ceux qui gagnent identifie
la mort à une défaite inadmissible.
Suppression de la mort : la civilisation blanche
occidentale ne peut conceptualiser cet événement car il est incompatible avec
la projection d’un avenir d’expansion illimitée, qui est l’âme de la
colonisation blanche du monde.
Éternité abstraite du capital
Il y a une raison profonde à cet éloignement : le
capitalisme est la tentative la plus réussie de réaliser l’éternité. L’accumulation
du capital est éternelle. La valeur, en tant qu’abstraction du temps de vie,
est éternelle, même si c’est une éternité qui nous coûte la mortification de la
vie réelle.
Par la mortification du temps vécu, nous réalisons l’éternité
du capitalisme.
La phrase de Mark Fisher « il est plus facile d’imaginer
la fin du monde que la fin du capitalisme » semble être un paradoxe. Ce n’est
pas le cas.
Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la
fin du capitalisme parce que la fin du monde est possible, elle est même en
train de se produire. La fin du capitalisme n’est pas possible parce que le
capitalisme est éternel, car il se constitue dans l’espace de l’abstraction, et
l’abstraction est éternelle : elle n’existe pas.
Mais cette non-existence de l’abstraction suppose le
sacrifice de l’existence réelle d’innombrables êtres humains.
Le capitalisme établit une dimension perceptuelle dans
laquelle l’avenir est une expansion illimitée. L’avenir n’a pas de fin, l’expansion
est donc illimitée.
Dans les conditions épidémiques de la modernité, on ne
peut penser à l’avenir sans penser à la croissance, condition du développement
capitaliste.
Le futurisme n’était pas seulement un mouvement
littéraire, mais un caractère profond de la culture capitaliste à toutes les
époques de son développement.
Au début du XXe siècle, le futurisme s’est
imposé comme le mode le plus décisif de perception du temps, au point que l’on
ne peut imaginer un rapport social ou de production sans expansion.
L’avenir doit être expansif, sinon il y a un désordre,
un danger, un malheur dépressif que nous ne pouvons pas tolérer.
Cela me rappelle ce qu’écrit Milan Kundera : « nous
pensons que le passé est fermé, immuable, et que l’avenir peut être choisi,
changé. Mais la vérité est tout autre. Le passé n’existe que dans la mémoire,
et la mémoire, comme une veste de taffetas, change parce qu’avec le passage du
temps, nous changeons de perspective et voyons des aspects que nous n’avions
pas vus auparavant, tandis que nous oublions quelque chose. L’avenir, quant à
lui, nous apparaît comme un inconnu que nous ne pouvons ni prévoir ni changer
par notre volonté ». Pardonnez-moi si la citation de Kundera n’est pas exacte,
mais c’est plus ou moins ce qu’il a dit.
L’avenir du capitalisme est un inconnaissable auquel
nous ne pouvons échapper car le capitalisme fonctionne comme un complexe d’automatismes
par lequel l’abstraction (la valorisation) s’impose sur le concret (le travail
vivant).
L’histoire du capitalisme est une histoire de
croissance car la technologie permet une accélération constante du temps de
travail.
Intensification
C’est dans l’intensification de la productivité du
travail dans l’unité de temps que réside la solution à l’énigme que nous
appelons croissance, développement ou progrès.
Dans cette histoire de l’accélération, qui est l’histoire
du travail et de son abstraction progressive, quelque chose de nouveau s’est
produit au cours des dernières décennies : la numérisation du travail a rendu
possible une intensification fantastique de la production de la plus-value.
De cette intensification, ce qui m’intéresse le plus n’est
pas la dimension économique de l’accélération de la production, mais les effets
psychiques et cognitifs.
Je fais référence à la cellularisation du temps de
vie, à l’effet d’ubiquité de la production, à la disparition ou à la
raréfaction du corps de l’autre dans le processus de communication.
Grâce à la technologie numérique, chaque individu peut
recevoir et envoyer une masse croissante d’informations ; l’information n’est
pas seulement un signe immatériel mais aussi la transmission de stimuli
matériels qui atteignent la matière nerveuse dont est composé le cerveau,
stimulant de plus en plus rapidement l’organisme sensible. Les pathologies telles que les troubles
de l’attention qui caractérisent le comportement cognitif des générations
numériques ne peuvent être comprises sans une réflexion sur l’effet physique ou
plutôt cognitif produit par la stimulation informative.
Nous ne pouvons pas savoir s’il y a un point de
rupture dans cette accélération, mais ce que nous savons, c’est que les
pathologies psychiques se répandent dans la jeune génération. Je crois savoir
qu’il y a deux effets essentiels de la surstimulation. Le premier est un effet
que l’on peut qualifier de panique, un effet d’accélération de la réaction
psychique qui se manifeste par le sentiment de ne pas être à l’heure, d’être
toujours en retard, d’être submergé par une cascade d’événements que l’on ne
peut pas comprendre l’un après l’autre.
Un organisme qui subit cette stimulation panique
pendant une longue période peut à un moment donné s’effondrer et basculer dans
un mode dépressif : c’est la chute de la tension désirante qui suit l’effet de
panique.
Les deux effets sont à considérer - au niveau
collectif - comme des pathologies complémentaires qui s’alimentent l’une l’autre.
Précarité
La précarité du travail est le contexte dans lequel ce
double effet pathogène se manifeste et se nourrit.
Nous savons très bien ce que signifie la précarité sur
le plan du travail et du droit : une rupture dans la relation normative entre l’employeur
et l’employé, une rupture qui oblige le travailleur à vivre toujours dans une
condition de concurrence et de compétition avec d’autres travailleurs. Dans une
condition d’attente permanente
Marx explique que les prolétaires deviennent des ouvriers
lorsqu’ils entrent dans l’usine.
Il y a concurrence entre les prolétaires lorsqu’ils se
présentent devant l’usine, car ils sont en compétition pour y entrer. Lorsqu’ils
entrent dans l’usine, l’amitié, la solidarité de classe, devient possible entre
eux. C’est la transformation des prolétaires en ouvriers. Mais la précarité
générale du travail change la perspective, car chaque jour les prolétaires sont
obligés de se faire concurrence sans possibilité de se transformer en
travailleurs capables de solidarité.
Le concept de précarité ne se limite pas à la
dimension du travail, mais doit être analysé comme un concept
psychopathologique. Lorsque nous parlons de précarité, nous entendons une
condition dans laquelle la relation affective et sociale avec l’autre est
toujours en danger, elle est toujours soumise à redéfinition. La transformation
numérique signifie que le travailleur ne rencontre jamais le corps de l’autre
travailleur alors qu’il collabore avec lui à la production de valeur
(abstraite).
Épuisement
Le défi du capitalisme vise l’éternité par l’abstraction
du travail et par l’accumulation virtuellement infinie de la valeur. Mais à un
certain moment de l’histoire du capitalisme, il se produit un phénomène que je
qualifierais d’épuisement. L’éternité (abstraite) de la production de valeur ne
fait pas disparaître le corps, et le corps (concret) vit dans le temps : il
vieillit, s’épuise, devient néant. Le capitalisme est virtuellement éternel,
mais les corps des travailleurs, de la société vivante, ne sont pas éternels.
Ce sont des corps qui s’épuisent, qui vieillissent, qui meurent.
Cette contradiction est scandaleuse, c’est quelque
chose qui ne peut pas être pensé, à tel point que le penser, le dire à haute
voix, suscite une certaine gêne. Ce scandale de la mort, le développement
capitaliste ne veut pas le reconnaître.
Il existe toute une machinerie économique,
idéologique, publicitaire qui vise à nier l’épuisement, mais l’épuisement
existe, même si nous n’avons pas besoin d’en parler.
Le vieillissement de la population blanche de l’hémisphère
nord a plusieurs visages : c’est d’abord un effet de l’allongement de la durée
de vie, qui est un succès extraordinaire de la médecine et de la science en
général, mais c’est aussi un échec du philosophe, parce que le philosophe n’a
pas su penser le vieillissement dans ses implications sociales, politiques et
éthiques.
D’autre part, le vieillissement du monde est lié à un
autre phénomène, non moins intéressant, appelé dénatalité.
Le sujet est énorme, peut-être le plus grand sujet de
l’époque dans laquelle nous vivons et de l’époque à venir. Les politiciens en
général, les politicien·nes italien·nes par exemple parlent de l’hiver démographique, ils parlent
du danger de la dénatalité. Les femmes ne font pas d’enfants, c’est un danger
pour l’ordre social, que pouvons-nous faire ?
La version officielle est qu’il s’agit essentiellement
d’un problème économique : il n’y a pas de jardins d’enfants, les mères ont
besoin d’argent, les pères ont besoin de congés, etc.
Mais je crois que la dénatalité est un phénomène
beaucoup plus complexe que ce que l’économie peut appréhender.
Premièrement, c’est un effet de la liberté des femmes
; deuxièmement, c’est un effet de la séparation de la sexualité et de la
procréation, rendue possible par les techniques contraceptives et abortives.
Troisièmement, et surtout, il me semble que la dénatalité est aujourd’hui l’effet
d’une prise de conscience généralisée, dans une grande partie du monde, du
caractère terminal de notre époque. Consciemment ou inconsciemment, les femmes
ont décidé qu’il n’était pas bon d’engendrer les victimes de l’inévitable enfer
climatique, les victimes de la guerre nucléaire de plus en plus probable.
En Corée du Sud, le taux de reproduction est tombé à
0,7, ce qui signifie que les Coréens sont voués à disparaître d’ici quelques
générations. Mais le même phénomène se produit dans tout l’hémisphère nord et
tend à se généraliser au cours du siècle. Un effondrement démographique d’une
ampleur exceptionnelle qui, selon certains démographes (voir par exemple Dean
Spears), fera chuter la population au niveau où elle se trouvait à la fin du
XIXe siècle.
Le vieillissement de la population du Nord mondial
produit d’énormes effets psychologiques et socioculturels, qui se manifestent
par ce qui semble être un retour du fascisme, même s’il ne s’agit pas vraiment
d’un retour du fascisme. Il est clair que les partis qui descendent du fascisme
historique gagnent les élections grâce à leur propagande raciste. Mais s’agit-il
vraiment d’un retour du fascisme historique ?
Le fascisme était centré sur la jeunesse, comme le
rappelle l’hymne des fascistes italiens. Le fascisme est essentiellement
futuriste, un phénomène de conquête, d’agression colonialiste, de courage
masculin. Il ne me semble pas que le fascisme d’aujourd’hui soit jeune, ni
courageux, ni conquérant. Les Européens, comme les Nord-Américains, comme les
Russes, craignent ce qu’ils considèrent comme une invasion des pauvres, des
affamés, de ceux qui souffrent le plus de la guerre et des effets du changement
climatique.
En résumé, je dirais que le mouvement réactionnaire
mondial, dont les signes se multiplient depuis une décennie, est un fascisme de
vieux.C’est un fascisme qui craint l’invasion
du Sud, un fascisme à l’envers. Un fascisme de la peur et non du courage
conquérant.
On ne peut expliquer la genèse psychique de ce
mouvement réactionnaire que si l’on comprend que l’identification de l’avenir à
l’expansion est si profondément enracinée que l’on ne peut penser ni à l’épuisement,
ni au vieillissement, ni à la mort.
C’est l’impuissance que la civilisation blanche ne
peut affronter et traiter.
L’impuissance de l’organisme dans le temps : c’est le
cœur de la psychose de masse qui revient encore et toujours dans l’histoire de
l’Occident.
Solitude masculine
Celui qui parle le mieux du fascisme contemporain est
sans doute Michel Houellebecq, qui est un raciste, si l’on veut, un machiste un
peu caricatural, mais qui n’en est pas moins celui qui raconte le mieux, de l’intérieur,
la solitude masculine contemporaine.
L’extension du domaine de la lutte
est un livre qui explique la genèse de l’agressivité
masculine blanche sénescente comme moteur principal du mouvement réactionnaire
mondial. Anéantir parle au contraire du désespoir que produit le
vieillissement de la civilisation blanche.
L’agressivité est inscrite dans le psychisme de la
civilisation blanche, mais le problème est qu’aujourd’hui les énergies s’étiolent
et que l’agressivité nous réussit mal : nous sommes incapables de reconnaître
notre impuissance, tant politique que sexuelle, et nous prétendons réaffirmer
la suprématie blanche par la technologie, l’économie, les armes. La suprématie
blanche arrive maintenant à son moment de déclin, et à ce stade, la démence
sénile semble prendre le dessus. La guerre ukrainienne, une guerre entre Blancs,
risque d’évoluer de façon encore plus dramatique vers une guerre nucléaire. Une
bagarre entre vieillards déments dotés d’armes d’une puissance effrayante
risque de mal se terminer pour tout le monde.
Le vieillissement et la démence sénile sont les
racines profondes de la psychose qui se manifeste sous la forme d’un fascisme
de retour.
Mais une autre racine du fascisme contemporain est le chaos
ou, plutôt, la perception du chaos. Nous parlons de chaos parce que le chaos a
beaucoup à voir avec le temps. En fait, pour comprendre ce que signifie le
chaos, il faut commencer par le temps vécu, le temps mental.
Le chaos n’existe pas en soi. Il n’y a rien dans le
monde qui puisse être défini comme chaos. En fait, il n’est qu’une mesure de la
relation entre la vitesse des processus dans lesquels nous sommes impliqués, la
vitesse de l’infosphère et le rythme du traitement mental, émotionnel et
intellectuel.
Nous parlons d’une relation entre le rythme du
traitement mental et le rythme de la stimulation info-neurale que l’esprit
reçoit.
Pendant des millénaires, l’esprit humain a agi dans un
environnement où l’information voyageait à la vitesse du rapport immédiat, ou à
la vitesse du texte écrit. Une vitesse relativement lente qui s’est accélérée
au cours de la modernité, jusqu’au moment d’une fantastique explosion,
résultant plus ou moins de l’introduction de l’électronique, et de la
numérisation de la sémiose universelle. À partir de ce moment, l’infosphère a
commencé à se multiplier de façon fantastique. Et si je dis qu’elle se
multiplie, c’est qu’elle s’accélère par rapport à l’esprit récepteur.
L’esprit est alors exposé à une masse d’informations
qui ne sont pas de simples signes intangibles, mais des stimuli nerveux que l’esprit
ne peut pas traiter et qui produisent des effets de surcharge, de panique, de
chaos.
Les stimuli provenant de l’infosphère agissent comme
un appel constant à l’attention, comme une mobilisation perpétuelle des
énergies attentionnelles, et cette mobilisation ne laisse aucune place à l’auto-perception,
à l’affectivité ou à la critique.
Que faire dans cette situation ?
Dans des conditions de chaos, la réaction psychique du
sujet peut devenir agressive : le chaos pousse l’organisme au besoin de
violence, au besoin de guerre.
Imprévisible
La fin du temps est impensable, mais la fin du temps
humain ne l’est pas. Le temps humain est quelque chose de concret. L’abstraction
nous survivra probablement, ce qui nous fait une belle jambe.
Mais le temps humain contemple maintenant la
probabilité de sa fin.
Le monde n’est pas une abstraction, c’est le corps
massacré des Palestiniens, le corps massacré de la vie sociale dans les
endroits dévastés par l’effondrement climatique. Ce corps concret ne peut
survivre dans l’accélération chaotique croissante.
Mais pour conclure, je dois dire que le tableau que j’ai
esquissé, le scénario du probable et de l’inévitable que j’ai esquissé, doit
être relativisé.
Parce que l’inévitable ne se produit généralement pas,
l’imprévisible prenant le dessus.
Je ne souhaite pas parler d’espoir, un mot que je ne
prononce pas.
Ce qui m’intéresse, c’est de penser, de parler, d’agir
en fonction de l’imprévisible. Et de l’imprévisible, on ne peut rien dire.
Ce que nous ne pouvons pas dire, nous devons le taire.
Nous pouvons décrire l’inévitable, mais nous ne
pouvons pas savoir quel événement, quelle création, quel algorithme, quelle
forme de vie prend forme comme une possibilité qui échappe à notre
connaissance.
Si nous nous contentons de décrire les conditions
objectives et subjectives du présent, nous nous rendons compte qu’il n’y a
aucun moyen d’échapper à une tendance à l’anéantissement de l’humain. Si je
parle de ce que je sais, je ne vois pas d’issue.
Mais ce que je sais n’est pas tout : je ne connais pas
l’imprévisible. Je ne parle pas de quelque chose de mystique, mais d’une
production mentale, imaginative, esthétique, technique, qui n’appartient pas au
domaine du connu et de l’existant.
Comme d’habitude, c’est l’ignorance (peut-être) qui
nous sauve. C’est le fait de ne pas savoir qui sauve du savoir.
NdT
*Orig. Giovinezza,
titre de l’hymne du parti fasciste.