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23/03/2024

Le Déserteur, le nouveau blog de Franco “Bifo” Berardi

« Ce ne sont pas quelques porteurs de peste (untorelli) qui déracineront Bologne » (Enrico Berlinguer, secrétaire général du PCI, septembre 1977). Franco Berardi, alias Bifo, fut l’un des untorelli qui déclenchèrent la panique dans les rangs du Parti communiste italien, qui administrait la bonne ville de Bologne, menacée par les hordes de la jeunesse soulevée.

 

Né en 1949, créateur de Radio Alice, Bifo fut une des figures de l’aile créative de ce mouvement de l’Autonomie ouvrière que la répression, à laquelle le PCI contribua résolument, ne tarda pas à décimer. Exilé comme des centaines d’autres en France, il travaille avec Foucault et Guattari avant de retourner en Italie puis de passer plusieurs années aux USA. Il a ensuite enseigné la philosophie dans un lycée de Bologne. Début mars 2024, Bifo s’est résolu à créer un blog appelé Il Disertore, en hommage au Déserteur de Boris Vian, dont nous avons décidé de traduire les articles en français. On peut lire de Bifo en français :

01/02/2023

FRANCO “BIFO” BERARDI
On a perdu ?

Franco “Bifo” Berardi, Nero, 26/1/2023

Original: Abbiamo perso?

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

En ces temps de Lützerath, alors que quelques milliers de filles et de garçons, capuchons de laine rabattus sur les oreilles, jouaient à cache-cache avec la police d’État allemande pour empêcher l’ouverture d’une mine de charbon, je regardais le documentaire Lotta Continua de Tony Saccucci sur la RAI. Il regorge d’images extraordinaires sur les luttes à la Fiat, et offre des perspectives différentes, voire contradictoires, sur l’histoire de cette organisation et le paysage social des années post-68. Je tiens à préciser que je n’ai pas participé à l’expérience de Lotta Continua, parce qu’à partir de 1967 je me suis reconnu dans les positions de Potere Operaio, mais je tiens aussi à préciser qu’à partir de ces années-là je me suis souvent senti plus proche du spontanéisme de Lotta Continua que du sévère léninisme tardif qui, après l’automne 69, a pris le dessus à Potere Operaio.


Parmi les nombreuses choses intéressantes, j’ai été frappé par une phrase de Vicky Franzinetti : « Nous avons perdu, et ceux qui ont perdu ont une dette immense envers les générations suivantes ». Ça m’a fait réfléchir, ça me fait réfléchir encore.

« Nous avons perdu ». Phrase problématique. Aurions-nous pu gagner ? Et comment aurions-nous pu gagner ? En nous transformant en une force politique parlementaire (une tentative qui a été faite et qui a échoué) ou en prenant les armes par centaines de milliers jusqu’au bain de sang ? Ou peut-être en initiant un processus de sécession pacifique d’une génération entière ? Nous les avons plus ou moins tous essayés, ces chemins, et aucun n’a été à la hauteur du problème.

Mais lorsque nous parlons de processus historiques, l’alternative de gagner ou de perdre n’explique pas grand-chose, car dans le devenir réel, il n’y a pas de symétrie entre les objectifs que l’on se fixe et ce qui se passe pour les atteindre : c’est ce qu’on appelle l’hétérogenèse des fins. Dans la sphère humaine, il existe des jeux finis, dans lesquels il est possible d’établir qui gagne sur la base de règles communes. Et il existe des jeux infinis, dans lesquels les règles elles-mêmes sont sujettes à des conflits et à des marchandages, de sorte qu’il n’est jamais possible d’établir un gagnant. Il en est ainsi dans le jeu de l’amour, il en est ainsi dans le jeu de l’histoire des luttes de classes, il en est ainsi dans le jeu de la guerre.

Mais ça, c’est du bavardage philosophique. La vérité factuelle est que nous nous sommes battus pour l’égalité et qu’aujourd’hui un pour cent de la population mondiale détient 70 pour cent des richesses, nous nous sommes battus pour la liberté du travail et l’esclavage est de retour partout, et la semaine de 40 heures est un souvenir. Nous voulions la paix et partout aujourd’’hui il y a la guerre. Nous voulions une démocratie radicale et partout le nazi-libéralisme domine.

Il n’y a donc aucun doute : nous avons perdu. Mais qui est ce “nous” qui parle ? Ce ne sont pas les militants de telle ou telle organisation, ni le mouvement, mais la société dans son ensemble qui a perdu. Et peut-être que, dans la perspective qui se dessine maintenant que la civilisation sociale se désintègre, nous pourrions dire que c’est l’humanité civilisée qui a perdu. Nous disions de fait : socialisme ou barbarie.

Mais y avait-il une chance d’éviter cette défaite ? Et le socialisme aurait-il pu éviter l’abîme dans lequel nous sommes maintenant en train de plonger ?

Peut-être avons-nous attribué à la volonté un pouvoir qu’elle ne possède pas : la volonté peut très peu. L’imagination peut un peu plus : mais peut-être avons-nous imaginé un possible qui n’était pas possible.

La solution finale qui se dessine aujourd’hui aurait-elle pu être évitée ? Le mouvement de 68 aurait-il pu effacer l’héritage de cinq siècles de violence contre la terre ? J’apprécie l’honnêteté omplacable de Vicky Franzinetti, mais je pense que ses propos sont symptomatiques d’une foi disproportionnée dans le pouvoir de la volonté.

Le mouvement auquel nous avons participé affirmait que l’égalité et la fraternité sont les seules méthodes qui peuvent permettre au monde d’échapper à l’horreur. C’est tout. Nous n’avions pas tort de dire cela. C’était vrai, et c’est encore vrai aujourd’hui. Mais c’est une vérité inopérante, car les conditions culturelles, psychiques et environnementales rendent l’égalité utopique et la fraternité impossible.

Après le 68 mondial, l’égalité et la fraternité ont été attaquées et détruites par les troupes idéologiques mais surtout militaires et techno-financières du nazi-libéralisme. Nous avons perdu et Pinochet a gagné, et avec lui le système financier occidental qui a ouvert la voie à la Réaction mondiale, à l’extractivisme du capitalisme mondial.

Les innombrables expériences de lutte dans l’ère qui a suivi la défaite du communisme sont des expériences désespérées parce qu’elles manquent d’un horizon réaliste : il n’y a plus d’issue politique à la spirale destructive sans limites du nazi-libéralisme. Nous avons la dernière preuve de cette impossibilité, encore une fois, au Chili entre 2019 et 2022.

Devons-nous donc penser que sur nos épaules pèse, comme le dit Vicky, une dette immense ? Je me pose vraiment la question, sans avoir de réponse, maintenant que je vois les scènes à Lutzerath, maintenant que je vois les filles et les garçons de la dernière génération se battre sur cette lande gelée comme des moineaux légèrement déplumés attaqués par l’énorme monstre de l’économie fossile et l’appareil policier de l’État allemand. Comme leurs pairs de Téhéran, ils sont confrontés à une tempête que nous n’avons pas pu éviter.

J’ai également vu The Swimmers [Les Nageuses] le film de Sally El Hosaini, une cinéaste britannique d’origine égyptienne : il raconte l’histoire de deux sœurs nageuses qui, fuyant la guerre en Syrie, risquent le naufrage et finissent par traîner leur canot déglingué dans les eaux de la mer séparant la Turquie de l’île de Lesbos. Sur le canot pneumatique tiré par les sœurs Yasra et Sara, assis de façon précaire, se trouvent des Bengalis et des Syriens aux côtés de Nigérians et d’Afghans. À mon avis, ce film mérite lui aussi d’être vu : il évoque la tragédie qui se poursuit aux frontières de l’Europe, et qui est amplifiée par les guerres et le changement climatique. Le communisme aurait-il pu empêcher cette tragédie, comme on le pensait dans les années 68 ?

The Curse of the Nutmeg [La malédiction de la noix de muscade, inédit en fr.,NdT], le dernier livre d’Amitav Gosh (roman et essai philosophique, anthropologique et historique) me fait penser que non, nous n’aurions pas pu éviter l’épreuve de force avec la Terre. Selon Gosh, le capitalisme mondial trouve son origine dans une guerre biopolitique prolongée que les puissances colonialistes ont déclenchée contre l’écosystème de la planète. Les peuples indigènes qui faisaient partie intégrante de l’écosystème planétaire ont été exterminés par les guerres biopolitiques. De cette dévastation, le capitalisme industriel a tiré son énergie, provoquant une mutation climatique et biologique que la volonté politique ne peut plus gouverner. Le processus de terraformation qui a rendu possible la création de l’industrie moderne a déclenché des processus irréversibles qui ont des effets dévastateurs sur la continuité de la vie associée.

Gosh écrit :

« Les similitudes entre la crise planétaire actuelle et les bouleversements environnementaux qui ont détruit le mode de vie d’innombrables peuples amérindiens et australiens ont quelque chose de petrurbant ».

Nous avons longtemps entretenu l’illusion que la civilisation pouvait survivre aux ravages causés par l’extractivisme, la surexploitation du système nerveux et la pollution de l’environnement physique et mental. Mais au cours de ce nouveau siècle, nous commençons à nous rendre compte que ce n’est pas le cas : si des groupes d’humains survivront peut-être, l’humanité ne le pourra pas. En fait, en observant le paysage psycho-politique contemporain, on peut penser que l’humanité n’existe déjà plus. Mes anciens camarades de Lotta Continua, ou du moins leurs anciens dirigeants, croient peut-être en l’existence de guerres nationales justes : presque tous ont pris position en faveur de la guerre nationale ukrainienne, et soutiennent l’envoi d’armes à ces combattants. Ils disent que c’est comme l’époque du Vietnam, mais rien de cela n’est vrai : pour nous tous (et pour mes camarades de LC), celle-là était une guerre internationaliste contre l’impérialisme d’un pays lointain. Aujourd’hui, c’est un carnage nationaliste armé et exploité par le nazi-libéralisme atlantique, qui utilise cyniquement la vie de millions d’Ukrainiens pour les intérêts des grands fabricants d’armes et le partage du marché des combustibles fossiles. Mes anciens camarades ont perdu le bien de l’intellect, mais ce n’est pas pour cela que j’ai cessé de les aimer, car tout cela (même l’extermination du peuple ukrainien ou l’extermination du peuple palestinien) ne sont que des détails de l’Holocauste mondial en cours. C’est le sujet du livre de Gosh, dans lequel apparaît un nouvel acteur, que les historiens modernes n’ont pas su voir comme une subjectivité : la Terre, à laquelle l’écrivain attribue une agence, une intentionnalité que nous ne sommes ni capables de comprendre ni de gouverner :

« Qui sait si les entités et les forces artificielles et naturelles non humaines ne poursuivent pas des buts qui leur sont propres, dont les humains ne savent rien ».

L’héritage de la colonisation semble irréversible non seulement sur le plan physique et biologique, mais aussi sur le plan social et anthropologique. Sur le plan social, le mode de production capitaliste n’aurait jamais pu s’établir sans l’extermination, la déportation et l’esclavage. 

Gosh écrit :

« L’ère des conquêtes militaires a précédé de plusieurs siècles l’émergence du capitalisme. Ce sont précisément ces conquêtes et les systèmes impériaux qui en sont découlés qui ont favorisé la montée imparable du capitalisme ».

Et selon Cedric Robinson, « la relation entre le travail des esclaves, la traite des esclaves et l’émergence des premières économies capitalistes est évidente ».

En outre, sur le plan  niveau anthropologique

« c’est la transformation des êtres humains en ressources muettes qui a permis le saut conceptuel à la suite duquel il est devenu possible de réduire la Terre et tout ce qu’elle contient à l’inertie... Ce n’est qu’après l’avoir imaginée comme morte que nous avons pu nous consacrer à la rendre telle » (Gosh encore).

L’ensemble du mouvement historique de la modernité a atteint son point de désintégration : tel est le sens du XXIe siècle. Nous n’aurions pas pu éviter cette désintégration si nous avions gagné. Que Vicky Franzinetti soit rassurée

La guerre mondiale asymptotique dans laquelle nous sommes embarqués depuis le 24 février 2022, ne fait qu’accélérer la catastrophe écologique ultime : c’est une guerre nationale contre l’impérialisme fasciste russe, qui a été instiguée et armée par l’impérialisme nazi-libéral atlantique. Cette guerre, qui multiplie de manière effrayante la catastrophe climatique et les migrations qui en découlent, est un signe indéniable de l’effondrement mental et de la démence sénile dont souffre l’espèce humaine.

Au-delà de la rhétorique obscène du nationalisme (tant russe qu’ukrainien), à l’origine de cette guerre se trouve la question énergétique (North Stream 2 et la volonté usaméricaine de rompre ce lien entre l’Allemagne et la Russie). Le résultat de cette guerre est une relance de l’économie des combustibles fossiles, au moment même où la fonte des glaciers, la montée des océans et mille autres signes nous avertissent que le temps est compté et que la poursuite de l’économie des combustibles fossiles signifie le suicide de la civilisation humaine. Lützerath nous le rappelle, et entre-temps le charbon est de retour.

Gosh observe :

« Les combustibles fossiles sont la base sur laquelle repose l’hégémonie stratégique de l’Anglosphère » et « la militarisation est l’activité qui contribue le plus à la dévastation de l’environnement ».

Quoi qu’il en soit, une chose est sûre : les efforts productifs de l’avenir proche seront plus que jamais consacrés à la construction d’armes toujours plus puissantes. Pas le financement du système de santé que le nazi-libéralisme a détruit partout, pas le financement des systèmes éducatifs, qui ont été mis en pièces par l’offensive privée et le chaos info-nerveux : la guerre sera le principal engagement des Etats et des systèmes productifs.

« Il y a un risque très sérieux que notre civilisation touche à sa fin. D’une manière ou d’une autre, l’espèce humaine survivra, mais nous détruirons tout ce que nous avons construit au cours des deux mille dernières années », déclare Hans Joachim Schellnhuber (cité par Amitav Gosh).

Et voici que des groupes de déserteurs quittent la scène de l’histoire pour vivre dans les ruines de la modernité, comme des champignons qui poussent là où tout se décompose, comme le dit Anna Lowenhaupt Tsing dans Le champignon de la fin du monde, Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme.  C’est vers là que notre réflexion doit se déplacer : au-delà de l’individu, au-delà de l’espèce, parmi les ruines en décomposition.

Références

Anna Lowenhaupt Tsing Le champignon de la fin du monde, Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme, La Découverte 2017 

Amitav Gosh : The Nutmeg's Curse: Parables for a Planet in Crisis,John Murray 2022

Cedric Robinson : Black Marxism : The Making of the Black Radical Tradition, Zed Books 1983, North Carolina Press, 2021.

Sally El Hosaini, The Swimmers, 2022

 

09/12/2022

Franco "BIFO" BERARDI
Feltrinelli m'a accompagné dans son studio

 Franco “Bifo” Berardi , dinamopress.it, 9/12/2022
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Bifo raconte sa rencontre avec l'éditeur, peu avant que celui-ci entre en clandestinité, l'emprisonnement à Bologne, Milan en 1969, le livre Contre le travail. « J'avais dix-neuf ans, je ne connaissais rien du monde de l'édition, ni d'aucun autre d'ailleurs ».

Nous publions ce court texte inédit écrit par Franco “ Bifo” Berardi à l'occasion de la sortie du livre Cambiare il mondo con i libri {Changer le monde avec les livres] (Momo Edizioni) de Mattia Tombolini, illustré par Marta Baroni et avec une note de Carlo Feltrinelli (fils de l’éditeur). Le livre raconte l'histoire de qui était Giangiacomo Feltrinelli, en particulier pour les jeunes.


Illustration de Marta Baroni, tirée du livre Cambiare il mondo con i libri

Au printemps 69, j'ai été détenu dans la prison de San Giovanni in Monte, à Bologne.  Aujourd'hui, il n'y a plus de prison, dans ce bâtiment, mais la faculté d'histoire. C'était une belle prison, pour être honnête, et je n'y ai pas passé un si mauvais moment. Souvent, des groupes d'étudiants passaient sous mes fenêtres en criant Bifo Libero.

J'avais été arrêté pour avoir participé à un piquet de grève des travailleurs de l'usine Longo. La police avait chargé, et quelque temps plus tard, sept personnes, dont moi, ont été arrêtées. Mes compagnons de cellule étaient un syndicaliste nommé Stefano Grossi, qui est mort il y a peu, des étudiants et des militants du mouvement étudiant. Une travailleuse de Longo avait également été arrêtée, mais bien sûr, elle n'était pas détenue dans la cellule avec nous.

Maintenant, la prison est à l'extérieur de la ville, et il n'y a aucun moyen de passer sous les fenêtres pour saluer les détenus.

En tout cas, pendant que j'y étais, j'ai écrit une brochure intitulée Contre le travail.

Dans un langage qui serait obscur pour n'importe qui aujourd'hui (même pour moi lorsque j'ai essayé de le relire), j'ai soutenu une thèse qui semble certainement hors de propos aujourd'hui, mais qui n'a pas perdu son caractère raisonnable. J'ai soutenu que la lutte des travailleurs vise essentiellement (même si ce n'est pas toujours consciemment) à forcer le capital à investir dans la recherche scientifique et le développement technique pour remplacer le travail des travailleurs. Et ce pouvoir des travailleurs est tout ici, dans le pouvoir de forcer le capital à appliquer une innovation scientifique qui se plie aux intérêts de la société et non à ceux du profit.

Comme nous le savons, les choses se sont passées très différemment : la science et la technologie ont été utilisées pour accroître l'exploitation, et non pour réduire le temps de travail. Et l'esclavage est revenu sur la scène du travail.

Lorsque je suis sorti de la prison de San Giovanni in Monte, j'ai travaillé sur ce manuscrit, j'en ai fait un paquet de feuilles dactylographiées, puis je suis allé à Milan.

J'avais l'adresse de la maison d'édition la plus célèbre à l'époque dans nos cercles gauchistes et libertaires, la maison d'édition de Giangiacomo Feltrinelli. Je suis allé au 6 Via Andegari, j'ai pris l'ascenseur et j'ai sonné à la porte. J'ai dit mon nom et ajouté que je voulais voir l'éditeur. J'avais dix-neuf ans, je ne connaissais rien du monde de l'édition, ni d'aucun autre monde d'ailleurs. Et je voulais voir un homme très connu, très riche et surtout influent dans les milieux culturels européens. Je me suis présenté de cette manière, sans avoir aucune référence, aucune expérience préalable, si ce n'est l'expérience de la prison dont je venais d'être libéré. La secrétaire a pris une note, m'a demandé d'attendre et est revenue quelques minutes plus tard en compagnie d'un grand homme moustachu.

Giangiacomo Feltrinelli m'a accompagné dans son studio, un petit espace avec un toit mansardé et des coussins sur le sol, m'a fait asseoir sur une chaise et m'a demandé ce que je voulais.

Je lui ai donné le tapuscrit et lui ai dit que je l'avais assemblé pendant une récente incarcération. J'ai découvert qu'il était au courant de mon histoire et de mon emprisonnement, il a hoché la tête comme pour dire qu’il en avait entendu parler, mais il ne s'y est pas attardé. Il a pris le texte et a promis de le lire. Il m'a accompagné jusqu'à la sortie. Une semaine plus tard, il m'a appelé, m'a dit qu'il avait lu mon livre et qu'il voulait me revoir. Je suis retourné à Milan, il m'a fait asseoir à nouveau sur cette chaise, m'a dit qu'il n'était pas d'accord avec mes thèses, mais qu'il avait l'intention de publier ma brochure. Il allait sortir dans une série appelée Edizioni della libreria, dans laquelle un texte de Fidel Castro et un livre de Régis Debray très lu à l'époque, intitulé Révolution dans la révolution, venaient de sortir.

Il a ajouté que je voulais peut-être une avance. Cent mille lires poivaient-elles suffire ? Je l'ai regardé d'un air interdit. Je ne savais rien des avances, et cent mille lires étaient un peu moins que le salaire que mon père gagnait en un mois avec son travail d'enseignant. J'ai acquiescé et il m'a remis un chèque. Puis nous sommes sortis ensemble pour déjeuner. Nous sommes allés dans un restaurant de la Via Palermo appelé Il Chiodo, et pendant le déjeuner, il m'a reproché de ne pas me rendre compte que des millions de chômeurs sont impatients de mettre leur tête sous cette presse (c'est exactement comme ça qu'il l'a dit). À la fin, il a dit que chacun paierait sa part de l’addition.

Je ne l'ai jamais revu, mais la brochure est sortie peu après, au printemps 1970. Je n'ai appris où était passé le rédacteur en chef que quelques années plus tard, lorsque tous les journaux ont publié sa photo et la nouvelle de sa mort sous un pylône électrique dans la banlieue de Milan.



Un extrait de « Changer le monde avec des livres » de Mattia Tombolini :

Où est Giangiacomo aujourd'hui ?

Dans l'un des derniers articles de Giangiacomo, alors que tout le monde le cherchait et que personne ne pouvait le trouver, il dit : « Je suis là où personne ne peut me trouver. (...) J'étais conscient qu'il y aurait une campagne contre moi et j'ai pris mes propres mesures pour survivre à la tempête ». Giangiacomo marche parmi nous aujourd'hui. Nous devons être capables de le reconnaître, mais son empreinte, et celle de tant d'autres comme lui, est toujours visible : des personnes qui ont pris des décisions radicales parce qu'elles croyaient en un monde plus juste, des personnes qui, comme lui, veulent « survivre à la tempête » mais aussi la combattre. Chaque fois que nous faisons des choix, nous pouvons décider de faire le plus facile ou le plus juste : toi, tu choisis quoi ?

 

29/09/2022

FRANCO “BIFO” BERARDI
Gérontofascisme
L'Alzheimer de l'histoire, 1922-2022

Franco « Bifo » Berardi, Nero Editions, 27/9/2022
Images d'Istubalz
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Comme par un sortilège, à l'expiration du centième anniversaire de la Marche sur Rome, les descendant·es direct·es de Benito Mussolini s’apprêtent à gouverner l’Italie. Gouverner est un mot exagéré. Personne ne peut gouverner le déchaînement des éléments telluriques, psychiques et géo-psycho-politiques.

Giorgia Meloni, secrétaire de Fratelli d’Italia, sera la première femme présidente du conseil de l'histoire italienne.

Le fascisme est partout sur la scène italienne et européenne : dans le retour de la fureur nationaliste, dans l'exaltation de la guerre comme seule hygiène du monde, dans la violence anti-ouvrière et antisyndicale, dans le mépris de la culture et de la science, dans l'obsession démographico-raciste qui veut convaincre les femmes de faire des enfants à la peau blanche pour éviter le grand remplacement ethnique et parce que si les berceaux sont vides, la nation vieillit et décède, comme Il dit.

Toutes ces ordures sont de retour.

C'est du fascisme ? Pas exactement. Celui de Mussolini était un fascisme futuriste, exaltation de la jeunesse, de la conquête, de l'expansion. Mais cent ans plus tard l’expansion est terminée, l'élan conquérant a été remplacé par la crainte d'être envahis par les migrants étrangers. Et à la place de l'avenir glorieux, il y a la désintégration en cours des structures qui ont rendu la civilisation possible.

« Soleil qui te lèves libre et fécond / Tu ne verras aucune gloire dans le monde / Plus grande que Rome », disait la rhétorique nationaliste du siècle dernier.

Maintenant, le soleil fait peur parce que les rivières sont à sec et les forêts brûlent.

Ce qui avance, c'est le gérontofascisme : le fascisme de l'époque sénile, le fascisme comme réaction enragée à la sénescence de la race blanche. 

Je sais bien que même un peu de jeunes (pas beaucoup) ont voté pour Melons, mais l’âme de cette droite est en proie à une sorte de démence sénile, un oubli des catastrophes passées qui semble provoqué par la maladie d'Alzheimer.

Le gérontofascisme, agonie de la civilisation occidentale, ne durera pas longtemps.

Mais dans le court laps de temps où il sera au pouvoir, il pourrait produire des effets très destructeurs. Plus qu'on ne peut l'imaginer.

L’identité nationale est une superstition à laquelle les citadins n'ont jamais cru, mais qui est imposée par une minorité influencée par le romantisme le plus réactionnaire.

Qu'est-ce qu’a été le fascisme historique ?

Petite leçon d'histoire italienne. 

Italie est un nom féminin. Depuis la Renaissance, les cent villes de la péninsule vivent leurs histoires sans se penser comme une nation, mais plutôt comme des lieux de passage, de résidence, d'échange.

La beauté des lieux, la sensualité des corps : l’auto-perception des habitants de la péninsule des cent communes est féminine jusqu'à ce que déboule l’austère fanfare de la nation. Au cours des siècles qui ont suivi la Renaissance, la péninsule est une terre de conquête pour les armées étrangères, mais le peuple se débrouille.

« France ou Espagne, pourvu qu’on bouffe. »

Le pays est en déclin, mais certaines villes prospèrent, d'autres s'en sortent.

Vient ensuite le XIXe siècle, un siècle rhétorique qui croit à la nation, mot mystérieux qui ne veut rien dire. Le lieu de naissance, ou l’identité fondée sur le territoire que nous avons en commun ?

L’identité nationale est une superstition à laquelle les citadins n'ont jamais cru, mais qui est imposée par une minorité influencée par le romantisme le plus réactionnaire. Les Piémontais, ls montagnards présomptueux succubes de la France prétendent que les Napolitains, les Vénitiens et les Siciliens acceptent de se soumettre à leur commandement. Le Sud est alors conquis et colonisé par la bourgeoisie du Nord : vingt millions d'Italiens méridionaux et vénitiens émigrent entre 1870 et 1915. En Sicile se forme la mafia qui, au début, est l'expression des communautés locales pour se défendre des conquérants, puis deviendra une structure criminelle de contrôle du territoire. La question du Sud en tant que colonie n'a jamais pris fin : aujourd'hui encore, le Sud continue de sombrer, même si les villes (Palerme, Naples) vivent une vie extra-italienne, cosmopolite.

Pendant les guerres d'indépendance, un jeune homme nommé Goffredo Mameli a écrit les paroles de Fratelli d’Italia, qui est devenu l'hymne national. 

Ce n'est pas un très bel hymne : une congerie de phrases rhétoriques bellicistes et esclavagistes. Mameli est mort très jeune, et il ne mériterait pas d'être encore exposé aux railleries de quiconque écoute cette petite musique qui essaie d'être mâle et, au lieu de ça, fait rire.

Les poses guerrières réussissent mal parce que les habitants des villes italiennes ont toujours été trop intelligents pour croire en la mythologie de la nation. Ce sont des Vénitiens, des Napolitains, des Siciliens, des Romains, des Génois, des Bolognais… avec ça, on a tout dit. Seule la bourgeoisie piémontaise, qui, permettez-moi de le dire, n'a jamais été très brillante, peut croire à cette fiction vert-blanc-rouge.

Puis viennent les grandes épreuves du nouveau siècle, le siècle de l'industrie et de la guerre. Il faut devenir compétitif, agressif, fini de faire les femmelettes.

En 1914, alors que la Serbie et l’Autriche entrent en guerre, la polémique fait rage entre interventionnistes et non-interventionnistes. Les futuristes, piètres intellectuels, s'agitent sur la scène. 

Mépris de la femme, la guerre seule hygiène du monde crie le très mauvais poète Marinetti dans son Manifeste de 1909. 

A bas l’Italiette ! crient les étudiants interventionnistes pour convaincre les Siciliens et les Napolitains d'être italiens et d'aller se faire tuer à la frontière avec l’Empire austro-hongrois qui, pour les Napolitains et les Siciliens, ne signifie rien.

L'histoire de la nation italienne est une histoire de trahison systématique.