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21/05/2025

ZACHARY FOSTER
L’histoire oubliée de l’antisionisme juif

Zachary Foster, Palestine Nexus , 13/5/2025

Zachary J. Foster est un historien usaméricain dont les recherches portent sur l’idée de Palestine ainsi que sur les origines de l’identité palestinienne au XIXe siècle. Zach est Maître de conférences en droit au Rutgers Center for Security, Race and Rights. Il est titulaire d’une maîtrise en études arabes de l’université de //Georgetown et d’un doctorat en études du Proche-Orient de l’université de Princeton. Il est le fondateur des archives numériques Palestine Nexus et rédige une lettre d’information intitulée Palestine, in Your Inbox. Zach contribue fréquemment à des médias internationaux, dont le journal israélien Haaretz et TRT, le radiodiffuseur public national de Turquie.


Des juives antisionistes, du groupe Judies por una Palestina Libre, protestent contre le génocide des Palestiniens par Israël à Mexico, le 29 novembre 2024. Une manifestante porte une pancarte sur laquelle on peut lire “Pas en notre nom"” une autre pancarte indique "Expulser Israël de l’ONU”. Photo Zachary Foster.

Le sionisme a été impopulaire parmi la plupart des Juifs pendant les six premières décennies de son existence juive, des années 1870 aux années 1930. Il est devenu dominant dans les années 1940 avec l’anéantissement des Juifs d’Europe et la conversion des Juifs usaméricains et arabes, qui sont passés de non sionistes à sionistes. Au cours des six décennies suivantes, le sionisme a prospéré, transformant l’affiliation religieuse des institutions juives du monde entier du judaïsme à l’israélisme. Cependant, au cours des deux dernières décennies, et surtout des deux dernières années, la communauté juive mondiale s’est divisée : alors que le sionisme s’est ancré parmi les juifs d’Israël, il a reculé parmi les juifs des USA, où résident 70 % des juifs en dehors d’Israël et où le soutien au sionisme s’effondre à la vitesse la plus rapide de l’histoire. Ceci est l’histoire de la montée, de la chute et de la résurgence de l’antisionisme juif.

L’antisionisme juif avant 1948

USA et Europe occidentale

La plupart des Juifs usaméricains, qui étaient entre 4 et 5 millions dans les années 1930, se sont opposés au sionisme depuis ses origines jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Le mouvement réformé a clairement exprimé son rejet institutionnel du sionisme dans sa plate-forme de Pittsburgh de 1885 et dans une déclaration de 1898, puisque « la mission du judaïsme est spirituelle et non politique ». Après la Première Guerre mondiale, 299 éminents Juifs usaméricains ont écrit  une lettre ouverte pour protester contre « la ségrégation politique des Juifs et le rétablissement en Palestine d’un État spécifiquement juif ». Selon eux, c’était « totalement contraire aux principes de la démocratie ». Ils estimaient qu’un État juif dans un pays composé à 90 % de non-Juifs était antidémocratique. Allez savoir pourquoi. Pour citer l’historien juif usaméricain Morris Jastrow Jr. en 1919, « la présence de tant de nationalités en Palestine » est la raison pour laquelle il devrait y avoir « un État palestinien - pas un État juif, pas plus qu’un État mahométan ou chrétien... ». Le problème du sionisme était évident pour la plupart des Juifs usaméricains.

 Même au milieu des années 1930, le sionisme n’attirait qu’une minorité de Juifs usaméricains. Les principales organisations sionistes usaméricaines comptaient environ 1,5 % de Juifs usaméricains parmi leurs membres, soit 65 000 sur 4 400 000. La plupart des Juifs se sont tenus à l’écart du sionisme parce qu’ils pensaient que la défense d’un État juif en Palestine jetterait le doute sur leur allégeance aux USA et confirmerait ainsi les accusations antisémites de double loyauté. Même les intellectuels juifs qui soutenaient la revitalisation de la culture juive, comme Samuel Untermyer et Felix M. Warburg, étaient de cet avis. Beaucoup d’autres, cependant, gravitaient autour du communisme, ridiculisant les sionistes en tant que nationalistes et impérialistes. Comme l’a dit un universitaire, les sionistes étaient « une petite minorité souvent moquée au sein de la gauche socialiste juive ».

En Europe occidentale, l’attitude prédominante parmi les dirigeants et les intellectuels juifs avant la Grande Guerre était également un antisionisme déclaré. La plupart des Juifs d’Europe occidentale, tout comme ceux des USA, cherchaient à s’intégrer dans leur société et considéraient le mouvement sioniste comme une menace à cet égard. Après tout, la frange sioniste de l’Europe a conclu des alliances avec les ennemis des Juifs, les antisémites, convenant avec eux que les Juifs n’avaient pas leur place en Europe. C’est pourquoi le seul membre du cabinet britannique à s’opposer à la déclaration Balfour de 1917, qui réclamait un foyer national pour le peuple juif en Palestine, était un Juif, Edwin Samuel Montagu, qui pensait que le sionisme amènerait l’opinion britannique à remettre en question la loyauté des Juifs britanniques. Les socialistes juifs britanniques ont également attaqué le sionisme dans les années 1930, le qualifiant d’ «outil de l’impérialisme britannique... dépossédant les paysans arabes et menant une colonisation par la conquête avec l’aide des baïonnettes britanniques ».

Jusqu’en 1937, les plus de 500 000 Juifs allemands étaient également, dans leur grande majorité, non sionistes ou antisionistes. Comme le disait un responsable sioniste de l’Agence juive en Allemagne en 1932, « en Allemagne, nous devons compter non seulement avec l’indifférence de vastes cercles juifs, mais aussi avec leur hostilité ». Le sionisme était impopulaire parmi les Juifs allemands parce que les sionistes partageaient avec les fascistes et les nazis la croyance en des théories raciales non scientifiques, des généralisations mystiques sur le “caractère national-populaire” (Volkstum) et étaient enclins à l’“exclusivisme racial”. Cet antagonisme a été exacerbé par le soutien que le mouvement sioniste allemand a reçu des nazis.

Dans les années 1930, cependant, le sionisme avait fait certaines percées. Un chercheur a décrit un changement de paysage parmi les Juifs des USA, d’Allemagne, de France et du Royaume-Uni, qui sont passés d’un antisionisme avoué avant la Première Guerre mondiale à un non-sionisme plus “soft” dans les années 1930. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, ces communautés ont été victimes du génocide nazi et n’étaient plus que l’ombre d’elles-mêmes en 1948.

 Europe de l’Est

En Europe de l’Est, le parti politique juif le plus populaire était le Bund antisioniste, fondé en 1897. Établi dans l’Empire russe, il s’est scindé en 1917 en deux organisations, russe et polonaise, et avait des sections en Lituanie, en Lettonie, en Roumanie et ailleurs. « Pour chaque jeune juif qui rejoignaitt le mouvement sioniste », a écrit un historien, « beaucoup d’autres rejoignaient les rangs du Bund ». Le Bund considérait le  sionisme comme une diversion par rapport à la lutte des classes et comme « l’ennemi le plus malfaisant du prolétariat juif organisé ». Les bundistes gardaient un souvenir amer de la tentative de Herzl de s’associer avec les antisémites les plus notoires de l’Empire russe, tels que le ministre de l’Intérieur, Vyacheslav von Plehve, et le ministre des Finances, Sergei Witte. Ce dernier avait dit à Herzl qu’il avait déclaré au tsar Alexandre III qu’il n’aurait pas d’objection à “noyer nos six ou sept millions de Juifs dans la mer Noire”. Les bundistes étaient très populaires et méprisaient les sionistes.

En 1925, l’organisation sioniste en Pologne comptait quelque 110 000 membres cotisants sur les 2,8 millions de Juifs polonais, soit environ 4 %. Un an plus tard, en 1926, ce nombre avait chuté de 90 %, passant à 10 670 membres, car des milliers de Juifs polonais revenant d’un séjour raté en Palestine avaient fait part de leur désillusion à grand renfort de publicité en Pologne. Les sionistes de droite ont également soutenu les nationalistes polonais “virulemment antisémites”, dont les membres « chantaient l’hymne national polonais pendant qu’ils tabassaient les socialistes juifs". Il n’est pas surprenant que le soutien au sionisme, qui a culminé  à 25-30% parmi les Juifs polonais avant la Seconde Guerre mondiale, ait pâli en comparaison du soutien au Bund, qui a recueilli quelque 55% des voix exprimées pour tous les partis juifs lors des élections municipales dans des dizaines de villes et de villages polonais en 1938.

Il va sans dire que les Juifs d’Europe de l’Est ont connu le pire sort et ont été anéantis par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale.

Les Juifs orthodoxes d’Europe

Notre discussion sur les Juifs usaméricains et européens n’est cependant qu’une partie de l’histoire, car de nombreux Juifs s’identifient comme orthodoxes, et les Juifs orthodoxes étaient largement hostiles au sionisme. Si certains ont adhéré au mouvement sioniste pendant l’entre-deux-guerres, la plupart des grandes autorités en matière de halakha (loi juive) ne voulaient rien avoir à faire avec lui. La première objection était d’ordre théologique : les autorités rabbiniques estimaient que la rédemption divine signifiait la rédemption divine, et non la rédemption humaine. La seconde objection était plus viscérale : les sionistes étaient des laïcs, menaient des styles de vie laïques et défendaient des idéologies laïques, de “Gentils”, comme l’a dit un érudit. Après tout, les sionistes ont dit à leurs partisans de ne pas enrouler les tefillins ni d’étudier la Torah, mais de se rendre en Palestine. La troisième objection était d’ordre existentiel, les sionistes essayant de modifier l’essence même du judaïsme, la définition du Juif, ce qui rendrait les autorités religieuses traditionnelles inutiles. [Un compromis a finalement été trouvé : les sionistes ont défini un “juif” pour les besoins de l’immigration et de la naturalisation, les rabbins ont défini un “juif” pour les besoins du mariage et du divorce dans l’État d’Israël.]

Mais bien avant cela, la plupart des grands rabbins européens détestaient le sionisme. Le chef spirituel des juifs orthodoxes allemands du XIXe siècle, le rabbin Samson Raphael Hirsch, a déclaré que promouvoir l’émigration juive en Palestine était un péché, car toute action entreprise par des humains pour faire venir le Messie était considérée comme hérétique selon la loi juive. Le rebbe de la communauté hassidique Chabad de Beregszász, qui faisait alors partie de la Tchécoslovaquie, Shlomo Zalman Ehrenreich, était également un fervent opposant au sionisme, car il s’agissait d’une idéologie séculière qui contredisait les principes fondamentaux de la foi juive, outre le fait qu’elle s’écartait de la conception halakhique de l’exil et de la rédemption.

Les dirigeants hassidiques de Transylvanie (Roumanie) et de Transcarpatie (Ukraine) comptaient parmi les critiques juifs les plus virulents du sionisme. Le plus hostile était le rabbin hassidique de Munkacz (Hongrie), Hayyim Elazar Shapira. Pour lui, le cœur de l’entreprise sioniste était « un renoncement à la foi dans la gouvernance divine absolue du monde, et en particulier dans le contrôle total de Dieu sur le destin juif ». Le sionisme représentait pour lui « l’abandon par les Juifs de la promesse messianique et l’abdication de leur statut de peuple élu de Dieu ».

L’establishment juif orthodoxe organisé était dirigé par Agudath Yisrael, représentant un demi-million de Juifs en Europe de l’Est à son apogée avant la Seconde Guerre mondiale, et qui était antisioniste jusqu’en 1948, voire au-delà. Dans les années 1920 et 1930, ils ont élu des représentants aux parlements de Pologne, de Lettonie et de Roumanie, aux conseils municipaux, aux conseils scolaires et aux mouvements de jeunes et de travailleurs dans le but de lutter contre le sionisme et le judaïsme réformé.

Leur opposition a commencé par une objection théologique au rassemblement des Juifs en Palestine. Comme nous l’avons vu, la plupart des autorités religieuses s’accordaient à dire que ce rassemblement s’inscrirait dans le scénario de la fin des temps, qui ne pouvait être déclenché que par une intervention divine. Mais elles considéraient également le sionisme comme une menace concurrentielle, car les institutions sionistes cherchaient souvent à remplacer les institutions halakhiques traditionnelles en tant que principe d’organisation de la vie juive, ce qui aurait mis l’Agudath Yisrael hors-jeu. « Le sionisme constitue un danger, spirituel et physique, pour l’existence de notre peuple », affirmaient  les délégués du mouvement de jeunesse de l’Agudath Yisrael en 1948.

Le Moyen-Orient

Les Juifs “orientaux”, ou Mizrahim, concentrés au Maroc, en Algérie, en Tunisie, en Irak, au Yémen, en Iran, en Égypte, en Turquie et en Syrie, étaient au nombre de 900 000 dans les années 1930 et 1940, et étaient pour la plupart indifférents ou hostiles au sionisme depuis ses origines jusqu’aux années 1940. Ces Juifs vivaient dans des sociétés à majorité musulmane ou arabe et pensaient que la transformation d’une autre société à majorité musulmane ou arabe en un État juif pourrait entraîner des réactions négatives. Tragiquement, ils avaient raison sur ce point.

En Palestine ottomane, la communauté juive était divisée. De nombreuses élites soutenaient le mouvement sioniste, comme Nissim Malul, Shimon Moyal, Gad Frumkin, Avraham Elmalih et Bechor Shalom Shitrit. Moyal et Malul se consacraient tous deux à la réfutation d’articles antisionistes dans la presse arabe, et Malul travaillait même à ce titre pour le Bureau sioniste de Jaa.

Mais la plupart des Juifs ashkénazes de Palestine, soit la moitié de la population juive du pays à la veille de l’immigration sioniste, y étaient hostiles. Il s’agissait pour la plupart de Juifs pieux qui s’étaient installés en Palestine au cours des décennies et des siècles précédents pour des raisons spirituelles et non politiques, convaincus que la terre était sainte, mais considérant qu’une politique juive dans le pays était une hérésie totale.

Parmi eux, le rabbin Yosef Chaim Sonnenfeld, qui créa en 1913 une branche del’Agudath Yisrael pour s’opposer au sionisme parce que les sionistes avaient « airmé leur point de vue selon lequel toute la différence et la distinction entre Israël et les nations réside dans le nationalisme, le sang et la race, et que la foi et la religion sont superflues ».

La communauté juive pré-sioniste de Palestine s’est rendu compte qu’également elle était confrontée à une nouvelle concurrence en matière de dons philanthropiques. Les deux communautés - l’ancien yishuv et le nouveau yishuv, comme les appellent les sionistes - dépendaient des contributions caritatives des communautés juives à l’étranger pour survivre. Les nouveaux arrivants représentaient donc une menace directe pour les moyens de subsistance des anciens.

Après la Première Guerre mondiale, les Britanniques ont établi un mandat pour la Palestine, promettant de faire de ce pays un foyer pour les Juifs. C’est ainsi que les sionistes sont parvenus à dominer les Juifs de Palestine, mais non sans résistance de la part de deux factions. Tout d’abord, un petit contingent de Juifs plaidait en faveur de diverses unions binationales ou judéo-arabes, notamment Arthur Ruppin, Martin Buber, Judah Magnes, Pinhas Rutenberg et Mordechai Avi Shaul. Toutefois, ces mouvements n’ont attiré que peu d’adeptes et se sont essoufflés dans les années 1930 et 1940, après les violences de 1929 et de 1936-1949.

Deuxièmement, les Juifs ashkénazes religieux ont cherché à convaincre les Britanniques de reconnaître les autorités rabbiniques pacifistes et antisionistes en Palestine. Mais leur pouvoir politique est considérablement affaibli lorsque des agents sionistes assassinent leur porte-parole, Jacob Israel de Haan. « Il n’y avait personne pour le remplacer », comme l’a dit un chercheur, et les Juifs orthodoxes antisionistes de Palestine ont été mis à l’écart.

Pour en revenir à la fin de l’époque ottomane, les Juifs ottomans ne voyaient pas d’un bon œil le projet d’État juif de Theodor Herzl. En 1909, le grand rabbin de l’Empire ottoman, Haim Nahum, s’est prononcé contre le sionisme, estimant que l’installation des sionistes en Palestine mettrait en colère les populations turques et arabes. David Fresko, rédacteur en chef d’El Tiempo, un journal ladino d’Istanbul, a fréquemment attaqué les sionistes, les qualifiant de mouvement séparatiste qui sapait les principes ottomans fondés sur des valeurs communes telles que le constitutionnalisme, la liberté de la presse et une identité civique qui rejetait le chauvinisme ethnoreligieux du sionisme. De nombreux Juifs ottomans ont soutenu la revitalisation de la culture juive, mais presque tous ont rejeté l’objectif du mouvement sioniste, à savoir un État juif au cœur de l’État ottoman.

Cette tendance s’est poursuivie après la Première Guerre mondiale. Le sionisme n’a séduit qu’un faible pourcentage de Juifs égyptiens dans les années 1920 et 1930.

Le grand rabbin d’Égypte Chaim Nahum s’est également prononcé publiquement contre l’immigration sioniste en Palestine dans les années 1930. En 1946, des membres juifs du mouvement communiste clandestin, connu sous le nom d’Iskra et dirigé par Ezra Harari, ont fondé la Ligue juive antisioniste au Caire et à Alexandrie, en Égypte.

En fait, le sionisme était encore une opinion minoritaire parmi les Juifs égyptiens dans les années 1950, car les classes moyennes juives égyptiennes, en particulier les marxistes et autres gauchistes, se considéraient comme faisant partie de l’Égypte, comme des Égyptiens, et rejetaient le sionisme.

La situation était similaire en Afrique du Nord. Au Maroc, le sionisme est resté marginal pendant l’entre-deux-guerres. De nombreux Juifs, sinon la plupart, étaient associés à l’association philanthropique franco-juive connue sous le nom d’Alliance israélite universelle, dont le programme éducatif était assimilationniste et non sioniste. Comme le disait le leader juif marocain Yomtov D. Semach dans les années 1920, « le sionisme est comme une voix sans écho dans le désert ». Le mouvement sioniste n’a commencé à prendre de l’ampleur que dans les années 1940, surtout après les violences antijuives de 1948, qui ont poussé  quelque 90 000 Juifs marocains à se rendre en Israël entre 1948 et 1956.

En Tunisie, le sionisme étaient également impopulaire. Plusieurs émissaires sionistes arrivent en 1931 pour renforcer les liens avec la communauté juive et l’encourager à immigrer. Mais la poignée de jeunes Juifs tunisiens qui ont accepté l’offre et sont partis en Palestine sont rentrés en Tunisie frustrés et désillusionnés par le projet sioniste. Ils ont même déclaré que le sionisme “encourageait la colonisation” et “privait les Bédouins et les Arabes de leurs terres et de leurs moyens de subsistance”.

En Algérie, les colonisateurs français ont accordé aux  Juifs algériens la citoyenneté française [décret Crémieux de 1871, NdT]. Ils jouissent ainsi de la plupart des droits des colons français et européens en Algérie et peuvent, s’ils le souhaitent, se réinstaller en France, destination considérée comme beaucoup plus souhaitable que la Palestine. Dans les années 1920, les sionistes comptent  environ 300 membres cotisants sur une population de plus de 100 000 habitants et sont souvent attaqués par les membres de la communauté juive. Et malgré la propagande nazie qui imprègne l’Algérie avant sa libération en 1942, le mouvement sioniste y bat de l’aile tout au long des années 1940 et 1950. Sur les quelque 130 000 Juifs algériens qui ont quitté l’Algérie dans les années 1950 et 1960, plus de 90 % sont partis pour la France, tandis que moins de 10 % ont émigré en Israël.

L’Irak comptait parmi les plus grandes communautés juives de la région, parmi les mieux intégrées, mais aussi parmi les plus hostiles au sionisme. En 1942 encore, un agent sioniste en Irak déclarait : « Il n’y a pas de conscience politique sioniste, même chez les jeunes qui se sont organisés pour la défense juive... Ils n’ont pas de pensée sioniste, ni même d’instinct sioniste ». En 1948, moins de 10 % des 400 enseignants juifs de Bagdad étaient membres ou partisans du mouvement sioniste.

La communauté juive irakienne s’est même organisée contre le sionisme. En 1945, des communistes juifs irakiens ont fondé une Ligue antisioniste pour faire face à la haine envers les Juifs irakiens résultant de la colonisation sioniste de la Palestine. Ils ont appelé à l’établissement d’un gouvernement arabe indépendant et démocratiquement élu en Palestine et à l’interdiction de l’immigration sioniste et de la vente de terres en Palestine.

Pour les Juifs orientaux, le sionisme ne promettait pas la libération mais l’anéantissement. L’immense succès du mouvement, en particulier l’expulsion massive du peuple palestinien en 1948, a déclenché des pogroms antijuifs en Égypte, en Irak, au Yémen et en Libye et a accéléré l’adoption de lois antijuives. Le mouvement sioniste a cherché à convaincre le monde que les Juifs appartenaient à Israël, et voilà qu’il y est parvenu. Au milieu et à la fin des années 1950, quelque 350 000 Juifs orientaux se sentaient chez eux en Israël. Des dizaines, voire des centaines de milliers d’autres ont afflué au cours des décennies suivantes. Ils deviendront les sionistes les plus chauvins d’Israël.

L’antisionisme juif : du courant dominant à la frange, des années 50 aux années 2000

L’anéantissement des Juifs d’Europe a conduit les Juifs usaméricains à faire volte-face sur l’idée d’un État juif en Palestine, tandis que la migration massive des Juifs des pays à majorité arabe et musulmane vers Israël après 1948 les a également conduits à faire volte-face. En l’espace d’une décennie, les Juifs du monde entier se sont débarrassés de leurs racines non sionistes et antisionistes pour embrasser le sionisme.

Bien que le sionisme ait prospéré dans les décennies qui ont suivi la création d’Israël, une minorité de Juifs a tiré de l’Holocauste une leçon non pas chauvine, mais universaliste. Pour eux, “plus jamais ça”  signifiait  “plus jamais ça pour personne”. Ils pensaient que le génocide des Juifs d’Europe n’était pas anhistorique ou incomparable, mais plutôt que des génocides se produisent tout le temps et qu’ils découlent d’idéologies qui diabolisent ou déshumanisent un peuple, le marquant comme un danger inhérent à la nation et une menace pour sa pureté ethnique, religieuse ou raciale.

Ce point de vue existait en 1942, au plus fort de l’anéantissement du judaïsme européen, lorsque des juifs réformés des USA, dont Morris Lazaron, ont fondé l’organisation antisioniste American Council for Judaism (Conseil américain pour le judaïsme). Ils appelaient à la transformation de la Palestine en un État ni arabe ni juif, mais en un État démocratique où Juifs et Arabes seraient des citoyens égaux. Ils pensaient qu’une société libre et démocratique offrirait la meilleure garantie pour le bien-être des Juifs, où qu’ils vivent. C’est d’ailleurs la croyance la plus répandue parmi les Juifs dans tous les pays du monde aujourd’hui, à l’exception d’Israël.

D’éminents Juifs britanniques ont également fondé le Jewish Fellowship in Britain en 1942 afin de « raviver l’esprit religieux juif parmi les Juifs et de placer la Torah, la synagogue et l’éthique du judaïsme au cœur de la vie juive », rejetant totalement le sionisme. De nombreux Juifs britanniques ont également continué à soutenir l’association non sioniste Anglo-Jewish Association jusque dans les années 1950.

Il ne fait aucun doute que l’antisionisme a persisté à la marge après 1948. En Israël, le mouvement Young Hebrew ou “Canaanite” a vu le jour dans les années 1950, réclamant « la plénitude des droits et obligations politiques, civils et sociaux pour tous les citoyens de l’État, indépendamment de leur religion, de leur communauté confessionnelle ou de leur origine ». Le Matzpen, un parti socialiste antisioniste fondé en 1962 en Israël et comptant une centaine d’adeptes, prônait également la « désionisation d’Israël et son intégration dans une union socialiste du Moyen-Orient ».

Bien qu’ils soient rares, il est possible de trouver des Juifs israéliens antisionistes. En 1975, l’antisioniste juif israélien Vitold Yadlitzky, ancien prisonnier des nazis d’origine polonaise, a déclaré que  les antisémites pensaient que « le Juif ne comprend que le langage de l’argent », ou « le Juif ne comprend que le langage de la force », ou encore « le Juif est celui en qui on ne peut pas avoir confiance ». « Toutes ces choses, je les entends encore et encore dans ce pays [Israël], à ceci près que ce n’est pas en polonais, mais en hébreu et qu’au lieu du mot “juif”, c’est le mot “arabe” qui apparaît ».

Le Dr Israel Shahak, également survivant de l’Holocauste, estimait lui aussi que le racisme est une erreur, qu’il profite ou non aux Juifs. En 1975, il a déclaré : « Vous pouvez définir la société israélienne comme une société dans laquelle il n’y a pas d’Israéliens, mais seulement des Juifs et des non-Juifs. Vous avez des tables séparées pour les nourrissons juifs mourants et les nourrissons non juifs mourants, et ainsi de suite. Il s’agit là d’une nazification de la société juive, qui risque d’entraîner la même calamité qu’en Europe, mais une calamité pour les Arabes. Si l’on peut tirer une leçon de l’expérience nazie, c’est qu’il faut s’opposer au nazisme. Et je suis contre le nazisme, qu’il soit allemand, juif ou arabe ».

On oublie souvent que de nombreuses institutions juives usaméricaines ont tenu  Israël à l’écart jusqu’en 1967. En 1949, le mouvement reconstructionniste s’est opposé au drapeau bleu et blanc d’Israël avec l’étoile de David, car il s’agissait d’une discrimination évidente à l’égard des Arabes palestiniens. « Le drapeau israélien doit représenter l’aspiration nationale commune de tous les citoyens d’Israël », a déclaré le mouvement.

L’American Jewish Committee, qui représentait de nombreux juifs usaméricains du courant dominant, de l’élite et laïques, n’était pas sioniste pour des raisons assimilationnistes jusqu’en 1967.

Un certain nombre d’intellectuels juifs usaméricains se sont également prononcés contre le sionisme. Alfred M. Lilienthal a attaqué Israël peu après sa création, affirmant qu’ « une Palestine qui protège “les droits et les intérêts des musulmans, des juifs et des chrétiens”, pour citer le Comité [la commission d’enquête anglo-américaine de 1946 sur la Palestine], n’a jamais été acceptable pour les sionistes ». Il a également mis en garde contre les accusations de double loyauté que les Juifs usaméricains pourraient recevoir en raison du sionisme. L’écrivain Moshe Menuhin, les journalistes William Zukerman, Henry Hurwitz et Morris Schappes, l’universitaire Noam Chomsky, le rabbin Elmer Berger et l’homme d’aaires Lessing Rosenwald  ont également appelé à l’égalité des droits pour tous en Israël/Palestine, citant le traitement réservé par Israël aux Palestiniens comme leur principale objection au sionisme. De nombreux critiques juifs d’Israël aux USA dans les années 1960 et 1970 ont été inspirés par les mouvements de libération, des droits civiques et d’opposition à la guerre de l’époque, et ont vu la lutte des Palestiniens sous un jour similaire.

Au milieu et à la fin des années 1970, les graines d’une nouvelle génération d’antisionistes juifs ont été plantées en Australie, aux USA et au Royaume-Uni. De petits groupes antisionistes ont vu le jour, tels que l’Australian Jews Against Zionism and Anti-Semitism (JAZA), formé par un petit groupe de juifs marxistes en 1979, qui considéraient le sionisme comme une tentative de transformer les juifs en une race ou une nation, à l’instar de ce que le nazisme avait tenté de faire avec les Allemands ; ou la British Anti-Zionist Organization (BAZO), créée par George Mitchell en 1975, ou la Jewish Alliance Against Zionism (JAAZ), formée par des militants juifs antisionistes de la région de la baie de San Francisco entre la fin des années 1970 et le début des années 1980.

L’État d’Israël a écrasé certains de ces mouvements, réduisant au silence les critiques du sionisme dans le pays et à l’étranger par des campagnes de diffamation, la censure et les brutalités policières. Les sionistes disposaient désormais d’un État, d’un noyau diplomatique et d’une armée, qu’ils utilisaient pour écraser les Juifs antisionistes partout où ils surgissaient.

Pendant ce temps, les institutions juives en dehors d’Israël ont abandonné le judaïsme au profit de l’israélisme, une philosophie qui considère le caractère juif d’Israël comme sacré, au-dessus de toutes les autres lois, principes et pratiques juives. Dans les années 1970, des organisations juives usaméricaines telles que l’Anti-Defamation League et l’American Jewish Committee ont redéfini leur mission, passant de la lutte contre l’antisémitisme à la défense de l’État d’Israël. Israël est devenu plus sacré que Dieu, la Torah, le Talmud ou les principes juifs tels que le monothéisme, « sauver une vie » ou « réparer le monde ». Israël a remplacé le judaïsme en tant que principe essentiel, déterminant ou unificateur de la communauté.

Aujourd’hui, le Board of Deputies of British Jews ne songerait pas à éjecter un de ses membres pour avoir professé l’athéisme, par exemple, mais il vient d’éjecter deux de ses membres pour avoir signé une lettre ouverte critiquant la conduite d’Israël à Gaza.

Imaginez qu’ils éjectent un membre pour avoir professé son athéisme ? Si cela devait se produire, ils devraient peut-être éjecter leur propre président, Philip Rosenberg, qui m’a personnellement avoué son athéisme à d’innombrables reprises.

Bien entendu, certains Juifs prenaient les textes fondateurs de la religion plus au sérieux que le Board of Deputies of British Jews. La majorité des Juifs ultra-orthodoxes d’Israël a continué à pencher  davantage vers le non-sionisme que vers le sionisme bien après 1948, tandis que l’écrasante majorité des Juifs ultra-orthodoxes rejettent plus généralement l’autorité des institutions de l’État israélien à ce jour, selon un sondage réalisé en 2020.

Les Hassidim Satmar, le K’hal Adath Jeshurun (Communauté Breuer), les Neturei Karta et d’autres ont continué à  s’opposer au sionisme pour des raisons religieuses. Le fondateur de la secte Satmar, Joel Teitelbaum, était convaincu que le premier des trois serments de la théologie juive, selon lequel les Juifs ont juré de ne pas « s’élever comme un mur » pour réclamer la terre d’Israël, était une réfutation explicite du sionisme. Ce serment fait appel à la prérogative divine, et non humaine, pour déclencher le retour sur la Terre d’Israël. Le rabbin Amram Blau, fondateur de Neturei Karta, était également un militant antisioniste virulent qui refusait de reconnaître Israël, de payer des impôts ou même de manipuler de la monnaie israélienne. Cela a fait et fait encore du sionisme un grave péché pour au moins 120 000 juifs religieux aujourd’hui.

Le renouveau de l’antisionisme juif
L’antisionisme juif laïque renaît

Alors que les institutions juives du Royaume-Uni, des USA et d’ailleurs ont adopté l’israélisme, les individus juifs ont commencé à s’en éloigner. Si l’anéantissement des Juifs par les nazis a renforcé le soutien au sionisme, la détérioration du traitement des Palestiniens par Israël l’a affaibli.

 Et, pour faire court, le traitement des Palestiniens par Israël se détériore depuis des décennies, en particulier depuis les années 1980. Uri Davis, par exemple, a estimé que la politique d’Israël à l’égard des Palestiniens, y compris qui ont des papiers israéliens, était comparable à la politique d’apartheid de l’Afrique du Sud dans les années 1980 ; Gayle Markow a été incitée par l’invasion du Liban par Israël en 1978 à créer le groupe antisioniste JAAZ ; Ilan Pappe attribue son réveil à l’invasion du Liban; Norman Finkelstein fait référence à la première Intifada pour l’ évolution de ses positions.

Comme l’a dit l’universitaire antisioniste Daniel Boyarin, « lorsque j’ai entendu Yitzhak Rabin dire qu’il fallait briser les bras et les jambes des enfants qui lançaient des pierres pour préserver l’État, je me suis complètement repenti de mon ancien sionisme ».

 En d’autres termes, l’occupation militaire belliqueuse de Gaza et de la Cisjordanie par Israël, son invasion du Liban en 1978 et 1982, les massacres qu’il a facilités à Sabra et Chatila et sa violente répression de la première Intifada (1987-1993) ont donné naissance à une nouvelle génération de Juifs hostiles au sionisme.

Les années 1980 et 1990 ont également été marquées par la montée du « post-sionisme ». Des personnalités comme Tom Segev, Gershon Shafir, Baruch Kimmerling et Hillel Cohen ont formulé des critiques fondamentales à l’encontre du sionisme, même s’ils portaient l’étiquette de sionistes. [D’ailleurs, au moins l’un d’entre eux, Segev, a déclaré récemment que le sionisme était probablement “une erreur”].

Puis est arrivé le processus d’Oslo. Pour de nombreux Juifs, il semblait promettre une résolution de la question israélo-palestinienne. Ces espoirs se sont estompés à la fin des années 1990 avec l’arrivée au pouvoir du leader de droite Benjamin Netanyahou.

Ces espoirs ont été brisés en 2000 avec l’échec de Camp David et le déclenchement de la seconde Intifada, au cours de laquelle 1 038 Israéliens et 3 189 Palestiniens ont été tués entre 2000 et 2005.

La grande divergence

La réalité a continué à influencer la perception, du moins parmi les Juifs usaméricains.

L’image d’Israël s’est détériorée alors que l’occupation continuait à montrer sa face hideuse. Israël a resserré l’étau autour de Gaza en 2005, 2006 et 2007, imposant un blocus cruel et meurtrier à 1,8 million de Palestiniens. Après la guerre de 2008-2009, au cours de laquelle l’objectif premier Israël était de “punir, humilier et terroriser la population civile  de Gaza, comme l’a conclu la mission d’enquête des Nations unies connue dans le “ rapport Goldstone ”, le plan pour les Palestiniens de Gaza est devenu de plus en plus clair : les enfermer, les mettre au régime, jeter la clé et les punir tous les deux ou trois ans par des campagnes de terreur et des meurtres de masse, ou "tondre la pelouse", comme le disent les responsables israéliens, qui comparent les Palestiniens à de la mauvaise herbe envahissante.

Mais la plupart des Juifs usaméricains s’identifient comme libéraux ou progressistes, des valeurs incompatibles avec les blocus médiévaux, les punitions collectives, le massacre en masse de centaines d’innocents dans le but d’en terroriser des millions d’autres, la rhétorique génocidaire des dirigeants politiques et religieux israéliens ou le consensus croissant au début des années 2020 sur le fait qu’Israël était un État d’apartheid. En conséquence, les Juifs usaméricains ont commencé à abandonner le sionisme en plus grand nombre. L’establishment juif a demandé aux juifs de laisser leur libéralisme à la porte du sionisme, comme l’a dit Peter Beinart en 2010, « et maintenant, à leur grande horreur, ils constatent que de nombreux jeunes juifs ont laissé leur sionisme à la place ».

Alors que les Juifs usaméricains se sont détournés du sionisme, les Juifs israéliens ont redoublé d’ardeur. Au milieu des années 2000 et 2010, la société juive israélienne est devenue de plus en plus chauvine : 68 % des Juifs israéliens refusent de vivre dans le même immeuble qu’un Arabe ; 46 % des Juifs refuseraient qu’un Arabe se rende chez eux ; 50 % des adolescents israéliens ne veulent pas d’Arabes dans leur classe ; 63 % des Juifs israéliens déclarent que les Arabes représentent une menace pour la sécurité et la démographie de l’État ; 50 % des Juifs israéliens pensent qu’Israël devrait encourager ses citoyens arabes à émigrer.

Le sionisme chauvin s’est épanoui parmi les Juifs presque partout, du fleuve à la mer. Les Juifs israéliens ont continué à coloniser la Cisjordanie, puis se sont dirigés vers des destinations à l’intérieur d’Israël, cherchant à remplacer les Arabes par des Juifs dans le Néguev, en Galilée, à Jérusalem, à Jaa, à Acre et à Lydda/Lod. Ils ont continué à défiler dans les rues de Jérusalem chaque année le jour de l’apartheid - alias le Jour de Jérusalem - en scandant “"Mort aux Arabes”. La droite sioniste a dominé la politique israélienne tandis que la gauche sioniste s’est désintégrée. Depuis les années 2010, la plupart des dirigeants israéliens prônent le Grand Israël, c’est-à-dire la domination juive du fleuve à la mer.

Les Juifs israéliens antisionistes sont devenus une espèce rare. Beaucoup ont quitté Israël, comme Atalia Omer, Ilan Pappe et d’autres. Le fondateur de Zochrot, qui appelle à la reconnaissance de la Nakba et du droit au retour des réfugiés palestiniens par la société juive israélienne, a trouvé refuge en Europe. Ceux qui sont restés et se sont exprimés ont dû faire face à des conséquences désastreuses et ont été rejetés par l’État, l’armée, les médias et les classes professionnelles. Ceux qui ont agi, comme Jonathan Pollak, Je Halper, Ofer Cassif ou Andrey X, ont été suspendus, intimidés, victimes de violences physiques ou emprisonnés. Sans parler de la remise en question des principes fondamentaux du sionisme, depuis le 7 octobre 2023, ceux qui ont simplement partagé des messages inoffensifs sur les réseaux sociaux en solidarité avec les enfants amputés de Gaza ont été renvoyés de leur travail, détenus et emprisonnés.

La montée de l’antisionisme aux USA

Israël a peut-être fait taire la plupart de ses détracteurs à l’intérieur du pays, mais il n’a pas réussi à écraser ses détracteurs à l’étranger, en particulier aux USA, où le sionisme a connu un déclin au cours des deux dernières décennies.

Jewish Voice for Peace (JVP) représente le plus grand bloc de juifs antisionistes aujourd’hui. Elle n’a pas pris position sur le sionisme lors de sa fondation en 1996, mais a officiellement déclaré son rejet du sionisme en 2015. À cette date, les militants de JVP avaient déclenché un débat public sur Israël qui, si l’on en mesure l’intensité et la visibilité, « est un conflit comme la communauté juive américaine n’en a jamais connu », comme l’a remarqué un éminent historien en 2016.

JVP est l’organisation juive qui connaît la croissance la plus rapide depuis plus d’une décennie, revendiquant quelque 500 membres cotisants en 2011, 9 000 en 2015 et plus de 32 000 en août 2024. D’octobre 2023 à février 2024, JVP a augmenté le nombre de ses abonnés par courriel de 43 000 à 343 000 et semble être la plus grande organisation politique antisioniste des USA, si l’on en juge par le nombre de ses employés à temps plein. L’antisionisme juif usaméricain connaît une croissance comparable à celle d’une crosse de hockey. Il est en train de se généraliser.

Les données des sondages racontent une histoire similaire. En 2021, un sondage a révélé que 25 % des Juifs usaméricains pensaient qu’Israël était un État d’apartheid, un chiffre qui atteignait 38 % chez les Juifs de moins de 40 ans. Il s’agissait du premier d’une série de sondages publiés dans les années 2020 soulignant la fragilité du sionisme parmi les Juifs usaméricains, en particulier parmi les milléniaux et la génération Z.

Puis, en 2022, la politologue Mira Sucharov a mené une enquête sur les opinions des Juifs usaméricains sur le sionisme, indiquant que 58 % des Juifs américains s’identifient comme sionistes, tandis que 22 % s’identifient comme antisionistes (10 %) ou non sionistes (12 %), et que 12 % déclarent que "c’est compliqué", tandis que 7 % répondent "incertain". Autrement dit, bien avant le 7 octobre 2023, 42 % des Juifs usaméricains ont choisi de ne pas s’identifier comme "sionistes".

Mais Sucharov a révélé un malaise plus profond à l’égard du sionisme. Elle a présenté aux personnes interrogées une définition du sionisme, puis leur a demandé si elles la soutenaient. Comme on pouvait s’y attendre, le soutien au sionisme a augmenté lorsqu’on leur a présenté des définitions inoffensives ou ambitieuses du sionisme. Mais lorsqu’on leur présente l’expérience vécue du sionisme par ses victimes, les Juifs sont repoussés par l’idéologie. Lorsqu’on a dit aux personnes interrogées que le sionisme « signifie la croyance en la priorité des droits juifs sur les droits non juifs en Israël », Sucharov a rapporté que "le soutien des personnes interrogées au "sionisme" s’est effondré : seulement 10 % des personnes interrogées ont déclaré qu’elles étaient "certainement" (3 %) ou "probablement" (7 %) sionistes. Au total, 69 % des personnes interrogées ont déclaré qu’elles n’étaient "probablement pas" ou "certainement pas" sionistes selon cette définition.

Alarmé par les données des sondages, le lobby israélien tente maintenant de fabriquer et d’obscurcir les données des sondages pour masquer l’effondrement du sionisme. La Jewish Majority, fondée en 2024 par Jonathan Schulman, collaborateur de longue date de l’AIPAC, vient de publier un sondage, vendant aux médias non pas les résultats du sondage mais une déformation de ceux-ci. Dans son résumé des données, Jewish Majority souligne que « 70% des Juifs américains pensent que l’antisionisme est antisémite par définition", tout en omettant de mentionner un autre point de l’enquête, à savoir que « 50% des personnes interrogées ont déclaré que les mouvements antisionistes ne sont pas antisémites par définition ». Ils ont intentionnellement masqué leurs propres résultats pour gonfler le soutien au sionisme.

Les chiffres ne disent cependant pas tout. Des conférences sur le non-sionisme ou l’antisionisme juif ont vu le jour à l’université Brown et à Vienne, en Autriche. Des minyans non sionistes ou antisionistes ont vu le jour à New York et dans le New Jersey. Au moins deux nouveaux groupes juifs antisionistes se sont formés à Mexico à la suite du génocide, AMJI et JPL. Aux USA, Making Mensches facilite les expériences éducatives juives radicales et met en relation et soutient le développement communautaire juif antisioniste. Des acteurs et des dramaturges juifs montent des pièces antisionistes. L’Institut pour l’étude critique du sionisme a organisé son premier atelier en octobre 2023. Des Juifs antisionistes des USA ont également lancé Undoing Zionism, une série de huit sessions axées sur la  politique juive au-delà du sionisme, qui met l’accent sur la sécurité, la libération et le bien-être des Palestiniens et des Juifs.

Nous assistons également à une explosion cambrienne de la création de contenu antisioniste juif. De plus en plus de juifs antisionistes s’expriment sur leur antisionisme dans des podcasts, sur TikTok, Instagram, Youtube, Substack et ailleurs, notamment Katie Halper, Max Blumenthal, Katherine Wela Bogen, Raven Schwam-Curtis, Hadar Cohen, Alon Mizrahi, Jasper Diamond Nathaniel, Daniel Maté, Aaron Maté, Mira Sern, Simone Zimmerman, Jacob Berger, Jessie Sander, Elana Lipkin, Nora Barrows-Friedman, David Sheen, Rabbi Andrue Kahn, Rafael Shimunov, Rabbi Danya Ruttenberg, Michael Schirtzer, Miko Peled, Matt Lieb, Jen Perelman, Lily Greenberg Call, Peter Beinart, Alice Rothchild, Marjorie N. Feld, Alissa Wise, Benjamin Moser, Rebecca Alpert, Max Weiss, Maura Finklestein, Eli Valley, Tony Greenstein, Antony Loewenstein, Sim Kern, Michael Schirtzer, Yaakov Shapiro, Brant Rosen, Anna Baltzer, Norman Solomon, Liz Rose Shulman, Jamie Stern-Weiner, Medea Benjamin, Naomi Klein, Jesse James Rose, Brace Belden, Hilton Obenzinger, Ofer Neiman, Rotem Levin, Noam Shuster-Eliassi, Alon Nissan-Cohen, Avi Shlaim, Molly Crabapple, Shir Hever, Elik Harpaz, Yahav Erez, Becca Strober, ainsi que les pseudos kvetcher, noneisnto, jewpinolove, tumblemaiadryer, realitywithali, clios_world, judeshimer, imthebalaban et mikaelaswildlife, pour n’en citer que quelques-uns. Tous ces contenus inspireront une nouvelle génération de juifs convaincus que tous les individus doivent être traités sur un pied d’égalité, dans tous les pays, y compris en Israël. Ce n’est probablement qu’une question d’années, et non de décennies, lorsqu’une majorité de Juifs américains redeviendra hostile au sionisme.

Et ce, parce que le génocide des Palestiniens de Gaza par Israël a fait tomber le masque de la logique sous-jacente du sionisme. Comme l’a dit Patrick Wolfe dans son essai classique sur le sujet, les mouvements coloniaux, "sans exception", conduisent à une logique d’"élimination de l’autochtone". Et dans le cas de la Palestine, la logique de l’élimination de l’autochtone n’a pas besoin d’être théorisée par un universitaire, elle s’étale au grand jour en direct tous les jours depuis 583 jours, et ce n’est pas fini.

13/01/2025

ZACHARY FOSTER
Comment les sionistes ont empêché les réfugiés juifs de quitter la Palestine pour rentrer chez eux après la Seconde Guerre mondiale

Les sionistes de Palestine puis d’Israël et ont empêché les réfugiés juifs de rentrer chez eux après l’Holocauste.
Zachary Foster, Palestine Nexus , 10/1/2025
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala


Zachary J. Foster est un historien usaméricain dont les recherches portent sur l’idée de Palestine ainsi que sur les origines de l’identité palestinienne au XIXe siècle. Zach est Maître de conférences en droit au Rutgers Center for Security, Race and Rights. Il est titulaire d’une maîtrise en études arabes de l’université de Georgetown et d’un doctorat en études du Proche-Orient de l’université de Princeton. Il est le fondateur des archives numériques Palestine Nexus et rédige une lettre d’information intitulée Palestine, in Your Inbox. Zach contribue fréquemment à des médias internationaux, dont le journal israélien Haaretz et TRT, le radiodiffuseur public national de Turquie.

Moshe Shertok, devenu Moshe Sharett, chef du département politique de l’Agence juive, et plus tard Premier ministre, a persuadé le gouvernement grec de refuser les documents de rapatriement aux Grecs juifs de Palestine

Plusieurs dizaines de milliers d’Européens juifs ayant trouvé refuge en Palestine avant ou pendant la Seconde Guerre mondiale ont cherché à rentrer chez eux après la guerre. Les dirigeants sionistes de Palestine, puis de l’État d’Israël, n’étaient pas seulement hostiles à cette idée, mais travaillaient avec les services consulaires étrangers pour empêcher leur retour. Voici l’histoire de la manière dont les sionistes d’Israël et de Palestine ont empêché les réfugiés juifs de rentrer chez eux après l’Holocauste.
 
En décembre 1944, plus de 35 000 Juifs de Palestine avaient demandé à être rapatriés dans leur pays d’origine - Hongrie, Roumanie, Bulgarie, Grèce, Tchécoslovaquie, Autriche, Allemagne et Pologne. Josef Liebman, par exemple, un homme de 80 ans qui avait émigré en Palestine depuis l’Allemagne en 1939, souhaitait retrouver sa femme chrétienne après que leur séparation forcée lui eut causé d’énormes difficultés. Johanna Wasser, une Autrichienne de 57 ans qui a rejoint la Palestine depuis la Yougoslavie en 1944, a cherché à retrouver sa fille à Milan après avoir appris que celle-ci avait survécu à Auschwitz.

Pour les sionistes de Palestine, les personnes comme Joseph et Johanna étaient considérées comme opportunistes et égoïstes, souvent déshumanisées et même comparées à des animaux. Un écrivain sioniste a accusé les rapatriés de « s’échapper comme des rats » de la Terre d’Israël et de « porter le dangereux virus de la haine de soi juive ». Le journal ha-Mashḳif, organe du mouvement révisionniste de droite, a déclaré que ces Juifs avaient des « âmes sales », tandis que le journal Yedioth Ahronoth a décrit le comportement des rapatriés juifs en Pologne en 1947 comme étant « celui de porcs ». Les Juifs étaient nécessaires en Palestine pour mener la guerre démographique et cinétique qui les attendait, et les survivants de l’Holocauste qui voulaient rentrer chez eux étaient souvent considérés comme des traîtres.

Grâce à l’historien Ori Yehudai, nous connaissons aujourd’hui l’ampleur de la stratégie sioniste visant à empêcher le retour des Juifs en Europe. Dans son ouvrage paru en 2020, Leaving Zion : Jewish Emigration from Palestine and Israel after World War II, Yehudai a exploité les dossiers consulaires étrangers et les archives de l’Administration des Nations unies pour le secours et la reconstruction afin de raconter l’histoire des efforts déployés par les dirigeants sionistes pour faire des réfugiés juifs des otages démographiques.

Au-delà de la rhétorique, l’hostilité s’est transformée en politique sioniste dans les années 1940. David Ben-Gourion, président de l’Agence juive, et Moshe Shertok, chef de son département politique, ont persuadé le gouvernement grec de refuser les documents de rapatriement des Grecs juifs de Palestine. Ils menacent également les représentants tchécoslovaques et yougoslaves en Palestine de « représailles si le flux de personnes rapatriées n’est pas stoppé ».

Les Autrichiens juifs qui souhaitaient rentrer chez eux ont été confrontés à la plus grande hostilité. Certains avaient abandonné leur emploi et leur logement en Palestine dans l’espoir d’être rapatriés, et lorsqu’ils révélèrent leur intention de partir à la Histadrout, la Fédération juive du travail, ils furent inscrits sur une liste noire. Nombre d’entre eux ont alors été empêchés de partir et sont restés bloqués, privés d’opportunités d’emploi, de logement et de cartes de rationnement. Certains ont subi des violences physiques et ont dû se déplacer en groupe pour éviter le harcèlement, voire pire. Dans certains cas, ils ont même été accueillis par un salut nazi levé, « Heil Renner, rentre chez toi, l’Autrichien », alors que c’étaient les nazis qui avaient ruiné leur vie et exterminé leurs familles et communautés entières. Les membres de l’Irgoun ont également menacé les Juifs qui aidaient les réfugiés juifs à rentrer chez eux de violences physiques s’ils ne cessaient pas leurs activités.
 
Pendant la guerre de 1948, la communauté sioniste de Palestine a rendu le départ encore plus difficile, en délivrant « très rarement » des permis de sortie aux Juifs.

Les ressortissants israéliens (pas seulement les fonctionnaires en mission) ont besoin d'une autorisation de sortie pour quitter le territoire

 Après la guerre, l’État a commencé à autoriser les Juifs à partir, mais a continué à restreindre l’ émigration. Entre septembre 1948 et juin 1951, Israël a rejeté environ la moitié des 120 000 demandes de permis de sortie temporaire. Ce chiffre n’inclut pas les milliers de demandes déposées avant 1948 qui n’avaient pas encore été traitées et dont aucune n’a été prise en compte après la guerre.
 


L’Allemagne, en particulier, était considérée comme une zone interdite. En décembre 1949, le gouvernement israélien a apposé sur tous les documents de voyage israéliens la mention « valable pour tous les pays à l’exception de l’Allemagne », tandis que les Israéliens demandant des permis de sortie pour se rendre en Allemagne allaient être bannis du pays à tout jamais.


De nombreux sionistes qualifient la création d’Israël en 1948 de « libération » des Juifs, alors qu’il serait plus juste de parler de « confinement » des Juifs.


Samuel Cohen, un Français juif qui s’était rendu en Israël pour combattre dans l’armée sioniste en juillet 1948, a voulu rentrer en France après la guerre. Israël a refusé de le laisser partir et l’a pris en otage pour en faire une arme démographique. « J’ai servi dans les Forces de défense israéliennes (FDI), j’ai été blessé et libéré de l’armée pour cause de maladie », écrit-il. « Aujourd’hui, je souhaite rentrer en France [...]. Nous retenir ici contre notre volonté est une trahison de la confiance. On m’avait promis que je pourrais retourner en France....C’est une honte pour l’État d’Israël de retenir contre leur gré des gens qui se sont battus au nom de la liberté ».


L’objectif du sionisme n’était pas d’assurer le bien-être des Juifs, de favoriser la réunification des familles juives ou d’aider les réfugiés juifs, dont de nombreux survivants de l’Holocauste. L’objectif du sionisme était d’établir un État juif en Palestine, quel qu’en fût le prix. Et lorsque les intérêts des Juifs se sont opposés aux intérêts supposés de l’État juif, les dirigeants politiques ont sacrifié les premiers pour garantir les seconds.

05/06/2023

SERAJ ASSI/ZACHARY FOSTER
“Les Palestiniens, ça n’existe pas”: une affirmation sioniste dans laquelle le fanatisme le dispute à l’ignorance

Seraj Assi et Zachary Foster, Haaretz, 21/3/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Seraj Assi est un Palestinien né en Israël, titulaire d’un doctorat en études arabes et islamiques de l’université de Georgetown (Washington DC, USA), où il est chercheur invité. Il est professeur adjoint d’arabe à l’université George Mason (Fairfax, Virginie). Il est l’auteur de The History and Politics of the Bedouin. Reimagining Nomadism in Modern Palestine, Routledge 2018. @Srjassi

Zachary Foster est un historien usaméricain de la Palestine et le créateur de Palestine Nexus. @_ZachFoster

Des hommes politiques israéliens comme le ministre des Finances Bezalel Smotrich persistent à nier l’existence d’un peuple palestinien, mais les faits historiques parlent d’eux-mêmes. Smotrich et les conservateurs usaméricains pro-israéliens devraient écouter.

Le ministre israélien des Finances, Bezalel Smotrich, a prononcé en mars à Paris un discours niant l’existence des Palestiniens en tant que peuple, affirmant que “la nation palestinienne n’existe pas” : « Il n’existe pas de nation palestinienne. Il n’y a pas d’histoire palestinienne. Il n’y a pas de langue palestinienne ».


 Smotrich s’est exprimé devant un pupitre drapé d’une image représentant une carte d’Israël incluant la Cisjordanie occupée, la bande de Gaza, la Jordanie et une partie de la Syrie. Il est difficile d’ignorer l’ironie de la situation : un ministre ultranationaliste qui entretient l’idée que les Palestiniens sont un peuple artificiel tout en montrant une carte artificielle d’Israël.

La plus ancienne carte ptolémaïque de la Palestine encore existante. Copie grecque byzantine de la carte de la 4e carte de l’ Asie de Ptolémée [IIème  siècle ap. J-C). Tirée du Codex Vaticanus Urbinas Graecus 82, Constantinople vers 1300. Probablement assemblée par Maximus Planudes ; plus tard en possession de Palla Strozzi (1372-1462) puis de Federico da Montefeltro, duc d’Urbino. Les grandes lettres rouges au centre indiquent en grec : Παλαιστινης ou Palaistinis.


Autre carte de la Palestine de Ptolémée 

 Carte vénitienne de 1300

Abraham Ortelius, Palestinae Sive Totius Terrae Promissionis Nova Descriptio Auctore Tilemanno Stella Sigenens (Une nouvelle description de la Palestine ou de toute la Terre promise par l’auteur Tilemannus Stella Sigenens.), extrait de l’édition allemande de 1572 de son Theatrum Orbis Terrarum, le premier atlas moderne.

Smotrich n’était pas le premier haut responsable israélien à nier l’existence du peuple palestinien. Il faisait clairement écho au fameux dicton de Golda Meir : « Les Palestiniens, ça n’existe pas », ainsi qu’aux remarques plus récentes de la députée du Likoud Anat Berko, qui a affirmé que le peuple palestinien n’existait pas « parce qu’il ne peut pas prononcer la lettre P », une déclaration qui pourrait faire un titre dans The Onion (site satirique].

Ces dernières années, nier l’existence nationale des Palestiniens est devenu un stéréotype faux-cul populaire parmi les politiciens pro-israéliens en Occident également. Les politiciens conservateurs usaméricains ont nié à plusieurs reprises l’existence des Palestiniens à des fins politiques. Pour Mike Huckabee [ancien gouverneur républicain de l’Arkansas et pasteur baptiste, NdT] : « Les Palestiniens n’existent pas vraiment ». Pour Newt Gingrich, ancien président de la Chambre des représentants : « Il n’y a pas eu d’État palestinien, je pense que le peuple palestinien a été inventé ».

Une fois de plus, les Palestiniens se trouvent dans l’obligation de défendre leur existence même en tant que peuple. Heureusement, les données historiques sont sans ambiguïté et parlent d’elles-mêmes : Les Palestiniens sont connus sous le nom de Palestiniens depuis le XIXe siècle.

 

L’édition du 18 août 1931 du journal Filastin. Photos : Archives Filastin

Les références aux Palestiniens en tant que peuple remontent aux années 1870, lorsque des voyageurs et diplomates usaméricains et européens en Palestine ont commencé à désigner les habitants arabes de la Palestine comme “Palestiniens”. Parmi eux, le consul britannique à Jérusalem, James Finn, le missionnaire protestant allemand Ludwig Schneller et la voyageuse irlando-usaméricaine Adela E. Orpen, qui ont tous appelé les habitants arabes musulmans et chrétiens de la Palestine “Palestiniens”.

C’est avec l’écrivain palestinien Khalil Baydas (1874-1949) que l’appellation “palestinien” s’est imposée en arabe. Baydas a été le premier Arabe à utiliser le terme “palestinien” au sens moderne et national du terme. En 1898, il publie une traduction arabe d’un traité russe populaire, Description de la Terre Sainte. Son objectif était évidemment patriotique. « Les livres arabes de géographie sur le sujet étaient insuffisants », écrit-il dans l’introduction. « Le peuple de Palestine avait besoin d’un livre de géographie sur son pays ». Le reste de l’ouvrage est truffé de références aux Palestiniens en tant que peuple.

Au XXe siècle, après que la révolution constitutionnelle ottomane a assoupli les lois sur la censure de la presse en 1908, des dizaines de périodiques sont apparus en Palestine, et le terme “palestinien” a ainsi gagné en popularité. Entre 1908 et 1914, le terme apparaît quelque 170 fois dans plus de 110 articles de livres et de journaux arabes.

En 1911, Isa al-Isa et Yusif al-Isa, des cousins palestiniens de Jaffa, ont fondé ce qui allait devenir le journal le plus populaire de Palestine, pour lequel ils ont choisi le nom de Filastin. En fait, des années avant la fondation de Filastin, plusieurs autres Palestiniens, dont Ilyas Bawwad à Safed et Yusuf Siddiqi à Hébron, avaient tenté de lancer un journal appelé Palestine ou Filastin, mais aucune de ces tentatives ne s’était concrétisée.

Un sentiment d’identité palestinienne se développe en Palestine et au-delà, et les Palestiniens de l’Est à l’Ouest adoptent rapidement cette identité. Entre 1908 et 1914, une multitude d’associations “palestiniennes” sont créées à Chicago, Beyrouth et Istanbul.

L’occupation britannique de la Palestine pendant la Première Guerre mondiale n’a fait qu’accélérer le rythme d’adoption de l’identité nationale palestinienne. En 1919, craignant la montée du sionisme et de l’immigration juive en Palestine, le premier congrès arabe palestinien se tient à Jérusalem. Le 3 septembre 1921, le journal Filastin déclare : « Nous sommes d’abord des Palestiniens et ensuite des Arabes ».

L’identité palestinienne ne tardera pas à se répandre dans les villes et les villages de Palestine. En 1925, l’éminent éducateur palestinien Khalil Sakakini a parcouru la campagne palestinienne en tant que représentant de la délégation du sixième Congrès arabe palestinien. Il s’en souviendra plus tard : « La nation palestinienne vivait une phase de lune de miel du nationalisme ».

Sixième congrès national palestinien, Jaffa, octobre 1925. Photo : Institute of Palestine Studies.

Même les dirigeants sionistes ont été contraints de reconnaître l’existence d’une identité nationale palestinienne. En 1923, Ze’ev Jabotinsky écrit : « le peuple arabe de Palestine dans son ensemble ne vendra jamais ce patriotisme fervent qu’il garde si jalousement ». En 1929, David Ben-Gourion prévient qu’un mouvement national arabe palestinien est en train de naître.

Grâce au Grand soulèvement palestinien, qui a duré de 1936 à 1939, le terme “palestinien” était tout simplement omniprésent dans la presse à la fin des années 1930. De nombreux écrivains palestiniens, par exemple, tenaient à souligner que des familles “non palestiniennes”, notamment les Sursuq (ou Sursock), avaient vendu des “terres palestiniennes” aux sionistes. Les écrivains arabes ont également invoqué le terme pour faire l’éloge des “Palestiniens” qui ont joué un rôle clé dans le mouvement littéraire arabe d’avant-guerre, ou de ceux qui ont rejoint la Grande Révolte arabe, dirigée par l’émir Faysal Ier  pendant la Première Guerre mondiale.

Tout cela montre que les Arabes de Palestine sont connus sous le nom de Palestiniens depuis [au moins] le dix-neuvième siècle et qu’ils se sont toujours identifiés comme Palestiniens.

Alors pourquoi les propagandistes racistes comme Smotrich ressentent-ils constamment le besoin de nier l’existence des Palestiniens ? Parce que la notion même de peuple palestinien rappelle constamment que l’entreprise sioniste a été fondée sur l’effacement de l’identité nationale des Palestiniens. Mais l’histoire nous enseigne que le peuple palestinien existait bien avant la création de l’État d’Israël, et même avant le mouvement sioniste moderne.

 NdT
La palme de l'infamie revient sans doute à Shmuel Trigano, dans l'article Le passé historique du mot « Palestine » – Peleshet/Philistie, Plishtim/ Philistins/Envahisseurs (2021). Il écrit :
C’est le KGB qui en 1964 réécrivit l’histoire pour les « idiots utiles » d’Occident, la gauche socialiste, communiste, tiers mondiste, en faisant de la guerre des Arabes contre les Juifs (ce que fut excactement la guerre de 1948 rassemblant plusieurs pays arabes contre Israël, une guerre semi nationaliste, semi djihadique), une guerre nationale palestinienne contre le colonialisme occidental.” [sic]