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01/06/2025

EMMANUEL TODD
Anthropologie et réalisme stratégique dans les relations internationales
Conférence à l’Académie des Sciences de Russie, 23 avril 2025

Emmanuel Todd, 24/5/2025

Après Budapest, Moscou : Voici le texte de la conférence que j’ai donnée à l’Académie des Sciences de Russie le 23 avril 2025, sous le titre “Anthropologie et réalisme stratégique dans les relations internationales” :

Faire cette conférence m’impressionne. Je fais souvent des conférences en France, en Italie, en Allemagne, au Japon, dans le monde anglo-américain - en Occident donc. Je parle alors de l'intérieur de mon monde, dans une perspective certes critique, mais de l'intérieur de mon monde. Ici, c'est différent, je suis à Moscou, dans la capitale du pays qui a défié l'Occident et qui va sans doute réussir dans ce défi. Sur le plan psychologique, c’est un exercice tout à fait différent.

Autoportrait anti-idéologique

Je vais d'abord me présenter, non par narcissisme, mais parce que très souvent les gens venus de France ou d'ailleurs qui parlent de la Russie avec compréhension, ou même avec sympathie, ont un certain profil idéologique. Très souvent, ces gens viennent de la droite conservatrice ou du populisme et ils projettent sur la Russie une image idéologique a priori. Leur sympathie idéologique est à mon avis un peu irréaliste et fantasmée. Je n’appartiens pas du tout à cette catégorie.

En France, je suis ce qu'on appellerait un libéral de gauche, fondamentalement attaché à la démocratie libérale. Ce qui me distingue des gens attachés à la démocratie libérale, c'est que, parce que je suis anthropologue, parce que je connais par l'analyse des systèmes familiaux la diversité du monde, j'ai une grande tolérance pour les cultures extérieures et je ne pars pas du principe que tout le monde doit imiter l'Occident. Le biais de donneur de leçons est particulièrement traditionnel à Paris. Je pense moi que chaque pays a son histoire, sa culture, sa trajectoire.

Je dois quand même avouer qu'il y a en moi une dimension émotionnelle, une vraie sympathie pour la Russie, qui peut expliquer ma capacité à écouter ses arguments dans l'affrontement géopolitique en cours. Mon ouverture ne résulte pas de ce qu'est la Russie sur le plan idéologique mais d’un sentiment de reconnaissance envers elle pour nous avoir débarrassé du nazisme. C’est le moment de le dire, alors que nous approchons du 9 mai, le jour de la célébration de la victoire. Le premiers livres d'histoire que j'ai lus, quand j'avais 16 ans, racontaient la guerre menée par l'armée rouge contre le nazisme. J'ai le sentiment d'une dette qui doit être honorée.

J'ajoute que je suis conscient de ce que la Russie est sortie du communisme par elle-même, par ses propres efforts, et qu'elle a énormément souffert dans la période de transition. Je trouve que la guerre défensive à laquelle l'Occident a contraint la Russie, après toutes ces souffrances, au moment même où elle se relevait, est une faute morale de l’Occident. Voilà pour la dimension idéologique, ou plutôt émotionnelle. Pour le reste, je ne suis pas un idéologue, je n'ai pas de programme pour l'humanité, je suis historien, je suis anthropologue, je me considère comme un scientifique et ce que je peux apporter à la compréhension du monde et en particulier à la géopolitique vient pour l’essentiel de mes compétences de métier.

Anthropologie et politique

J'ai été formé à la recherche en histoire et en anthropologie à l'université de Cambridge, en Angleterre. Mon directeur de thèse s'appelait Peter Laslett. Il avait découvert que la famille anglaise du XVIIe siècle était simple, nucléaire, individualiste. Ses enfants devaient se disperser très tôt. Ensuite, j'ai eu comme examinateur de thèse à Cambridge un autre grand historien anglais qui est toujours vivant, Alan Macfarlane. Lui avait compris qu'il existait un rapport entre l'individualisme politique et économique des Anglais (et donc des anglo-saxons en général) et cette famille nucléaire identifiée par Peter Laslett dans le passé de l’Angleterre.

Je suis l'élève de ces deux grands historiens britanniques. J’ai, au fond, généralisé l'hypothèse de Macfarlane. Je me suis aperçu que la carte du communisme achevé, vers le milieu des années 1970, ressemblait beaucoup à celle d'un système familial que j'appelle communautaire (que d'autres ont appelé famille patriarcale, ou joint-family), système familial qui est en quelque sorte l'opposé conceptuel du système familial anglais. Prenons la famille paysanne russe par exemple. Je ne suis pas spécialiste de la Russie, ce que je connais vraiment de la Russie, ce sont des listes nominatives d’habitants du XIXe siècle qui décrivaient des familles de paysans russes. Ce n'étaient pas, comme les familles des paysans anglais du XVIIe siècle de petites familles nucléaires (papa, maman, les enfants) mais d'énormes ménages avec un homme, sa femme, ses fils, les femmes de ces fils, et des petits-enfants. Ce système était patrilinéaire parce que les familles échangeaient leurs femmes pour en faire des conjointes. On trouve la famille communautaire en Chine, au Vietnam, en Serbie, en Italie centrale, une région qui votait communiste. L'une des particularités de la famille communautaire russe, c'est qu'elle avait conservé un statut élevé des femmes parce que son apparition était récente.

La famille communautaire russe est apparue entre le XVIe et le XVIIIe siècle. La famille communautaire chinoise est apparue avant le début de l'ère commune. La famille communautaire russe avait quelques siècles d'existence, la famille communautaire chinoise avait deux millénaires d'existence.

Ces exemples vous révèlent ma perception du monde. Je ne perçois pas un monde abstrait mais un monde dans lequel chacune des grandes nations, chacune des petites nations, avait une structure familiale paysanne particulière, structure qui explique encore beaucoup de ses comportements actuels.

Je peux donner d’autres exemples. Le Japon et l'Allemagne, qui se ressemblent tellement sur le plan industriel et par leurs conceptions de la hiérarchie, ont aussi en commun une structure familiale, différentes des types familiaux nucléaires et communautaires, la famille souche, dont je ne parlerai pas dans cette conférence.

Si vous regardez aujourd’hui les médias, les journalistes et les politiques vous y parlent de Donald Trump et de Vladimir Poutine comme s’ils étaient les agents fondamentaux de l'histoire, ou même des gens qui façonnent leur société. Je les vois d’abord comme l'expression de cultures nationales qui peuvent être elles, soit en expansion, soit stables, soit décadentes.

Je tiens à préciser une chose qui concerne ma réputation. 95% de ma vie de chercheur a été consacrée à l'analyse des structures familiales, sujet sur lequel j’ai écrit des livres de 500 ou 700 pages. Mais je ne suis pas connu surtout pour ça dans le monde. Je suis connu pour trois essais de géopolitique dans lesquels j'ai utilisé ma connaissance de cet arrière-plan anthropologique pour comprendre ce qui se passait.

En 1976, j'ai publié La chute finale, Essai sur la décomposition de la sphère soviétique dans lequel je prédisais l’effondrement du communisme. La chute de la fécondité des femmes russes montrait que les Russes étaient des gens comme les autres, en cours de modernisation, et qu’aucun homo sovieticus n’avait été fabriqué par le communisme. J’avais surtout identifié une hausse de la mortalité infantile, entre 1970 et 1974, en Russie et en Ukraine. La hausse de la mortalité des enfants de moins d’un an montrait que le système avait commencé de se détériorer. J'ai écrit ce premier livre très jeune, j'avais 25 ans, et j'ai dû attendre 15 ans à peu près pour que ma prédiction se vérifie.

En 2002, j'ai écrit un deuxième livre de géopolitique, qui s'appelait en français Après l'Empire, à l'époque où tout le monde ne parlait que de l'hyperpuissance américaine. On nous expliquait que l'Amérique allait dominer le monde pour une période indéfinie, un monde unipolaire. Je disais, à l'opposé : non, le monde est trop vaste, la taille relative de l'Amérique se réduit sur le plan économique et l'Amérique ne pourra pas contrôler ce monde. Ça s'est avéré vrai. Dans Après l’Empire, il y une prédiction particulière correcte qui me surprend moi-même. Un chapitre s’intitule « Le retour de la Russie ». J’y prévois le retour de la Russie comme une puissance importante mais à partir de vraiment très peu d'indices. J'avais seulement observé une reprise de la baisse de la mortalité infantile (entre 1993 et 1999, après une hausse entre 1990 et 1993). Mais je savais d’instinct que le fond culturel communautaire russe, qui avait produit dans une phase de transition le communisme, allait survivre à la période d'anarchie des années 1990, et qu’il constituait une structure stable qui allait permettre de reconstruire quelque chose.

Il y a toutefois une erreur énorme dans ce livre : j’y prédis un destin autonome pour l'Europe occidentale. Et il y a un manque : je n’y parle pas de la Chine.

J’en viens à mon dernier livre de géopolitique, qui sera le dernier je pense, La Défaite de l’Occident. C’est pour parler de ce livre que je suis ici à Moscou. Il prédit que, dans l'affrontement géopolitique ouvert par l'entrée de l'armée russe en Ukraine, les Occidentaux vont subir une défaite. J’y apparait à nouveau en opposition avec l'opinion générale de mon pays, ou de mon camp puisque je suis un occidental. Je vais d’abord dire pourquoi il m'a été facile d'écrire ce livre mais je voudrais ensuite essayer de dire pourquoi, maintenant que la défaite de l'Occident paraît certaine, il m’est devenu beaucoup plus difficile d'expliquer à court le processus de dislocation de l'Occident, tout en restant capable d’une prédiction à long terme sur la continuation du déclin américain.

Nous sommes à un tournant : nous passons de la défaite à la dislocation. Ce qui me rend prudent, c'est mon expérience passé du moment de l'effondrement du système soviétique. J'avais prédit cet effondrement mais je dois admettre que quand le système soviétique s'est effectivement effondré, je n’ai pas été capable de prévoir l’ampleur de la dislocation et le niveau de souffrance que cette dislocation entraînerait pour la Russie.

Je n'avais pas compris que le communisme n'était pas seulement une organisation économique mais qu’il était aussi un système de croyance, une quasi-religion, qui structurait la vie sociale soviétique et la vie sociale russe. La dislocation de la croyance allait entraîner une désorganisation psychologique bien au-delà de la désorganisation économique. Nous atteignons une situation de ce type en Occident aujourd’hui. Ce que nous vivons n’est pas simplement un échec militaire et un échec économique mais une dislocation des croyances qui organisaient la vie sociale occidentale depuis plusieurs décennies.

De la défaite à la dislocation

Je me souviens très bien du contexte dans lequel j'ai écrit La Défaite de l'Occident. J’étais dans ma petite maison bretonne à l'été 2023. Les journalistes de France et d’ailleurs s’excitaient les uns les autres en commentant les « succès » (fantasmés) de la contre-offensive ukrainienne. Je me vois très bien, écrivant calmement : « la défaite de l'Occident est certaine ». Ça ne me posait absolument aucun problème. Par contre, quand je parle aujourd’hui de la dislocation, j’adopte une posture d'humilité devant les événements. Le comportement de Trump est une mise en scène de l'incertitude. Le bellicisme de ces Européens qui ont perdu la guerre aux côtés des Américains et qui parlent maintenant de la gagner sans les Américains est quelque chose de très surprenant.

Ça, c'est le présent. Les évènements de court terme sont très difficiles à prévoir. En revanche, le moyen et le long termes de l'Occident, particulièrement ceux des États-Unis, me paraissent plus accessible à la compréhension et à la prévision- sans certitude évidemment. J'avais eu très tôt, dès 2002, une vision de moyen terme et de long terme positive pour la Russie, comme je l’ai dit. Mais j'ai aujourd’hui une vision de moyen ou long terme très négative pour les États-Unis. Ce que nous vivons n'est que le début d'une chute des États-Unis et nous devons être prêts à voir des choses beaucoup plus dramatiques encore.

La défaite de l’Occident : une prédiction facile

Je vais d’abord rappeler le modèle de La Défaite de l'Occident. Ce livre a été publié, tout le monde peut vérifier ce qui y est écrit. Je vais dire pourquoi il était relativement simple de concevoir cette défaite. Dans les années qui avaient précédé, j'avais déjà longuement analysé le retour de la Russie à la stabilité.

Je ne vivais pas dans le fantasme occidental d'un régime Poutine monstrueux, d'un Poutine qui serait le diable et de Russes qui seraient des idiots ou des soumis, ce qui était la vision occidentale dominante. J'avais lu Russie, le retour de la puissance, excellent livre d'un Français trop peu connu, David Teurtrie, publié peu de temps avant l’entrée des troupes russes en Ukraine. Il y décrivait le redémarrage de l'économie russe, de son agriculture, de ses exportations de centrales nucléaires. Il expliquait que la Russie s'était depuis 2014 préparée à la déconnexion du système financier occidental.

J'avais de plus mes indicateurs habituels qui sont de stabilité sociale plus que de stabilité économique. J’avais continué de suivre le taux de mortalité infantile, l'indicateur statistique que j'utilise le plus. Les enfants de moins d'un an sont les êtres les plus fragiles dans une société et leurs chances de survie sont l'indicateur le plus sensible de cohésion et d’efficacité sociale. Durant les 20 dernières années, le taux de mortalité infantile russe a baissé à un rythme accéléré, même si la mortalité globale russe, particulièrement celle les hommes, n'est pas satisfaisante. Depuis plusieurs années, le taux de mortalité infantile russe était passé au-dessous du taux de mortalité infantile américain.

Le taux de mortalité infantile américain est l'un des indicateurs qui nous permet de voir que l'Amérique ne va pas bien. Malheureusement, je crois qu'en ce moment, le taux de mortalité infantile français, qui remonte, est en train de passer au-dessus de celui de la Russie. C’est une douleur pour moi, qui suis Français, mais je dois être capable, en tant qu’historien, de voir et d'analyser des choses qui ne me plaisent pas. L'histoire qui se déroule n'est pas là pour me faire plaisir. Elle est là pour être étudiée.

Évolution économique satisfaisante de la Russie, stabilisation sociale. Il y avait aussi la chute rapide du taux de suicide et du taux d’homicide dans les années 2000-2020. J'avais tous ces indicateurs et je gardais de plus ma connaissance du fond familial communautaire russe, d’origine paysanne, qui n'existe plus de façon visible mais continue d’agir. Bien entendu, la famille paysanne russe du dix-neuvième siècle n'existe plus. Mais ses valeurs survivent dans les interactions entre les individus. Il existe toujours en Russie des valeurs régulatrices d'autorité, d'égalité, de communauté, qui assurent une cohésion sociale particulière.

C'est une hypothèse qui peut être difficile à accepter pour des hommes et des femmes modernes insérés dans la vie urbaine. Je viens d’arriver à Moscou, que je redécouvre, en 2025, transformée depuis mon dernier voyage en 1993. Moscou est une ville immense et moderne. Comment puis-je imaginer dans un tel contexte matériel et social la persistance de valeurs communautaires venues du dix-neuvième siècle ? Mais je le fais comme je le fais ailleurs. C’est une expérience que j'ai faite, par exemple, au Japon. Tokyo, aussi est une ville immense, en vérité, avec ses 40 millions d’habitants, deux fois immense comme Moscou. Mais il est facile de voir et d'accepter l'idée qu'un système de valeurs japonais, hérité d'une structure familiale ancienne, s’y est perpétué. Je pense de la même manière pour la Russie, avec cette différence que la famille communautaire russe, autoritaire et égalitaire, n’était pas la famille souche japonaise, autoritaire et inégalitaire.

Économie, démographie, anthropologie de la famille : en 2022 je n’avais pas le moindre doute sur la solidité de la Russie. Et j’ai donc observé, depuis le début de la guerre en Ukraine, avec un mélange d’amusement et de tristesse, journalistes, politiques et politologues français émettre leurs hypothèses sur la fragilité de la Russie, sur l’effondrement à venir, de son économie, de son régime, etc.

Autodestruction des États-Unis

Ça me gêne un peu de le dire ici, à Moscou, mais je dois avouer que la Russie n'est pas pour moi le sujet important. Je ne dis pas que la Russie n'est pas intéressante, je dis qu’elle n'est pas au cœur de ma réflexion. Le cœur de ma réflexion, il est désigné dans le titre mon livre, La Défaite de l'Occident. Ce n'est pas la victoire de la Russie, c'est la défaite de l'Occident que j’étudie. Je pense que l'Occident se détruit lui-même.

Pour émettre et démontrer cette hypothèse, j'avais aussi un certain nombre d'indicateurs. Je vais me contenter ici de parler des États-Unis. Je travaillais depuis longtemps sur l'évolution des États-Unis.

Je savais la destruction de la base industrielle américaine, particulièrement depuis l'entrée de la Chine en 2001 dans l’Organisation Mondiale du Commerce. Je savais la difficulté qu’auraient les États-Unis à produire suffisamment d'armements pour nourrir la guerre.

J'avais réussi à évaluer le nombre d'ingénieurs - de gens qui se consacrent à la fabrication de choses réelles - aux États-Unis et en Russie. J'étais arrivé à la conclusion que la Russie, avec une population deux fois et demi moins importante que celle des États-Unis, arrivait à produire plus d'ingénieurs qu’eux. Tout simplement parce que parmi les étudiants américains, 7 % seulement font des études d'ingénieurs alors que le chiffre en Russie est proche de 25 %. Bien entendu, ce nombre d'ingénieurs doit être considéré comme un chiffre phare, qui évoque, plus en profondeur, les techniciens, les ouvriers qualifiés, une capacité industrielle générale.

J’avais d'autres indicateurs de longue durée sur les États-Unis. Je travaillais depuis des décennies sur la baisse du niveau éducatif, sur le reflux de l'éducation supérieure américaine en qualité et en quantité, reflux qui avait commencé dès 1965. La baisse du potentiel intellectuel américain est quelque chose qui remonte très loin. Cette baisse cependant, ne l’oublions bas, survient après une ascension qui s’était étalée sur deux siècles et demi. L’Amérique fut une immense réussite historique avant de s’enfoncer dans son échec actuel. La réussite historique des États-Unis fut un exemple, parmi d'autres mais le plus massif, de la réussite historique du monde protestant. La religion protestante fut le cœur de la culture américaine comme elle fut celui de la culture britannique, des cultures scandinaves, et de la culture allemande, puisque l'Allemagne était aux deux-tiers protestante.

Le protestantisme exigeait l'accès de tous les fidèles aux saintes écritures. Il exigeait que les gens sachent lire. Partout, le protestantisme fut donc très favorable à l'éducation. Vers 1900, la carte des pays où tout le monde sait lire, c’est celle du protestantisme. Aux États-Unis, de surcroît, dès l'entre-deux-guerres, l’éducation secondaire a décollé, ce qui ne fut pas le cas dans les pays protestants d’Europe.

L'effondrement éducatif des États-Unis a très évidemment un rapport avec leur effondrement religieux. Je suis conscient qu'on parle beaucoup aujourd’hui de ces évangélistes excités qui entourent Trump. Mais tout ça, pour moi, ce n'est pas de la vraie religion. Ça n'est en tout cas pas du vrai protestantisme. Le Dieu des évangélistes américains est un type sympa qui distribue des cadeaux financiers, il n'est plus le Dieu calviniste sévère qui exige un haut niveau de moralité, qui encourage une forte éthique du travail et favorise la discipline sociale.

La discipline sociale des États-Unis devait beaucoup à la discipline morale protestante. Et ce, même au XXe siècle alors que les États-Unis n’étaient déjà plus un pays protestant homogène, avec des immigrés catholiques et juifs, puis des immigrés venus d'Asie. Jusqu'aux années 1970 au moins le noyau dirigeant de l'Amérique et de la culture américaine resta protestant. On se moquait alors volontiers des WASPs, White Anglo-Saxon Protestants, qui avaient certes leurs défauts, mais qui représentaient une culture centrale et contrôlaient le système américain.

États actif, zombie et zéro de la religion

Une conceptualisation particulière me permet d'analyser le déclin religieux, pas seulement dans ce livre, mais dans tous mes livres récents. C'est une analyse en trois étapes de l’effacement de la religion.

*Je distingue d’abord un stade actif de la religion, dans lequel les gens sont croyants et pratiquants.

*Il y ensuite un stade que j'appelle zombie de la religion, dans lequel les gens ne sont plus croyants et pratiquants mais gardent dans leurs habitudes sociales des valeurs et des conduites héritées de la religion active précédente. Je parlerai, par exemple du républicanisme français, qui a succédé dans le bassin parisien à l'Église catholique en France, comme d'une religion civile zombie.

*Vient alors, un troisième stade, que nous vivons actuellement en Occident, que j'appelle stade zéro de la religion, dans lequel les habitudes sociales héritées de la religion ont-elles-mêmes disparu. Je donne un indicateur temporel de l'atteinte de ce stade zéro, mais que vous ne devez pas entendre d'une façon moralisatrice. Il s’agit d’un instrument technique, qui me permet de dater le phénomène en 2013, 2014 ou 2015.

J’utilise pour dater le début du stade zéro toute loi instituant le mariage pour tous, c'est-à-dire le mariage entre des individus du même sexe. C’est un indicateur du fait qu'il ne reste plus rien des habitudes religieuses du passé. Le mariage civil décalquait le mariage religieux. Le mariage pour tous est post religieux. Je le répète, je n'ai pas dit que c'était mal. Je ne suis pas ici en moraliste. Je dis que c'est ce qui nous permet de considérer qu'on a atteint un stade zéro de la religion.

Remonter du déclin industriel au déclin éducatif puis au déclin religieux pour diagnostiquer finalement un état zéro de la religion nous permet d’affirmer que la chute des États-Unis n’est pas un phénomène de court terme, réversible. Il ne sera pas réversible en tout cas durant les quelques années de cette guerre d’Ukraine.

Une défaite américaine

Cette guerre qui est toujours en cours, et même si l’armée qui représente l’Occident est ukrainienne, est un affrontement entre la Russie et les États-Unis. Elle n'aurait pu avoir lieu sans le matériel américain. Elle n'aurait pu avoir lieu sans les services d'observation et de renseignement américains. C'est pour ça, d'ailleurs, qu'il est tout à fait normal que la négociation finale se passe entre Russes et Américains.

La surprise actuelle des Européens, lorsqu’il se voient tenus à l’écart des négociations, est pour moi étrange. Leur surprise est pour moi une surprise. Depuis le début du conflit, les Européens se sont comportés comme les sujets des États-Unis. Ils ont participé aux sanctions, ils ont fourni des armes et des équipements mais ils n’ont pas dirigé la guerre. C’est la raison pour laquelle les Européens n'ont pas une représentation correcte ou réaliste de la guerre.

Nous en sommes là. L’Occident a été défait industriellement. Économiquement. Prévoir cette défaite n'a pas été pour moi un gros problème intellectuel.

J'en viens à ce qui m'intéresse le plus et à ce qui est le plus difficile pour un prospectiviste, l’analyse et la compréhension des événements en cours. Je fais des conférences assez régulièrement. J'en ai fait à Paris. J’en ai fait en Allemagne. J'en ai fait en Italie. J'en ai fait une récemment à Budapest. Ce qui me frappe, c'est qu'à chaque nouvelle conférence, s’il y a toujours une base stable, commune à toutes, il y a aussi des événements nouveaux à intégrer. On ne sait jamais quelle est l'attitude réelle de Trump. On ne sait pas si sa volonté de sortir de la guerre est sincère. On a des surprises extraordinaires comme son soudain ressentiment contre ses propres alliés, ou plutôt ses sujets. : voir le président des États-Unis désigner les Européens et les Ukrainiens comme responsables de la guerre et de la défaite a été tout à fait surprenant. Aujourd’hui, je dois confesser mon admiration pour la maîtrise et le calme du gouvernement russe qui doit (en apparence) prendre Trump au sérieux, qui doit accepter sa représentation de la guerre parce qu'il faut bien négocier.

Je note quand même chez Trump un élément positif stable depuis le début : il parle avec le gouvernement russe, il sort de l'attitude occidentale de diabolisation de la Russie. C’est un retour dans la réalité et, en soi, quelque chose de positif même si ces négociations n’aboutissent à rien de concret.

La révolution Trump

Je voudrais essayer de comprendre la cause immédiate de la Révolution Trump.

Chaque révolution a des causes avant tout endogènes, elle est d’abord l’issue d’une dynamique et de contradictions internes à la société concernée. Toutefois, une chose frappante dans l'histoire, est la fréquence avec laquelle les révolutions sont déclenchées par des défaites militaires.

La révolution russe de 1905 a été précédée par une défaite militaire face au Japon. La révolution russe de 1917 a été précédée par une défaite face à l'Allemagne. La révolution allemande de 1918 a aussi été précédée par une défaite.

Même la révolution française, qui semble plus endogène, avait été précédée en 1763 par la défaite de la France dans la guerre de sept ans, défaite majeure puisque l'Ancien régime y avait perdu toutes ses colonies. L'effondrement du système soviétique aussi a été déclenché par une double défaite : dans la course aux armements avec les États-Unis et par le repli d’Afghanistan.

Je crois qu'il faut partir de cette notion d'une défaite qui amène une révolution pour comprendre la révolution Trump. L’expérience en cours aux États-Unis, même si on ne sait pas exactement ce qu'elle va être, est une révolution. Est-ce une révolution au sens strict ? Est-ce une contre-révolution ? C'est en tout cas un phénomène d'une violence extraordinaire, une violence qui se tourne d’une part contre les alliés-sujets, les Européens, les Ukrainiens, mais qui s'exprime d’autre part, en interne, dans la société américaine, par une lutte contre les universités, contre la théorie du genre, contre la culture scientifique, contre la politique d'inclusion des Noirs dans les classes moyennes américaines, contre le libre-échange et contre l’immigration.

Cette violence révolutionnaire est, selon moi, liée à la défaite. Diverses personnes m’ont rapporté des conversations entre des membres de l'équipe Trump et ce qui est frappant, c'est leur conscience de la défaite. Des gens comme J. D. Vance, le vice-président, et bien d’autres, sont des gens qui ont compris que l'Amérique avait perdu cette guerre.

Ça a été pour les États-Unis une défaite fondamentalement économique. La politique de sanctions a montré que la puissance financière de l'Occident n'était pas une toute-puissance. Les Américains ont eu la révélation de la fragilité de leur industrie militaire. Les gens du Pentagone savent très bien que l'une des limites à leur action, c'est la capacité limitée du complexe militaro- industriel américain.

Cette conscience américaine de la défaite contraste avec la non-conscience des Européens.

Les Européens n’ont pas organisé la guerre. Parce qu’ils n’ont pas organisé la guerre, ils ne peuvent avoir une pleine conscience de la défaite. Pour avoir une pleine conscience de la défaite, il leur faudrait avoir accès à la réflexion du Pentagone. Mais les Européens n'y ont pas accès. Les Européens se situent donc mentalement avant la défaite alors que l'administration américaine actuelle se situe mentalement après la défaite.

Défaite et crise culturelle

Mon expérience de la chute du communisme m’a appris, je l’ai dit, une chose importante : l’effondrement d’un système est mental autant qu’économique. Ce qui s'effondre dans l'Occident actuel, et d'abord aux États-Unis, ce n'est pas seulement la dominance économique, c’est aussi le système de croyance qui l’animait ou s’y superposait. Les croyances qui accompagnaient le triomphalisme occidental sont en train de s'effondrer. Mais comme dans tout processus révolutionnaire, on ne sait pas encore quelle croyance nouvelle est la plus importante, quelle est la croyance qui va émerger victorieuse du processus de décomposition.

Le raisonnable dans l’administration Trump

Je tiens à préciser que je n'avais pas d'hostilité de principe envers Trump au départ. Lors de la première élection de Trump, en 2016, je faisais partie des gens qui admettaient que l'Amérique était malade, que son cœur industriel et ouvrier était en cours de destruction, que les Américains ordinaires souffraient de la politique générale de l'Empire et qu'il y avait de très bonnes raisons pour que beaucoup d'électeurs votent Trump. Dans les intuitions de Trump, il y a des choses très raisonnables. Le protectionnisme de Trump, l'idée qu'il faut protéger l'Amérique pour reconstruire son industrie, résulte d’une intuition très raisonnable. Je suis moi-même protectionniste. J'ai écrit des livres là-dessus il y a bien longtemps. Je considère aussi que l'idée d'un contrôle de l'immigration est raisonnable, même si le style adopté par l'administration de Trump dans la gestion de l'immigration est insupportable de violence.

Autre élément raisonnable, qui surprend beaucoup d'Occidentaux, l’insistance de l'administration Trump à dire qu'il n’existe que deux sexes dans l'humanité, les hommes et les femmes. Je ne vois pas là un rapprochement avec la Russie de Vladimir Poutine mais un retour à la conception ordinaire de l’'humanité qui existe depuis l'apparition d'Homo sapiens, une évidence biologique sur laquelle, d’ailleurs, la science et l'Église sont d'accord.

Il y a du raisonnable dans la révolution Trump.

Le nihilisme dans la révolution Trump

Je dois maintenant dire pourquoi, malgré la présence de ces éléments raisonnables, je suis pessimiste et pourquoi je pense que l'expérience Trump va échouer. Je vais rappeler pourquoi j'ai été optimiste pour la Russie dès 2002 et pourquoi je suis pessimiste pour les États-Unis en 2025.

Il y a dans le comportement de l’administration Trump, un déficit de pensée, une impréparation, une brutalité, un comportement impulsif, non réfléchi, qui évoque le concept central de La Défaite de l'Occident, celui de nihilisme.

J'explique dans La Défaite de l'Occident, que le vide religieux, le stade zéro de la religion, mène à une angoisse plutôt qu’à un état de liberté et de bien-être. L’état zéro nous ramène au problème fondamental. Qu'est-ce qu'être un homme ? Quel est le sens des choses ? Une réponse classique à ces interrogations, en phase d’effondrement religieux, c'est le nihilisme. On passe de l'angoisse du vide à la déification du vide, une déification du vide qui peut mener à une volonté de destruction des choses, des hommes, et ultimement de la réalité. L'idéologie transgenre n'est pas en elle-même quelque chose de grave sur le plan moral mais elle est fondamentale sur le plan intellectuel parce que dire qu'un homme peut devenir une femme ou une femme un homme révèle une volonté de destruction de la réalité. C’était, en association avec la cancel culture, avec la préférence pour la guerre, un élément du nihilisme qui prédominait sous l’administration Biden. Trump rejette tout ça. Pourtant, ce qui me frappe actuellement, c’est l’émergence d’un nihilisme qui prend d'autres formes : une volonté de destruction de la science et de l’université, des classes moyennes noires, ou une violence désordonnée dans l’application de la stratégie protectionniste américaine. Quand, sans réfléchir, Trump veut établir des droits de douane entre le Canada et les États-Unis, alors que la région des Grands Lacs constitue un seul système industriel, j’y vois une pulsion de destruction autant que de protection. Quand je vois Trump établir soudainement des tarifs protectionnistes contre la Chine en oubliant que la majeure partie des smartphones américains sont fabriqués en Chine, je me dis qu'on ne peut se contenter se considérer ça comme de la bêtise. C'est de la bêtise certes, mais c’est peut-être aussi du nihilisme. Passons à un niveau moral plus élevé : le fantasme trumpien de transformation de Gaza, vidé de sa population, en station touristique est typiquement un projet nihiliste de haute intensité.

La contradiction fondamentale de la politique américaine, je la chercherai toutefois du côté du protectionnisme.

La théorie du protectionnisme nous dit que la protection ne peut marcher que si un pays possède la population qualifiée qui permettrait de profiter des protections tarifaires. Une politique protectionniste ne sera efficace si vous avez des ingénieurs, des scientifiques, des techniciens qualifiés. Ce que les Américains n'ont pas en nombres suffisant. Or je vois les États-Unis commencer de pourchasser leurs étudiants Chinois, et tant d’autres, ceux-là même qui leur permettent de compenser leur déficit en ingénieurs et en scientifiques. C’est absurde. La théorie du protectionnisme nous dit aussi que la protection ne peut lancer ou relancer l’industrie que si l'État intervient pour participer à la construction des industries nouvelles. Or nous voyons l'administration Trump attaquer l'État, cet État qui devrait nourrir la recherche scientifique et le progrès technologique. Pire : si on cherche la motivation de la lutte contre l'État fédéral menée par Elon Musk et d’autres, on se rend compte qu’elle n'est même pas économique.

Ceux qui sont familiers de l'histoire américaine savent le rôle capital de l'État fédéral dans l’émancipation des Noirs. La haine de l’état fédéral, aux États-Unis, dérive le plus souvent d’un ressentiment anti-noir. Quand on lutte contre l'État fédéral américain, on lutte contre les administrations centrales qui ont émancipé et qui protègent les Noirs. Une proportion élevée des classes moyennes noires a trouvé des emplois dans l’administration fédérale. La lutte contre l'État fédéral ne s’intègre donc pas à une conception générale de la reconstruction économique et nationale.

Si je pense aux actes multiples et contradictoires de l’administration Trump, le mot qui me vient à l’esprit est celui de dislocation. Une dislocation dont on ne sait pas très bien où elle mène.

Famille nucléaire absolue + religion zéro = atomisation

Je suis très pessimiste pour les États-Unis. Je vais revenir, pour conclure cette conférence exploratoire, à mes concepts fondamentaux d’historien et d’anthropologue. J'ai dit au début de cette conférence que la raison fondamentale pour laquelle j’avais cru, assez tôt, dès 2002, à un retour de la Russie à la stabilité, c'est parce que j'avais conscience de l'existence d'un fond anthropologique communautaire en Russie. Au contraire de beaucoup, je n'ai pas besoin d'hypothèses sur l'état de la religion en Russie pour comprendre le retour de la Russie à la stabilité. Je vois une culture familiale, communautaire, avec ses valeurs d'autorité et d'égalité, qui permet d’ailleurs de comprendre un peu ce qu’est la nation dans l'esprit des Russes. Il y a en effet un rapport entre la forme de la famille et l'idée qu'on se fait de la nation. A la famille communautaire correspond une idée forte, compacte, de la nation ou du peuple. Telle est la Russie.

Dans le cas des États-Unis, comme dans celui de l'Angleterre, nous sommes dans le cas de figure inverse. Le modèle de la famille anglaise et américaine est nucléaire, individualiste, sans même inclure une règle précise d’héritage. La liberté du testament règne. La famille nucléaire absolue anglo-américaine est très peu structurante pour la nation. La famille nucléaire absolue a certes un avantage de souplesse. Les générations s’y succèdent en se séparant. La rapidité d'adaptation des États-Unis ou de l'Angleterre, la plasticité de leurs structures sociales (qui ont permis la révolution industrielle anglaise et le décollage américain) résultent largement de cette structure familiale nucléaire absolue.

Mais à côté ou au-dessus de cette structure familiale individualiste il y avait en Angleterre comme aux États-Unis la discipline de la religion protestante, avec son potentiel de cohésion sociale. La religion, en tant que facteur structurant, fut capitale pour le monde anglo-américain. Elle a disparu. L'état zéro de la religion, combiné à des valeurs familiales très peu structurantes ne me paraît pas une combinaison anthropologique et historique qui pourrait mener à la stabilité. C’est vers une atomisation toujours plus grande que se dirige le monde anglo-américain. Cette atomisation ne peut mener qu’à une accentuation, sans limite visible, de la décadence américaine. J’espère me tromper, j’espère avoir oublié un facteur positif important.

Je ne trouve malheureusement maintenant qu’un facteur négatif supplémentaire, qui m'est apparu à la lecture d’un livre Amy Chua, universitaire à Yale qui fut mentor de J.D. Vance. Political Tribes. Group instinct and the Fate of Nations (2018) souligne, après bien d'autres textes, le caractère unique de la nation américaine : une nation civique, fondée par l’adhésion de tous les immigrés successifs à des valeurs politiques dépassant l’ethnicité. Certes. Ce fut très tôt la théorie officielle. Mais il y eut aussi aux Etats-Unis un group protestant blanc dominant, issu lui d’une histoire assez longue et tout à fait ethnique au fond.

Cette nation américaine est devenue, depuis la pulvérisation du groupe protestant, réellement post-ethnique, une nation purement « civique », en théorie unie par l’attachement à sa constitution, à ses valeurs. La crainte d'Amy Chua, est celle d'une réversion de l'Amérique à ce qu'elle appelle tribalisme. Une pulvérisation régressive.

Chacune des nations européennes est au fond, quelle que soit sa structure familiale, sa tradition religieuse, sa vision d’elle-même, une nation ethnique, au sens d'un peuple attaché à une terre, avec sa langue, sa culture, un peuple ancré dans l'histoire. Chacune a un fond stable. Les Russes ont ça, les Allemands ont ça, les Français ont ça, même s'ils sont un peu bizarres en ce moment sur ces concepts. L'Amérique n'a plus ça. Une nation civique ? Au-delà de l’idée, la réalité d'une nation américaine civique mais privée de morale par l’état zéro de la religion laisse rêveur. Elle fait même froid dans dos.

Ma crainte personnelle est que nous ne soyons, non pas du tout à la fin, mais seulement au début d’une chute des États-Unis qui va nous révéler des choses que nous ne pouvons même pas imaginer. La menace est là : plus encore que dans un empire américain, soit triomphant, soit affaibli, soit détruit, aller vers des choses que nous ne pouvons pas imaginer.

Je suis aujourd’hui à Moscou et je donc vais donc terminer sur la situation future de la Russie. Je vais dire deux choses, l’une agréable, l’autre inquiétante pour elle. La Russie va sans doute gagner cette guerre. Mais elle gardera, dans le contexte de la décomposition américaine, de très lourdes responsabilités dans un monde qui va devoir retrouver un équilibre.

15/03/2023

LUIS HERNANDEZ NAVARRO
Camarade Gilberto, 80 ans
Hommage à Gilberto López y Rivas (*6 mars 1943)

 Luis Hernández Navarro, La Jornada, 14/3/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Un an avant l’assaut de la caserne Madera dans le Chihuahua [23 septembre 1965), le dirigeant syndical des enseignants Othón Salazar et d’autres enseignants ont tenté de donner vie à un mouvement de guérilla d’orientation socialiste. Ils n’étaient pas seuls, ils étaient accompagnés dans leur rêve par les survivants du mouvement jaramillista*, les noyaux ouvriers du Frente Obrero Comunista Mexicano maoïste, dirigé par l’avocat Juan Ortega Arenas, ainsi que des médecins, des avocats, des étudiants et des intellectuels.

 « En 1964, personne ne pouvait m’ôter de la tête que le moment tactique pour le Mexique était le mouvement de guérilla. J’ai pris un médecin, une infirmière, des munitions et des armes. Nous avons passé quinze jours à nous entraîner dans une communauté appelée Jaulillas, près de Tehuitzingo, à Puebla ; l’influence que la révolution cubaine a exercée sur un groupe d’entre nous, et sur moi en particulier, a été très grande. Il m’a semblé, avec une conviction totale, qu’il n’y avait pas d’autre issue pour le Mexique que le mouvement de guérilla », a déclaré Othón Salazar à Amparo Ruiz del Castillo.


 L’un des participants à ce projet politico-militaire était un jeune étudiant en anthropologie qui venait d’abandonner ses études d’économie, dépassé par ses cours de comptabilité : Gilberto López y Rivas. Militant des Jeunesses communistes, dont il avait été exclu pour déviations petites-bourgeoises, il consacrait une partie de son temps à l’entraînement à l’autodéfense, étudiant les tactiques de guérilla, s’entraînant au maniement des armes et apprenant à fabriquer des grenades artisanales à l’efficacité douteuse.

La nouvelle organisation ne s’est pas opposée militairement au gouvernement, bien qu’elle ait eu des pertes et des prisonniers au niveau régional. Des témoins affirment qu’elle n’avait pas de nom, d’autres l’identifient comme le Movimiento 23 de Mayo. Ils ont étudié la contre-insurrection britannique en Malaisie et celle des Français en Algérie. La guerre de guérilla** du Che devient leur bible. Ils analysent les conditions d’établissement d’un foyer de guérilla et la possibilité d’une guérilla itinérante. À l’intérieur, Gilberto s’occupe des cellules ouvrières dans les quartiers de la brasserie Modelo et de l’usine de cuisinières Acros, collecte des produits pharmaceutiques et collabore avec les Jaramillistas, en soutenant le commandant Félix Serdán, alias Rogelio (1917-2015), dans son travail de conspirateur.

Enfant, López y Rivas a vécu dans un logement précaire à Santa María la Ribera, à Mexico. Il a ensuite vécu à Veracruz, où il a appris l’invasion usaméricaine du port (1914) par Luz María Llorente veuve Posadas, son instit de la 4ème à la 6ème année d’école primaire Elle avait vécu sous l’occupation yankee. Les USAméricains la dégoûtaient, la seule expérience qu’elle avait, et la seule qu’elle voulait, c’était qu’ils s’en aillent, a-t-elle dit à Gilberto. L’anti-impérialisme l’a donc habité dès son plus jeune âge. Sa thèse de doctorat à l’université de l’Utah, publiée plus tard sous forme de livre en espagnol en 1976, s’intitulait La guerra del 47 y la resistencia popular a la ocupación (La guerre de 47 [USA-Mexique, 1846-1848] et la résistance populaire à l’occupation).

12/02/2023

ANNAMARIA RIVERA
Comme Clara Gallini nous manque
Une grande anthropologue à sortir des oubliettes

Annamaria Rivera, Comune-Info, 8/2/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Cet article est paru la première fois sous le titre Clara Gallini, antropologa anche di se stessa e dei gatti [Clara Gallini, anthropologue aussi d’elle-même et des chats], dans Nostos, revue de l’Associazione Internazionale Ernesto de Martino n° 3, dicembre 2018

Bien avant l’anthropologie réflexive proposée par Clifford Geertz et certains courants post-modernistes, pour ainsi dire, l’histoire de la discipline a été traversée par un courant, certes minoritaire, qui inclut et explicite la subjectivité de l’anthropologue et les motifs autobiographiques dans le texte et la structure du discours (dans la narration, si l’on veut le dire avec un terme à la mode dont on abuse).

Pour tous, il convient de citer l’œuvre, aussi illustre que controversée, de Michel Leiris, notamment L’Afrique fantôme, parue en 1934. Dans cet ouvrage, l’auteur réalise une sorte de pratique autobiographique de l’ethnographie. Et il affirme ouvertement que c’est précisément par la subjectivité que l’objectivité peut être atteinte. Leiris ébranle ainsi le postulat épistémologique fondamental de l’ancienne démarche scientifique (ou peut-être devrait-on dire scientiste, héritière du positivisme) : celle qui obligeait à cacher le sujet de l’énoncé derrière l’objet de l’énoncé.  Et qui aspirait à la neutralité par le biais d’un texte qui ne se confondait jamais avec le personnel et le subjectif.


 De cette obligation, Clara Gallini s’est souvent moquée, notamment dans certaines de ses œuvres, obtenant néanmoins d’excellents résultats. Je ne fais pas seulement référence à son dernier ouvrage courageux, Incidenti di percorso. Anthropologia di una malattia [Accidents de parcours, anthropologie d’une maladie](Nottetempo, Rome 2016). Ses autres écrits sont également parsemés d’indices autobiographiques, qui n’enlèvent rien à leur valeur anthropologique et, au contraire, rendent son écriture et son style originaux et captivants.

Notamment parce que, lorsqu’elle raconte son histoire avec l’ironie et l’auto-ironie qui lui sont coutumières, elle ne concède rien au narcissisme ; au contraire, elle devient en quelque sorte une anthropologue d’elle-même, pour employer une expression paradoxale.

Elle l’a même fait dans le texte d’un rapport sur Gramsci, préparé pour le Festival dell’Etnografia de Nuoro, qui a eu lieu du 23 au 26 juin 2007. Je le cite, ce document, également parce qu’il m’est particulièrement cher, ayant été précédé d’une dense discussion en ligne entre certains de mes collègues, dont moi-même. Même dans ce texte, Clara parle d’elle ici et là, et d’une manière qui n’est pas du tout suffisante. Comme dans ce passage :

Mes recherches en Sardaigne m’avaient déjà confrontée à l’évidence d’institutions culturelles - par exemple, des festivals, des fêtes foraines - qui se présentaient comme “populaires”, mais qui étaient en fait interclassistes. Ce qui m’a posé pas mal de questions, précisément dans ces années où le “populaire” était trop souvent essentialisé, idéologisé et non étudié comme une production culturelle très complexe.

En parlant d’indices autobiographiques, on pourrait citer de nombreux autres exemples. Je ne m’attarderai que sur deux d’entre eux : Incidenti di percorso, déjà mentionné, et le court essai Divagazioni gattesche  (Divagations cataires, ou chattesques, NdT], contenu dans un recueil de 1991, Tra uomo e animale. Édité par Ernesta Cerulli et publié par la maison d’édition Dedalo (Bari), il rassemble les contributions d’anthropologues illustres : de Bernardi à Cerulli elle-même, de Faldini à Grottanelli, de Lanternari à Tullio Altan.

La raison pour laquelle j’ai choisi Incidenti di percorso comme exemple est assez évidente. Par son écriture lucide et courageuse, Clara démontre ici sa capacité singulière à devenir une véritable observatrice participante d’elle-même et de sa maladie, ainsi que du contexte humain, social, sanitaire et symbolique dans lequel elle était plongée depuis qu’elle était gravement malade.

Paul Klee, Chat et oiseau, 1928. MOMA, New-York

Je m’attarderai également sur Divagazioni gattesche, non seulement parce qu’il est dense en indices autobiographiques, mais aussi parce que le sujet me tient particulièrement à cœur : entre autres, j’ai longtemps partagé une ailurophilie [amour des chats, NdT] prononcée avec Clara. L’un de mes livres les plus récents s’intitule La città dei gatti [La Cité des chats]. Et il s’agit, comme l’indique le sous-titre, d’une anthropologie animaliste (l’oxymore est intentionnel) d’Essaouira, une ville du sud-ouest du Maroc.

Mais il y a une autre raison qui m’incite à mentionner Divagazioni gattesche : le recueil contenant la contribution de Clara date de vingt-sept ans, alors que l’animalisme et l’antispécisme étaient encore pratiquement inconnus en Italie. Pourtant, elle se distingue, parmi d’autres auteurs, par son approche animaliste et, pourrait-on oser, même antispéciste, s’il est vrai qu’elle évoque même l’historicité du concept d’espèce lui-même (ibid. : 102). En même temps, elle se vante, avec son ironie habituelle, de son “observation participante de longue date, à la manière d’un chat, des intrigues historiques qui tissent le grand savoir des anthropologues” (ibid. : 100) et déplore qu’il n’y ait pas d’anthropologie qui montre comment le chat, comme le veau des Nuer, peut servir (comme il le faisait dans un passé lointain) à penser le monde (ibid. : 101).

 Pour en revenir à Incidenti di percorso, il convient de dire qu’en réalité, cette œuvre n’est pas seulement « le récit d’un voyage dans un corps malade » (ibid. : 11), pour reprendre ses mots, mais aussi une véritable autobiographie. Clara, en effet, raconte son histoire à partir de son enfance, avec un récit teinté d’une ironie légèrement mélancolique - comme je l’ai dit, un de ses traits de caractère - et pas du tout complaisant.

 Par exemple, elle ne cache pas du tout ses faiblesses ou la rigidité éducative d’une famille bourgeoise et consciente de sa classe, qui était également complaisante envers le régime de Mussolini. Elle admet également avoir connu Marx et Gramsci « avec un certain retard " »et seulement grâce à son déménagement à Cagliari, sur l’invitation d’Ernesto de Martino en 1959. À l’époque, écrit-elle, elle n’avait lu que Le monde magique, de Martino. « Je n’y comprenais rien », avoue-t-elle honnêtement, si ce n’est qu’« il y avait là quelque chose de fort, de perturbateur, une pensée vivante et active, qui combinait nos vies avec celles des autres » (ibid. : 245).

Comme on le sait, sa formation anthropologique s’est déroulée là-bas, au contact de de Martino et dans cette université qui «  fut pendant quelques années un heureux îlot de savoir «  : s’y rassemblait une intelligentsia, composée principalement de savants provenant de diverses parties du continent, qui était « considérée comme communiste « (ibid. : 251).

« Quand on est vieux et triste, écrit-elle encore dans son œuvre ultime, on reste seul et les relations se réduisent à celles que nous avons avec notre corps et nos différents médecins « (ibid. : 58). En réalité, Clara n’a jamais été seule, pas même pendant la période la plus pénible de sa longue maladie. Elle ne l’a pas été grâce à la présence habituelle de sa chatte Mirina, son interlocutrice depuis vingt ans, mais aussi de celle qui l’a assistée dans ses derniers jours avec le plus grand soin et le plus grand dévouement : une femme d’origine péruvienne, « très vive et très attentive aux choses « (ibid. : 277), qu’elle mentionne à plusieurs reprises dans son œuvre ultime, sous le pseudonyme d’Abilia, lui dédiant même le dernier chapitre.