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25/01/2025

GIDEON LEVY
Khalida Jarrar : lorsque cette otage a été libérée cette semaine, (presque) tout le monde en Israël s’en est foutu

Après avoir été détenue cinq fois, dont quatre sans même avoir été jugée, Khalida Jarrar, députée palestinienne chevronnée, a été libérée de sa prison israélienne dans le cadre de la première étape de l’accord sur les otages. Khalida Jarrar a elle aussi été prise en otage ; elle a été arrachée de force à son domicile et emprisonnée sans aucune charge.

Jarrar, après sa libération cette semaine. Photo Alex Levac

Gideon Levy  & Alex Levac, Haaretz , 24/1/2025
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

Deux images postées ensemble sur les réseaux sociaux cette semaine racontent toute l’histoire : L’une concerne la libération de l’ancienne prisonnière Khalida Jarrar, dans la banlieue de Ramallah, tôt lundi matin ; l’autre concerne les trois femmes otages israéliennes qui ont été libérées dans la bande de Gaza la veille au soir.

Face à l’émotion et à la joie émanant de l’image des trois Israéliennes, Romi Gonen, Emily Damari et Doron Steinbrecher, la photo de la Palestinienne libérée est déchirante. Les images affichées d’elle avant sa dernière incarcération de 13 mois racontaient également l’histoire d’une femme qui n’est plus que l’ombre d’elle-même. Certaines connaissances ne la reconnaissaient même pas sur la photo de cette semaine.

La couverture médiatique a également raconté l’histoire : c’était pratiquement un festival de libération pour les otages israéliennes, avec une couverture interminable en direct ici et à l’étranger, des images fixes et vidéo de joie et d’allégresse - comparée à la sombre libération de Jarrar, aux petites heures d’un matin glacial, non loin d’une prison de Cisjordanie, qui n’a suscité pratiquement aucun intérêt de la part des médias locaux et une maigre couverture de la part des médias internationaux.

Mme Jarrar, qui fêtera ses 62 ans le mois prochain, a été libérée après avoir été jetée en prison, en détention administrative, c’est-à-dire sans procès, comme lors de quatre des cinq incarcérations précédentes qu’elle avait subies. Mais quiconque a suivi le sort de cette combattante palestinienne déterminée - la première prisonnière palestinienne, une prisonnière politique à tous égards - qui n’a jamais été condamnée pour avoir perpétré une quelconque violence, n’a pu s’empêcher de remarquer les différences : Jarrar n’avait jamais eu l’air aussi bouleversée après sa libération. Les changements illégaux et inhumains apportés aux conditions de détention des Palestiniens arrêtés ou détenus après le 7 octobre, et sous la direction du ministre de la sécurité nationale Itamar Ben-Gvir, ont laissé leur marque sur elle, comme sur chaque détenu·e palestinien·ne dans un établissement israélien.

Khalida Jarrar à sa libération après 13 mois de détention dans une prison israélienne. L’ombre d’elle-même. Photo Leo Correa/ AP

Khalida Jarrar a elle aussi été une otage. Elle a été arrachée de force à son domicile et emprisonnée sans qu’aucune charge ou accusation n’ait été formellement retenue contre elle, si ce n’est le fait d’être Palestinienne et opposante au régime d’occupation. La lutte pour sa libération a été menée à une échelle limitée ; il est inutile de songer à la comparer aux campagnes mondiales visant à accélérer la libération de nos otages. Les présidents usaméricains et les grands d’Europe n’ont jamais rencontré le mari de Jarrar ; la fille du couple n’a jamais été invitée à s’adresser au Conseil de sécurité des Nations unies pour réclamer la libération de la prisonnière. Dans le cas des otages comme dans celui de Jarrar, la Croix-Rouge internationale n’a pas été autorisée à rendre visite aux otages, pas plus que leurs familles, bien entendu. Aujourd’hui, avec la libération de Jarrar dans le cadre de la première étape de l’accord sur les otages - ainsi que celle de 89 autres prisonniers palestiniens, dont une grande majorité de femmes - certains pourraient tenter de comparer les conditions d’incarcération dans les tunnels du Hamas à Gaza à celles des cellules humides des prisons de Neve Tirtza et de Damon.

Une demi-journée après sa libération, Jarrar semblait déjà rajeunie, comme si elle était presque redevenue elle-même malgré les tourments qu’elle avait endurés. Lundi en fin d’après-midi, un flot de Palestiniens a afflué dans la vaste salle de banquet de l’église catholique de la vieille ville de Ramallah pour saluer Jarrar à l’occasion de sa liberté retrouvée. Elle se tenait à l’entrée de la salle avec son mari, Ghassan, et, portant un masque chirurgical en raison de sa santé fragile, elle a embrassé et serré la main des milliers de personnes présentes. Toutes les personnes présentes étaient envahies par l’excitation et la joie.

Tous ceux qui se sont déchaînés cette semaine contre le député Ayman Odeh (Hadash-Ta’al), pour avoir osé exprimer sa joie à l’occasion de la libération des otages des deux camps, sont contaminés par le fascisme : il est à la fois permis et nécessaire de se réjouir de la libération de Jarrar, sans que cela n’affecte le moins du monde la joie que procure la libération de Gonen, Damari et Steinbrecher. Elle et elles méritent bien la liberté qu’elles ont retrouvée. Leur joie devrait être une expérience humaine transcendante.

La salle de Ramallah m’a fait penser à une autre salle, celle d’une église protestante de Ramallah, où, il y a trois ans et demi, Ghassan Jarrar était le seul parent présent aux funérailles de l’une de ses deux filles, Suha, décédée subitement à l’âge de 31 ans. Ce jour-là, des milliers de personnes sont venues présenter leurs condoléances au père endeuillé, mais Israël n’a pas autorisé la mère, Khalida, qui était également en prison à l’époque, à assister aux funérailles. À l’époque, Ben-Gvir n’était pas encore sur la photo : c’est le représentant du camp supposé éclairé, Omer Bar-Lev (travailliste), ministre de la sécurité publique (comme on appelait alors ce portefeuille), qui a empêché Jarrar d’être présente.

En effet, au cours de chacune de ses cinq incarcérations, un membre de la famille proche de Jarrar est décédé, et elle n’a été autorisée à accompagner aucun d’entre eux dans son dernier voyage. Dans l’église catholique, cette semaine, l’atmosphère était radicalement différente de ces occasions : il y avait enfin une vraie joie, même si elle était contenue et teintée de douleur. Jarrar était de nouveau chez elle.

Dans un coin de la salle, alors que la foule s’agite, Ghassan décrit ce que sa femme a subi, alors même qu’elle continue à serrer des mains au milieu d’une scène qui ressemble à une sorte de réception de la fête de l’indépendance. Ancien prisonnier lui-même, il a accompagné les luttes et les incarcérations de sa femme avec un amour et un soutien sans bornes, et il avait l’air d’un jeune marié le jour de ses noces. Tout son corps rayonnait de bonheur, même si sa femme faisait preuve d’une certaine retenue.

Khalida Jarrar a été placée en détention le 26 décembre 2023, deux mois après le début de l’offensive terrestre dans la bande de Gaza, dans le cadre des arrestations massives et indiscriminées auxquelles Israël procédait également en Cisjordanie. Son interrogatoire a été bref. Après tout, qu’y avait-il de plus à demander après tous les interrogatoires précédents ? Jarrar, qui a été légalement élue à l’Assemblée législative palestinienne et n’a jamais été condamnée pour autre chose que « l’appartenance à une association illégale » - sous un régime où toute association palestinienne est illégale - a de nouveau été enlevée à son domicile de Ramallah.

Elle a d’abord été incarcérée à la prison de Damon, avec d’autres femmes détenues pour des raisons de sécurité, mais le 12 août 2024, l’administration pénitentiaire a décidé de la punir, d’abord sans aucune explication, en la plaçant à l’isolement, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Pour cela, elle a été transférée à Neve Tirtza, qui héberge des femmes criminelles, et non des détenues de sécurité.

Ghassan, qui est presque devenu avocat à la suite des nombreuses arrestations de sa femme, a expliqué à l’époque qu’avant d’imposer l’isolement, la loi exige qu’une audience soit organisée pour le détenu afin qu’il puisse se défendre. L’audience de Khalida n’a eu lieu que le 19 septembre, soit 37 jours après qu’elle a été coupée du monde, ce qui n’est pas tout à fait conforme au protocole. Selon l’explication donnée ce jour-là, quelques détenues avaient témoigné qu’elle avait tenté de les pousser à se rebeller contre les autorités pénitentiaires. D’où l’isolement.

Les conditions : une cellule de 2,5 x 1,5 mètres, un lit en béton avec un mince matelas, une couverture et demie, selon Ghassan, pour lutter contre le froid hivernal ; des toilettes sans porte, pas d’eau la majeure partie de la journée, pas d’ouverture, pas même une fente. À un moment donné, Ghassan nous a dit que l’avocate de Khalida lui avait dit que sa femme malade s’allongeait souvent à côté de la porte, essayant de respirer un peu d’air frais à travers l’espace étroit entre la porte et le sol.


Ghassan, le mari de Khalida Jarrar, à droite, avec son frère. Photo Alex Levac

« Je n’ai pas d’air à respirer », a dit Khalida à son avocate - un commentaire qui a pris une certaine importance mythologique, devenant un hashtag sur les médias sociaux palestiniens. [lire ici]

Ghassan a raconté qu’au début, Khalida n’avait pas de matériel de nettoyage à utiliser pour nettoyer la cellule, qui puait. Elle n’a reçu une brosse à cheveux qu’il y a quelques semaines et n’a pas toujours reçu ses médicaments contre la tension artérielle, le diabète et l’anémie. Bien qu’elle ait été autorisée, après une courte période, à se rendre dans une cour de prison vide pendant 45 minutes par jour, il lui était interdit d’entrer en contact avec qui que ce soit. Il en a été ainsi jusqu’à sa libération cette semaine - près de cinq mois de coupure totale avec le monde.

Cette semaine, tard dans la nuit, sur la place de Beitunia, Khalida et Ghassan ont été réunis. La vidéo de leur première étreinte est aussi émouvante que les clips de nos otages libérés avec leurs familles. Il pleure, elle est plus calme. Elle a ensuite été examinée à l’hôpital gouvernemental de Ramallah - comme nos captives l’ont été au centre médical de Sheba -, a été libérée peu après, puis convoquée de nouveau en urgence en raison des résultats de l’un des tests ; elle a finalement été libérée à l’aube.

Le couple s’est d’abord rendu au cimetière, où Khalida a déposé une rose rouge sur la tombe de sa fille Suha. Ils se sont également rendus sur la tombe d’un autre membre de leur famille, qu’ils avaient élevé comme un fils et qui est également décédé jeune. Elles se sont ensuite rendues dans un salon de beauté ouvert spécialement pour Khalida - les salons de Ramallah sont fermés le lundi. Lorsqu’ils sont arrivés à l’église, Khalida avait été virtuellement transformée, ses cheveux étant à nouveau teints en noir.

Lorsqu’on lui demande depuis combien de temps ils sont mariés, Ghassan répond « un mois ». « Je respire Khalida et je vis Khalida. Et lorsqu’elle est arrêtée, mon temps s’arrête », explique-t-il. C’est ce qu’il ressent, après 40 ans de mariage, de lutte et de séparation. « Chaque année, je l’aime de plus en plus », murmure-t-il. En mai, il prévoit de se rendre au Canada pour voir leur autre fille, Yafa, puis de la ramener à Ramallah pour rendre visite à sa petite-fille, Suha, âgée de presque deux ans et demi et nommée d’après sa tante. Pour sa part, Khalida n’a pas le droit de quitter la Cisjordanie : elle est trop dangereuse.

Y aura-t-il une sixième arrestation ? Ghassan : « Je ne la laisserai pas continuer. Je suis inquiet pour son bien-être. Nous avions convenu de ne jamais intervenir dans les activités de l’autre, mais cette fois-ci, j’userai de mon influence. »


30/08/2024

GIDEON LEVY
Pour avoir un peu d’air, la députée palestinienne Khalida Jarrar s’allonge sur le sol, près de la fente sous la porte de la cellule

Gideon Levy, Haaretz, 30/8/2024
Traduit par  
Fausto GiudiceTlaxcala

La députée palestinienne Khalida Jarrar* a été de nouveau arrêtée après le déclenchement de la guerre et est emprisonnée depuis lors sans inculpation. Elle est maintenant totalement isolée, dans des conditions inhumaines.


Ghassan Jarrar, le mari de Khalida, chez lui à Ramallah cette semaine. Il est très inquiet du sort de sa femme, comme devrait l’être tout défenseur des droits humains en Israël et ailleurs. Photo Moti Milrod

Après avoir été emprisonnée lors des arrestations massives de Palestiniens de Cisjordanie par Israël quelques mois après le déclenchement de la guerre à Gaza, Khalida Jarrar a reçu l’ordre de rester derrière les barreaux pendant encore six mois, toujours en détention administrative - sans inculpation et sans procès.

La prisonnière politique palestinienne n° 1 - dont Israël affirme qu’ elle est membre de la direction politique du Front populaire de libération de la Palestine, qu’il considère comme un groupe terroriste - a été enlevée à son domicile il y a huit mois et est incarcérée depuis lors. Jusqu’à il y a deux semaines et demie, elle était détenue avec d’autres prisonnières de sécurité dans la prison de Damon, sur le mont Carmel, à l’extérieur de Haïfa. Puis, soudainement, sans aucune explication, elle a été transférée à Neve Tirza, une prison pour femmes dans le centre d’Israël, jetée dans une minuscule cellule de 2,5 x 1,5 mètres et laissée dans un isolement total 24 heures sur 24, 7 jours sur 7.

Sa cellule n’a pas de fenêtre. Il n’y a pas d’air, pas de ventilateur, seulement un lit en béton et un mince matelas, ainsi que des toilettes, sans eau la plupart du temps. Cette semaine, elle a dit à son avocate que pour respirer un peu, elle s’allongeait sur le sol et essayait d’aspirer un peu d’air par la fente située sous la porte de la cellule. Elle ne boit pas beaucoup, afin d’éviter d’avoir à utiliser les toilettes, qui dégagent une odeur nauséabonde.

C’est ainsi qu’Israël détient ses prisonniers politiques : sans inculpation ni procès, dans des conditions inhumaines qui sont illégales, même selon les décisions de la Haute Cour de justice (comme celles relatives à la surpopulation des cellules, que les autorités pénitentiaires ignorent).


Jarrar célèbre sa libération après 14 mois d’emprisonnement, en 2016. Photo Majdi Mohammed / AP

Parfois, la féministe et militante politique de 61 ans appelle pendant des heures un garde pour qu’il l’assiste - Jarrar est malade et prend des médicaments - sans aucune réponse. Lorsque j’ai demandé à son mari, Ghassan, cette semaine, ce qu’il pensait qu’elle faisait pendant toutes ces heures d’isolement inhumain, il s’est tu et ses yeux sont devenus humides. Khalida et Ghassan ont une longue expérience de l’incarcération : lui a passé une dizaine d’années de sa vie en prison, elle environ six. Mais son emprisonnement actuel est sans aucun doute le plus dur et le plus difficile de tous, sous la poigne de fer de l’administration pénitentiaire israélienne d’Itamar Ben-Gvir.

Elle est imprégnée de souffrance : au cours de chacune de ses précédentes incarcérations - toutes sauf une étant également des détentions administratives - un proche parent est décédé, et Israël l’a empêchée de participer aux funérailles ou aux rituels de deuil. En 2015, lorsque son père est décédé, elle était en détention ; en 2018, lorsque sa mère est décédée, elle était en détention ; en 2021, l’une de ses deux filles, Suha, est décédée à l’âge de 31 ans, et même dans ce cas, Israël a été dur et a refusé d’autoriser la mère endeuillée à assister à l’enterrement. Khalida Jarrar a été libérée trois mois après la mort de sa fille et s’est rendue directement de la prison de Damon à la tombe de Suha. « Vous pensez que nous n’avons pas de sentiments », m’a-t-elle dit à l’époque.[Libérée d’une prison israélienne, Khalida Jarrar fait le deuil de sa fille mais ne va pas cesser de batailler contre l'occupation]

Et maintenant, pendant sa détention actuelle, son neveu, Wadia, qui a grandi chez elle comme un fils, est mort d’un arrêt cardiaque à l’âge de 29 ans.

Les catastrophes qui ont frappé Khalida dépassent l’entendement : les tragédies se succèdent et elle y fait face héroïquement, du moins en apparence ; elle est derrière les barreaux pour la cinquième fois de sa vie et pour la quatrième fois depuis 2015. Le fait que, à l’exception d’un cas, elle n’ait jamais été condamnée pour quoi que ce soit (et même cette seule condamnation était pour un délit politique, « appartenance à une association illégale », et non pour avoir commis des actes de terrorisme ou de violence), sans qu’Israël n’ait jamais présenté la moindre preuve contre elle lors d’un procès - cela devrait choquer toute personne en Israël ou à l’étranger qui croit en la démocratie. À cinq reprises, Haaretz a demandé sa libération dans des éditoriaux, mais en vain.

Jarrar, qui s’oppose au régime, au régime d’occupation, est membre du Conseil législatif palestinien, qui ne fonctionne pas actuellement, mais cela devrait lui conférer l’immunité parlementaire. Elle est prisonnière de conscience en Israël. Lorsque nous parlons de prisonniers d’opinion au Myanmar, en Russie, en Iran ou en Syrie, nous ne devons pas non plus oublier Jarrar. Lorsque nous parlons d’Israël en tant que démocratie, nous avons l’obligation de nous souvenir de Jarrar.

La dernière fois que nous avons visité la belle maison en pierre des Jarrar dans le centre de Ramallah, c’était après sa libération de sa précédente peine de prison, directement dans la période de deuil de la mort de Suha. C’est à cette occasion qu’elle a vécu son retour de prison le plus douloureux. La Jeep rouge neuve que son mari lui avait achetée deux ans plus tôt et qu’elle avait à peine réussi à conduire avant d’être arrêtée était garée en contrebas.

Cette semaine, la Jeep rouge est restée silencieuse dans l’allée. Mais la maison est plus vide et plus triste que jamais : Suha est morte, Khalida est en prison et l’autre fille, Yafa, l’aînée du couple, vit à Ottawa avec son mari canadien et leur fille de deux ans, qu’ils ont appelée Suha en mémoire de sa tante. Seuls Ajawi (datte mûre) et Asal (miel), deux chats roux, errent encore ici.


Khalida Jarrar tient une photo de sa fille Suha, décédée alors qu’elle était emprisonnée en Israël, en 2019. Elle a appris sa mort par la radio. Photo Alex Levac

Un cerf-volant a volé cette semaine dans le ciel de Ramallah, bien au-dessus des lugubres embouteillages autour du point de contrôle de Qalandiyah. De l’autre côté de la fenêtre de la maison des Jarrar, le bruit des hélicoptères se fait soudain entendre : Le président palestinien Mahmoud Abbas revient apparemment après une nouvelle mission diplomatique - la Jordanie lui a fourni deux hélicoptères.

Il y a deux mois, Ghassan a fermé son usine de Beit Furiq, au sud-est de Naplouse, qui fabriquait des animaux en peluche. L’épreuve des points de contrôle à l’aller et au retour - Beit Furiq est verrouillée par les autorités israéliennes depuis le début de la guerre de Gaza - et la situation économique, dans laquelle les jouets captivants et colorés fabriqués à partir d’une fourrure synthétique spectaculaire n’ont aucune chance, l’ont contraint à fermer son entreprise. De nombreux Palestiniens ont subi le même sort en Cisjordanie, où les revenus se sont taris parce que les travailleurs ne sont plus autorisés à entrer en Israël.

Ghassan, 65 ans, est actuellement membre du conseil municipal de Ramallah, à la tête d’une faction indépendante de quatre personnes. Depuis l’enlèvement le plus récent de Khalida à leur domicile, il s’est lancé dans un régime sportif vigoureux, courant 10 kilomètres par jour et nageant.

Les ravisseurs sont arrivés le 26 décembre 2023 à 5 heures du matin, forçant discrètement la porte d’entrée en fer et faisant irruption dans la chambre à coucher au deuxième étage. Ghassan, qui dormait profondément et n’a rien entendu au début, a été réveillé en sursaut par des coups de crosse et des coups de poing au visage donnés par des soldats, dont certains étaient masqués. Il se souvient avoir instinctivement essayé de protéger son visage, sans comprendre ce qui se passait, jusqu’à ce qu’il entende l’un des soldats dire : « Il a essayé d’attraper l’arme ». Ghassan s’est réveillé brusquement. Il a entendu les fusils être armés et a senti les rayons laser rouges de leurs viseurs passer sur son visage. C’est l’instant où il a le plus frôlé la mort, dit-il. Il a immédiatement levé les mains en signe de reddition et a sauvé sa vie.

Les soldats n’ont pas fait de mal à Khalida. On lui a ordonné de s’habiller, de prendre quelques vêtements et ses médicaments, et de descendre avec les soldats. Là, dans l’allée, elle a été menottée et on lui a bandé les yeux. Les ravisseurs n’ont rien dit sur les raisons de sa détention et sur le lieu où elle était emmenée.

Elle a été placée en détention administrative pendant six mois sans subir d’interrogatoire. Le 24 juin, cette détention a été prolongée de six mois, comme d’habitude, sans inculpation ni explication. Les conditions de détention à la prison de Damon sont pires que celles de la prison de Hasharon, près de Netanya, où elle avait été incarcérée la fois précédente. En outre, depuis le début de la guerre, la situation des prisonniers de sécurité s’est considérablement aggravée grâce au duo sadique formé par le ministre de la sécurité nationale Ben-Gvir et son chef de cabinet et laquais, Chanamel Dorfman.

À Damon, il y avait entre 73 et 91 prisonnières et détenues palestiniennes lorsque Khalida s’y trouvait, rapporte Ghassan, qui ajoute qu’elle s’y est montrée plus prudente et n’a pas essayé de jouer le rôle de cheffe de ses codétenues, comme elle l’avait fait auparavant. Depuis décembre, bien sûr, son mari ne l’a pas rencontrée et ne lui a même pas parlé - toutes les visites aux prisonniers palestiniens ont été interrompues par Ben-Gvir. En 2021, Khalida a appris la mort de sa fille par la radio, mais aujourd’hui, il n’y a ni radio, ni bouilloire électrique, ni plaque chauffante, ni aucun autre appareil susceptible d’améliorer son sort. Rien non plus ne peut être acheté dans les cantines des prisons de l’ère Ben-Gvir.

Le 13 août, un avocat qui avait rendu visite à une autre détenue a signalé que Khalida n’était plus à Damon. Naturellement, personne au sein de l’administration pénitentiaire israélienne n’a pensé à en informer la famille, qui a immédiatement entrepris des démarches fiévreuses pour savoir où elle se trouvait. L’avocate de la famille, Hiba Masalha, a contacté le conseiller juridique de l’administration pénitentiaire, mais n’a pas obtenu de réponse. Finalement, on lui a dit à Damon que Khalida avait été transférée à Neve Tirza. Aucune autre information n’a été communiquée.

Pour autant que l’on sache, il n’y a pas d’autres prisonniers de sécurité à Neve Tirza. Ses détenus criminels pourraient représenter un danger pour une prisonnière de sécurité palestinienne comme Khalida, mais elle a été immédiatement placée en isolement. Personne n’a expliqué à son avocate les raisons de son isolement ni sa durée. Pour une femme de plus de 60 ans en mauvaise santé, il s’agit en effet de conditions inhumaines.

Le 20 août, l’association palestinienne Addameer de soutien aux prisonniers, a envoyé une lettre urgente aux chefs de toutes les missions diplomatiques à Ramallah et à Jérusalem, décrivant le sort de cette femme connue dans le monde entier comme une prisonnière d’opinion.

La semaine dernière, le directeur de la prison a informé Khalida qu’elle avait droit à une promenade quotidienne de 45 minutes dans la cour de la prison, seule. Depuis, elle n’est sortie que deux fois pour des promenades encore plus courtes que celles d’un chien. Mais ce privilège lui a été retiré cette semaine. Masalha lui a rendu visite et Khalida lui a dit qu’elle n’avait ni brosse à dents, ni dentifrice, ni brosse à cheveux, ni aucune sorte de pantoufles. Ghassan s’inquiète de ce qui se passera si elle s’évanouit à cause du diabète et d’autres maladies dont elle souffre, car les gardiens ne répondent pas à ses appels.

Haaretz a envoyé cette semaine les questions suivantes à l’administration pénitentiaire : Pourquoi Jarrar a-t-elle été transférée à Neve Tirza ? Pourquoi a-t-elle été placée en isolement total ? Pourquoi la permission de faire des promenades quotidiennes a-t-elle été annulée ? Pourquoi ne lui a-t-on pas fourni les produits de première nécessité ?

La réponse à toutes ces questions a été la suivante : « L’IPS [Service pénitentiaire israélien] fonctionne conformément à la loi, sous le contrôle strict de nombreux fonctionnaires de surveillance. Chaque prisonnier et détenu a le droit de déposer des plaintes de la manière prévue et leurs allégations seront examinées ».

Entre-temps, Ghassan Jarrar est très inquiet du sort de sa femme, comme devrait l’être tout défenseur des droits humains en Israël et ailleurs. Selon l’organisation israélienne de défense des droits humains B’Tselem, une soixantaine de détenus palestiniens sont déjà morts ou ont été tués dans les prisons israéliennes depuis le début de la guerre, soit bien plus que le total des 20 années d’existence de la tristement célèbre prison militaire de Guantanamo.

Cette semaine, Khalida n’avait qu’une seule demande à faire à son avocate : veiller à ce qu’elle puisse respirer. « Il n’y a pas d’air, je suffoque », a-t-elle déclaré à Masalha cette semaine, d’une voix étranglée.

NdT

*Khalida Jarrar (1963) est une des 3 député·es du Bloc Abu Ali Mustapha (FPLP ) au Conseil Législatif Palestinien (le parlement de Ramallah) depuis 2006. Arrêtée à plusieurs reprises depuis 1989, elle a purgé des peines de prison en 2015-2016 et 2017-2019. Féministe, elle a aussi fait partie de la direction d’Addameer, association de soutien aux prisonniers et pour les droits humains. Elle a été interdite de voyages à l’étranger par Israël depuis le début de ce siècle.

Lire Khalida Jarrar est maintenue en isolement depuis 16 jours : Libérez-la maintenant !, par Samidoun, 28/8/2024


 

 

 

 

 

09/10/2021

GIDEON LEVY
Libérée d’une prison israélienne, Khalida Jarrar fait le deuil de sa fille mais ne va pas cesser de batailler contre l'occupation

Gideon Levy et Alex Levac (photos), Haaretz, 8/10/2021
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

À sa sortie de prison la semaine dernière, la députée palestinienne Khalida Jarrar s'est rendue sur la tombe de sa fille, dont Israël lui a interdit d'assister aux funérailles. « Ils pensent que nous n'avons pas de sentiments, que nous ne sommes pas des êtres humains », dit-elle.

 

Une photo de Khalida Jarrar serrant dans ses bras sa fille Suha, décédée, dans la maison familiale à El Bireh.

 

Une Nissan Juke tout droit sortie de son emballage. Ghassan Jarrar a acheté la voiture il y a trois mois pour sa fille Suha. Le SUV sous-compact a parcouru 198 kilomètres avant que Suha ne décède subitement, en juillet dernier, à l'âge de 31 ans. C'est maintenant sa mère, Khalida, qui le conduira, après sa libération de prison la semaine dernière. Elle avait été incarcérée pendant deux ans pour avoir "occupé une fonction dans une association illégale" - ceci dans un pays où toute organisation, si elle est formée par des Palestiniens, est illégale.

Toujours en deuil de sa fille, Khalida a été conduite dimanche dernier directement de la prison de Damon sur le Mont Carmel à la tombe de Suha, tandis que la nouvelle voiture est restée garée à côté de la maison familiale à El Bireh, près de Ramallah, un triste souvenir de la fille décédée.

Israël a montré toute l'étendue de sa dureté de cœur en ne permettant pas à Khalida Jarrar, membre DU Conseil législatif palestinien et prisonnière politique dans tous les sens du terme, d'assister aux funérailles de Suha. À l'époque, il lui restait deux mois et demi de prison à purger, qu'elle a entièrement purgés, sans réduction. Lors de notre visite cette semaine, elle était assise au deuxième étage de la belle maison en pierre de la famille. Ghassan, comme toujours, l'a enveloppée d'une chaleur et d'un amour infinis. Yafa, la sœur de Suha et le seul autre enfant du couple, était arrivée de chez elle au Canada avec son mari, James Hutt, de sorte qu'ils ont enfin pu pleurer ensemble leur tragédie.