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07/12/2024

SILVIA FEDERICI
Le développement capitaliste et la guerre contre la reproduction sociale : la Palestine et au-delà


Silvia Federici,The Commoner, 22/11/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

La cruauté de la guerre qu’Israël mène contre le peuple palestinien et maintenant contre la population du Liban est si extrême, son intention génocidaire si évidente que nous semblons perdus dans la recherche d’explications possibles. En effet, il n’y a pas de mots pour décrire l’horreur et la souffrance que les opérations militaires de Tsahal ont infligées aux Palestiniens.

Donostia, Pays basque: mosaïque humaine de solidarité avec les Palestinien·nes

Nous assistons à une campagne d’extermination qui vise à ce qu’il ne reste plus rien sur le terrain qui puisse leur permettre de vivre sur leur terre ou simplement de survivre. Plus de cinquante mille personnes ont été massacrées, principalement des femmes et des enfants, sans compter les milliers de corps enterrés sous les décombres de leurs maisons, qui n’ont jamais été retrouvés, ni les nombreux exécutés, aujourd’hui retrouvés dans des fosses communes, certains manifestement enterrés vivants ou mutilés. Tous les systèmes de reproduction ont été démantelés. Les maisons, les routes, les réseaux d’eau et d’électricité, les hôpitaux ont été détruits, les ambulances aussi ont été bombardées. Il en va de même pour les arbres et les cultures. Au moins quatre cents médecins, infirmières et autres travailleurs de la santé sont morts au cours de cette campagne d’extermination qui a duré un an. Beaucoup ont été exécutés, après avoir été soumis à des pratiques humiliantes, tout comme de nombreuses personnes qui s’étaient réfugiées dans les cliniques après le bombardement de leurs maisons.
Ce qui est clair, c’est qu’Israël mène systématiquement une guerre totale contre tout ce dont les Palestiniens ont besoin pour leur reproduction. Cette campagne de mort brutale s’étend maintenant au Liban et peut-être, dans les semaines à venir, à l’Iran, à la Syrie et au Yémen.
Les femmes et les enfants, c’est-à-dire ceux-là mêmes qui assurent la reproduction de la communauté et constituent l’espoir de l’avenir, sont délibérément pris pour cible. Tout est également mis en œuvre pour effacer le passé. Israël craint le pouvoir des mémoires collectives. Il sait que garder son histoire vivante, garder vivant le souvenir des blessures et des luttes passées est un puissant moyen de résistance. Le souvenir de la Nakba de 1948, des villages détruits et des communautés déplacées, a soutenu des générations de Palestiniens les inspirant à se battre jusqu’au bout pour ne pas quitter leur terre. En réponse, tous les lieux où sont conservés des documents - bibliothèques, universités, archives publiques ou personnelles - ont été réduits en poussière. Et depuis des semaines, aucune nourriture n’a été autorisée à entrer dans la région, si bien que les gens meurent de faim. De manière sadique, lorsque l’aide alimentaire est arrivée, les personnes qui s’y précipitaient ont été abattues, de même que les travailleurs humanitaires.
À cette campagne meurtrière, qui entre dans sa deuxième année, s’ajoute l’assaut brutal que les colons israéliens, lourdement armés et portant souvent des uniformes militaires, ont lancé contre les fermes palestiniennes de Cisjordanie, forçant les propriétaires à partir sous peine de mort, volant et tuant leurs animaux, détruisant les lits de culture. Enfin, il faut mentionner les milliers de personnes arrêtées, qui sont également soumises à des tortures et des humiliations constantes, certaines étant enchaînées depuis si longtemps qu’elles ont dû être amputées des jambes à cause de la gangrène.
Ce qui rend cette opération génocidaire particulièrement horrible, c’est qu’elle est menée ouvertement, devant le monde entier, et qu’elle bénéficie du soutien inconditionnel des USA et de l’Union européenne, qui fournissent un flux incessant d’argent et d’armes pour la soutenir. En effet, l’engagement des USA à soutenir inconditionnellement les décisions d’Israël, aussi meurtrières soient-elles, est tel que, plus qu’un soutien, leur position apparaît comme celle d’un partenaire, voire d’un instigateur.
Quel est donc l’enjeu en Palestine ? Qu’est-ce qui pousse des gouvernements qui se prétendent défenseurs des droits humains à abandonner tous les faux-semblants et à s’efforcer d’étouffer toute contestation de ce génocide ?
L’une des réponses est que l’expulsion massive des Palestiniens de leur terre natale et la campagne de terreur menée par Israël sont l’achèvement de la tâche assignée à Israël depuis sa formation, à savoir défendre les intérêts du capital usaméricain et international, et en particulier défendre les intérêts des compagnies pétrolières de la région et étouffer les aspirations des peuples du monde arabe qui voudraient récupérer les terres et les ressources qui leur ont été enlevées lors de la colonisation britannique.
Comme nous le savons, depuis 1948, Israël a veillé à ce que les champs pétrolifères du Moyen-Orient soient ouverts aux compagnies pétrolières usaméricaines et à ce que les régimes autocratiques que les USA et la Grande-Bretagne ont mis en place dans la région pour protéger leurs intérêts ne soient pas remis en question. Israël s’est acquitté si efficacement de cette tâche répressive qu’il est devenu l’un des principaux exportateurs d’armes au monde et, plus important encore, le principal exportateur de technologies de surveillance et de méthodes répressives dont la Palestine a été le laboratoire et le terrain d’essai [1]. Tous les régimes autocratiques en ont bénéficié. Israël a été le principal soutien de l’Afrique du Sud blanche, du régime Mobutu au Congo, il a collaboré avec Rios Montt dans le massacre de la population indigène au Guatemala au début des années 1980, et la liste est encore longue. Il n’est donc pas surprenant que Joe Biden ait déclaré dès 1986 que : « Si Israël n’existait pas, nous devrions l’inventer » et que, malgré une légère condamnation, la plupart des gouvernements du monde restent silencieux face au massacre des Palestiniens et maintenant des Libanais. La plupart d’entre eux bénéficient de la fourniture par Israël de tactiques et d’armes répressives. Les drones israéliens patrouillent aujourd’hui aux frontières, ils veillent (par exemple) à ce qu’aucun bateau de migrants ne puisse traverser la Méditerranée sans être détecté, leur technologie est utilisée pour ériger des murs, construire des clôtures électrifiées, transformer les frontières en zones militarisées.
Maintenir les Palestiniens en état de siège, les priver de leurs terres, de leurs eaux, de leur possibilité de se déplacer d’un endroit à l’autre, transformer la Palestine en un patchwork de zones séparées et non continues, entrecoupées par un nombre croissant de fermes de colons, faire de la Palestine une « prison à ciel ouvert », où toute forme de résistance est cruellement punie par l’emprisonnement, les meurtres, la démolition des maisons, a été un élément clé dans l’accomplissement de ce projet. Aujourd’hui, en outre, un autre événement accélère la guerre d’Israël et des USA contre les Palestiniens. Il s’agit de la découverte en 2000 d’un important gisement de gaz naturel au large de Gaza et d’Israël, évalué à un demi-billion [500 milliards] de dollars.[2] Comme l’histoire des USA le démontre, des coups d’État ont été organisés, des gouvernements ont été renversés, en hommage à l’extraction du pétrole, et il ne fait aucun doute que cela a été un puissant facteur d’accélération du projet de construction d’un Israël plus grand et de condamnation des Palestiniens à la mort ou à l’expulsion en masse.
Comme l’a montré Charlotte Dennett, en 2007, le gouvernement israélien s’est opposé au projet de British Gas visant à exploiter les ressources gazières offshore de Gaza, ce qui aurait grandement profité aux Palestiniens, et en 2008, « les forces israéliennes ont lancé l’opération Plomb durci », qui a tué près de 1 400 Palestiniens, avec l’intention déclarée d’envoyer Gaza « des décennies dans le passé » [3].
Cependant, nous ne pouvons pas comprendre pleinement ce qui se passe en Palestine si nous ne le relions pas à la guerre plus large que les USA, l’Union européenne et les institutions capitalistes internationales, comme le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, mènent pour prendre le contrôle de l’économie mondiale et des richesses de la planète. Au moyen d’une « crise de la dette » créée artificiellement - première étape d’un processus de recolonisation d’une grande partie du soi-disant « tiers monde » - et de « programmes d’ajustement structurel » imposés par la suite, un état de guerre permanent a été créé alors que de nouveaux territoires sont ouverts aux investissements de capitaux et que des régions entières sont dépouillées de leurs ressources naturelles. En ce sens, « la Palestine est le monde », comme je l’ai écrit dans un discours que j’ai prononcé en 2024 [4] lors d’une conférence de chercheurs socialistes à New York, à l’occasion de l’attaque de Sharon contre Gaza. Comme je l’ai écrit à l’époque :
« Ce qui, en Palestine, est détruit par les FDI, l’est dans de nombreux pays africains par le Fonds monétaire international et l’Organisation mondiale du commerce. En Palestine, ce sont les chars israéliens qui détruisent les écoles et les maisons au bulldozer. En Afrique, ce sont les ajustements structurels, le dégraissage du secteur public, la dévaluation de la monnaie, mais les effets sont les mêmes. Dans les deux cas, les résultats sont des populations de réfugiés, le transfert des terres des populations locales aux nouvelles puissances coloniales, la promotion et la protection des intérêts du capital international ».
Depuis lors, les preuves que le développement capitaliste nécessite une véritable guerre contre les moyens et les activités dont les gens ont besoin pour reproduire leur vie se sont accumulées. Que ce soit par des interventions financières ou des opérations militaires ou, plus souvent, par les deux, des millions de personnes sont dépossédées de leurs maisons, de leurs terres, de leurs pays, alors que leurs terres sont privatisées, ouvertes à de nouveaux investissements et à des entreprises extractivistes, par des sociétés pétrolières, minières, agro-industrielles. C’est pourquoi, dans le monde entier, on assiste aujourd’hui à des mouvements migratoires massifs. On estime que plus de trente mille Africains se sont déjà noyés en tentant de passer en Europe au cours des dix dernières années, trois mille rien qu’en 2023. Il s’agit d’un génocide, comme celui auquel nous assistons à Gaza, mais silencieux, invisible.
En Amérique latine aussi, on assiste actuellement à une sortie massive de personnes prêtes à affronter le voyage le plus périlleux pour atteindre les USA, où elles sont traitées et pourchassées comme des criminels par les patrouilles frontalières, la frontière elle-même étant désormais complètement militarisée. À une époque de crise capitaliste croissante et de concurrence intercapitaliste, le développement nécessite des défrichements massifs, des clôtures, la mise à sac de régions entières, ainsi qu’une politique tendant à réduire constamment les investissements dans la reproduction sociale, les avantages sociaux et les salaires. C’est pourquoi, comme on l’a vu surtout en Irak, la guerre évolue elle aussi, en étant principalement dirigée contre la population civile, visant à vider des régions entières de leurs habitants, qu’il faut terroriser et priver de leurs moyens de subsistance. En Irak, comme le rapporte Dan Kovalik dans son ouvrage No More War (2020)[5], citant les conclusions de la Commission d’enquête du Tribunal international des crimes de guerre, l’armée usaméricaine a endommagé :

« des maisons, des centrales électriques, des installations de stockage de carburant, des usines civiles, des hôpitaux, des églises, des aéroports civils, des entrepôts de nourriture, des laboratoires d’essais alimentaires, des silos à grains, des centres de vaccination des animaux, des écoles, des tours de communication, des immeubles de bureaux du gouvernement civil et des magasins... »

La plupart des sites ont été bombardés deux ou trois fois, « de manière à ce qu’ils ne puissent pas être réparés ». (ibid). En conséquence, les gens ont continué à mourir longtemps après la fin des bombardements. Selon les estimations, plus de 2 millions de personnes ont perdu la vie à cause de cette campagne, dont 500 000 enfants. C’est sans doute ce qui se passera en Palestine.
Nous ne pouvons pas prédire, à l’heure actuelle, quand le massacre et la famine des Palestiniens prendront fin. Le carnage semble aujourd’hui sans fin, Tsahal préparant une invasion massive de Rafah. Mais, quelle que soit l’issue de cette guerre génocidaire, les Palestiniens continueront à mourir pendant longtemps encore, à cause des effets de la malnutrition, des maladies causées par le manque de nourriture et d’eau potable, des conséquences des blessures et autres maladies qui ne peuvent plus être soignées en toute sécurité, et des traumatismes innommables que les gens ont subis.
La guerre menée par les Israéliens en Palestine est particulièrement cruelle pour les femmes qui sont responsables de la reproduction de leurs communautés et qui se retrouvent aujourd’hui sans rien - pas de maison, pas de nourriture, pas de moyens de se reproduire, de soigner et de protéger leurs enfants et leurs familles. Nombreuses sont celles qui ont accouché pour voir leurs enfants tués ou condamnés à mourir de faim. On ne peut imaginer la douleur des centaines de femmes enceintes qui doivent accoucher sous les bombes, sans soins médicaux, en sachant que les enfants qu’elles portent dans leur ventre n’auront aucune chance de survivre. La cruauté qui leur est infligée revêt une signification particulière. Les femmes sont celles qui maintiennent l’unité de la communauté, qui, lorsque tout semble perdu, tiennent bon, cherchent de la nourriture, poursuivent la vie même sous une tente, consolent les enfants.
Parallèlement à l’horreur devant le comportement inhumain d’Israël, nous devons ressentir une immense admiration pour leur courage et leur force, pour le courage et la force des médecins et de tout le peuple palestinien qui, sous les bombardements, continuent à résister, disant au monde qu’ils préfèrent mourir là où ils sont plutôt que de quitter à nouveau leur terre, parce que quitter sa terre est aussi une forme de mort - et parce qu’ils savent que sous l’occupation israélienne, il n’y a pas d’endroits sûrs pour eux.
Dénoncer ce génocide, soutenir leur lutte par tous les moyens dont nous disposons, se mobiliser pour exiger non seulement un cessez-le-feu mais la fin de la domination israélienne sur la Palestine, c’est le moins que nous puissions faire face à cette abomination. Nous sommes d’ailleurs dans l’illusion si nous pensons que la guerre qu’Israël mène en Palestine n’est pas d’une importance vitale pour nos vies. Le flux constant d’argent et d’armes que l’administration Biden envoie pour contribuer à ce génocide est prélevé sur nos propres écoles, sur les investissements dans nos communautés, sur nos systèmes de soins de santé et nos hôpitaux. Le traitement inhumain et barbare infligé aux Palestiniens est une menace pour nous tous. Il nous rappelle que nous vivons dans un système social qui ne se préoccupe pas des vies humaines et n’hésite pas à se livrer à des destructions massives de personnes pour parvenir à ses fins.

Notes
1.    Voir Antony Loewenstein, The Palestine Laboratory. How Israel Exports the Technology of Occupation Around the World. London-New York: Verso, 2023.
2.    Charlotte Dennett, ‘Israel, Gaza, and the Struggle for Oil’. Counterpunch, December 11, 2023
3.    Ibid.
4.    Silvia Federici “Palestine is the World” (2002) Counterpunch, March 12, 2024.
5.    Dan Kovalik, No More War. How the West Violates International Law by Using ‘Humanitarian’ Intervention to Advance Economic and Strategic Interests, Skyhorse Publishing, 2020, p.86. ↩︎ La citation de Kovalik est tirée d’un rapport de la Commission d’enquête du Tribunal international des crimes de guerre.



20/06/2024

ANNA RAJAGOPAL
Pas besoin de “valeurs juives” dans la lutte pour la Palestine

Anna Rajagopal, Mondoweiss, 13/6/2024
Traduit par Layân Benhamed, édité par Fausto Giudice, Tlaxcala

Anna Rajagopal, 24 ans, est une auteure usaméricaine de père blanc chrétien et de mère hindoue, convertie au judaïsme à l’âge de 11 ans et une stratège en médias vivant à Houston, au Texas. Anna a obtenu son diplôme avec distinction en recherche et créations artistiques, ainsi qu’avec mention honorable, de l’université Rice en 2023, où elle a reçu une licence en anglais et écriture créative. Anna est une poétesse et une auteure de non fiction publiée, et son travail a été publié localement, nationalement et internationalement. L’ensemble du travail d’Anna se concentre sur les géographies de l’identité de la communauté colonisées par l’empire et en résistance Anna est une coordinatrice de médias numériques qualifiée avec une expérience dans la gestion de médias pour des publications, des institutions et des marques de célébrités. Elle a fait l’objet de violentes campagnes de dénigrement de la part d’une obscure organisation sioniste la qualifiant, vi geventlikh [comme d'habitude en yiddish] d’ “antisémite”. @annarajagopal

Les Juifs n’ont pas besoin d’invoquer les “valeurs juives” pour justifier leur travail en faveur de la libération palestinienne. En fait, le faire renforce l’idéologie même que nous cherchons à démanteler.

La lutte populaire juive pour la libération palestinienne est souvent qualifiée par une invocation des « valeurs juives ». « Mes valeurs juives m’obligent à m’opposer au génocide » (ou des variantes) est une phrase populaire utilisée dans des discours, des déclarations et des slogans — donnant un sceau d’approbation juif légitime à ce qui suit.

« Le génocide n’est pas une valeur juive » : Des militants lors d’une manifestation contre le chanteur pro-israélien Matisyahu à Philadelphie, le 22 mars 2024. (Photo : Joe Piette/Flickr)

C’est ce que disent les fondateurs et les représentants d’organisations juives comme If Not Now, Independent Jewish Voices, Na’amod et Jewish Voice for Peace. C’est ce que disent des politiciens comme politicians such as Alexandra Ocasio-Cortez. Ainsi disent des tweets viraux et des vidéos populaires.

Que ce soit intentionnel ou non, ces organisations, individus et sentiments ont un point commun qui les aligne avec les groupes et mouvements sionistes populaires : un appel à la suprématie juive.

Quelles sont exactement les valeurs juives ? Bien sûr, les valeurs juives, comme celles de toute religion, couvrent un large spectre allant du libérateur au répressif. Mais si vous demandiez à Jonathan Greenblatt, directeur de l’Anti-Defamation League, il dirait probablement que cette notion abstraite de « valeurs juives » se résume à la nécessité de défendre la communauté juive en promouvant une politique pro-israélienne face à la montée des mouvements propalestiniens, ou qu’elle se résume à soutenir le sionisme lui-même. Si vous demandiez aux dirigeants militaires israéliens, ils diraient probablement que même l’attaque génocidaire contre Gaza a été guidée par les valeurs juives.

04/06/2024

ACCRA SHEPP
Celles et ceux qui se sont levé·es
Photographies du campement de solidarité avec Gaza à l’Université Columbia

 Accra Shepp (texte et photos), The New York Review, 21/5/2024
Traduit par Layân Benhamed, édité par Fausto Giudice, Tlaxcala

Accra Shepp (New York, 1962), fils du musicien de jazz Archie Shepp, est un artiste et écrivain basé à New York, enseignant à la School of Visual Arts. Ses images ont été collectées et exposées dans le monde entier et il vient de terminer une bourse Cullman Scholars de travail sur son projetThe Islands of New York, qui consiste à documenter depuis 2008 les 40 îles de New York. @AccraShepp

Anonyme, 2024

J'ai photographié Occupy Wall Street pendant un an, de 2011 à 2012. Près de dix ans plus tard, dans le cadre de mon travail de documentation sur la pandémie de Covid-19, j'ai suivi les manifestations de Black Lives Matter en 2020. Ce n'était jamais mon intention de me concentrer sur la justice sociale, et je continue à réaliser des images plus expérimentales. Mais prêter attention à la culture—c’est-à-dire les gens—est le travail de tout un chacun dans les arts, et mes intentions ont dû se plier à la réalité qui m'entoure, qui nous entoure tous. Le mois dernier, lorsque des étudiants des universités du pays ont commencé à installer des campements pour protester contre la guerre à Gaza, j'ai réalisé que je devrais rendre ce nouveau moment visible. J'ai passé cinq jours à photographier les manifestations à l'université de Columbia, durant les huit jours entre la première vague d'arrestations et la suivante.

Je suis fier des étudiants qui nous ont amenés à affronter notre participation à cette guerre. En même temps, cela me peine que la culture de la surveillance nous ait effrayés, ait effrayé ceux qui se lèvent pour être entendus mais qui ont peur d'être vus. En tant que personne qui voit pour gagner sa vie, je voudrais rendre visibles tous ceux qui se sont levés, en particulier ceux qui se sont levés pour la paix et contre la violence. C'est un terrible paradoxe. Ceux qui ne voulaient pas que leurs images soient publiées m'ont fait savoir combien ils ont à perdre : il y a eu des licenciements, des suspensions, des expulsions, même des menaces de mort. Pourtant, ils m'ont permis de les photographier et m'ont fait confiance. Pour l'instant, leurs images doivent rester privées, mais elles seront vues un jour.

Je suis également troublé par le fait que la manifestation que j'ai photographiée ne soit pas celle que je vois rapportée par la plupart des médias traditionnels. Je n'ai vu aucune adhésion à l'antisémitisme. Au contraire, le nombre de manifestants juifs était impossible à ignorer, tout comme le niveau de coopération entre Juifs et Musulmans. L'image de la chose, même en ce moment de saturation médiatique, conserve son pouvoir. La photographie—le témoignage de cette protestation contre les tueries—est difficile à effacer de l'esprit. Elle parle de notre faim de connaître le monde.

Abbi, 2024

Abbi : Je suis venue au campement en solidarité avec les étudiants, les professeurs et les travailleurs de Columbia qui demandent à leurs institutions de se désinvestir de l'apartheid israélien et du génocide à Gaza. Se rendre à une manifestation organisée est la réponse la plus rationnelle à la violence inconcevable contre les Palestiniens et le moyen le plus direct d'exprimer la douleur, la colère et l'optimisme radical.

30/05/2024

JEAN-LUC MÉLENCHON
Le moment du drapeau palestinien

Jean-Luc Mélenchon, 29/5/2024

C’est d’abord une image. C’est si peu de chose qu’un bout d’étoffe ! Sébastien Delogu, député insoumis de Marseille, est debout, sa grande taille déployée, il tient le drapeau palestinien. C’est un geste symbolique, bien sûr. Mais les symboles portent toujours une force singulière, englobante, surplombante. L’immense hémicycle est soudain tout entier absorbé dans ces pauvres centimètres carrés colorés. 


Alors le cadre explose. Le génocide hurle sa détresse. Les insoumis sont debout et crient leur soutien à la résistance. Rien ne les représente mieux à cet instant que cet homme, l’un des leurs, eux-mêmes en grand, dans ces minutes précieuses. Alma Dufour a dit les mots dans sa question au ministre, Sébastien a montré le chemin. Les vociférations haineuses éclatent sur les bancs de droite jusqu’aux confins de l’extrême droite de l’hémicycle. C’est le monde tel qu’il est, la France comme elle est, pris un instant sous la lumière crue du symbole éclairant les profondeurs de chacun.

 

Yaël Braun-Pivet, à l’Assemblée nationale, le 10 octobre 2023

Et puis il y a le visage convulsé de haine de la présidente de l’Assemblée. Elle explose de rage, les yeux exorbités, vociférant. Quelque chose est débondé chez elle. Bien sûr, elle est indigne de sa fonction. Aux yeux du monde, la présidente de l’Assemblée française, déjà vue en treillis militaire à Tel Aviv, se montre en pleine crise de nerfs devant le drapeau palestinien. Devant ce qu’elle ne supporte pas elle ne sait pas réagir autrement qu’à l’extrême : frapper au maximum de ses forces et de son pouvoir, sans retenue ni mesure. Elle aura sanctionné davantage de députés en trois ans que tous ses prédécesseurs depuis le début de la cinquième République. Elle ressort le fouet.

Elle invente des règles pour couvrir sa violence. Seul le drapeau français aurait sa place dans l’assemblée, dit-elle. Comme si on ne se souvenait pas du drapeau ukrainien installé dans l’hémicycle du Sénat, ni de son président, monsieur Larcher, qui s’en vantait « en signe de solidarité ». Comme si tous ces gens n’étaient pas déjà venus dans l’hémicycle avec des pins Israël. Sa réaction n’est donc pas une réaction normale, conforme au règlement. Alors est-ce juste une haine partisane, à la Meyer Habib ? Je ne crois pas. Je crois que, littéralement, elle ne veut pas voir ce drapeau. À cause de ce qu’il signifie à cet instant où il est brandi, seul et désarmé. Ce drapeau montre tant de choses invisibles sans lui. Il donne à voir les visages du génocide. Ceux que l’on a vus dans ces vidéos venues de la scène de crime. Et cette présidente redevient un être humain terrorisé par les conséquences de ses propres actes. Elle ne veut pas le voir. Sa réaction, c’est comme si elle s’était vue soudain dans un miroir, installée sur un tas de cadavres, dans la boue des camps de réfugiés.

Ce n’est pas le drapeau qu’elle voit. C’est elle-même, en complice d’un crime. Elle s’est vue dans le camp du mal absolu. Celui dont, pour les générations à venir, elle restera l’image de la complicité la plus veule. Elle est la France indigne qui regarde ailleurs quand le génocide est sous ses yeux. C’est pourquoi elle ne se contrôle plus, comme le montrent les images. Car c’est bien un génocide, dit le drapeau !

Netanyahu a bombardé soixante fois depuis que la cour de justice internationale lui a demandé d’arrêter immédiatement tout action militaire à Rafah. Il va encore bombarder. Encore et encore. Ce n’est pas un incident de guerre. C’est délibéré. Des meurtres nécessaires à ses yeux pour pouvoir se réapproprier et coloniser chaque mètre de terrain. Ni incident, ni hasard. Un génocide planifié méthodiquement. Et mené de façon à prouver que rien ni personne ne peut rien contre ses auteurs.

C’est ce qu’avait annoncé Meyer Habib, quand il répétait l’air radieux dans l’hémicycle à l’énoncé de la liste des crimes de son ami très cher Netanyahu qu’égrenait le député insoumis Léaument : « Et ce n’est pas fini ! Ce n’est pas fini ! ». La honte et le déshonneur marchent à ses côtés. Ce n’est pas fini. Netanyahu va encore tuer et tuer. Il a fait de son pays le paria des nations pour des millions d’êtres humains sans a priori. Il fait de tous ceux qui ont un pouvoir d’agir, et qui ne font rien, ses complices connus de tous. Il suffit de les nommer et de les montrer du doigt, sans en faire davantage, pour qu’on les voit comme ils sont, avec le visage de l’inhumanité au-delà de la frontière du mal.

Madame la Présidente est la complice de Netanyahu. Il aura suffi d’un drapeau brandi pour que cela se sache d’un bout à l’autre du pays et de l’Europe. Juste un bout d’étoffe tenu à bout de bras. Il se passe un génocide et elle trouve que brandir le drapeau des victimes pour le dénoncer doit être puni par la sanction la plus sévère. Elle est le mauvais côté de l’histoire.

Au fil des semaines, le Palestinien est devenu la figure de l’opprimé quel qu’il soit. Du méprisé par les puissants, de celui dont l’humanité est niée au point qu’on puisse trouver acceptable de l’éliminer. Au fil des semaines et du génocide, ce drapeau, après celui de Nelson Mandela au temps de l’apartheid, est devenu un message universel de fraternité humaine. Maintenue contre vents et marées, contre l’insulte et les brimades, contre les convocations, les gardes à vue et les interdictions.


Voici Delogu debout et sur ses épaules tous ceux qu’on ne verrait pas sans ses grands bras qui tiennent ce drapeau en hauteur au-dessus de la mêlée. Comme un oiseau sorti de cage qui vole au vent libre. Merci Sébastien.
 

Note de Tlaxcala
➤Signez la pétition 
Exclure Yaël Braun Pivet 15 jours de l'assemblée nationale

 

02/05/2024

GIDEON LEVY
Les universités israéliennes sont vraiment mal placées pour donner des leçons sur les droits humains et la liberté aux Juifs usaméricains

Gideon Levy, Haaretz, 2/5/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Voilà un nouveau record d’hypocrisie et de manque de conscience de soi : les présidents des universités israéliennes ont publié une lettre [v. texte ci-dessous] dans laquelle ils se disent troublés par les manifestations de violence, d’antisémitisme et de sentiment anti-israélien sur les campus des USA, et ont entrepris d’aider les Juifs et les Israéliens à être admis dans les universités d’ici. En d’autres termes : venez à l’université d’Ariel. Sur cette terre volée, au cœur du district de l’apartheid, vous étudierez l’éducation civique, les droits humains et la liberté. À Ariel, comme dans toute université israélienne, vous verrez ce que sont la liberté et l’égalité. Ici, vous trouverez également un refuge pour les Juifs persécutés en Amérique, dans l’endroit le plus sûr au monde pour les Juifs : Ariel.


L’université d’Ariel dans la colonie d’Ariel, en Cisjordanie. Photo : Moti Milrod

Chers présidents, ceux qui vivent dans des maisons de verre ne devraient pas jeter de pierres. Si vous voulez offrir un refuge aux universitaires juifs des USA, vous n’avez pas grand-chose à leur offrir. Le jour le plus orageux sur le campus de Columbia est plus sûr pour les Juifs que sur le chemin de l’Université hébraïque [à Jérusalem, NdT]. Chaque étudiant arabe se sent moins à l’aise dans vos universités que les étudiants juifs à Columbia. On peut également douter de l’imminence du danger à Columbia.

« En tant qu’étudiante juive israélienne, je ne ressens aucune crainte ou menace pour ma sécurité personnell », a écrit Noa Orbach, étudiante à l’université Columbia, dans l’édition hébraïque de Haaretz du 26 avril. Israël aime exagérer les dangers qui guettent les Juifs dans le monde et s’y complaire. Cela conduit à l’alya, et c’est bon pour la fable d’Israël en tant que refuge. Non pas qu’il n’y ait pas d’antisémitisme dans le monde, mais si tout et n’importe quoi est antisémitisme, alors Israël décroche le gros lot.

Un peu de modestie ne vous fera pas de mal non plus, messieurs les présidents. Vos académies peuvent envier ce qui se passe aujourd’hui sur les campus usaméricains. Voilà à quoi ressemble un campus où l’on fait preuve de civisme et où l’on s’engage politiquement. Voilà à quoi ressemble un campus vivant, actif et rebelle, contrairement aux cimetières idéologiques des campus lugubres et ennuyeux d’Israël. Certes, la protestation anti-israélienne a débordé ici et là sur l’antisémitisme et la violence, même si c’est moins que ce qui est décrit dans Haaretz. Mais quand il s’agit de choisir entre un campus indifférent, rassasié et endormi et un campus turbulent, attentif et radical, le second est plus prometteur.

On ne peut que rêver ici d’un corps enseignant et d’étudiants militants comme aux USA. Eux seuls peuvent assurer la relève. Dans le désert des campus israéliens, aucune promesse sociale ou politique ne se développera.

Les étudiants usaméricains font preuve d’engagement et d’attention, même si leurs manifestations deviennent tumultueuses et dérapent. Il n’y a aucune chance que des manifestations contre une guerre sur un continent lointain éclatent dans une université israélienne. Un bon jour, des protestations éclateront ici pour protester contre le coût des frais de scolarité ou les conditions de vie des étudiants réservistes. Un jour encore meilleur, une poignée d’étudiants israélo-palestiniens se tiendront aux portes de l’université, marquant silencieusement le jour de la Nakba, avec des dizaines de policiers armés autour d’eux.

Les directeurs d’université cachent également la chasse aux sorcières dans leurs établissements, qui s’est intensifiée depuis le début de la guerre. Quelques jours après son déclenchement, le syndicat étudiant de l’université de Haïfa a déjà annoncé qu’il prendrait des mesures pour suspendre les étudiants qui oseraient exprimer leur soutien aux Palestiniens. « La liberté d’expression, à notre avis, est réduite à néant en ce moment », ont-ils écrit. C’est ainsi que le maccarthysme a commencé dans le monde universitaire, culminant avec la suspension et l’arrestation de la professeure Nadera Shalhoub-Kevorkian. L’esprit du temps, dont le monde universitaire est une partie importante, dans lequel un ingénieur israélien est licencié parce qu’il a cité des versets du Coran dans les médias sociaux (Haaretz, 30 avril), inquiète moins les présidents d’université que ce qui se passe en USAmérique.

Les protestations aux USA devraient interpeller et préoccuper Israël. Une partie de la protestation s’est transformée en haine contre Israël et en appel à le rayer de la carte. Comme toujours, nous devons aller à la racine du problème. Les étudiants usaméricains ont vu beaucoup plus d’horreurs de la terrible guerre à Gaza que leurs collègues israéliens complaisants. S’il n’y avait pas eu la guerre, ou l’occupation et l’apartheid, cette protestation n’aurait pas eu lieu.

Shadi Ghanim, The National, ÉAU, 1/5/2024

      Association des directeurs d'université, Israël (VERA)

Déclaration sur les manifestations violentes et l'antisémitisme sur les campus américains - avril 2024

Nous, présidents des universités de recherche en Israël, exprimons notre profonde inquiétude face à la récente flambée de violence, d'antisémitisme et de sentiments anti-israéliens dans de nombreuses grandes universités des États-Unis. Ces événements inquiétants sont souvent organisés et soutenus par des groupes palestiniens, y compris ceux qui sont reconnus comme des organisations terroristes. Cette évolution troublante a créé un climat dans lequel les étudiants et les enseignants israéliens et juifs se sentent obligés de cacher leur identité ou d'éviter complètement les campus par crainte de subir des dommages physiques.

Nous reconnaissons les efforts déployés par nos homologues dans ces établissements pour résoudre ces problèmes. Nous comprenons la complexité et les défis liés à la gestion des groupes incitant à la haine et reconnaissons que des situations extrêmes peuvent nécessiter des mesures allant au-delà des outils conventionnels à la disposition des administrations universitaires.

La liberté d'expression et le droit de manifester sont essentiels à la santé de toute démocratie et sont particulièrement cruciaux dans les milieux universitaires. Nous continuons à défendre l'importance de ces libertés, en particulier en ces temps difficiles. Toutefois, ces libertés n'incluent pas le droit de se livrer à la violence, de proférer des menaces à l'encontre de communautés ou d'appeler à la destruction de l'État d'Israël.

Nous apportons notre soutien aux étudiants et enseignants juifs et israéliens confrontés à ces circonstances difficiles. Nous ferons de notre mieux pour aider ceux d'entre eux qui souhaitent rejoindre les universités israéliennes et y trouver un foyer académique et personnel accueillant.


Arie Zaban, président de l'université Bar-Ilan ; président de l'association des directeurs d'université – VERA

Daniel Chamovitz, président de l'université Ben-Gurion du Néguev

Alon Chen, président de l'Institut des sciences Weizmann

Asher Cohen, Président de l'Université hébraïque de Jérusalem

Leo Corry, président de l'Open University

Ehud Grossman, Président de l'Université d'Ariel

Ariel Porat, président de l'université de Tel-Aviv

Ron Robin, président de l'université de Haïfa

Uri Sivan, Président du Technion-Israel Institute of Technology