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30/05/2024

GIDEON LEVY
Le Qatar, LE médiateur du Proche-Orient, vu par un journaliste israélien

 Gideon Levy, Haaretz, 30/5/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

DOHA, Qatar - Sur le vol Dubaï-Doha, la compagnie aérienne Emirates propose cinq nouveaux films israéliens. Il est douteux qu’une compagnie aérienne européenne puisse aujourd’hui proposer des films israéliens sur des vols vers une destination autre qu’Israël sans susciter de protestations. Il semble que sur Emirates, personne ne proteste. J’ai regardé Invictus, le merveilleux film de Clint Eastwood sur Nelson Mandela et les Springboks, l’équipe raciste de rugby sud-africaine, avec des sous-titres en hébreu sur un vol entre deux villes arabes du golfe Arabo-Persique. Le nouveau Moyen-Orient.

Un bateau navigue en face de la zone Al Khalij Al gharbi (West Bay) à Doha, dimanche. Photo AFP

 Au Moyen-Orient, Israël massacre sans pitié les habitants de Gaza et l’espoir d’un accord mettant fin à cette situation est placé dans le Qatar, un État du golfe Arabo-Persique qui n’entretient pas de relations diplomatiques avec Israël.

Ces dernières années, le Qatar s’est transformé en une Norvège, une Suède ou une Suisse : Il est le médiateur mondial, l’artisan de la paix et le libérateur d’otages. Il met la main à la pâte dans presque tous les domaines. Il tente de servir de médiateur entre le Venezuela et les USA, de procéder à un échange de prisonniers entre les USA et l’Iran, de sauver des enfants enlevés d’ Ukraine en Russie, de négocier un accord entre les factions au Tchad et, bien sûr, de faire cesser la guerre et de libérer les otages à Gaza.

La mosquée Al Fanar à Doha illuminée, dimanche. Photo AFP

La semaine dernière, on a demandé au ministre d’État aux affaires étrangères, Mohammed Abdulaziz al-Khulaifi - Son Excellence, selon sa présentation - avec qui il a déjeuné hier et avec qui il s’assiéra demain dans la salle à manger de l’hôtel. Ses invités viennent parfois ici pendant des mois afin de forger la paix ou de parvenir à un accord. Il a été doyen de la faculté de droit de l’université du Qatar avant de se tourner vers la politique et la diplomatie. Il est titulaire d’une maîtrise et d’un doctorat en droit de l’université de Californie, à Berkeley, et son anglais en témoigne. Comme tous les fonctionnaires que l’on rencontre ici, il est beaucoup plus impressionnant que, par exemple, le ministre des affaires étrangères israélien Israel Katz.

La montre coûteuse portée par Hamed Khamis Al-Kubaisi est également impressionnante. Secrétaire général adjoint du Conseil national de sécurité, il consacre la majeure partie de la conversation de fond à des appels téléphoniques frénétiques avec l’école de ses enfants. Il s’est passé quelque chose à l’école et il est inquiet. Le diplomate qatari voulait savoir si Benny Gantz mettrait à exécution sa menace de quitter le gouvernement si un plan d’après-guerre pour Gaza n’était pas présenté d’ici le 8 juin. Le niveau de connaissance de l’actualité israélienne est étonnant.

Un autre haut fonctionnaire, également Son Excellence, a explicitement déclaré que les négociations sur les otages allaient reprendre dans les prochains jours et qu’un accord supplémentaire serait peut-être conclu, dans le seul but d’empêcher la démission de Gantz. Ils connaissent bien la duplicité de Benjamin Netanyahou et semblent en avoir assez. Il n’y a personne à qui parler en Israël, disent-ils. Chaque fois qu’une question est réglée avec le chef du Mossad, David Barnea, elle est suivie de la réponse : le premier ministre n’a pas donné son accord. Ils ont été offensés par Eli Cohen, le prédécesseur de Katz ; ils ont désespéré de Netanyahou.

Mohammed Ben Abdulaziz Ben Saleh Al Khulaifi, ministre d’Etat aux Affaires étrangères du Qatar, assiste à la séance d’ouverture du Forum sur la sécurité globale à Doha, au début du mois. Photo AFP

Les responsables de Doha réaffirment que les transferts de fonds vers Gaza ont été effectués par l’intermédiaire du Mossad et considèrent donc comme fausses les accusations selon lesquelles le Qatar les aurait livrés pour la construction de tunnels. Des représentants des familles des otages israéliens ont également été invités la semaine dernière au 2024 Forum 2024 sur la sécurité globale, organisé par le Centre Soufan du Qatar.

Les fonctionnaires notent que la décision initiale de fournir une base au Hamas à Doha faisait également suite à une demande usaméricaine : Il valait mieux que ce soit au Qatar plutôt qu’en Iran. Dans le salon VIP de l’aéroport de Doha, une délégation du Hamas me précédait dans la file d’attente, Jibril Rajoub se promenait sous le portique de l’hôtel Sheraton et le nom le plus en vogue dans les couloirs concernant la Gaza d’après-guerre est Mohammed Dahlan, qui est né à Khan Younès.

Des employés et des participants lors de la séance d’ouverture du Forum mondial sur la sécurité à Doha, la semaine dernière. Photo AFP

Les prix sont israéliens, la propreté suisse, la chaleur saharienne. Les Indiens, les Sri Lankais et les Bangladais sont assommés par la touffeur. Les Qataris ne représentent qu’environ 300 000 des 2,7 millions d’habitants.

Dans son bureau spacieux, bordé d’étagères, au sein du Centre arabe de recherche et d’études politiques qu’il a fondé à Doha, l’ancien député israélien Azmi Bishara, qui a déjà fondé une chaîne de télévision et un journal ici, évoque avec nostalgie un autre niveau d’hommes politiques israéliens. Il est difficile d’être un exilé à mon âge, dit-il avec un sourire triste.

02/02/2024

ABDEL BARI ATWAN
Le piège de la proposition de trêve de Paris
La duplicité US sur un “État” palestinien sert l’agenda génocidaire d’Israël

Abdel Bari Atwan, Rai Al Youm, 1/2/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

La direction du Hamas à Gaza n’a pas encore répondu officiellement à la proposition de cessez-le-feu issue de la réunion quadripartite du week-end dernier à Paris entre les chefs des services de renseignement des USA, d’Israël, de l’Égypte et du Qatar. Ce retard est très probablement délibéré, et si l’accord est approuvé, il sera conditionné à la satisfaction des exigences de la résistance, à savoir le retrait total d’Israël et l’arrêt définitif de sa guerre contre la bande de Gaza.


Ces dirigeants, qui bénéficient du soutien massif des Palestiniens de la bande de Gaza et de Cisjordanie, doivent savoir que l’objectif de ce projet d’accord est de sauver l’État d’occupation israélien, de consolider l’influence déclinante des USA au Moyen-Orient et de réduire les perspectives d’extension de la guerre, après qu’il est apparu clairement qu’il serait impossible de détruire ou de vaincre le Hamas. Après près de quatre mois d’agressions israéliennes incessantes, le Hamas conserve intacts plus de 80 % de ses armes, de ses forces de défense, de ses tunnels et de ses manufactures d’armement.

Benjamin Netanyahou cherche à obtenir la libération du plus grand nombre possible de captifs, en particulier des civils, afin de pouvoir mettre en œuvre, sans pression intérieure ou extérieure, son plan de dépeuplement de la bande de Gaza par le biais d’une évacuation forcée ou « volontaire ». Il s’agirait d’un prélude à la mise sous tutelle militaire israélienne, au vol de ses énormes réserves de pétrole et de gaz offshore et au rétablissement des 16 colonies israéliennes qui ont été démantelées en 2005 lorsque l’occupation directe a pris fin en raison du nombre croissant de victimes parmi les colons et les militaires aux mains de la résistance.

Avec une duplicité typique, les USA tentent de vendre ce plan israélien en faisant miroiter un État palestinien « démilitarisé » en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, une fois la guerre de Gaza terminée. Le département d’État US a révélé jeudi que Blinken envisageait la possibilité de reconnaître un tel État et qu’il avait demandé à ses collaborateurs de proposer des modèles de « démilitarisation » qui pourraient lui être appliqués.

Amorim, Brésil  

Un dicton populaire dit que plus le mensonge est gros, mieux il passe. Cela vaut pour les fuites des USA et de la Grande-Bretagne sur cette question. Les deux alliés qui ont lancé ensemble toutes les guerres dévastatrices récentes au Moyen-Orient tentent de tendre un nouveau piège à la résistance et au peuple palestiniens en leur vendant une fois de plus la même vieille illusion. Leur véritable objectif est d’annuler la victoire obtenue par le raid du 7 octobre de l’année dernière et de réduire les pertes matérielles et humaines d’Israël.

La prudence est donc de mise. Les preuves de cette duplicité ne manquent pas.

Mercredi, le Congrès usaméricain a voté à une écrasante majorité (422 voix contre 2) l’interdiction d’entrée sur le territoire usaméricain pour tous les membres de l’OLP, du Hamas ou du Jihad islamique palestinien. Comment Washington peut-il soutenir la création d’un État palestinien tout en interdisant l’entrée aux membres de l’OLP qui a signé les accords d’Oslo, reconnu Israël, cédé 80 % du territoire de la Palestine historique et recruté 60 000 agents de sécurité pour protéger les colons et réprimer son propre peuple ?

Les USA ont parrainé les accords d’Oslo et organisé leur cérémonie de signature dans la roseraie de la Maison Blanche il y a 30 ans. Pourtant, au cours des vingt dernières années, ils ont utilisé leur droit de veto au Conseil de sécurité des Nations unies pour faire échouer la décision de l’Assemblée générale d’accorder à la Palestine le statut d’État membre à part entière des Nations unies. Il semble que si les USA reconnaissent un jour un tel État, ce sera uniquement pour les placards d’archives de l’ONU, sans le faire sur le terrain.



Abdellah Derkaoui, Maroc

L’administration usaméricaine a toujours affirmé qu’un État palestinien ne pouvait voir le jour qu’avec l’accord d’Israël et qu’il devait être démilitarisé. Comment un État démilitarisé peut-il survivre aux côtés d’un ennemi qui pratique le génocide et le nettoyage ethnique et sans avoir les moyens de se défendre contre une nouvelle agression ?

Aujourd’hui, ce n’est pas Joe Biden qui mène la barque à Washington, mais Benjamin Netanyahou. En témoigne le refus répété d’Israël de répondre aux appels des USA à mettre fin aux massacres et aux déplacements massifs de civils dans la bande de Gaza.

Les USA se sont déjà engagés à garantir le cessez-le-feu et les accords de reconstruction à Gaza, notamment l’accord de Charm El Cheikh qui a suivi la guerre de 2013. Mais ils n’ont jamais respecté cet engagement et n’ont jamais fait pression sur Israël pour qu’il s’y conforme. Des milliers de maisons et de tours détruites lors de cet assaut sont toujours en ruines à ce jour, malgré l’allocation de 5 milliards de dollars pour leur reconstruction.

La direction du Hamas, qui a infligé à Israël la plus grande défaite depuis sa création il y a 75 ans, devrait s’en tenir à ses propres conditions dans leur intégralité. Elle ne doit pas accepter le piège de l’accord que les agences de renseignement US et arabes ont conçu et tentent de lui vendre. Ses principaux objectifs sont d’épargner à Israël une défaite ou d’en réduire l’impact, d’imposer ses conditions à la résistance palestinienne par la terreur et le génocide, de désamorcer la colère populaire croissante à l’égard des USA et d’Israël dans le monde arabe et d’anticiper les rébellions contre les dirigeants complices.

Le sponsor usaméricain de l’accord, ainsi que la plupart de ses alliés européens, n’ont jamais exigé l’arrêt de la guerre génocidaire à Gaza, mais l’ont soutenue au nom de la « légitime défense ». Il ne s’est jamais opposé à l’interdiction de l’aide humanitaire ou à la famine délibérée des deux millions d’habitants de la bande de Gaza qui peuvent à peine trouver une bouchée de pain ou une goutte de lait pour garder leurs enfants en vie.

La victoire exige de la patience et sa réalisation approche à grands pas. 550 000 soldats israéliens n’ont pas réussi à contrôler totalement la bande de Gaza, à écraser la résistance, à tuer ou à capturer ses dirigeants. L’État d’occupation a reçu un coup de massue qui a ébranlé les piliers de son existence et veut, avec l’aide des USA, déraciner la résistance en détruisant la population qui l’abrite.

 

Patrick Chappatte, Le Temps, Suisse,  2019

04/09/2022

RONNY BLASCHKE
La foire aux vanités : comment la Coupe du monde de football est devenue un objet de prestige pour les autocrates

Ronny Blaschke, Neue Gesellschaft, 4/7/2022
Traduit par
Fausto Giudice
 Versión española

 

Ronny Blaschke est un journaliste indépendant allemand spécialisé dans l'arrière-plan politique du sport. Il travaille entre autres pour le Deutschlandfunk, la Süddeutsche Zeitung et la Neue Zürcher Zeitung. Auteur de cinq livres dans lesquels il examine la violence, les formes de discrimination et la géopolitique dans le football. Son dernier ouvrage en date de 2020 est Machtspieler - Fußball in Propaganda, Krieg und Revolution (Joueurs de pouvoir - Le football dans la propagande, la guerre et la révolution). Il est par ailleurs actif dans l'éducation politique. twitter.com/RonnyBlaschke

Depuis l'attribution de la Coupe du monde de football au Qatar, il est moins question de sport que d'achat de voix, d'exploitation des travailleurs sur les chantiers et de violation des droits humains fondamentaux. Dans le classement de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières pour l'année 2021, le Qatar occupe la 128e  place sur 180 États. Les homosexuels doivent s'attendre à des persécutions. Les partis politiques sont interdits au Qatar. Les médias indépendants qui remettent en question la monarchie héréditaire n'existent pas. Mais du 21 novembre au 18 décembre 2022, la partie du monde passionnée de football aura les yeux rivés sur Doha, au Qatar. Et redorera comme il se doit le blason de cet émirat autoritaire.

 C'était un signe de rejet. Lors de la demi-finale de la Coupe d'Asie 2019, des spectateurs du pays hôte Abou Dhabi lancent des bouteilles et des chaussures sur l'équipe du Qatar. Abu Dhabi est la capitale des Émirats arabes unis, une riche monarchie pétrolière du Golfe persique. Les EAU sont un partenaire important de l'Arabie saoudite. Les deux pays résistent à leur manière à l'influence croissante du Qatar.

 Trois jours après la demi-finale, le Qatar remporte la finale contre le Japon et devient pour la première fois champion d'Asie. Les politiques et les fonctionnaires sportifs des EAU boycottent la cérémonie de remise des prix. « Le football est le reflet des tensions dans le Golfe », explique Jassim Matar Kunji, ancien gardien de but dans la ligue professionnelle qatarie et désormais journaliste pour la chaîne de télévision Al Jazeera. « Des contrats de sponsoring ont été annulés entre les pays et des transferts de joueurs ont été annulés ».

En 2017, un vieux conflit s'est aggravé dans le Golfe. À l'époque, l'Arabie saoudite avait imposé un blocus économique au Qatar. Les EAU, le Bahreïn et l'Égypte se sont joints à eux et ont également suspendu leurs relations diplomatiques avec Doha. Ils reprochaient au Qatar de soutenir des groupes terroristes et d'entretenir une trop grande proximité avec les Frères musulmans et l'Iran. L'Arabie saoudite a suspendu ses exportations de produits alimentaires au Qatar. La compagnie aérienne nationale Qatar Airways n'a plus été autorisée à utiliser l'espace aérien saoudien.

« De nombreux Qataris ont cru à la possibilité d’une invasion saoudienne », explique Jassim Matar Kunji. L'armée saoudienne compte environ 200 000 soldats, celle du Qatar 12 000. Pour compenser son infériorité militaire, le Qatar poursuit une coûteuse stratégie de soft power : avec des investissements de plusieurs milliards dans la culture, la science - et le football, avec de grandes manifestations, des participations à des clubs ou des partenariats de sponsoring avec le Paris Saint-Germain ou le FC Bayern Munich. L'organisation de la Coupe du monde de football fin 2022 est la partie la plus importante de cette stratégie.

Il y a un peu plus de 50 ans, les centres de pouvoir arabes se trouvaient encore au Caire, à Bagdad et à Damas. Les petits cheikhats de la péninsule arabique comme le Koweït, Bahreïn ou les EAU ne jouaient encore aucun rôle. Le Qatar, contrôlé en dernier lieu par les Britanniques, comptait à peine 100 000 habitants l'année de son indépendance en 1971 et était sous la protection militaire de l'Arabie saoudite. En 1990, le tout-puissant Irak a envahi le Koweït et les USA se sont sentis obligés d’intervenir pour le libérer. Les petits États de la région ont pris conscience qu'ils seraient nettement en position d’infériorité en cas d'attaque comparable.

Traditionnellement, les décisions les plus importantes au Qatar étaient prises par une poignée de personnes, écrit le politologue Mehran Kamrava dans son livre Qatar : Small State, Big Politics. Au pouvoir depuis des décennies : la dynastie Al Thani, originaire d'Arabie saoudite. En 1995, Hamad ben Khalifa Al Thani a déposé son propre père lors d'un coup d'État sans effusion de sang. En Arabie saoudite et aux EAU, les dirigeants craignaient que le pouvoir ne leur échappe également.

Pour un avenir sans pétrole ni gaz

Le nouvel émir voulait libérer le Qatar de l'emprise de l'Arabie saoudite et a entamé une modernisation. Il a fait construire la chaîne d'information Al Jazeera au milieu des années 90 et a ouvert l'économie aux investisseurs étrangers. Des antennes d'universités renommées des USA, de Grande-Bretagne et de France, trois des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU, se sont installées à Doha.