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15/10/2022

JUAN PAZ Y MIÑO
Bolivie : l'expérience de l'économie sociale, communautaire et productive

 Juan José Paz y Miño Cepeda, 19/92022
Original : Bolivia: la experiencia de la economía social, comunitaria y productiva

Traduit par Rafael Tobar, édité par Fausto Giudice, Tlaxcala

Voilà un sujet d’étude qui devrait être privilégié dans les milieux académiques et universitaires où la théorie économique qui provient des pays capitalistes centraux continue de dominer, bien qu'elle ne réponde pas aux réalités historiques de l'Amérique latine. Celles-ci méritent des approches  absolument différentes.


“Wiphala, symbole de victoire sur le fascisme” : fresque murale inaugurée en mai 2022 avenue Jean-Jaurès à Gentilly (Val-de-Marne, France)

Au début des années 1960, l'Équateur et la Bolivie (mais aussi le Paraguay) étaient les pays les plus en retard d'Amérique du Sud.

Le « tableau économique du sous-développement » qu'ils offraient était aussi comparable à celui d'autres pays d'Amérique centrale : proto-capitalisme, pouvoirs oligarchiques, analphabétisme, misère, pénurie de logements, absence de services de base, formes de travail agricole essentiellement précaires, ruralité, etc.

Ces pays n'étaient pas encore entrés dans « la phase de démarrage » que certains analystes considéraient comme une voie d'avenir, si l’on se réfère à l'idéologie des « étapes de la « croissance économique » formulée par W. W. Rostow.

En 1809, les premières révolutions d'indépendance dans les régions hispano-américaines d'Amérique latine éclatèrent aussi bien à Chuquisaca qu’à La Paz (Haut-Pérou) et à Quito.

Dans ces deux pays, les républiques du XIXe siècle étaient sous l'hégémonie d'oligarchies foncières (Équateur) et minières (Bolivie).

Les militaires devinrent des acteurs permanents de la politique bolivienne, un trait caractéristique que le pays n'a pas non plus surmonté au XXe siècle.

Aux incessantes dictatures s'ajoutèrent les conflits territoriaux avec les voisins.

La Bolivie perdit son accès à la mer lors de la guerre du Pacifique (1879-1884).

En Équateur, la révolution libérale (1895) scella les querelles politiques du XIXe siècle.

Mais les processus anti-oligarchiques et nationalistes visant à promouvoir les économies sociales n'ont eu lieu qu'au XXe siècle : à partir de la Révolution Julienne (1925) en Équateur et en Bolivie avec les militaires nationalistes entre 1932-1946, et surtout avec l’impressionnante révolution populaire de 1952, un événement qui, en raison des profonds changements qu’il a entraîné, se situe entre la révolution mexicaine (1910) et la révolution cubaine (1959).

C’est grâce au développementalisme [1] des années 1960 et 1970, où l'État jouait un rôle économique central, le capitalisme moderne « décolla » en Équateur et partiellement en Bolivie.

Puis vint l'ère Reagan (1981-1989), les conditionnalités du FMI [2] et la mondialisation transnationale, qui unifièrent un autre décollage en Amérique latine : celui du néolibéralisme.

En Équateur, le néolibéralisme fut mis en place par León Febres Cordero (1984-1988) et fut consolidé par les gouvernements successifs jusqu'au début du XXIe siècle.

En Bolivie, le néolibéralisme émergea avec Víctor Paz Estenssoro (1985-1989) qui, paradoxalement, avait été le premier président « populiste » de la Révolution entre 1952 et 1956.

Dans les deux pays, le néolibéralisme fut tributaire de l'autoritarisme, de l'effondrement du contrôle de l'État sur l'économie, de la mise à mal des institutions démocratiques, des passe-droits des élites riches et des grands groupes économiques, tandis que les conditions de vie et de travail de la plupart des pays d’Amérique Latine se dégradaient.

C'est la réaction contre ce « modèle » qui a conduit à la victoire présidentielle d'Evo Morales en Bolivie (2006-2019), de Rafael Correa en Équateur (2007-2017) et d'un certain nombre de dirigeants latino-américains représentatifs du premier cycle progressiste de l’Amérique Latine, largement étudié par les sciences sociales latino-américaines.

Tous ont remis en question le néolibéralisme et plusieurs ont progressé dans la construction d'économies sociales.

La Constitution de 2008 en Équateur et celle de 2009 en Bolivie ont renforcé le cadre historique des nouvelles économies, fait des avancées en matière de principes et de droits,  ont reconnu la plurinationalité et ont proclamé le Sumak Kawsay [3].

Le Sumak Kawsay (Bien vivre) comme renouveau de la société quechua, peinture de Juan César Umajinga Umajinga, Quilotoa, d’après Alfonso Toaquiza de Tigua. Collection personnelle Joe Quick

Dans les deux pays, les capacités de l’État ont été restaurées, les services publics essentiels ont été renforcés et étendus, de même que les investissements étatiques ; des systèmes fiscaux progressifs redistribuant les richesses ont été rétablis.

En outre, des subventions et des « aides » pour la population la plus démunie ont été étendues, de même que les intérêts privés ont dû être assujettis aux intérêts publics et aux droits du travail ainsi qu’aux droits sociaux et environnementaux, tout cela dans le nouveau cadre institutionnel.

La Bolivie, dont la majeure partie de la population est indigène, progressa vers un État plurinational, nationalisa les hydrocarbures, les mines et autres ressources, et mena des politiques sans précédent autour de  la culture ancestrale de la coca.

Les acquis sociaux de ces politiques ont été pleinement vérifiés par des organismes internationaux tels que la CEPAL [4], le PNUD [5], l'OIT [6] et même la Banque mondiale et le FMI.

Cela se matérialisa surtout dans la vie quotidienne des populations et dans le soutien des citoyens à leurs dirigeants.

Bien entendu, la société s'est également polarisée, car les oligarchies d'affaires et les élites riches, autrefois bénéficiaires du néolibéralisme créole, aux côtés de la droite politique, des médias hégémoniques et des intérêts impérialistes, non seulement ont convergé dans l’opposition, mais ont également créé un climat de résistance constante et même de conspiration car ils considéraient le « socialisme du 21e  siècle » comme un ennemi.

En Équateur, le « changement de cap » inattendu du gouvernement de Lenín Moreno (2017-2021) mit fin à la voie de l'économie sociale et restaura l’oligarchie néolibérale. À cet effet, il persécuta le « corréisme» [7], abandonna l’intérêt pour les ressources économiques, les biens et services publics, restaura les privilèges des élites traditionnelles et fit en sorte que le pays retrouve des conditions similaires à celles des dernières décennies du XXe siècle.

Un solide bloc de pouvoir s’est ainsi mis en place, consolidé avec le gouvernement de Guillermo Lasso, le banquier élu président en mai 2021.

En Bolivie, il a fallu un coup d'État, l'ascension au pouvoir de Jeanine Áñez (2019-2020), la persécution des dirigeants du gouvernement précédent et la restauration du néolibéralisme à travers l'autoritarisme, le racisme et la répression, ainsi que de terribles massacres comme ceux qui ont eu lieu à Sacaba et Senkata, et qui ont été condamnés par la CIDH [8].

Mais en Bolivie, le retour au néolibéralisme ne put être consolidé, car avec l’élection de Luis Arce Catacora (2020), a été rétabli le modèle d'économie sociale qui est devenu le plus prospère d'Amérique latine, notamment parce qu'il a réussi à surmonter la récession économique de 2015 et celle provoquée par la pandémie de Covid 19.

On a assisté à une croissance constante du PIB, à l’orientation vers la souveraineté économique, environnementale et alimentaire, à une redistribution des revenus entraînant une réduction significative de la pauvreté, un système fiscal progressif et efficace, la protection du travail et le régime de protection communautaire, accompagné d’un soutien à la production nationale et en particulier aux petits et moyens producteurs agricoles, le taux d'inflation le plus bas du monde, ainsi que des mesures d'industrialisation par substitution des importations, le contrôle du commerce des importations et surtout une expansion économique basée sur le marché intérieur et non sur les exportations. La Bolivie  a adopté des positions anti-impérialistes et a expulsé le FMI.

Le président Luis Arce a lui-même écrit plusieurs ouvrages sur le « modèle économique social, communautaire et productif » bolivien. C’est un modèle qui mérite d'être étudié en Amérique latine, non seulement parce qu'il réfute les postulats néolibéraux, mais aussi en raison de ses réalisations sociales, qu'aucun gouvernement conservateur et à la solde des patrons n'a atteint dans la région, y compris au Chili, autrefois modèle des élites patronales.

L’étude de ce modèle  devrait être privilégiée dans les milieux académiques et universitaires, où la théorie économique qui provient des pays capitalistes centraux continue de dominer, bien qu'elle ne réponde pas aux réalités historiques de l'Amérique latine. Celles-ci méritent des approches absolument différents.

NdT

[1] Le développementalisme est une théorie économique se référant au développement, qui tient son origine en Amérique latine. Très commun en Amérique latine dans les années 50 et 60, le développementalisme est considéré par Kathryn Sikkink (1991) comme un modèle économique alors que pour Luis Carlos Bresser-Pereira (2007) il s’agit d'une stratégie nationale de développement. Voir https://www.etudier.com/dissertations/La-Cepal-Et-Les-D%C3%A9veloppementalistes/548342.html

[2] Dans son acception la plus large, le terme de conditionnalité recouvre à la fois la conception des programmes appuyés par le FMI — c’est-à-dire les politiques macroéconomiques et structurelles — et les instruments spécifiques utilisés pour suivre les progrès accomplis vers les objectifs fixés par le pays en coopération avec le FMI. Selon celui-ci, « la conditionnalité aide les pays membres à résoudre leurs problèmes de balance des paiements sans recourir à des mesures qui porteraient atteinte à la prospérité nationale ou internationale ». Voir https://www.imf.org/fr/About/Factsheets/Sheets/2016/08/02/21/28/IMF-Conditionality

[3]  Sumak kawsay est un néologisme en quechua créé dans les années 1990 par des organisations socialistes-indigènes. Créé à l'origine comme une proposition politique et culturelle, les gouvernements équatorien et bolivien l'ont ensuite adopté. Le terme fait référence à la mise en œuvre d'un socialisme qui s'éloigne de la théorie socialiste occidentale et embrasse plutôt le savoir et le mode de vie ancestral et communautaire du peuple quechua. En Équateur, il a été traduit par buen vivir ou "bonne vie", bien que les experts de la langue quechua s'accordent à dire qu'une traduction plus précise serait "la vie abondante". Voir https://fr.wikiinfo.wiki/wiki/Sumak_kawsay

[4] Fondée en 1948, La Commission économique pour l'Amérique latine et les Caraïbes (CEPAL en espagnol: Comisión Económica para América Latina) est une commission régionale de l'Organisation des Nations Unies (ONU). La CEPAL est rebaptisée CEPALC en 1985.. Elle publie des statistiques économiques de référence sur l'Amérique Latine.Voir https://www.cepal.org/es

[5] Le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) fait partie des programmes et fonds de l'ONU. Son rôle est d'aider les pays en développement en leur fournissant des conseils mais également en plaidant leurs causes pour l'octroi de dons. Voir https://www.undp.org/fr

[6] L'Organisation internationale du travail ou OIT est depuis 1946 une agence spécialisée de l'ONU. Sa devise, si vis pacem, cole justitiam, est gravée dans la pierre de ses locaux. Le Bureau international du travail est le secrétariat permanent de l'OIT Voir https://www.ilo.org/global/lang--fr/index.htm

[7] Lancé en 2005, le « corréisme » est un courant politique équatorien composé de partisans du président Rafael Correa. Ce courant politique est fondé sur un socialisme revisité qui se définit comme « socialisme du XXIe siècle ».

[8] Crée en 1959, la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) est l’un des deux organismes de protection des droits de l’homme de l’Organisation des États américains (OEA), l’autre étant la Cour interaméricaine des droits de l’homme. Son siège est à Washington. Voir https://www.oas.org/fr/cidh/

26/09/2022

ALFREDO SERRANO MANCILLA
Anatomie de la deuxième vague progressiste en Amérique latine

 Alfredo Serrano Mancilla, CELAG, 7/9/2022
Traduit par Rafael Tobar, édité par
Fausto Giudice, Tlaxcala


Alfredo Serrano Mancilla (La Línea de la Concepción, Al Andalous, 1975), “Andalou latinoaméricain”, est docteur en économie de l'Université autonome de Barcelone (UAB), en Catalogne. Il a effectué des séjours pré-doctoraux à Modène et Bologne (Italie) et à Québec et a été boursier postdoctorant à l'Université Laval (Québec). Il est spécialiste de l'économie publique, du développement et de l'économie mondiale. Il enseigne au niveau du troisième cycle et du doctorat dans des universités internationales. Auteur de livres tels que América Latina en disputa, El pensamiento económico de Hugo Chávez, ¡A Redistribuir ! Ecuador para Todos et Ahora es Cuándo Carajo. Chroniqueur sur Página 12, La Jornada, Público, Russia Today et Radio La Pizarra. Actuellement directeur exécutif du Centro Estratégico Latinoamericano de Geopolítica (CELAG). @alfreserramanci

Pour comprendre l’actuel phénomène de la vague progressiste en l’Amérique Latine, il ne suffit pas de faire de grandes classifications, il faut faire une analyse fine et détaillée et prendre en compte la complexité et les subtilités de chaque processus.

La généralisation est toujours une arme à double tranchant ; d'un côté, elle est utile car elle classifie et simplifie, mais d’un autre côté, elle est risquée car elle fait perdre la complexité et les subtilités.

L'expression « Deuxième vague progressiste» est née précisément de la volonté de trouver une catégorie unique qui puisse expliquer le fait que l'ensemble des processus politiques qui se sont déroulés en Amérique latine au cours des cinq dernières années (2017-2022) constitue un «tout».

Les victoires d'Andrés Manuel López Obrador au Mexique, d'Alberto Fernández en Argentine, de Luis Arce en Bolivie après le coup d'État de 2019, de Pedro Castillo au Pérou, de Gabriel Boric au Chili, de Xiomara Castro au Honduras et de Gustavo Petro en Colombie constituent sans aucun doute un nouveau phénomène géopolitique.

Ces nouveaux gouvernements ont pour point commun de freiner le néolibéralisme en vigueur dans chacun de leurs pays respectifs, mais aussi de se développer dans un temp historique différent de celui de la « Première vague progressiste », ce qui les différencie à leur tour de leurs prédécesseurs.

Toutefois, malgré certains traits caractéristiques communs, il serait erroné de les considérer comme un bloc monolithique et homogène.

Chaque ensemble spécifique est très différent des autres. L'histoire politique chilienne n'est pas comparable à celle du Mexique , ni celle de la Colombie à celle de la Bolivie.

Chaque processus a ses tensions, aussi bien internes qu'externes. Même le néolibéralisme n’agit pas de la même manière dans chaque pays.

Même la manière dont les élections sont gagnées est aussi différente.

Ce n'est pas la même chose d'obtenir une victoire au second tour avec la plus petite marge après avoir obtenu un faible 10 ou 12% des voix au premier tour (comme dans les cas de Castillo au Pérou et Boric au Chili), que de gagner au premier tour de manière écrasante (en l’occurrence, Luis Arce et Andrés Manuel López Obrador ont obtenu respectivement 46% et 33% des suffrages).

On ne peut pas non plus assimiler superficiellement le type de “front” qui constitue la base électorale et politique dans  chaque pays. Le degré d'hétérogénéité est très diversifié.

Le Pacte historique colombien n'a pas grand-chose à voir avec l’Accord d'Escazú chilien; ou le Morena (Mouvement de régénération nationale) mexicain avec la fragmentation politique complexe du Pérou; ou le Frente de Todos d'Argentine avec le MAS (Mouvement vers le Socialisme) de Bolivie.

Et enfin, il ne faut pas négliger les différences entre les dirigeants eux-mêmes, qui ont des biographies inégales, y compris en termes d'âge.

Certains ont connu la prison et d'autres les luttes universitaires ; certains viennent de la campagne et d'autres de la grande ville; il y a ceux qui ont déjà une expérience de la gestion publique et ceux qui n'avaient jamais gouverné auparavant.

Tout ce subtil mélange doit être pris en compte dans l'analyse de ce deuxième moment historique en Amérique latine, car cela nous aidera certainement à expliquer les possibles divergences qui pourraient apparaître dans les mois et les années à venir.

En d'autres termes, si l'un de ces processus vacille, comme cela a été le cas au Chili avec la défaite du référendum constitutionnel de 2022, nous devrions rejeter catégoriquement l’idée qu'immédiatement après vient la fin du cycle progressiste en Amérique Latine.

Ce serait à la fois injuste et inexact, car mon hypothèse de départ est que nous sommes face à un cycle davantage fragmenté, moins compact que le précédent et que ces gouvernements auront sûrement des parcours très différents les uns des autres.

Jusqu'à présent, ces gouvernements ont montré de grandes divergences dans la gestion de la politique étrangère, dans les questions économiques, dans la manière de communiquer, dans les horizons du possible, dans leur relation avec leurs opposants et avec leurs sympathisants, dans la façon dont ils gagnent de l'autorité, dans le temps qu’il leur faut pour prendre des décisions et, disons-le, également dans le degré de modération de leurs actions.

Comme pour la dynamique des fluides, il faut étudier chaque vague en profondeur et connaître ses propriétés et sa composition : son amplitude, sa montée, sa périodicité, son point culminant, sa courbe, sa chute et sa fréquence d’onde.

Parce que chaque vague n’est ni semblable à la précédente ni uniforme.