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14/10/2022

HAMID DABASHI
Comment le corps des femmes iraniennes est devenu un champ de bataille idéologique

Hamid Dabashi, Middle East Eye, 28/9/2022
 
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Hamid Dabashi (Ahvaz, Khouzistan, Iran, 1951) est titulaire de la chaire Hagop Kevorkian d'études iraniennes et de littérature comparée à l'université Columbia de New York. Ses derniers livres sont Reversing the Colonial Gaze : Persian Travellers Abroad (Cambridge University Press, 2020), The Emperor is Naked : On the Inevitable Demise of the Nation-State (Zed, 2020) et On Edward Said : Remembrance of Things Past (Haymarket, 2020).
@DabashiHamid

Le dévoilement forcé dans les sociétés « démocratiques » est aussi pernicieux que le voile forcé dans n'importe quelle partie du monde musulman

Manifestation contre le président iranien Ebrahim Raisi devant des Nations Unies le 21 septembre 2022 à New York (AFP)

La mort en détention d'une jeune Iranienne, Mahsa (Jina) Amini, a une fois de plus attiré l'attention mondiale sur la question du voile obligatoire en Iran.

Amini était une femme de 22 ans originaire de Saqqez, dans le nord-ouest du Kurdistan d'Iran, qui rendait visite à sa famille à Téhéran. Le 16 septembre, elle a été arrêtée dans les rues de Téhéran par une unité de la soi-disant “police des mœurs”, Gasht-e Ershad, comme on l’appelle et la craint en Iran ; probablement agressée physiquement, elle est tombée dans le coma en détention et est morte. 

Des responsables iraniens, dont le Président Ebrahim Raisi, ont appelé à une enquête sur sa mort. Raisi a également appelé la famille d'Amini en exprimant ses condoléances.

Mais ce fut trop peu, trop tard. Des protestations généralisées ont été signalées dans tout le pays - et des dizaines de personnes ont été tuées - avec la mort tragique d'Amini servant de point de déclenchement d’une colère et une frustration refoulées contre le régime au pouvoir.

Alors que les organes de l'État tentent de minimiser l'incident et d'écraser violemment les manifestations, les journalistes expatriés se sont rassemblés dans des médias comme BBC Persian ou Radio Farda pour comme d’'habitude monter en épingle leurs reportages et présenter l'ensemble de la protestation comme le signe que le régime de Téhéran est sur le point de tomber.

Les Moujahidine du peuple (Mujahideen-e Khalq , MEK) discrédités et les monarchistes entourant le fils de l'ancien Shah Reza Pahlavi se sont joints aux agitateurs professionnels au service des changeurs du régime usaméricains et ont pris le train en marche pour utiliser cet incident à leurs propres fins politiques.

Une forte composante islamophobe de l'activisme de clavier iranien a également abusé de l'occasion pour diaboliser toute l'idée des habitudes vestimentaires des femmes musulmanes. Il faut donc faire preuve d'une extrême prudence pour ne pas confondre cette coterie d'agents provocateurs hors d'Iran avec le véritable soulèvement à l'intérieur du pays. Il y a aussi beaucoup d'Ahmad Chalabi et Kanan Makiya parmi les expatriés iraniens.  

« Moralité » et classe

La terreur que les idéologues, la composante salafiste et talibanesque du régime iranien, exercent sur leurs citoyens ne se limite pas à, mais commence par, la régulation des codes vestimentaires des femmes iraniennes - en particulier les femmes pauvres et de classe moyenne.

Les femmes dans les parties les plus riches et les plus opulentes de Téhéran se soucient très peu de ces codes, et la soi-disant “police des mœurs” qui est elle-même formée principalement de personnes issues de familles pauvres et de la classe moyenne, n'ose pas les approcher.

La dynamique de pouvoir entre les riches et les pauvres - les puissants et les sans-pouvoir - révèle ici une banalité systémique qui définit le tissu même de la société iranienne sous le régime islamique.

Des décennies de sanctions usméricaines contre l'Iran ont exacerbé le terrible fossé entre les très pauvres et les obscènement riches en Iran. Les partisans et les facilitateurs du régime au pouvoir ont amassé des richesses astronomiques grâce à des pratiques commerciales louches et à une corruption profondément enracinée.

Dans un essai publié en 2009, Djavad Salehi Ispahani, un économiste iranien largement respecté basé aux USA, a résumé brièvement la condition post-révolutionnaire : « En Iran, les faits concernant l'évolution de l'égalité sont vivement débattus. Toutefois, les données du Centre statistique iranien montrent que les inégalités ont changé en termes de dépenses des ménages, de niveau d'instruction et d'accès aux soins de santé et aux services de base. Le tableau qui se dégage est mitigé : succès de l'amélioration du niveau de vie et de la qualité de vie des pauvres, et échec de l'amélioration de la répartition globale des revenus."  

Depuis la publication de cet article, les choses ont radicalement changé pour le pire - en partie à cause des sanctions étouffantes des USA.  Alors que le soulèvement social de 2017-2018 – moins de dix ans après la publication de l'article - a été principalement alimenté par les pauvres et pour des raisons économiques, le soulèvement actuel a lié ces problèmes économiques persistants aux préoccupations sociales principalement des classes moyennes concernant le comportement abusif de l'État à l'égard des femmes et le voile obligatoire.

Comme l'a révélé le soulèvement de 2017-2018, les lignes de faille économiques du régime au pouvoir, et les protestations déclenchées par le meurtre d'Amini en détention révèlent les aspirations frustrées d'une génération hautement compétente et connectée avec une conception d'elle-même différente de celle que l'État totalitaire lui permet d'exprimer.    

Du voile obligatoire au dévoilement obligatoire

Malgré la coalescence d'autres questions économiques tout aussi importantes, si ce n'est plus, au cœur de ces manifestations actuelles se trouve le voile obligatoire des femmes iraniennes contre leur gré.

Certes, il y a des millions de femmes iraniennes qui portent le hijab volontairement et fièrement comme signe de leur foi et de leur identité. Mais il y a aussi des millions d'autres femmes qui ne souhaitent pas que cette pratique leur soit imposée violemment.  

Le voile obligatoire qui a été initié peu de temps après que la République islamique a été proclamée était en contestation directe du dévoilement obligatoire, ou kashf-e hijab, que Reza Shah Pahlavi avait imposé aux femmes iraniennes quand il a pris le pouvoir dans les années 1930.


Reza Shah, "libérateur" de la nation iranienne, symbolisée pâr une femme-enfant dévoilée, dans un dessin du magazine Nahid (Venus) du 12 mai 1928

Deux tyrans, Reza Shah et l'ayatollah Khomeini, se sont concentrés sur le maintien de l'ordre dans les corps des femmes comme lieu de leurs idéologies respectives de pouvoir et de domination, les corps des femmes étant le champ de bataille idéologique de leurs pratiques patriarcales.

La première manifestation sociale massive contre le voile obligatoire de la République islamique a eu lieu à l'occasion de la Journée internationale des femmes, le 8 mars 1979. Plus de 40 ans plus tard, le régime a lamentablement échoué à imposer à ses citoyen·nes défiant·es sa brutale surveillance policière du corps des femmes.


Téhéran, 8 mars 1979

Ce à quoi nous assistons en Iran avec l'imposition du voile obligatoire est, bien sûr, l'inverse de ce que nous voyons dans une grande partie de l'Europe et de l'Amérique du Nord où les femmes musulmanes sont systématiquement harcelées si elles choisissent de porter le hijab musulman. Depuis des décennies, pas un seul jour ne passe sans une attaque violente raciste, misogyne et sectaire contre des femmes musulmanes en Europe et aux USA.  

Selon le Southern Poverty Law Center, l'institution très respectée qui documente les crimes de haine, « les groupes de haine anti-musulmans sont un phénomène relativement nouveau aux USA, beaucoup apparaissant après les attentats terroristes du 11 septembre 2001. Ces groupes diffament largement l'islam et colportent des théories complotistes selon lesquelles les musulmans sont une menace subversive pour la nation. Cela crée un climat de peur, de haine et d'intimidation à l'égard des musulman·es ou de ceux·celles qui sont perçu·es comme tels »

Les femmes musulmanes qui portent le hijab sont la cible principale de toute cette industrie de l'islamophobie car elles sont les plus visibles. Ces crimes ne sont pas seulement le fait d'un gang de gorilles racistes bien financés par des millionnaires islamophobes.


Dans toute l'Europe ainsi qu'aux USA, il y a eu une législation ciblant les femmes musulmanes et leur hijab. Des interdictions totales ou partielles du hijab musulman ont été introduites en Autriche, en France, en Belgique, au Danemark, en Bulgarie, aux Pays-Bas, en Allemagne, en Italie, en Espagne (dans certaines localités de Catalogne), en Suisse, en Norvège et ailleurs.

Les USA ne vont pas mieux. Dans un article important du Hastings Race and Poverty Law Journal de 2008, Aliah Abdo écrit : « Le premier amendement de la Constitution des États-Unis garantit la liberté de religion, mais le climat sociopolitique et juridique actuel a permis diverses restrictions sur le hijab, le foulard porté par les femmes musulmanes. »

L'article, intitulé “The Legal Status of Hijab in the United States”, détaille « les restrictions et interdictions affectant le port du hijab dans les milieux éducatifs, l'emploi, l'entrée dans les prisons, les photos de permis de conduire d'État, les compétitions sportives, les aéroports, et devant les tribunaux, notant une tendance alarmante à la fois au niveau international et national."

Le dévoilement forcé en Amérique du Nord, en Europe ou en Inde est aussi pernicieux que le voile obligatoire en Iran, en Afghanistan ou dans toute autre partie du monde musulman. Les deux pratiques, bien qu’opposées en apparence, sont identiques en réalité, transformant le corps d'une femme musulmane en un champ de bataille d'idéologies opposées de contrôle corporel et de biopouvoir. Insister sur le choix de porter le hijab est donc aussi vital en Amérique du Nord et en Europe que le droit de ne pas le porter dans des endroits comme l'Iran ou l'Afghanistan.

Le monde dans son ensemble ne peut plus tolérer l'hypocrisie et la pratique du deux poids, deux mesures en ce qui concerne l'assujettissement des femmes en tant que citoyennes de deuxième ordre dans leur propre pays. Aucun pays européen ni les USA ne peuvent dénoncer le comportement abusif de l'État iranien tout en abritant les formes les plus vicieuses d'islamophobie ciblant les femmes musulmanes dans leur propre pays.  

Un soulèvement mené par des femmes 

Le comportement violent du régime islamiste au pouvoir en Iran est à la fois inquiétant et embarrassant pour les femmes musulmanes en Iran et à l'étranger qui choisissent de porter le hijab, et ce par fierté et identité. Il est impossible d'imaginer une femme musulmane qui choisit de porter le hijab aux USA ou en Europe ou ailleurs en tolérant son imposition violente aux femmes qui ne veulent pas le porter.  

La mort d'Amini en Iran a déjà marqué un soulèvement social massif dans tout le pays, révélant une fois de plus au monde entier le fait que le régime au pouvoir a violemment imposé une jurisprudence draconienne de peur et d'intimidation pour maintenir son emprise tyrannique sur le pouvoir.

L’appareil de propagande, de sécurité, de renseignement et militaire du régime peut ou pas réussir à écraser ce soulèvement comme il l’a fait dans les vagues de révolte précédentes.

Mais le fait indubitable demeure que la République islamique, en tant qu'appareil d'État, n'a pas réussi catégoriquement à générer un iota de légitimité pour elle-même plus de 40 ans après avoir volé les rêves et les aspirations d'un avenir démocratique pour des millions d'Iraniens.

Vers cet avenir démocratique, le résultat positif le plus significatif qui puisse résulter de ce soulèvement est que les femmes le dirigent et en définissent le cours et les conséquences. Mais le terme « femmes » ne doit pas être pris comme un terme générique, car deux intersections sont cruciales : la dynamique de classe et le symbolisme du voile. 

La cause légitime du choix des femmes de porter ou non le hijab doit croiser la dynamique entre la classe ouvrière et la classe moyenne. Quand les femmes voilées et dévoilées, les travailleuses et les femmes de la classe moyenne, se réuniront pour mener ce soulèvement, alors enfin nous aurons une révolution sous les yeux.

Avant cela, méfiez-vous des gadgets et des contrefaçons des changeurs de régime basés aux USA avec un opportuniste de carrière comme porte-parole pour rien d’autre que leurs propres intérêts pathétiques.

Personne ne parle au nom d'Amini sauf les voix fortes mais sourdes d'un soulèvement social massif à la recherche des termes de sa propre émancipation. Posez vos oreilles sur le sol et écoutez attentivement. Les subalternes de par le monde ne parlent pas anglais.  

                             Zan, Zendaji, Azadi Femme, Vie, Liberté  زن، زندگی، آزادی