Bulát Shálvovich
Okudzháva (1924-1997) fue un cantautor soviético de origen georgiano, uno de
los fundadores del género ruso llamado «canción de autor» (avtorskaya pesnya). Escribió
unas 200 canciones, mezcla de la poesía y las tradiciones folclóricas rusas y
el estilo chansonnier francés, representado por contemporáneos de Okudzhava
tales como Georges Brassens.
Aunque sus canciones nunca fueron abiertamente políticas (en contraste con las
de sus compañeros bardos), la frescura y la independencia del arte de Okudzhava
representaron un desafío sutil a las autoridades culturales soviéticas, que
durante muchos años se negaron a dar sanción oficial a sus canciones.
Aquí no cantan los pájaros
ni crecen los árboles.
Y sólo nosotros, hombro con hombro,
nos arraigamos aquí, en la tierra.
El planeta arde y gira,
el humo cubre nuestra patria.
Y eso significa que necesitamos una victoria,
una para todos. ¡No escatimaremos el precio!
Nos espera el fuego mortal
que, pese a todo, nada puede.
Fuera dudas:
se adentra en la noche
en solitario
nuestro 10º batallón de desembarco,
nuestro 10º batallón de desembarco.
Acaba de cesar el combate,
y ya está sonando otra orden
el correo se va a volver loco
buscándonos.
Vuela un cohete rojo,
dispara la ametralladora.
Y eso significa que necesitamos una victoria,
una para todos. ¡No escatimaremos el precio!
Nos espera el fuego mortal
que, pese a todo, nada puede.
Fuera dudas:
se adentra en la noche
en solitario
nuestro 10º batallón de desembarco,
nuestro 10º batallón de desembarco.
Desde Kursk y Oriol
la guerra nos ha llevado
hasta las mismas puertas del enemigo.
Eso es lo que hay, hermano…
Algún día nos acordaremos de todo esto
y ni nosotros mismos nos los creeremos,
pero hoy necesitamos una victoria,
una para todos. ¡No escatimaremos el precio!
Nos espera el fuego mortal
que, pese a todo, nada puede.
Fuera dudas:
se adentra en la noche
en solitario
nuestro 10º batallón de desembarco,
nuestro 10º batallón de desembarco.
Boulat Chalvovitch Okoudjava (1924-1997) fut un
auteur-compositeur-interprète soviétique d’origine géorgienne. Considéré comme
l'un des plus importants chanteurs de langue russe, avec Vladimir Vyssotski,
son œuvre exprime son horreur de la guerre, l'observation patiente de la
société soviétique et les amours douloureuses. Il est LE chanteur du quartier
de l'Arbat à Moscou. On le surnomme parfois le « Brassens soviétique ». Il est
également l'auteur de plusieurs romans.
« Cette voix qui chantait comme personne avant, sans aucune fausse note de
patriotisme, sur Moscou, sur la guerre, traduisait la nostalgie d'une patrie
qui n'est plus. Rien de politique dans ses chansons, mais tant de sincérité,
tant de douleur que les autorités n'ont pas pu le supporter. Poursuivi par la
haine et la sottise, Boulat Okoudjava aura sans doute été le premier poète
persécuté sous nos yeux».
Vladimir Boukovski (Mémoires)
Ici les oiseaux ne chantent pas
Les arbres ne poussent pas
Et nous seuls, épaule contre épaule,
Poussons ici sur la terre.
La planète brûle et tourne
La fumée recouvre notre patrie
Et donc, il nous faut la victoire
Un pour tous. Nous sommes prêts à payer le prix !
(Refrain) Une mort terrible nous attend
Mais rien ne peut nous arrêter.
Plus de doutes !
Il s’enfonce, solitaire
Dans la nuit
Notre 10ème
bataillon amphibie
Notre 10ème
bataillon amphibie
A peine la bataille finie
Retentit un nouvel ordre de combat
Le facteur va devenir fou
A nous chercher.
Une fusée rouge traverse le ciel
Une mitrailleuse tire.
Et donc, il nous faut la victoire
Un pour tous. Nous sommes prêts à payer le prix !
(Refrain) Une mort terrible nous attend
Mais rien ne peut nous arrêter.
Plus de doutes !
Il s’enfonce, solitaire
Dans la nuit
Notre 10ème
bataillon amphibie
Notre 10ème
bataillon amphibie
De Koursk et d’Orel
La guerre nous a menés
Aux portes de l’ennemi
C’est comme ça, mon frère
Un jour, nous nous souviendrons de tout cela
Et nous-mêmes n’y croirons pas.
Mais aujourd’hui, il nous faut une victoire
Un pour tous. Nous sommes prêts à payer le prix !
(Refrain) Une mort terrible nous attend
Mais rien ne peut nous arrêter.
Plus de doutes !
Il s’enfonce, solitaire
Dans la nuit
Notre 10ème
bataillon amphibie
Notre 10ème
bataillon amphibie
À l’automne 1949 Kateb Yacine, alors âgé de 20 ans, s’embarque à Alger pour Djeddah sur le paquebot Le Providence des Messageries maritimes pour participer au hajj. De ce pèlerinage organisé et contrôlé par les autorités coloniales françaises et administré par la Banque d’Indochine, il rapporte une série d’articles publiés par le quotidien Alger Républicain en novembre 1949. Dans le dernier article de la série, daté du 22 novembre, intitulé Pas de pèlerinage libre sans séparation du culte et de l’État, il écrit :
« ... La joie du retour en terre natale avait tout effacé. Il n’y avait plus place pour aucun souvenir : nous répondions à l’accueil chaleureux de la population accourue sur les quais dès que le Providence avait été visible au large. Pourtant nous n’avions pas mis pied à terre que déjà on nous interrogeait. Et c’est alors que nous avons compris quel lourd devoir nous incombait : la vérité était si pénible à dire à nos interrogateurs si confiants... Mais nous ne pouvions nous taire sur un tel sujet. En dissimulant les peines endurées, les obstacles et les exploitations, nous n’aurions pas seulement caché la vérité. Nous aurions participé à la tromperie, nous serions entrés, nous, victimes du mensonge, dans le camp des menteurs. Aussi sommes-nous nombre de hadji algériens à avoir décidé de tout révéler, pour aussi difficile que cela le sera, après les contes des Mille et Une Nuits diffusés par les troubadours de M. Naegelen [socialiste, gouverneur général de l’Algérie, nommé en 1948, démissionnaire en 1951]. Non, notre pèlerinage n’a pas été libre, comme nos médersas et nos mosquées ne sont pas libres. Est-ce à dire que nous devons montrer la plaie sans chercher à la guérir, est-ce à dire que nous allons renoncer à notre pèlerinage parce que l’administration le déforme et l’utilise contre nous ? Personne ne peut le croire. Il ne nous reste donc plus qu’une voie pour tenir tête aux falsificateurs : engager la lutte dans l’union pour ne plus permettre de telles usurpations. La liberté du culte en Algérie est la première de nos revendications. Ne pas en comprendre l’importance fondamentale, c’est se résigner à voir toujours notre foi tournée en dérision et la terre sainte livrée aux financiers et aux policiers. Il s’agit de rétablir la décence, de faire reculer le mensonge, de ne plus permettre des mystifications aussi cyniques. C’est notre dignité d’hommes qui en dépend, sans compter les sentiments religieux de toute une population déjà opprimée sur tous les autres plans de la vie. Pour ma part, mon premier souci a été de porter témoignage. Il est de bon augure qu’il se soit trouvé un quotidien en Algérie pour accueillir ce témoignage. Sans reculer devant la haine du gouvernement général pour tout ce qui porte un coup à sa scandaleuse ingérence. Nous pouvons donc considérer un premier pas comme accompli. Il reste maintenant une lutte quotidienne, qui est affaire de toute la population, de toutes les organisations, de tous les honnêtes gens, pour le respect et l’indépendance du culte, pour le pèlerinage libre. Ce dernier doit être et rester l’affaire des [associations] cultuelles musulmanes. »
De la Mauritanie à l’Indonésie, la “gestion du culte musulman” dans les empires coloniaux (français, britannique, italien, néerlandais) et en particulier le contrôle des pèlerinages, a fait l’objet de luttes importantes entre colonisés et prépondérants revendiquant le statut de « puissances musulmanes ». Ironie de l’histoire, la puissance française était loin d’appliquer le principe de base de la laïcité, à savoir la séparation des cultes religieux et de l’État. Dans son reportage, Kateb Yacine donne à voir et à entendre la réalité de ce hajj colonial et comment les pèlerins algériens, marocains, tunisiens, ouest-africains vivaient cette expérience tragi-comique, sous la férule de la Banque d’Indochine et face à la Maison Saoud. Les détails qu’il donne sur les clandestins tunisiens à bord du Providence ne manquent pas de sel.
Luc Chantre, auteur d’une thèse doctorale intitulée Le pèlerinage à La Mecque à l’époque coloniale (v. 1866-1940) : France, Grande-Bretagne, Italie (Poitiers, 2012), a publié en 2018 un livre issu de cette thèse, intitulé Pèlerinages d’empire. Une histoire européenne du pèlerinage à La Mecque(Éditions de La Sorbonne). Nous en reproduisons le chapitre 12, Le retour contesté des pèlerinages dʼempire, qu’il introduit par ces mots : « Le vide laissé par les puissances coloniales pendant les années de [la deuxième] guerre [mondiale] a créé un précédent que ne manquent pas d’exploiter les opposants à la colonisation. Tandis que les puissances européennes entendent restaurer, dès 1945, les organisations d’avant-guerre, le principe de ces pèlerinages officiels organisés par terre, mer ou air est de plus en plus critiqué chez les pèlerins musulmans – y compris chez les élites musulmanes, pourtant choyées durant l’entre-deux-guerres – qui réclament davantage de liberté, quelles qu’en soient les conséquences ».
À l’occasion de l’Aïd, nous offrons ces documents à nos amis musulmans et décoloniaux, pour alimenter leurs combats et leurs réflexions.
La notion de futur s’est considérablement modifiée.
Je suis assez âgé pour le savoir par expérience et pas
seulement intellectuellement.
L’avenir révolutionnaire que le socialisme en général
et le marxisme en particulier, critiquant la religion chrétienne qui plaçait la
félicité dans “l’au-delà” et la revendiquant pour notre en-deçà, pour notre
avenir même sur terre (sur la Terre), malgré son apparente prétention à des
améliorations concrètes de la vie humaine, n’a pas cessé d’être une
revendication post vitam.
Le laboureur rouge, de Boris Zvorykin
(1872-1945), 1920 : “Dans les champs sauvages, sur les décombres du féodalisme
et du capital, nous labourerons notre champ”.
La description même de l’URSS comme “paradis des travailleurs” révèle son
caractère de mauvais coup (comme un jeu de bonneteau). Elle a probablement été
faite en toute mauvaise conscience, car au moins les échelons supérieurs de la
nomenklatura le savaient : en URSS, la condition de la classe ouvrière était un
néo-esclavage. Et de ce côté-là, l’accès au paradis était définitivement
inaccessible.
Mais il y avait tout un peuple qui était plein d’espoir. C’est ainsi que la
présence, l’existence de l’URSS a été vécue, grosso modo, entre les années 1950
et les années 1980 (avant, dans les années 1920, le feu révolutionnaire ne
traversait aucun paradis et plus tard, dans les années 1980, les concessions
tactiques successives à l’establishment ont mis fin à l’espoir du feu et à l’espoir
du paradis).
La référence au futur (“socialiste”) exprimait le caractère d’un alibi
idéologique, bien qu’en général les personnes qui adhéraient à de telles “convictions”
(par exemple tous les membres des partis communistes et même socialistes), ne
se percevaient guère comme l’objet d’une temporalité fallacieuse.
1956 est une année clé pour la “chute de ces engagements”, celle d’un
socialisme naïf et massifié (certainement pas pour l’intelligentsia, qui a
longtemps été impliquée dans des débats et des luttes à la vie à la mort).
Car pendant près de 40 ans, la liturgie officielle soviétique a ignoré les “accidents”
de l’anarchisme, du trotskisme, du conseillisme et autres “malformations”, les
considérant comme des anomalies qui n’altéraient pas le corpus (sacré) révolutionnaire.
Le 20e Congrès du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS)
a alors mis en évidence le caractère endogène du mal. D’un certain mal (et non
de tous les maux, comme la droite traditionnelle a immédiatement tenté de l’exploiter
en disculpant, comme s’ils n’existaient pas, le colonialisme, le racisme, le
militarisme classique, bref le capitalisme).
C’est lorsque le 20e congrès du PCUS a révélé que Staline était un assassin,
un dictateur omnipotent.
1956 a été la première démolition de l’aspiration socialiste à l’avenir
(que l’on appelait encore “le futur” [1]).
Le marxisme avait commis un abus intellectuel, un outrage psychique en
logeant les rêves de manumission dans “l’avenir”. Et il a commis, en outre, une
vulgaire répétition de l’appel des prêtres chrétiens à tolérer les iniquités du
présent pour trouver le bonheur dans le futur.
La prétention scientifique à connaître “le futur” a alors fonctionné comme
un alibi idéologique.
Car, stricto sensu, on ne peut pas connaître, ni même percevoir, l’avenir.
C’est le scientisme socialiste qui a imposé cette revendication, en
modifiant notre propre localisation temporelle et spatiale : le passé était
reconnaissable et séparable de toute rêverie passée. Il était certes difficile
de le reconnaître, de le retrouver. Le travail historique, la recherche
documentaire, pouvaient nous rapprocher asymptotiquement de lui, de ce que nous
avions vécu. Notre présent s’évanouissait de seconde en seconde, notre passé
devenait de plus en plus insaisissable.
Mais cette temporalité ne commence pas avec le socialisme. C’est l’optimisme
bourgeois qui a développé l’idée de futur, un futur toujours meilleur.
Edward Bellamy, combinant ses origines usaméricaines et l’expansion
irrésistible des idées socialistes en Occident dans la seconde moitié du XIXe
siècle, a écrit un roman utopique – Cent ans après ou l’An 2000 - d’un
techno-optimisme radical, soutenant une société de rêve basée sur de nouveaux
gadgets technologiques qui rendraient la vie agréable et enviable : véhicules
motorisés tels que les hélicoptères, sermons religieux par téléphone,
lave-vaisselle et autres appareils électroménagers, cartes de crédit. Bellamy l’a
publié en 1892, alors que tous ces nouveaux gadgets, aujourd’hui banalisés, commençaient
à faire leur apparition.
Ce conte utopique, d’une simplicité candide, est l’une des dernières
versions de la grande saga utopique de la modernité avec une charge entièrement
positive. Il est très significatif qu’avec la création de l’Union soviétique en
1917, ce genre ait presque disparu dans sa version optimiste et positive. En
1920, Evgueni Zamiatine écrit Nous autres, dans la toute nouvelle URSS,
qui raconte une société aux habitations vitrées, c’est-à-dire à la vie
quotidienne sans secrets, et à l’esprit plutôt étouffant. Au bout d’un certain
temps, il est emprisonné par son ami Joseph Staline. Mais ce dernier sera “magnanime”
: il sera emprisonné pendant “seulement” 6 ans, puis exilé (de nombreux récalcitrants
et dissidents commenceront dans les années 1930, lorsque Zamiatine sera
finalement condamné, à “payer” leurs “déviations” (ou trahisons de la “dictature
du prolétariat”), d’un emprisonnement beaucoup plus long et sévère, ou carrément
de leur vie.
Notre temporalité, que nous avions l’habitude de
décrire comme passé-présent-futur, comptait tout au plus deux membres ou
instances tangibles, concrètes : notre présent et le passé que nous
construisions ou défaisions au fur et à mesure. L’avenir n’était pas là. Il n’a
jamais existé. Notre réalité a toujours été celle que nous abandonnions, en
entrant dans notre présent, qui devient invariablement un passé continu (les
rythmes, psychologiquement, peuvent varier et l’on peut sentir un présent
continu à certains moments et à d’autres, un présent très fugace).
L’effondrement de l’Union soviétique en 1991 a porté un coup fatal à l’idée
même de futur. L’option politique a été radicalement rejetée, dans un certain
sens, par Francis Fukuyama [2] dans un essai dans lequel il soutenait que l’avenir
était déjà arrivé et qu’il s’agissait du système démocratique, de libération
des capitaux, sans aucune perspective de changement politique en vue. Même si,
des années plus tard, il tentera de faire l’autocritique de son opinion très
hâtive, il est clair que l’idée d’un futur socialiste est entrée dans une crise
irréversible.
La notion toxique de futur socialiste (qui devait servir d’aspiration, de
stratégie de vie) en tant que “nécessité historique”, en tant qu’avenir
inévitable, a très clairement révélé son invraisemblance, et sa projection
politique a été mortellement blessée.
Le système de pouvoir fonctionnait d’une manière radicalement différente,
dépouillé de cette image politiquement chargée d’un futur socialiste, affirmant
le présent comme source de pouvoir et de satisfaction. Le monde dans lequel
nous vivons, qui nous occupe, nous contraint, nous conditionne par une perpétuelle
présentification, nous façonne. Nous percevons que c’est précisément ce qui est
valable aujourd’hui, dans notre moment historique.
Cette présentification de nos sociétés s’est opérée par le biais d’une hybris
technologique qui a permis à nos sociétés de plus en plus modernisées de
répondre à toutes les nouveautés et possibilités offertes par les déploiements
technologiques : aujourd’hui, on peut voyager plus vite et dans plus d’endroits
; le tourisme est une activité de loisir de plus en plus permanente et
structurée dans nos vies.
Nous avons éliminé les saisons de notre alimentation et nous pouvons manger
(presque) indifféremment, n’importe fruit ou légume, pendant les douze mois de
l’année (l’accès matériel, c’est autre chose...).
Il en va de même pour la couverture énergétique, qui s’étend à de plus en
plus de régions.
Bien sûr, tout cela a un coût, celui d’une usure planétaire de plus en plus
importante. Mais compte tenu de la complexité des interrelations techniques,
économiques, financières et de travail, il est très difficile de percevoir
clairement, par exemple, les coûts environnementaux du fait que presque tout le
monde a “presque tout” (et le téléphone portable en premier lieu, incarnation
de la présentification consumériste de notre monde actuel).
Le téléphone portable : un élément clé de la vie au
présent perpétuel
Le passé et l’avenir ont été mis en crise par une “présentisation” sans
clémence et incessante. Le passé avec ses souvenirs, le futur avec ses projets.
Comment prétendre se souvenir de mon père, de ma sœur, de cette autre
petite amie, de cette maison confortable, alors que nous avons assez de mal à
vivre au jour le jour !
Car notre temporalité ne naît pas d’elle-même. Mais de tout l’attirail
technologique qui est censé nous “assister”.
Toutes les aides, toutes les choses que nous considérons comme des aides,
mais qui en réalité nous conditionnent. Mais, bien sûr, sans nous le dire. L’hétéronomie
devient très claire avec les adolescents, ceux qui sont déjà entrés dans la
roue de la communication cybernétique, soutenue, permanente, mais ils ne sont
que des apprentis et des consommateurs. Mais elle nous concerne et nous
gouverne tous.
Tout le monde a déjà vécu cette anecdote triviale qui consiste à dire à son
amie, à sa cousine ou à son père que l’on a envie d’une pizza et, quelques
heures plus tard, son téléphone portable lui propose un flot de pizzerias
toutes plus alléchantes les unes que les autres.
Cela révèle que le téléphone portable n’est pas comme les anciens objets
technologiques qui nous entouraient de manière inerte. Le téléphone portable
agit.
Il contre-agit (à proprement parler, il contre-attaque). C’est de l’intelligence
artificielle. Et il n’y a même pas de dialogue socratique, celui qui, même sans
être égalitaire, est à la recherche de la vérité. Non, il y a une panoplie
innombrable d’invitations, dont beaucoup sont accessibles pour l’utilisateur du
téléphone portable, ou plutôt c’est lui qui est “accédé”.
La situation actuelle, avec les “formes cachées de propagande” [3], comme le disent les personnes interrogées dans The
Social Dilemma [4], est grave (au sens médical du terme ; elle peut causer
la mort). Il ne s’agit pas ici des prouesses des bots, de la 3G, de la 4G, de
la 5G, des vitesses de transmission, du téléchargement et d’autres inventions
éblouissantes (et toxiques), mais des résultats sociaux qui sont de plus en
plus clairs : les utilisateurs sont modifiés, défiés, interrogés à partir, par
exemple, d’applications mobiles. Le résultat décrit dans The Social Dilemma
(Le dilemme social) est le suivant : « chaos massif, indignation,
manque de civilité, manque de confiance les uns envers les autres, solitude,
aliénation, plus de polarisation, plus de piratage électoral, de populisme, de
diversion et d’incapacité à réfléchir aux vrais problèmes ».
Les personnes interrogées dans cette docufiction, qui ont tous été à un
moment donné des personnes clés des hauts-lieux du numérique actuels (anciens
employés de Google, Twitter, Facebook, etc.), parlent de “monstres numériques
hors de contrôle”. La description d’un futur par Jaron Lanier est
frappante, au vu des affrontements croissants, des difficultés de compréhension
qu’il voit poindre aux USA : “guerre civile, dans 20 ans au max”. “Nous
détruirons notre civilisation par une ignorance délibérée”. Il précise : « nous
pourrions ne pas être en mesure de résoudre la question du climat, nous
pourrions dégrader les démocraties du monde et les faire tomber dans une sorte
d’autocratie dysfonctionnelle, nous pourrions ruiner l’économie mondiale, nous
pourrions ne pas survivre ».
Même l’auto-protagonisme déplaisant que cet USAméricain attribue aux USA et
à leur peuple, ainsi qu’à leur nombrilisme (impérial, délibéré ou non), doit
être considéré comme une part de vérité. Car si les USA ne sont pas seuls et n’ont
pas réalisé leur rêve impérial de 1945, ils s’en sont pas mal rapprochés. Et c’est
particulièrement visible dans les profils technologiques qui nous gouvernent, dans
les modalités consuméristes qui nous ravagent.
Les personnages de cette docufiction posent bien le diagnostic final en
écartant toute attitude de rejet primitiviste et absolu ; l’un des protagonistes
(Tristan Harris) affirme clairement que ce qui a envahi nos vies est “à la fois
une utopie et une dystopie".
Le dilemme social ne donne en tout cas aucune piste
pour sortir du merdier.
Un autre personnage fait remarquer, de manière conciliante, qu’“il faut
accepter que les entreprises veuillent faire de l’argent”, ce qui signifie que
le problème et la solution ne transcendent pas ce que nous appelons le
capitalisme. Mais sa description est essentielle : « le malheur, c’est qu’il
n’y a pas de lois, pas de règles, pas de concurrence et que les entreprises
agissent comme une sorte de gouvernement de facto ». Bref, une dictature.
Parce qu’une entreprise, un dirigeant, une église qui agit pour son seul
intérêt, sans rendre de comptes, c’est de la dictature.
Le problème est que c’est ainsi que le grand capital a agi dans tous les
temps et circonstances “nécessaires” : c’est ainsi que l’extractivisme “originel”
s’est développé à partir de 1492 ; c’est ainsi que la pétrochimie s’est
développée, en pleine hybris, empoisonnant la planète entière ; c’est
ainsi que la médecine, le Big Pharma, s’est développée, au-dessus de toutes les
lois, générant l’iatrogénèse.
Jonathan Cook explique bien l’historique de cette question : « Les
graines de la nature destructrice trop évidente du néolibéralisme d’aujourd’hui
ont été plantées il y a longtemps, lorsque l’Occident “civilisé et
industrialisé” a décidé que sa mission était de conquérir et d’assujettir le
monde naturel en adoptant une idéologie qui fétichisait l’argent et
transformait les humains en objets à exploiter ». [5]
Cook dit bien “néolibéralisme”. Dans toutes les Amériques, comme en Europe, c’est la
catégorie conceptuelle de base, le cadre culturel dans lequel nous évoluons.
Et avec l’effondrement du socialisme, nous n’avons pas seulement perdu un
rêve malheureux, nous avons aussi perdu, semble-t-il, la capacité de rêver, car
je relève ici une autre observation de Cook lui-même, aussi révélatrice que la
précédente : « l’idéologie qui est devenue une boîte noire, une prison
mentale, dans laquelle nous sommes devenus incapables d’imaginer une autre
façon d’organiser notre vie, un autre avenir que celui auquel nous sommes
destinés en ce moment. Le nom de cette idéologie est le capitalisme ». Fukuyama
reloaded. Le dilemme social ne va pas jusque-là.
La notion de futur a donc pratiquement disparu. Et on ne peut que s’s’en
réjouir : les mirages sont toujours de mauvais maîtres.
Sauf que la notion de no-future est si dévastatrice.
Parce que si l’idée d’un futur connaissable devient facilement oppressive, l’idée
de ne pas avoir d’avenir est encore plus radicalement terrifiante.
[1] J’ai connu
les effets du 20ème Congrès dans ma famille. Un oncle très imbu de
lui-même et de son communisme, après avoir d’abord nié l’existence du 20èmecongrès, puis expliqué avec
condescendance qu’il s’agissait de versions de “la presse bourgeoise”, a un
jour pris une cuite qui a duré des mois (ayant retrouvé sa sobriété grâce à des
mains très amicales, il est devenu un antistalinien fervent, comme tout son
parti : il a perdu la plate-forme mais pas la ferveur, désormais “accroché au
pinceau”).
[2] La fin de l’histoire
et le dernier homme, Flammarion, 1992, dans lequel l’auteur considère que
la lutte des classes, et donc, de manière hégélienne, l’histoire - en tant que
lutte des idéologies - est terminée.
[3] Voir ce que
Vance Packard a écrit il y a plusieurs dizaines d’années. Et ce qui s’est passé
depuis.
[4] Docufiction usaméricaine
réalisé epar Jeff Ortowski. Avec Tristan Harris, Jaron Lanier, Shoshana Zuboff
et d’autres. Septembre 2020. Visible sur Netflix ou ici gratuitement