“Considère donc ça simplement comme un gros chameau”
 

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08/05/2025

Bulát Okudzháva
Nuestro 10º batallón de desembarco
Día de la Victoria

Traducido por   Josafat S. Comín
 

Bulát Shálvovich Okudzháva (1924-1997) fue un cantautor soviético de origen georgiano, uno de los fundadores del género ruso llamado «canción de autor» (avtorskaya pesnya). Escribió unas 200 canciones, mezcla de la poesía y las tradiciones folclóricas rusas y el estilo chansonnier francés, representado por contemporáneos de Okudzhava tales como Georges Brassens.
Aunque sus canciones nunca fueron abiertamente políticas (en contraste con las de sus compañeros bardos), la frescura y la independencia del arte de Okudzhava representaron un desafío sutil a las autoridades culturales soviéticas, que durante muchos años se negaron a dar sanción oficial a sus canciones.

Aquí no cantan los pájaros
ni crecen los árboles.
Y sólo nosotros, hombro con hombro,
nos arraigamos aquí, en la tierra.
El planeta arde y gira,
el humo cubre nuestra patria.
Y eso significa que necesitamos una victoria,
una para todos. ¡No escatimaremos el precio!

Nos espera el fuego mortal
que, pese a todo, nada puede.
Fuera dudas:
se adentra en la noche
en solitario
nuestro 10º batallón de desembarco,
nuestro 10º batallón de desembarco.

Acaba de cesar el combate,
y ya está sonando otra orden
el correo se va a volver loco
buscándonos.
Vuela un cohete rojo,
dispara la ametralladora.
Y eso significa que necesitamos una victoria,
una para todos. ¡No escatimaremos el precio!

Nos espera el fuego mortal
que, pese a todo, nada puede.
Fuera dudas:
se adentra en la noche
en solitario
nuestro 10º batallón de desembarco,
nuestro 10º batallón de desembarco.

Desde Kursk y Oriol
la guerra nos ha llevado
hasta las mismas puertas del enemigo.
Eso es lo que hay, hermano…
Algún día nos acordaremos de todo esto
y ni nosotros mismos nos los creeremos,
pero hoy necesitamos una victoria,
una para todos. ¡No escatimaremos el precio!

Nos espera el fuego mortal
que, pese a todo, nada puede.
Fuera dudas:
se adentra en la noche
en solitario
nuestro 10º batallón de desembarco,
nuestro 10º batallón de desembarco.

Min. 36:00


Boulat Okoudjava
Notre 10ème Bataillon amphibie
Jour de la Victoire

Traduit par Mikaela Honung
 

Boulat Chalvovitch Okoudjava (1924-1997) fut un auteur-compositeur-interprète soviétique d’origine géorgienne. Considéré comme l'un des plus importants chanteurs de langue russe, avec Vladimir Vyssotski, son œuvre exprime son horreur de la guerre, l'observation patiente de la société soviétique et les amours douloureuses. Il est LE chanteur du quartier de l'Arbat à Moscou. On le surnomme parfois le « Brassens soviétique ». Il est également l'auteur de plusieurs romans.
« Cette voix qui chantait comme personne avant, sans aucune fausse note de patriotisme, sur Moscou, sur la guerre, traduisait la nostalgie d'une patrie qui n'est plus. Rien de politique dans ses chansons, mais tant de sincérité, tant de douleur que les autorités n'ont pas pu le supporter. Poursuivi par la haine et la sottise, Boulat Okoudjava aura sans doute été le premier poète persécuté sous nos yeux».
Vladimir Boukovski (Mémoires)

Ici les oiseaux ne  chantent pas
Les arbres ne poussent pas
Et nous seuls, épaule contre épaule,
Poussons ici sur la terre.
La planète brûle et tourne
La fumée recouvre notre patrie
Et donc, il nous faut la victoire
Un pour tous. Nous sommes prêts à payer le prix !

(Refrain) Une mort terrible nous attend
Mais rien ne peut nous arrêter.
Plus de doutes !
Il s’enfonce, solitaire
Dans la nuit  
Notre 10ème
bataillon amphibie
Notre 10ème
bataillon amphibie

A peine la bataille finie
Retentit un nouvel ordre de combat
Le facteur va devenir fou
A nous chercher.
Une fusée rouge traverse le ciel
Une mitrailleuse tire.
Et donc, il nous faut la victoire
Un pour tous. Nous sommes prêts à payer le prix !

(Refrain) Une mort terrible nous attend
Mais rien ne peut nous arrêter.
Plus de doutes !
Il s’enfonce, solitaire
Dans la nuit  
Notre 10ème
bataillon amphibie
Notre 10ème
bataillon amphibie

De Koursk et d’Orel
La guerre nous a menés
Aux portes de l’ennemi
C’est comme ça, mon frère
Un jour, nous nous souviendrons de tout cela
Et nous-mêmes n’y croirons pas.
Mais aujourd’hui, il nous faut une victoire
Un pour tous. Nous sommes prêts à payer le prix !

(Refrain) Une mort terrible nous attend
Mais rien ne peut nous arrêter.
Plus de doutes !
Il s’enfonce, solitaire
Dans la nuit  
Notre 10ème
bataillon amphibie
Notre 10ème
bataillon amphibie

Min. 36:00


29/03/2025

Le hajj au temps des colonies: un pèlerinage d’empire en 1949
Un reportage de Kateb Yacine

Fausto Giudice, Tlaxcala & The Glocal Workshop/L’Atelier Glocal

À l’automne 1949 Kateb Yacine, alors âgé de 20 ans, s’embarque à Alger pour Djeddah sur le paquebot Le Providence des Messageries maritimes pour participer au hajj. De ce pèlerinage organisé et contrôlé par les autorités coloniales françaises et administré par la Banque d’Indochine, il rapporte une série d’articles publiés par le quotidien Alger Républicain en novembre 1949. Dans le dernier article de la série, daté du 22 novembre, intitulé Pas de pèlerinage libre sans séparation du culte et de l’État, il écrit :

« ... La joie du retour en terre natale avait tout effacé. Il n’y avait plus place pour aucun souvenir : nous répondions à l’accueil chaleureux de la population accourue sur les quais dès que le Providence avait été visible au large. Pourtant nous n’avions pas mis pied à terre que déjà on nous interrogeait. Et c’est alors que nous avons compris quel lourd devoir nous incombait : la vérité était si pénible à dire à nos interrogateurs si confiants... Mais nous ne pouvions nous taire sur un tel sujet. En dissimulant les peines endurées, les obstacles et les exploitations, nous n’aurions pas seulement caché la vérité. Nous aurions participé à la tromperie, nous serions entrés, nous, victimes du mensonge, dans le camp des menteurs. Aussi sommes-nous nombre de hadji algériens à avoir décidé de tout révéler, pour aussi difficile que cela le sera, après les contes des Mille et Une Nuits diffusés par les troubadours de M. Naegelen [socialiste, gouverneur général de l’Algérie, nommé en 1948, démissionnaire en 1951]. Non, notre pèlerinage n’a pas été libre, comme nos médersas et nos mosquées ne sont pas libres. Est-ce à dire que nous devons montrer la plaie sans chercher à la guérir, est-ce à dire que nous allons renoncer à notre pèlerinage parce que l’administration le déforme et l’utilise contre nous ? Personne ne peut le croire. Il ne nous reste donc plus qu’une voie pour tenir tête aux falsificateurs : engager la lutte dans l’union pour ne plus permettre de telles usurpations. La liberté du culte en Algérie est la première de nos revendications. Ne pas en comprendre l’importance fondamentale, c’est se résigner à voir toujours notre foi tournée en dérision et la terre sainte livrée aux financiers et aux policiers. Il s’agit de rétablir la décence, de faire reculer le mensonge, de ne plus permettre des mystifications aussi cyniques. C’est notre dignité d’hommes qui en dépend, sans compter les sentiments religieux de toute une population déjà opprimée sur tous les autres plans de la vie. Pour ma part, mon premier souci a été de porter témoignage. Il est de bon augure qu’il se soit trouvé un quotidien en Algérie pour accueillir ce témoignage. Sans reculer devant la haine du gouvernement général pour tout ce qui porte un coup à sa scandaleuse ingérence. Nous pouvons donc considérer un premier pas comme accompli. Il reste maintenant une lutte quotidienne, qui est affaire de toute la population, de toutes les organisations, de tous les honnêtes gens, pour le respect et l’indépendance du culte, pour le pèlerinage libre. Ce dernier doit être et rester l’affaire des [associations] cultuelles musulmanes. »

De la Mauritanie à l’Indonésie, la “gestion du culte musulman” dans les empires coloniaux (français, britannique, italien, néerlandais) et en particulier le contrôle des pèlerinages, a fait l’objet de luttes importantes entre colonisés et prépondérants revendiquant le statut de « puissances musulmanes ». Ironie de l’histoire, la puissance française était loin d’appliquer le principe de base de la laïcité, à savoir la séparation des cultes religieux et de l’État. Dans son reportage, Kateb Yacine donne à voir et à entendre la réalité de ce hajj colonial et comment les pèlerins algériens, marocains, tunisiens, ouest-africains vivaient cette expérience tragi-comique, sous la férule de la Banque d’Indochine et face à la Maison Saoud. Les détails qu’il donne sur les clandestins tunisiens à bord du Providence ne manquent pas de sel.

Luc Chantre, auteur d’une thèse doctorale intitulée Le pèlerinage à La Mecque à l’époque coloniale (v. 1866-1940) : France, Grande-Bretagne,  Italie (Poitiers, 2012), a publié en 2018 un livre issu de cette thèse, intitulé Pèlerinages d’empire. Une histoire européenne du pèlerinage à La Mecque (Éditions de La Sorbonne). Nous en reproduisons le chapitre 12, Le retour contesté des pèlerinages dʼempire, qu’il introduit par ces mots : « Le vide laissé par les puissances coloniales pendant les années de [la deuxième] guerre [mondiale] a créé un précédent que ne manquent pas d’exploiter les opposants à la colonisation. Tandis que les puissances européennes entendent restaurer, dès 1945, les organisations d’avant-guerre, le principe de ces pèlerinages officiels organisés par terre, mer ou air est de plus en plus critiqué chez les pèlerins musulmans – y compris chez les élites musulmanes, pourtant choyées durant l’entre-deux-guerres – qui réclament davantage de liberté, quelles qu’en soient les conséquences ».

À l’occasion de l’Aïd, nous offrons ces documents à nos amis musulmans et décoloniaux, pour alimenter leurs combats et leurs réflexions.




         


28/09/2023

LUIS E. SABINI FERNÁNDEZ
NO FUTURE : ces lendemains qui ne chantent plus


 Luis E. Sabini Fernández, 26/9/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

La notion de futur s’est considérablement modifiée.

Je suis assez âgé pour le savoir par expérience et pas seulement intellectuellement.

L’avenir révolutionnaire que le socialisme en général et le marxisme en particulier, critiquant la religion chrétienne qui plaçait la félicité dans “l’au-delà” et la revendiquant pour notre en-deçà, pour notre avenir même sur terre (sur la Terre), malgré son apparente prétention à des améliorations concrètes de la vie humaine, n’a pas cessé d’être une revendication post vitam.

 

 Le laboureur rouge, de Boris Zvorykin (1872-1945), 1920 : “Dans les champs sauvages, sur les décombres du féodalisme et du capital, nous labourerons notre champ”.

La description même de l’URSS comme “paradis des travailleurs” révèle son caractère de mauvais coup (comme un jeu de bonneteau). Elle a probablement été faite en toute mauvaise conscience, car au moins les échelons supérieurs de la nomenklatura le savaient : en URSS, la condition de la classe ouvrière était un néo-esclavage. Et de ce côté-là, l’accès au paradis était définitivement inaccessible.

Mais il y avait tout un peuple qui était plein d’espoir. C’est ainsi que la présence, l’existence de l’URSS a été vécue, grosso modo, entre les années 1950 et les années 1980 (avant, dans les années 1920, le feu révolutionnaire ne traversait aucun paradis et plus tard, dans les années 1980, les concessions tactiques successives à l’establishment ont mis fin à l’espoir du feu et à l’espoir du paradis).

La référence au futur (“socialiste”) exprimait le caractère d’un alibi idéologique, bien qu’en général les personnes qui adhéraient à de telles “convictions” (par exemple tous les membres des partis communistes et même socialistes), ne se percevaient guère comme l’objet d’une temporalité fallacieuse.


 

Le crash du futur socialiste

1956 est une année clé pour la “chute de ces engagements”, celle d’un socialisme naïf et massifié (certainement pas pour l’intelligentsia, qui a longtemps été impliquée dans des débats et des luttes à la vie à la mort).

Car pendant près de 40 ans, la liturgie officielle soviétique a ignoré les “accidents” de l’anarchisme, du trotskisme, du conseillisme et autres “malformations”, les considérant comme des anomalies qui n’altéraient pas le corpus (sacré) révolutionnaire.

Le 20e Congrès du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS) a alors mis en évidence le caractère endogène du mal. D’un certain mal (et non de tous les maux, comme la droite traditionnelle a immédiatement tenté de l’exploiter en disculpant, comme s’ils n’existaient pas, le colonialisme, le racisme, le militarisme classique, bref le capitalisme).

C’est lorsque le 20e congrès du PCUS a révélé que Staline était un assassin, un dictateur omnipotent. 

1956 a été la première démolition de l’aspiration socialiste à l’avenir (que l’on appelait encore “le futur” [1]).

Le marxisme avait commis un abus intellectuel, un outrage psychique en logeant les rêves de manumission dans “l’avenir”. Et il a commis, en outre, une vulgaire répétition de l’appel des prêtres chrétiens à tolérer les iniquités du présent pour trouver le bonheur dans le futur.

La prétention scientifique à connaître “le futur” a alors fonctionné comme un alibi idéologique.

Car, stricto sensu, on ne peut pas connaître, ni même percevoir, l’avenir.

C’est le scientisme socialiste qui a imposé cette revendication, en modifiant notre propre localisation temporelle et spatiale : le passé était reconnaissable et séparable de toute rêverie passée. Il était certes difficile de le reconnaître, de le retrouver. Le travail historique, la recherche documentaire, pouvaient nous rapprocher asymptotiquement de lui, de ce que nous avions vécu. Notre présent s’évanouissait de seconde en seconde, notre passé devenait de plus en plus insaisissable.

Mais cette temporalité ne commence pas avec le socialisme. C’est l’optimisme bourgeois qui a développé l’idée de futur, un futur toujours meilleur.


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Edward Bellamy, combinant ses origines usaméricaines et l’expansion irrésistible des idées socialistes en Occident dans la seconde moitié du XIXe siècle, a écrit un roman utopique – Cent ans après ou l’An 2000 - d’un techno-optimisme radical, soutenant une société de rêve basée sur de nouveaux gadgets technologiques qui rendraient la vie agréable et enviable : véhicules motorisés tels que les hélicoptères, sermons religieux par téléphone, lave-vaisselle et autres appareils électroménagers, cartes de crédit. Bellamy l’a publié en 1892, alors que tous ces nouveaux gadgets, aujourd’hui banalisés, commençaient à faire leur apparition.

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Ce conte utopique, d’une simplicité candide, est l’une des dernières versions de la grande saga utopique de la modernité avec une charge entièrement positive. Il est très significatif qu’avec la création de l’Union soviétique en 1917, ce genre ait presque disparu dans sa version optimiste et positive. En 1920, Evgueni Zamiatine écrit Nous autres, dans la toute nouvelle URSS, qui raconte une société aux habitations vitrées, c’est-à-dire à la vie quotidienne sans secrets, et à l’esprit plutôt étouffant. Au bout d’un certain temps, il est emprisonné par son ami Joseph Staline. Mais ce dernier sera “magnanime” : il sera emprisonné pendant “seulement” 6 ans, puis exilé (de nombreux récalcitrants et dissidents commenceront dans les années 1930, lorsque Zamiatine sera finalement condamné, à “payer” leurs “déviations” (ou trahisons de la “dictature du prolétariat”), d’un emprisonnement beaucoup plus long et sévère, ou carrément de leur vie.

Notre temporalité, que nous avions l’habitude de décrire comme passé-présent-futur, comptait tout au plus deux membres ou instances tangibles, concrètes : notre présent et le passé que nous construisions ou défaisions au fur et à mesure. L’avenir n’était pas là. Il n’a jamais existé. Notre réalité a toujours été celle que nous abandonnions, en entrant dans notre présent, qui devient invariablement un passé continu (les rythmes, psychologiquement, peuvent varier et l’on peut sentir un présent continu à certains moments et à d’autres, un présent très fugace).

L’effondrement de l’Union soviétique en 1991 a porté un coup fatal à l’idée même de futur. L’option politique a été radicalement rejetée, dans un certain sens, par Francis Fukuyama [2] dans un essai dans lequel il soutenait que l’avenir était déjà arrivé et qu’il s’agissait du système démocratique, de libération des capitaux, sans aucune perspective de changement politique en vue. Même si, des années plus tard, il tentera de faire l’autocritique de son opinion très hâtive, il est clair que l’idée d’un futur socialiste est entrée dans une crise irréversible.

La notion toxique de futur socialiste (qui devait servir d’aspiration, de stratégie de vie) en tant que “nécessité historique”, en tant qu’avenir inévitable, a très clairement révélé son invraisemblance, et sa projection politique a été mortellement blessée.

Le système de pouvoir fonctionnait d’une manière radicalement différente, dépouillé de cette image politiquement chargée d’un futur socialiste, affirmant le présent comme source de pouvoir et de satisfaction. Le monde dans lequel nous vivons, qui nous occupe, nous contraint, nous conditionne par une perpétuelle présentification, nous façonne. Nous percevons que c’est précisément ce qui est valable aujourd’hui, dans notre moment historique.

Cette présentification de nos sociétés s’est opérée par le biais d’une hybris technologique qui a permis à nos sociétés de plus en plus modernisées de répondre à toutes les nouveautés et possibilités offertes par les déploiements technologiques : aujourd’hui, on peut voyager plus vite et dans plus d’endroits ; le tourisme est une activité de loisir de plus en plus permanente et structurée dans nos vies.

Nous avons éliminé les saisons de notre alimentation et nous pouvons manger (presque) indifféremment, n’importe fruit ou légume, pendant les douze mois de l’année (l’accès matériel, c’est autre chose...).

Il en va de même pour la couverture énergétique, qui s’étend à de plus en plus de régions.

Bien sûr, tout cela a un coût, celui d’une usure planétaire de plus en plus importante. Mais compte tenu de la complexité des interrelations techniques, économiques, financières et de travail, il est très difficile de percevoir clairement, par exemple, les coûts environnementaux du fait que presque tout le monde a “presque tout” (et le téléphone portable en premier lieu, incarnation de la présentification consumériste de notre monde actuel).


Le téléphone portable : un élément clé de la vie au présent perpétuel

Le passé et l’avenir ont été mis en crise par une “présentisation” sans clémence et incessante. Le passé avec ses souvenirs, le futur avec ses projets.

Comment prétendre se souvenir de mon père, de ma sœur, de cette autre petite amie, de cette maison confortable, alors que nous avons assez de mal à vivre au jour le jour ! 

Car notre temporalité ne naît pas d’elle-même. Mais de tout l’attirail technologique qui est censé nous assister”.

Toutes les aides, toutes les choses que nous considérons comme des aides, mais qui en réalité nous conditionnent. Mais, bien sûr, sans nous le dire. L’hétéronomie devient très claire avec les adolescents, ceux qui sont déjà entrés dans la roue de la communication cybernétique, soutenue, permanente, mais ils ne sont que des apprentis et des consommateurs. Mais elle nous concerne et nous gouverne tous.

Tout le monde a déjà vécu cette anecdote triviale qui consiste à dire à son amie, à sa cousine ou à son père que l’on a envie d’une pizza et, quelques heures plus tard, son téléphone portable lui propose un flot de pizzerias toutes plus alléchantes les unes que les autres.

Cela révèle que le téléphone portable n’est pas comme les anciens objets technologiques qui nous entouraient de manière inerte. Le téléphone portable agit.

Il contre-agit (à proprement parler, il contre-attaque). C’est de l’intelligence artificielle. Et il n’y a même pas de dialogue socratique, celui qui, même sans être égalitaire, est à la recherche de la vérité. Non, il y a une panoplie innombrable d’invitations, dont beaucoup sont accessibles pour l’utilisateur du téléphone portable, ou plutôt c’est lui qui est “accédé”.

La situation actuelle, avec les “formes cachées de propagande” [3], comme le disent les personnes interrogées dans The Social Dilemma [4], est grave (au sens médical du terme ; elle peut causer la mort). Il ne s’agit pas ici des prouesses des bots, de la 3G, de la 4G, de la 5G, des vitesses de transmission, du téléchargement et d’autres inventions éblouissantes (et toxiques), mais des résultats sociaux qui sont de plus en plus clairs : les utilisateurs sont modifiés, défiés, interrogés à partir, par exemple, d’applications mobiles. Le résultat décrit dans The Social Dilemma (Le dilemme social) est le suivant : « chaos massif, indignation, manque de civilité, manque de confiance les uns envers les autres, solitude, aliénation, plus de polarisation, plus de piratage électoral, de populisme, de diversion et d’incapacité à réfléchir aux vrais problèmes ».

Les personnes interrogées dans cette docufiction, qui ont tous été à un moment donné des personnes clés des hauts-lieux du numérique actuels (anciens employés de Google, Twitter, Facebook, etc.), parlent de “monstres numériques hors de contrôle”. La description d’un futur par Jaron Lanier est frappante, au vu des affrontements croissants, des difficultés de compréhension qu’il voit poindre aux USA : “guerre civile, dans 20 ans au max”. “Nous détruirons notre civilisation par une ignorance délibérée”. Il précise : « nous pourrions ne pas être en mesure de résoudre la question du climat, nous pourrions dégrader les démocraties du monde et les faire tomber dans une sorte d’autocratie dysfonctionnelle, nous pourrions ruiner l’économie mondiale, nous pourrions ne pas survivre ».

Même l’auto-protagonisme déplaisant que cet USAméricain attribue aux USA et à leur peuple, ainsi qu’à leur nombrilisme (impérial, délibéré ou non), doit être considéré comme une part de vérité. Car si les USA ne sont pas seuls et n’ont pas réalisé leur rêve impérial de 1945, ils s’en sont pas mal rapprochés. Et c’est particulièrement visible dans les profils technologiques qui nous gouvernent, dans les modalités consuméristes qui nous ravagent.

Les personnages de cette docufiction posent bien le diagnostic final en écartant toute attitude de rejet primitiviste et absolu ; l’un des protagonistes (Tristan Harris) affirme clairement que ce qui a envahi nos vies est “à la fois une utopie et une dystopie".

Le dilemme social ne donne en tout cas aucune piste pour sortir du merdier.

Un autre personnage fait remarquer, de manière conciliante, qu’“il faut accepter que les entreprises veuillent faire de l’argent”, ce qui signifie que le problème et la solution ne transcendent pas ce que nous appelons le capitalisme. Mais sa description est essentielle : « le malheur, c’est qu’il n’y a pas de lois, pas de règles, pas de concurrence et que les entreprises agissent comme une sorte de gouvernement de facto ». Bref, une dictature. Parce qu’une entreprise, un dirigeant, une église qui agit pour son seul intérêt, sans rendre de comptes, c’est de la dictature.

Le problème est que c’est ainsi que le grand capital a agi dans tous les temps et circonstances “nécessaires” : c’est ainsi que l’extractivisme “originel” s’est développé à partir de 1492 ; c’est ainsi que la pétrochimie s’est développée, en pleine hybris, empoisonnant la planète entière ; c’est ainsi que la médecine, le Big Pharma, s’est développée, au-dessus de toutes les lois, générant l’iatrogénèse.

Jonathan Cook explique bien l’historique de cette question : « Les graines de la nature destructrice trop évidente du néolibéralisme d’aujourd’hui ont été plantées il y a longtemps, lorsque l’Occident “civilisé et industrialisé” a décidé que sa mission était de conquérir et d’assujettir le monde naturel en adoptant une idéologie qui fétichisait l’argent et transformait les humains en objets à exploiter ». [5]

Cook dit bien “néolibéralisme”. Dans toutes les Amériques, comme en Europe, c’est la catégorie conceptuelle de base, le cadre culturel dans lequel nous évoluons.

Et avec l’effondrement du socialisme, nous n’avons pas seulement perdu un rêve malheureux, nous avons aussi perdu, semble-t-il, la capacité de rêver, car je relève ici une autre observation de Cook lui-même, aussi révélatrice que la précédente : « l’idéologie qui est devenue une boîte noire, une prison mentale, dans laquelle nous sommes devenus incapables d’imaginer une autre façon d’organiser notre vie, un autre avenir que celui auquel nous sommes destinés en ce moment. Le nom de cette idéologie est le capitalisme ». Fukuyama reloaded. Le dilemme social ne va pas jusque-là.  

La notion de futur a donc pratiquement disparu. Et on ne peut que s’s’en réjouir : les mirages sont toujours de mauvais maîtres.

Sauf que la notion de no-future est si dévastatrice.

Parce que si l’idée d’un futur connaissable devient facilement oppressive, l’idée de ne pas avoir d’avenir est encore plus radicalement terrifiante.

 


No Future, par Maria Llovet, 2010

 

 Notes

[1] J’ai connu les effets du 20ème Congrès dans ma famille. Un oncle très imbu de lui-même et de son communisme, après avoir d’abord nié l’existence du 20ème  congrès, puis expliqué avec condescendance qu’il s’agissait de versions de “la presse bourgeoise”, a un jour pris une cuite qui a duré des mois (ayant retrouvé sa sobriété grâce à des mains très amicales, il est devenu un antistalinien fervent, comme tout son parti : il a perdu la plate-forme mais pas la ferveur, désormais “accroché au pinceau”).

[2] La fin de l’histoire et le dernier homme, Flammarion, 1992, dans lequel l’auteur considère que la lutte des classes, et donc, de manière hégélienne, l’histoire - en tant que lutte des idéologies - est terminée.

[3] Voir ce que Vance Packard a écrit il y a plusieurs dizaines d’années. Et ce qui s’est passé depuis.

[4] Docufiction usaméricaine réalisé epar Jeff Ortowski. Avec Tristan Harris, Jaron Lanier, Shoshana Zuboff et d’autres. Septembre 2020. Visible sur Netflix ou ici gratuitement

[5]  Pourquoi le monde part en couilles