L’ancien chef
du Mossad, l’agence israélienne de renseignement extérieur, aurait menacé une
procureure en chef de la Cour pénale internationale lors d’une série de
réunions secrètes au cours desquelles il aurait tenté de faire pression sur
elle pour qu’elle abandonne une enquête sur des crimes de guerre, comme le
révèle le Guardian.
Les contacts
secrets de Yossi Cohen avec Fatou Bensouda, alors procureure de la CPI, ont eu
lieu dans les années qui ont précédé sa décision d’ouvrir une
enquête formelle sur des
crimes de guerre et des crimes contre l’humanité présumés dans les territoires
palestiniens occupés.
Cette enquête,
lancée en 2021, a atteint son point culminant la semaine dernière lorsque le successeur
de Mme Bensouda, Karim Khan,
a annoncé qu’il demandait un mandat d’arrêt à l’encontre du premier ministre
israélien, Benjamin Netanyahu, en raison de la conduite du pays dans sa guerre
à Gaza.
La décision du
procureur de demander à la chambre préliminaire de la CPI de délivrer
des mandats d’arrêt à l’encontre
de Netanyahou et de son ministre de la défense, Yoav Gallant, ainsi que de
trois dirigeants du Hamas, est un résultat que le gratin militaire et politique
israélien redoute depuis longtemps.
Cohen (à
droite) a été nommé directeur du Mossad par Netanyahou en 2016, après avoir
travaillé pendant plusieurs années en tant que conseiller à la sécurité
nationale. Photo Gali Tibbon/AFP/Getty Images
L’implication
personnelle de M. Cohen dans l’opération contre la CPI a eu lieu alors qu’il
était directeur du Mossad. Selon un haut fonctionnaire israélien, ses activités
ont été autorisées à un haut niveau et justifiées par le fait que la Cour
représentait une menace de poursuites à l’encontre du personnel militaire.
Une autre
source israélienne informée de l’opération contre Bensouda a déclaré que l’objectif
du Mossad était de compromettre la procureure ou de l’amener à coopérer avec
les exigences d’Israël.
Une troisième
source au fait de l’opération a déclaré que Cohen agissait en tant que “messager
officieux” de Netanyahou.
Cohen, qui
était à l’époque l’un des plus proches alliés de Netanyahou et qui est en train
de devenir une force politique à part entière en Israël, a personnellement
dirigé l’implication du Mossad dans une campagne de près de dix ans menée par
le pays pour saper le fonctionnement de la Cour.
Quatre sources
ont confirmé que Mme Bensouda avait informé un petit groupe de hauts
fonctionnaires de la CPI des tentatives d’influence de Cohen, alors qu’elle s’inquiétait
de la nature de plus en plus persistante et menaçante de son comportement.
Trois de ces
sources connaissaient les déclarations officielles de Mme Bensouda à la CPI à
ce sujet. Elles ont indiqué qu’elle avait révélé que Cohen avait fait pression
sur elle à plusieurs reprises pour qu’elle n’ouvre pas d’enquête criminelle dans
le dossier palestinien de la CPI.
Selon les
témoignages recueillis par les fonctionnaires de la CPI, il lui aurait dit : « Vous
devriez nous aider et nous laisser prendre soin de vous. Vous ne voulez pas
vous engager dans des choses qui pourraient compromettre votre sécurité ou
celle de votre famille ».
Une personne
informée des activités de Cohen a déclaré qu’il avait utilisé des “tactiques
méprisables” à l’encontre de Mme Bensouda dans le cadre d’une tentative,
finalement infructueuse, d’intimider et d’influencer cette dernière. Cette
personne a comparé son comportement à de la “traque”.
Le Mossad s’est
également intéressé de près aux membres de la famille de Mme Bensouda et a
obtenu des transcriptions d’enregistrements secrets de son mari, selon deux
sources ayant une connaissance directe de la situation. Les responsables
israéliens ont ensuite tenté d’utiliser ces documents pour discréditer la
procureure.
Les
révélations sur l’opération de Cohen s’inscrivent dans le cadre d’une enquête
menée par le Guardian, la publication israélo-palestinienne +972
Magazine et le journal en hébreu Local Call, qui révélera comment
plusieurs agences de renseignement israéliennes ont mené une “guerre” secrète
contre la CPI pendant près d’une décennie.
Contacté par
le Guardian, un porte-parole du bureau du premier ministre israélien a
déclaré : « Les questions qui nous ont été transmises sont truffées d’allégations
fausses et infondées visant à nuire à l’État d’Israël ». M. Cohen n’a pas
répondu à une demande de commentaire. Mme Bensouda s’est refusée à tout commentaire.
L’affaire de
la CPI remonte à 2015, lorsque Fatou Bensouda a décidé d’ouvrir un examen
préliminaire sur la situation en Palestine. Photo : Pacific Press Media
Production Corp/Alamy
Dans les
efforts du Mossad pour influencer Bensouda, Israël a reçu le soutien d’un allié
improbable : Joseph Kabila, l’ancien président de la République démocratique du
Congo, qui a joué un rôle de soutien dans le complot.
Les
révélations sur les efforts du Mossad pour influencer Mme Bensouda
interviennent alors que l’actuel procureur général, Karim Khan, a averti ces
derniers jours qu’il n’hésiterait pas à engager des poursuites en cas de « tentatives
d’entrave, d’intimidation ou d’influence indue » sur les fonctionnaires de
la CPI.
Selon des
experts juridiques et d’anciens fonctionnaires de la CPI, les efforts déployés
par le Mossad pour menacer Mme Bensouda ou faire pression sur elle pourraient
constituer des atteintes à l’administration de la justice en vertu de l’article
70 du statut de Rome, le traité qui a institué la Cour.
Un
porte-parole de la CPI n’a pas voulu dire si M. Khan avait examiné les
déclarations de son prédécesseur concernant ses contacts avec M. Cohen, mais il
a précisé que M. Khan n’avait jamais rencontré le chef du Mossad ni ne lui
avait parlé.
Bien que le
porte-parole ait refusé de commenter les allégations spécifiques, il a déclaré
que le bureau de M. Khan avait fait l’objet de « plusieurs formes de
menaces et de communications qui pourraient être considérées comme des
tentatives d’influencer indûment ses activités ».
Bensouda suscite l’ire d’Israël
La décision de
M. Khan de demander des mandats d’arrêt contre Netanyahou et. Gallant la
semaine dernière marquait la première fois que la Cour prenait des mesures
contre les dirigeants d’un pays étroitement allié des USA et de l’UErope. Les
crimes qui leur sont reprochés, notamment le fait d’avoir dirigé des attaques
contre des civils et d’avoir utilisé la famine comme méthode de guerre, sont
liés à la guerre de Gaza, qui a duré huit mois.
L’affaire de
la CPI remonte toutefois à 2015, lorsque Mme Bensouda a décidé d‘ouvrir un
examen préliminaire de la
situation en Palestine. Sans aller jusqu’à une enquête complète, son enquête a
été chargée de faire une première évaluation des allégations de crimes commis
par des individus à Gaza, en Cisjordanie et à Jérusalem-Est.
La décision de
Mme Bensouda a suscité l’ire d’Israël, qui craint que ses citoyens ne soient
poursuivis pour leur participation à des opérations dans les territoires
palestiniens. Israël a
longtemps manifesté ouvertement son opposition à la CPI, refusant de
reconnaître son autorité. Les ministres israéliens ont intensifié leurs
attaques contre la Cour et ont même juré d’essayer de la démanteler.
Peu après le
début de l’examen préliminaire, Mme Bensouda et ses principaux procureurs ont
commencé à recevoir des avertissements selon lesquels les services de
renseignements israéliens s’intéressaient de près à leur travail.
Yossi Cohen
lors d’une réception organisée au ministère israélien des Affaires étrangères à
Jérusalem, en mai 2018. Photo : Amir Cohen/Reuters
Selon deux
sources, de hauts fonctionnaires de la CPI soupçonnaient même Israël d’avoir
cultivé des sources au sein de la division des poursuites de la Cour, connue
sous le nom de bureau du procureur. Une autre source a rappelé plus tard que
bien que le Mossad « n’ait pas laissé sa signature », on pouvait
supposer que l’agence était à l’origine de certaines des activités dont les
fonctionnaires avaient été informés.
Toutefois,
seul un petit groupe de hauts responsables de la CPI a été informé que le
directeur du Mossad avait personnellement pris contact avec la procureure
générael.
Espion de
carrière, Yossi Cohen jouit d’une réputation de recruteur efficace d’agents
étrangers au sein de la communauté israélienne du renseignement. Il était à l’époque
un allié loyal et puissant du premier ministre, ayant été nommé directeur du
Mossad par Netanyahou en 2016 après avoir travaillé plusieurs années à ses
côtés en tant que conseiller à la sécurité nationale.
En tant que
chef du Conseil national de sécurité entre 2013 et 2016, Cohen a supervisé l’organe
qui, selon plusieurs sources, a commencé à coordonner les efforts de plusieurs
agences contre la CPI après l’ouverture de l’enquête préliminaire par Mme
Bensouda en 2015.
La première
interaction de Cohen avec Bensouda semble avoir eu lieu lors de la conférence
sur la sécurité de Munich en 2017, lorsque le directeur du Mossad s’est
présenté à la procureure lors d’un bref échange. Après cette rencontre, Cohen a
ensuite « tendu une embuscade » à Bensouda lors d’un épisode bizarre
dans une suite d’hôtel à Manhattan, selon de multiples sources familières de l’incident.
Bensouda avec
Joseph Kabila à New York. Des sources affirment que le dirigeant de la RDC de l’époque
a joué un rôle important dans le complot du Mossad contre la procureure générale
de la CPI. Photo CPI
Mme Bensouda
se trouvait à New York en 2018 dans le cadre d’une visite officielle et
rencontrait Joseph Kabila, alors président de la RDC, à son hôtel. Les deux
hommes s’étaient déjà rencontrés à plusieurs reprises dans le cadre de l’enquête
en cours de la CPI sur des crimes présumés commis dans son pays.
La réunion,
cependant, semble avoir été un coup monté. À un certain moment, après que le
personnel de Mme Bensouda eut été prié de quitter la pièce, Cohen est entré,
selon trois sources au fait de la réunion. Cette apparition surprise a inquiété
Mme Bensouda et un groupe de fonctionnaires de la CPI qui l’accompagnaient.
La raison pour
laquelle Kabila a aidé Cohen n’est pas claire, mais les liens entre les deux
hommes ont été révélés en 2022 par la publication israélienne The Marker,
qui a fait état d’une série de voyages secrets que le directeur du Mossad a
effectués en RDC tout au long de l’année 2019.
Selon certaines sources, Benjamin Netanyahou (à gauche) s'est intéressé de près aux opérations de renseignement menées contre la CPI et son procureur général, Karim Khan. Montage Guardian Design/Getty
Espionnage, piratage et
intimidation : La “guerre” menée depuis neuf ans par Israël contre la CPI
révélée au grand jour
Harry Davies, Bethan
McKernan et Yuval Abraham à Jérusalem et Meron Rapoport à Tel-Aviv, The Guardian, 28/5/2024
Exclusif : Une
enquête révèle comment les services de renseignement ont tenté de faire échouer
les poursuites pour crimes de guerre, Netanyahou étant “obsédé” par les
interceptions.
Lorsque le procureur général de la Cour pénale
internationale (CPI) a annoncé qu’il demandait des
mandats d’arrêt contre des
dirigeants d’Israël et du Hamas, il a lancé un avertissement sibyllin : « J’insiste
sur le fait que toute tentative d’entrave, d’intimidation ou d’influence indue
sur les fonctionnaires de cette Cour doit cesser immédiatement ».
Karim Khan n’a
pas donné de détails précis sur les tentatives d’ingérence dans les travaux de
la CPI, mais il a fait état d’une clause du traité fondateur de la Cour qui
fait de toute ingérence de ce type une infraction pénale. Si ce comportement se
poursuit, a-t-il ajouté, « mon bureau n’hésitera pas à agir ».
Le procureur n’a
pas précisé qui avait tenté d’intervenir dans l’administration de la justice,
ni comment il l’avait fait.
Aujourd’hui,
une enquête menée par le Guardian et les magazines +972 et Local
Call, basés en Israël, révèle comment Israël a mené une “guerre” secrète de près de dix ans contre
la Cour. Le pays a déployé ses agences de renseignement pour surveiller,
pirater, faire pression, diffamer et, apparemment, menacer le personnel de la
CPI dans le but de faire dérailler les enquêtes de la Cour.
Les services
de renseignement israéliens ont intercepté les communications de nombreux
fonctionnaires de la CPI, dont M. Khan et sa prédécesseur eau poste de
procureur, Fatou Bensouda, en interceptant des appels téléphoniques, des
messages, des courriels et des documents.
La
surveillance s’est poursuivie au cours des derniers mois, permettant au premier
ministre israélien, Benjamin
Netanyahou, de connaître
à l’avance les intentions du procureur. Une communication interceptée récemment
laissait entendre que M. Khan voulait délivrer des mandats d’arrêt contre des
Israéliens, mais qu’il subissait « d’énormes pressions de la part des USA »,
selon une source au fait du contenu de cette communication.
Karim Khan. La
surveillance s’est poursuivie au cours des derniers mois, permettant à Netanyahou
de connaître à l’avance les intentions de M. Khan. Photo Luis Acosta/AFP/Getty Images
Mme Bensouda,
qui, en tant que procureure générale, a lancé l’enquête de la CPI en 2021,
ouvrant ainsi la voie à l’annonce de la semaine dernière, a également été
espionnée et aurait fait l’objet de menaces.
Netanyahou s’est
intéressé de près aux opérations de renseignement menées contre la CPI, et une
source de renseignement l’a décrit comme étant “obsédé” par les interceptions
relatives à l’affaire. Supervisées par ses conseillers en matière de sécurité
nationale, ces opérations ont impliqué l’agence d’espionnage nationale, le Shin
Bet, ainsi que la direction du renseignement de l’armée, Aman, et la division
du cyber-espionnage, l’unité 8200. Les renseignements glanés grâce aux
interceptions ont été diffusés aux ministères de la justice, des affaires
étrangères et des affaires stratégiques.
Une opération
secrète contre Bensouda, révélée mardi
par le Guardian, a été
dirigée personnellement par Yossi Cohen, proche allié de Netanyahou, qui était
à l’époque directeur de l’agence israélienne de renseignement extérieur, le
Mossad. À un moment donné, le chef espion a même sollicité l’aide du président
de la République démocratique du Congo de l’époque, Joseph Kabila.
Les détails de
la campagne menée depuis neuf ans par Israël pour contrecarrer l’enquête de la
CPI ont été révélés par le Guardian, une publication
israélo-palestinienne, +972 Magazine et Local Call, un média en
hébreu.
L’enquête
conjointe s’appuie sur des entretiens avec plus de deux douzaines d’officiers
de renseignement et de responsables gouvernementaux israéliens, anciens et
actuels, de hauts responsables de la CPI, de diplomates et d’avocats
connaissant bien l’affaire de la CPI et les efforts déployés par Israël pour la
compromettre.
Contacté par
le Guardian, un porte-parole de la CPI a déclaré être au courant des « activités
proactives de collecte de renseignements menées par un certain nombre d’agences
nationales hostiles à la Cour ». Il a ajouté que la CPI mettait
continuellement en œuvre des contre-mesures contre de telles activités et qu’ « aucune
des récentes attaques menées contre elle par des agences de renseignement
nationales » n’avait pénétré dans les principaux fonds de preuves de la
Cour, qui étaient restés sécurisés.
Un
porte-parole du bureau du premier ministre israélien a déclaré : « Les
questions qui nous ont été transmises sont truffées d’allégations fausses et
infondées visant à nuire à l’État d’Israël ». Un porte-parole militaire a
ajouté : « Les FDI [Forces de défense israéliennes] n’ont pas mené et ne
mènent pas d’opérations de surveillance ou d’autres opérations de renseignement
contre la CPI ».
Depuis sa
création en 2002, la CPI sert de cour permanente de dernier recours pour la
poursuite de personnes accusées de certaines des pires atrocités commises dans
le monde. Elle a inculpé l’ancien
président soudanais Omar el-Béchir, le défunt président
libyen Mouammar Kadhafi et, plus
récemment, le président
russe Vladimir Poutine.
La décision de
M. Khan de demander des mandats d’arrêt contre Netanyahou et son ministre de la
défense, Yoav Gallant, ainsi que contre des dirigeants du Hamas impliqués dans l’attaque
du 7 octobre, marque la première fois qu’un procureur de la CPI demande des
mandats d’arrêt contre le dirigeant d’un proche allié occidental.
Des
Palestiniens déplacés collectent de l’eau dans un quartier de Khan Younès, au
sud de Gaza, dévasté par les frappes aériennes israéliennes. Photo :
Eyad Baba/AFP/Getty Images
Les
allégations de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité formulées par M.
Khan à l’encontre de Netanyahou et Gallant se rapportent toutes à la guerre de
huit mois menée par Israël à Gaza, qui, selon l’autorité sanitaire du territoire, a tué
plus de 35 000 personnes.
Mais l’affaire
de la CPI dure depuis une dizaine d’années et progresse alors que les
responsables israéliens s’inquiètent de plus en plus de l’éventualité de
mandats d’arrêt, qui empêcheraient les accusés de se rendre dans l’un des 124
États membres de la Cour par crainte d’être arrêtés.
C’est ce
spectre des poursuites à La Haye qui, selon un ancien responsable des services
de renseignement israéliens, a conduit « l’ensemble de l’establishment
militaire et politique » à considérer la contre-offensive contre la CPI « comme
une guerre qu’il fallait mener et contre laquelle il fallait défendre Israël.
Elle était décrite en termes militaires ».
Cette “guerre”
a commencé en janvier 2015, lorsqu’il a été confirmé que la
Palestine rejoindrait la Cour après avoir
été reconnue comme un État par l’Assemblée générale des Nations unies. Cette
adhésion a été condamnée par les responsables israéliens comme une forme de « terrorisme
diplomatique ».
Un ancien
fonctionnaire de la défense connaissant bien les efforts déployés par Israël
pour contrer la CPI a déclaré que l’adhésion à la Cour avait été « perçue
comme le franchissement d’une ligne rouge » et « peut-être la mesure
diplomatique la plus agressive" prise par l’Autorité palestinienne, qui
gouverne la Cisjordanie. « Le fait d’être reconnu comme un État par les
Nations unies est une bonne chose », ont-ils ajouté. « Mais la CPI
est un mécanisme qui a du mordant.
Mahmoud Abbas
(deuxième à partir de la gauche), le président de l’Autorité palestinienne,
après une réunion avec Mme Bensouda à La Haye en octobre 2015. Photo
Anadolu/Getty Images
Une menace remise en main propre
Pour Fatou
Bensouda, avocate gambienne respectée qui a été élue procureure générale de la
CPI en 2012, l’adhésion de la Palestine à la Cour a entraîné une décision
capitale. En vertu du statut de Rome, le traité qui a institué la Cour,
celle-ci ne peut exercer sa compétence que pour les crimes commis dans les
États membres ou par des ressortissants de ces États.
Israël, tout
comme les USA, la Russie et la Chine, n’est pas membre. Après l’acceptation de
la Palestine comme membre de la CPI, tous les crimes de guerre présumés -
commis par des personnes de toute nationalité - dans les territoires
palestiniens occupés
relèvent désormais de la compétence de Mme Bensouda.
Le 16 janvier
2015, quelques semaines après l’adhésion de la Palestine, Mme Bensouda a ouvert un
examen préliminaire sur ce que l’on
appelle, dans le jargon juridique de la Cour, « la situation en Palestine ».
Le mois suivant, deux hommes qui avaient réussi à obtenir l’adresse privée de
la procureure se sont présentés à son domicile à La Haye.
Selon des
sources au fait de l’incident, les hommes ont refusé de s’identifier à leur
arrivée, mais ont déclaré qu’ils voulaient remettre en main propre une lettre à
Mme Bensouda au nom d’une Allemande inconnue qui souhaitait la remercier. L’enveloppe
contenait des centaines de dollars en liquide et une note avec un numéro de
téléphone israélien.
Fatou Bensouda
a également mené neuf enquêtes complètes, notamment sur des événements survenus
en République démocratique du Congo. Photo Peter Dejong/AP
Des sources
ayant connaissance de l’examen de l’incident par la CPI ont déclaré que, bien
qu’il n’ait pas été possible d’identifier les hommes ou d’établir pleinement
leurs motivations, il a été conclu qu’Israël était susceptible de signaler au
procureur qu’il savait où elle vivait. La CPI a signalé l’incident aux
autorités néerlandaises et a mis en place des mesures de sécurité
supplémentaires, en installant des caméras de vidéosurveillance à son domicile.
L’enquête
préliminaire de la CPI dans les territoires palestiniens était l’un des
nombreux exercices d’établissement des faits que la Cour entreprenait à l’époque,
en tant que précurseur d’une éventuelle enquête complète. La charge de travail
de Mme Bensouda comprenait également neuf enquêtes complètes, notamment sur des
événements survenus en RDC, au Kenya et dans la région du Darfour, au Soudan.
Les
fonctionnaires du bureau du procureur pensaient que le tribunal était
vulnérable aux activités d’espionnage et ont mis en place des mesures de
contre-surveillance pour protéger leurs enquêtes confidentielles.
En Israël, le
Conseil national de sécurité (CNS) du Premier ministre avait mobilisé une
réponse impliquant ses agences de renseignement. Netanyahou et certains des
généraux et chefs des services d’espionnage qui ont autorisé l’opération
avaient un intérêt personnel à ce qu’elle aboutisse.
Contrairement
à la Cour internationale
de justice (CIJ), un
organe des Nations unies qui traite de la responsabilité juridique des
États-nations, la CPI est une cour pénale qui poursuit des individus, en
ciblant ceux qui sont considérés comme les principaux responsables des
atrocités commises.
La Cour pénale
internationale à La Haye, aux Pays-Bas. Photo Mike
Corder/AP
De multiples
sources israéliennes ont indiqué que les dirigeants de Tsahal souhaitaient que
les services de renseignement militaire se joignent à l’effort, qui était mené
par d’autres agences d’espionnage, afin de s’assurer que les officiers
supérieurs puissent être protégés de toute accusation. « On nous a dit que
les officiers supérieurs avaient peur d’accepter des postes en Cisjordanie
parce qu’ils craignaient d’être poursuivis à La Haye », a rappelé l’une
des sources.
Deux
fonctionnaires des services de renseignement impliqués dans l’obtention d’interceptions
concernant la CPI ont déclaré que le bureau du Premier ministre s’intéressait
de près à leur travail. L’un d’eux a déclaré que le bureau de Netanyahou
envoyait des « domaines d’intérêt » et des « instructions »
concernant la surveillance des fonctionnaires de la Cour. Un autre a décrit le
premier ministre comme « obsédé » par les interceptions mettant en
lumière les activités de la CPI.
Piratage des courriels et
surveillance des appels
Cinq sources
familières des activités de renseignement d’Israël ont déclaré que ce pays
espionnait régulièrement les appels téléphoniques de Mme Bensouda et de son
personnel avec les Palestiniens. Empêchée par Israël d’accéder à Gaza et à la
Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est, la CPI a été contrainte de mener une
grande partie de ses recherches par téléphone, ce qui l’a rendue plus
vulnérable à la surveillance.
Grâce à leur
accès complet à l’infrastructure de télécommunications palestinienne, les
agents des services de renseignement ont pu capter les appels sans installer de
logiciel espion sur les appareils des fonctionnaires de la CPI.
« Si
Fatou Bensouda parlait à une personne en Cisjordanie ou à Gaza, cet appel
téléphonique entrait dans les systèmes [d’interception] », a déclaré une
source. Une autre a déclaré qu’il n’y avait pas d’hésitation en interne quant à
l’espionnage de la procureure, ajoutant : « Avec Bensouda, elle est noire
et africaine, alors qui s’en soucie ? »
Le système de
surveillance n’a pas enregistré les appels entre les fonctionnaires de la CPI
et qui que ce soit en dehors de la Palestine. Cependant, de multiples sources
ont indiqué que le système nécessitait la sélection active des numéros de
téléphone à l’étranger des fonctionnaires de la CPI dont les agences de
renseignement israéliennes décidaient d’écouter les appels.
Selon une
source israélienne, un grand tableau blanc dans un service de renseignement
israélien contenait les noms d’une soixantaine de personnes sous surveillance,
dont la moitié étaient des Palestiniens et l’autre moitié des ressortissants d’autres
pays, y compris des fonctionnaires de l’ONU et du personnel de la CPI.
À La Haye, Mme
Bensouda et ses collaborateurs ont été avertis par des conseillers en sécurité
et par voie diplomatique qu’Israël surveillait leur travail. Un ancien haut
fonctionnaire de la CPI s’est souvenu : « Nous avons été informés qu’ils
essayaient d’obtenir des informations sur l’état d’avancement de l’examen
préliminaire ».
Les
fonctionnaires ont également eu connaissance de menaces spécifiques à l’encontre
d’une ONG palestinienne de premier plan, Al-Haq, qui faisait partie de
plusieurs groupes palestiniens de défense des droits humains ayant fréquemment
soumis des informations dans le cadre de l’enquête de la CPI, souvent sous la
forme de longs documents détaillant les incidents qu’ils souhaitaient voir
examiner par le procureur. L’Autorité palestinienne a soumis des dossiers
similaires.
Le bureau d’Al-Haq
à Ramallah, en Cisjordanie occupée par Israël, en 2021. Photo Mohamad
Torokman/Reuters
Ces documents
contenaient souvent des informations sensibles telles que des témoignages de
témoins potentiels. Les documents présentés par Al-Haq sont également censés
établir un lien entre des allégations spécifiques de crimes relevant du Statut
de Rome et des hauts fonctionnaires, notamment des chefs de l’armée
israélienne, des directeurs du Shin Bet et des ministres de la défense tels que
Benny Gantz.
Des années
plus tard, après que la CPI a ouvert une enquête complète sur l’affaire
palestinienne, Gantz a désigné Al-Haq et
cinq autres groupes de défense des droits des Palestiniens comme "organisations
terroristes", une
étiquette qui a été rejetée par de nombreux États européens et que la CIA a ensuite jugée non
étayée par des preuves. Les
organisations ont déclaré que ces désignations constituaient une « attaque
ciblée » contre ceux qui s’engagent le plus activement auprès de la CPI.
Selon de
nombreux responsables actuels et anciens des services de renseignement, les
équipes militaires chargées des cyber-offensives et le Shin Bet ont
systématiquement surveillé les employés des ONG palestiniennes et de l’Autorité
palestinienne qui étaient en contact avec la CPI. Deux sources de
renseignements ont décrit comment des agents israéliens ont piraté les
courriels d’Al-Haq et d’autres groupes communiquant avec le bureau de Bensouda.
L’une des
sources a déclaré que le Shin Bet avait même installé le logiciel espion
Pegasus, développé par le groupe NSO du secteur privé, sur les téléphones de
plusieurs employés d’ONG palestiniennes, ainsi que sur ceux de deux hauts
fonctionnaires de l’Autorité palestinienne.
Garder un œil
sur les documents palestiniens présentés dans le cadre de l’enquête de la CPI
était considéré comme faisant partie du mandat du Shin Bet, mais certains
responsables de l’armée craignaient que l’espionnage d’une entité civile
étrangère ne franchisse une limite, car il n’avait pas grand-chose à voir avec
les opérations militaires.
« Cela n’a
rien à voir avec le Hamas, cela n’a rien à voir avec la stabilité en
Cisjordanie », a déclaré une source militaire à propos de la surveillance
de la CPI. Une autre a ajouté : « Nous avons utilisé nos ressources pour
espionner Fatou Bensouda - ce n’est pas quelque chose de légitime à faire en
tant que service de renseignement militaire ».
Réunions secrètes avec la CPI
Légitime ou
non, la surveillance de la CPI et des Palestiniens plaidant en faveur de
poursuites contre les Israéliens a donné au gouvernement israélien un avantage
dans un canal secret qu’il avait ouvert avec le bureau du procureur.
Les réunions d’Israël
avec la CPI étaient très sensibles : si elles étaient rendues publiques, elles
auraient pu compromettre la position officielle du gouvernement, qui ne
reconnaît pas l’autorité de la Cour.
Selon six
sources au fait de ces réunions, il s’agissait d’une délégation de juristes et
de diplomates de haut rang du gouvernement israélien qui s’est rendue à La
Haye. Deux de ces sources ont déclaré que les réunions avaient été autorisées
par Netanyahou.
La délégation
israélienne était composée de représentants du ministère de la justice, du
ministère des affaires étrangères et du bureau de l’avocat général de l’armée.
Les réunions ont eu lieu entre 2017 et 2019 et ont été dirigées par l’éminent
avocat et diplomate israélien Tal Becker.
« Au
début, la situation était tendue », se souvient un ancien fonctionnaire de
la CPI. « Nous entrions dans les détails d’incidents spécifiques. Nous
disions : ‘Nous recevons des allégations concernant ces attaques, ces meurtres’,
et ils nous fournissaient des informations ».
Tal Becker à
la CIJ en janvier. Photo : Hollandse Hoogte/REX/Shutterstock
Une personne
ayant une connaissance directe des préparatifs d’Israël en vue des réunions à
huis clos a déclaré que les fonctionnaires du ministère de la justice avaient
reçu des renseignements provenant d’interceptions de la surveillance
israélienne avant l’arrivée des délégations à La Haye. « Les juristes du
ministère de la justice qui se sont occupés de la question avaient une grande
soif d’informations sur les renseignements », a déclaré cette personne.
Pour les
Israéliens, les réunions en coulisse, bien que délicates, ont constitué une
occasion unique de présenter directement des arguments juridiques contestant la
compétence de la procureure sur les territoires palestiniens.
Ils ont
également tenté de convaincre la procureure que, malgré les antécédents
très discutables de l’armée
israélienne en matière d’enquêtes
sur les actes répréhensibles commis dans ses rangs, celle-ci disposait de procédures solides pour
demander des comptes à ses forces armées.
Il s’agit là d’une
question cruciale pour Israël. Un principe fondamental de la CPI, connu sous le
nom de complémentarité, empêche le procureur d’enquêter ou de juger des
individus s’ils font l’objet d’enquêtes ou de procédures pénales crédibles au
niveau de l’État.
Selon
plusieurs sources, il a été demandé aux agents de surveillance israéliens de
déterminer quels incidents spécifiques pourraient faire l’objet de poursuites
futures devant la CPI, afin de permettre aux organes d’enquête israéliens d’ « ouvrir
des enquêtes rétroactives » sur les mêmes cas.
« Si des
éléments étaient transmis à la CPI, nous devions comprendre exactement de quoi
il s’agissait, afin de nous assurer que les FDI enquêtaient de manière
indépendante et suffisante pour pouvoir prétendre à la complémentarité »,
a expliqué l’une des sources.
Les réunions
en coulisse entre Israël et la CPI ont pris fin en décembre 2019, lorsque Mme
Bensouda, annonçant la
fin de son examen préliminaire, a déclaré qu’elle
estimait qu’il existait une « base raisonnable » pour conclure qu’Israël
et les groupes armés palestiniens avaient tous deux commis des crimes de guerre
dans les territoires occupés.
Mme Bensouda a
fait savoir en décembre 2019 qu’elle était disposée à ouvrir une enquête
approfondie. Photo Anadolu Agency/Getty Images
Il s’agit d’un
revers important pour les dirigeants israéliens, même si la situation aurait pu
être pire. Dans un geste que certains membres du gouvernement ont considéré
comme une justification partielle des efforts de lobbying d’Israël, Mme
Bensouda s’est abstenue d’ouvrir une enquête formelle.
Au lieu de
cela, elle a annoncé qu’elle demanderait à un groupe de juges de la CPI de se
prononcer sur la question controversée de la compétence de la Cour à l’égard
des territoires palestiniens, en raison de « questions juridiques et
factuelles uniques et très contestées ».
Pourtant,
Bensouda avait clairement indiqué qu’elle était disposée à ouvrir une enquête
approfondie si les juges lui donnaient le feu vert. C’est dans ce contexte qu’Israël
a intensifié sa campagne contre la CPI et s’est tourné vers son principal chef
espion pour qu’il fasse monter la pression sur Bensouda personnellement.
Menaces personnelles et campagne de
diffamation
Entre fin 2019
et début 2021, alors que la chambre préliminaire examinait les questions de
compétence, le directeur du Mossad, Yossi Cohen, a intensifié ses efforts pour
persuader Bensouda de ne pas poursuivre l’enquête.
Les contacts
de M. Cohen avec Mme Bensouda - qui ont été décrits au Guardian par
quatre personnes connaissant les comptes rendus contemporains des interactions
par le procureur, ainsi que par des sources informées de l’opération du Mossad
- avaient commencé plusieurs années auparavant.
Lors de l’une
des premières rencontres, M. Cohen a surpris Mme Bensouda en faisant une
apparition inattendue lors d’une réunion officielle que le procureur tenait
avec le président de la RDC de l’époque, Joseph Kabila, dans une suite d’un
hôtel new-yorkais.
Joseph Kabila
lors d’une conférence de presse à Kinshasa en 2018. Photo Kenny-Katombe Butunka/Reuters
Des sources au
fait de la réunion ont déclaré qu’après avoir demandé au personnel de Mme
Bensouda de quitter la pièce, le directeur du Mossad est soudainement apparu
derrière une porte dans une “embuscade” soigneusement chorégraphiée.
Après l’incident
de New York, M. Cohen a persisté à contacter la procureure, se présentant à l’improviste
et lui faisant subir des appels indésirables. Alors qu’il était initialement
amical, le comportement de M. Cohen est devenu de plus en plus menaçant et
intimidant.
Proche allié
de Netanyahou à l’époque, Cohen était un maître espion vétéran du Mossad et
avait acquis une réputation au sein du service en tant que recruteur compétent
d’agents ayant l’habitude de cultiver des fonctionnaires de haut niveau au sein
de gouvernements étrangers.
Les comptes
rendus de ses réunions secrètes avec Mme Bensouda dépeignent une situation dans
laquelle il a cherché à « établir une relation » avec la procureure
tout en essayant de la dissuader de poursuivre une enquête qui, si elle se
poursuivait, pourrait impliquer de hauts responsables israéliens.
Trois sources
informées des activités de M. Cohen ont déclaré qu’elles comprenaient que le
chef des services d’espionnage avait tenté de recruter Mme Bensouda pour qu’elle
se conforme aux exigences d’Israël pendant la période où elle attendait une
décision de la chambre préliminaire.
Ils ont
déclaré qu’il était devenu plus menaçant lorsqu’il a commencé à comprendre que
la procureure ne se laisserait pas convaincre d’abandonner l’enquête. À un
moment donné, Cohen aurait fait des commentaires sur la sécurité de Bensouda et
des menaces à peine voilées sur les conséquences pour sa carrière si elle
continuait. Contactés par le Guardian, Cohen et Kabila n’ont pas répondu
aux demandes de commentaires. Mme Bensouda s’est refusée à tout commentaire.
Cohen a été
perçu comme essayant de "construire une relation" avec la procureure
en essayant de la dissuader de poursuivre l’enquête. Photo : Corinna
Kern/Reuters
Lorsqu’elle
était procureure, Mme Bensouda a officiellement révélé ses rencontres avec M.
Cohen à un petit groupe au sein de la CPI, dans l’intention de faire part de sa
conviction qu’elle avait été “personnellement menacée”, ont déclaré des sources
au fait de ces révélations.
Ce n’est pas
la seule façon dont Israël a cherché à faire pression sur le procureur. À peu
près au même moment, les fonctionnaires de la CPI ont découvert les détails de
ce que les sources ont décrit comme une “campagne de diffamation” diplomatique,
concernant en partie un membre de la famille proche.
Selon de
multiples sources, le Mossad avait obtenu stock de documents comprenant des
transcriptions d’une apparente opération d’infiltration contre le mari de Mme
Bensouda. L’origine de ces documents - et leur authenticité - reste incertaine.
Toutefois, des
éléments d’information ont été diffusés par Israël parmi les responsables
diplomatiques occidentaux, selon des sources, dans une tentative infructueuse
de discréditer la procureure générale. Une personne informée de cette campagne
a déclaré qu’elle n’avait pas eu beaucoup de succès auprès des diplomates et qu’il
s’agissait d’une tentative désespérée de “salir” la réputation de Mme Bensouda.
La campagne de Trump contre la CPI
En mars 2020,
trois mois après que Mme Bensouda a renvoyé l’affaire de la Palestine devant la
chambre préliminaire, une délégation du gouvernement israélien aurait discuté à
Washington avec de hauts fonctionnaires usaméricains d’une « lutte commune
israélo-américaine » contre la CPI.
Un responsable
du renseignement israélien a déclaré qu’ils considéraient l’administration de
Donald Trump comme plus coopérative que celle de son prédécesseur démocrate.
Les Israéliens se sont sentis suffisamment à l’aise pour demander aux services
de renseignement usaméricains des informations sur Mme Bensouda, une demande
qui aurait été “impossible” pendant le mandat de Barack Obama, selon la source.
Trump et
Netanyahou avant la signature des
accords d’Abraham à la Maison Blanche en 2020. Photo Saul
Loeb/AFP/Getty Images
Quelques jours
avant les réunions de Washington, Mme Bensouda avait reçu l’autorisation des
juges de la CPI de mener une enquête distincte sur les crimes de guerre commis
en Afghanistan par les talibans et le personnel militaire afghan et usaméricain.
Craignant que
les forces armées usaméricaines ne soient poursuivies, l’administration
Trump s’est engagée dans sa propre
campagne agressive contre la CPI, qui a culminé à l’été 2020 avec l’imposition
de sanctions économiques usaméricaines à l’encontre de Bensouda et de l’un de
ses hauts fonctionnaires.
Parmi les
fonctionnaires de la CPI, les restrictions financières et de visa imposées par
les USA au personnel de la Cour étaient considérées comme liées aussi bien à l’enquête
sur la Palestine qu’à l’affaire de l’Afghanistan. Deux anciens fonctionnaires
de la CPI ont déclaré que de hauts fonctionnaires israéliens leur avaient
expressément indiqué qu’Israël et les USA travaillaient ensemble.
Lors d’une
conférence de presse en juin de la même année, de hauts responsables de l’administration
Trump ont signalé leur intention d’imposer des
sanctions aux fonctionnaires de la CPI, annonçant qu’ils avaient reçu des informations non spécifiées sur « la
corruption financière et les malversations aux plus hauts niveaux du bureau du
procureur ».
Mike Pompeo,
secrétaire d’État de Donald Trump, a fait référence à l’affaire afghane et a
établi un lien entre les mesures usaméricaines et l’affaire palestinienne. « Il
est clair que la CPI ne met Israël dans son collimateur qu’à des fins purement
politiques », a-t-il déclaré. Quelques mois plus tard, Mike Pompeo a
accusé Mme Bensouda de s’être « livrée
à des actes de corruption pour son bénéfice personnel ».
Les USA n’ont
jamais fourni publiquement d’informations permettant d’étayer cette accusation,
et Joe Biden a levé les
sanctions quelques mois après son entrée à
la Maison Blanche.
Mike Pompeo
lors d’une conférence de presse conjointe sur les sanctions contre la CPI en
juin 2020. Photo Yuri Gripas/AFP/Getty Images
Mais à l’époque,
Mme Bensouda a dû faire face à des pressions croissantes résultant d’un effort
apparemment concerté en coulisses de la part des deux puissants alliés. En tant
que ressortissante gambienne, elle ne bénéficiait pas de la protection
politique dont jouissaient d’autres collègues de la CPI originaires de pays
occidentaux du fait de leur citoyenneté. Une ancienne source de la CPI a
déclaré que cela la rendait “vulnérable et isolée”.
Selon
certaines sources, les activités de M. Cohen étaient particulièrement
préoccupantes pour la procureure et l’ont amenée à craindre pour sa sécurité
personnelle. Lorsque la chambre préliminaire a finalement confirmé la
compétence de la CPI en Palestine en février 2021, certains à la CPI ont même estimé que Mme Bensouda
devrait laisser à son successeur la décision finale d’ouvrir une enquête
approfondie.
Le 3 mars,
quelques mois avant la fin de son mandat de neuf ans, Mme Bensouda a toutefois annoncé l’ouverture
d’une enquête approfondie sur le
dossier palestinien, lançant ainsi un processus qui pourrait déboucher sur des
poursuites pénales, même si elle a précisé que la phase suivante pourrait
prendre du temps.
« Toute
enquête entreprise par le bureau sera menée de manière indépendante, impartiale
et objective, sans crainte ni faveur », a-t-elle déclaré. « Aux
victimes palestiniennes et israéliennes ainsi qu’aux communautés concernées,
nous demandons instamment de faire preuve de patience ».
Khan annonce des mandats d’arrêt
Lorsque M.
Khan a pris la direction du bureau du procureur de la CPI en juin 2021, il a
hérité d’une enquête dont il a déclaré plus tard qu’elle « se situait sur
la faille de San
Andreas de la politique internationale et des intérêts stratégiques ».
En mars 2022,
quelques jours après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, il a ouvert une
enquête très médiatisée sur les
crimes de guerre présumés commis par la Russie.
Au départ, l’enquête
politiquement sensible sur la Palestine n’a pas été traitée comme une priorité
par l’équipe du procureur britannique, selon des sources familières avec le
dossier. L’une d’entre elles a déclaré qu’elle était en fait “mise de côté”, ce
que conteste le bureau de M. Khan, qui affirme avoir mis en place une équipe d’enquêteurs
spécialisés pour faire avancer l’enquête.
En Israël, les
principaux avocats du gouvernement considèrent M. Khan - qui a déjà défendu des
chefs de guerre tels que l’ancien
président libérien Charles Taylor - comme un procureur plus prudent que Mme Bensouda. Un ancien haut
fonctionnaire israélien a déclaré qu’il y avait “beaucoup de respect” pour M.
Khan, contrairement à sa prédécesseure. Sa nomination à la Cour était
considérée comme une “raison d’être optimiste”, mais ils ont ajouté que l’attaque du 7
octobre avait “changé cette réalité”.
L’assaut du
Hamas sur le sud d’Israël, au cours
duquel les militants palestiniens ont tué près de 1 200 Israéliens et kidnappé
environ 250 personnes, a clairement donné lieu à des crimes de guerre éhontés.
Il en va de même, de l’avis de nombreux experts juridiques, de l’assaut
ultérieur d’Israël sur Gaza, qui aurait tué plus de 35
000 personnes et conduit le
territoire au bord de la famine en raison de l’obstruction d’Israël à l’aide
humanitaire.
À la fin de la
troisième semaine de bombardements israéliens sur Gaza, M. Khan était sur le
terrain au poste frontière de Rafah. Il s’est ensuite rendu en Cisjordanie et
dans le sud d’Israël, où il a été invité à rencontrer des survivants de l’attaque
du 7 octobre et des parents de personnes tuées.
En février
2024, M. Khan a publié une déclaration très ferme que les conseillers
juridiques de Netanyahou ont interprétée comme un signe de mauvais augure. Dans
ce message publié sur X, il mettait en effet Israël en garde contre un assaut
sur Rafah, la ville la plus méridionale de Gaza, où plus d’un million de
personnes déplacées s’étaient réfugiées à l’époque.
« Je suis
profondément préoccupé par les informations faisant état de bombardements et d’une
éventuelle incursion terrestre des forces israéliennes à Rafah », a-t-il
écrit. « Ceux qui ne respectent pas la loi ne doivent pas se plaindre plus
tard lorsque mon bureau prend des mesures ».
Des enfants au
milieu des décombres d’un bâtiment à Rafah, détruit par des frappes aériennes
israéliennes en février. Photo Mohammed Abed/AFP/Getty
Images
Ces
commentaires ont suscité l’inquiétude au sein du gouvernement israélien, car
ils semblaient s’écarter de ses précédentes déclarations sur la guerre, que les
responsables avaient considérées comme rassurantes et prudentes. « Ce
tweet nous a beaucoup surpris », a déclaré un haut fonctionnaire.
Les
inquiétudes en Israël concernant les intentions de M. Khan se sont intensifiées
le mois dernier lorsque le gouvernement a informé les médias qu’il pensait que
le procureur envisageait de
délivrer des mandats d’arrêt contre Netanyahou
et d’autres hauts fonctionnaires tels que Yoav Gallant.
Les services
de renseignement israéliens avaient intercepté des courriels, des pièces
jointes et des messages textuels de Khan et d’autres fonctionnaires de son
bureau. « L’objet de la CPI a gravi l’échelle des priorités des services
de renseignement israéliens », a déclaré une source des services de
renseignement.
C’est grâce à
des communications interceptées qu’Israël a établi que Khan envisageait à un
moment donné d’entrer dans la bande de Gaza par l’Égypte et qu’il demandait une
aide urgente pour le faire « sans l’autorisation d’Israël ».
Une autre
évaluation des services de renseignement israéliens, largement diffusée au sein
de la communauté du renseignement, s’appuie sur la surveillance d’un appel
entre deux hommes politiques palestiniens. L’un d’eux a déclaré que Khan avait
indiqué qu’une demande de mandats d’arrêt à l’encontre de dirigeants israéliens
pourrait être imminente, mais a averti qu’il était « soumis à d’énormes
pressions de la part des USA ».
C’est dans ce
contexte que Netanyahu a fait une série de déclarations publiques avertissant
qu’une demande de mandats d’arrêt pourrait être imminente. Il a appelé « les
dirigeants du monde libre à s’opposer fermement à la CPI » et à « utiliser
tous les moyens à leur disposition pour arrêter cette démarche dangereuse ».
Il a ajouté : « Qualifier
les dirigeants et les soldats d’Israël de criminels de guerre jettera de l’huile
sur le feu de l’antisémitisme ». À Washington, un groupe de sénateurs
républicains de haut rang avait déjà envoyé une lettre de menace à Khan,
accompagnée d’un avertissement clair : « Prenez Israël pour cible et nous
vous prendrons pour cible".
Netanyahou (à
gauche) et Yoav Gallant lors d’une conférence de presse à Tel Aviv en octobre.
Photo Reuters
La CPI, quant
à elle, a renforcé sa sécurité en procédant à des balayages réguliers des
bureaux du procureur, à des contrôles de sécurité sur les appareils, à des
zones sans téléphone, à des évaluations hebdomadaires des menaces et à l’introduction
d’équipements spécialisés. Un porte-parole de la CPI a déclaré que le bureau de
M. Khan avait fait l’objet de »"plusieurs formes de menaces et de
communications qui pourraient être considérées comme des tentatives d’influencer
indûment ses activités ».
M. Khan a
récemment révélé dans une interview
accordée à CNN que certains
dirigeants élus avaient été “très directs” avec lui alors qu’il s’apprêtait à
délivrer des mandats d’arrêt. «“ Ce tribunal est fait pour l’Afrique et
pour des voyous comme Poutine”, m’a dit un haut responsable ».
Malgré les
pressions, M. Khan, comme sa prédécesseure au bureau du procureur, a choisi d’aller
de l’avant. La semaine dernière, il a annoncé qu’il demandait des mandats d’arrêt
contre Netanyahou et Gallant ainsi que contre trois dirigeants du Hamas pour
crimes de guerre et crimes contre l’humanité.
Il a déclaré
que le premier ministre et le ministre de la défense d’Israël étaient accusés d’être
responsables de l’extermination, de la famine, du refus de l’acheminement de l’aide
humanitaire et du ciblage délibéré des civils.
Debout devant
un pupitre, avec à ses côtés deux de ses principaux procureurs - l’un usaméricain,
l’autre britannique -, M. Khan a déclaré qu’il avait à plusieurs reprises
demandé à Israël de prendre des mesures urgentes pour se conformer au droit
humanitaire.
« J’ai
spécifiquement souligné que la famine en tant que méthode de guerre et le refus
de l’aide humanitaire constituent des infractions au Statut de Rome. Je n’aurais
pas pu être plus clair », a-t-il déclaré. « Comme je l’ai également
souligné à plusieurs reprises dans mes déclarations publiques, ceux qui ne
respectent pas la loi ne doivent pas se plaindre plus tard lorsque mon bureau
prend des mesures. Ce jour est arrivé ».
Tjeerd Royaards, Pays-Bas