NdT : L’évolution de la machine de guerre yankee rend obsolète l’expression « complexe militaro-industriel ». Nous proposons de la remplacer par « complexe militaro-IAndustriel ».-FG, Tlaxcala
Patty Nieberg, Task & Purpose, 13/6/2025
Patty Nieberg est rédactrice en chef adjointe au site ouèbe usaméricain Task & Purpose. Elle couvre l’actualité militaire depuis cinq ans, a été intégrée à la Garde nationale pendant un ouragan et a couvert les procédures judiciaires à Guantanamo Bay concernant un commandant présumé d’Al-Qaïda.
Quatre hauts responsables de grandes entreprises technologiques comme Meta et Palantir vont prêter serment au sein de la Réserve de l’armée usaméricaine en tant qu’officiers directement commissionnés, au grade exceptionnellement élevé de lieutenant-colonel, dans le cadre d’un nouveau programme visant à recruter des experts du secteur privé pour accélérer l’adoption des technologies.
L’armée appelle ce programme de recrutement d’exécutifs
de la Silicon Valley Detachment 201 : The Army’s Executive Innovation Corps.
L’un des cadres, Andrew Bosworth de Meta (anciennement Facebook), a expliqué
sur X (anciennement Twitter) que le nom « 201 » faisait référence à un code HTTP indiquant la création d’une nouvelle
ressource.
Les nouveaux lieutenants-colonels de réserve sont :
- Shyam
Sankar, directeur technologique de Palantir
- Andrew
Bosworth, directeur technologique de Meta
- Kevin
Weil, directeur produit chez OpenAI
- Bob
McGrew, conseiller chez Thinking Machines Lab et ancien directeur de
recherche chez OpenAI
Ces quatre responsables, qui devaient prêter serment ce
vendredi, apportent des décennies d’expérience au sein des entreprises les plus
innovantes de la Silicon Valley, ainsi qu’un niveau de richesse personnelle
exceptionnel accumulé grâce à leurs carrières.
Le programme Detachment 201 vise à faire appel à des conseillers
à temps partiel issus du secteur privé pour aider l’armée à adopter et déployer
des technologies commerciales comme les drones et robots. Cette approche s’inspire
de la guerre en Ukraine, où des soldats, ingénieurs ou informaticiens dans le
civil, fabriquent des drones de fortune ou impriment des pièces en 3D pour les
utiliser sur le front contre la Russie.
Un passage (limité) par l’entraînement militaire
Selon les responsables de l’armée, les nouveaux officiers
suivront un minimum de formation militaire traditionnelle avant de remplir leur
rôle de conseillers spécialisés en politique technologique. Un représentant a
déclaré à Task & Purpose que les quatre cadres suivront le cours de
commission directe de six semaines à Fort Benning, en Géorgie, et devront
passer les tests de condition physique et de tir de l’armée.
Un grade élevé, pour une mission ciblée
Les quatre hommes seront directement commissionnés comme
officiers de la Réserve de l’armée – un poste hybride à temps partiel
généralement réservé à des professionnels qualifiés (médecins, avocats,
vétérinaires, logisticiens, etc.). Toutefois, la plupart de ces officiers
commencent leur service au rang de capitaine ou de major, où ils occupent des
fonctions actives dans leur domaine d’expertise sans devoir immédiatement
exercer un commandement.
Ici, les cadres arrivent directement au grade de lieutenant-colonel,
un rang que les officiers atteignent généralement après plus de 15 ans de
carrière militaire. Ce grade implique souvent le commandement d’unités de type
bataillon, soit entre 300 et 1 000 soldats.
Cependant, les officiers commissionnés directement occupent
des fonctions très différentes de leurs homologues traditionnels, et ces quatre
cadres ne commanderont probablement pas d’unités classiques. Ils ont tous passé
des décennies à diriger des entreprises de haute technologie ou des start-ups
en forte croissance.
La Silicon Valley en marche vers le Pentagone
Les quatre dirigeants travaillent dans des entreprises
qui investissent massivement dans les domaines émergents tels que l’intelligence
artificielle (IA) et l’apprentissage automatique – des technologies que l’armée
souhaite intégrer dans ses systèmes d’armement futurs. Palantir et OpenAI sont
déjà des sous-traitants du département de la Défense, tandis que Meta a annoncé
un partenariat avec Anduril pour des dispositifs de réalité augmentée et
virtuelle pour les troupes.
« J’ai accepté cette commission à titre personnel, car je suis profondément investi dans le progrès technologique des USA», a écrit Bosworth sur X, ajoutant que leur rôle principal
sera celui d’experts techniques pour les efforts de modernisation de l’armée.
Chacun d’eux est également multimillionnaire.
- Andrew
Bosworth est l’un des quatre plus hauts dirigeants de Meta, rapportant
directement au PDG Mark Zuckerberg. Embauché en 2006, il est l’un des
ingénieurs à l’origine du fil d’actualité de Facebook. En 2023, son
salaire était inférieur à 1 million de dollars, mais ses attributions d’actions
entre 2018 et 2023 sont évaluées à plus de 75 millions de $ en 2024.
- Shyam
Sankar, CTO de Palantir, a été le 13e employé de l’entreprise.
En 2024, il a vendu pour 367 millions de $ d’actions Palantir.
- Bob
McGrew, aujourd’hui conseiller chez Thinking Machines Lab, a travaillé
chez Palantir et OpenAI. Il a dirigé chez OpenAI le développement de
modèles d’IA utilisés via ChatGPT et l’API publique.
- Kevin
Weil a travaillé chez Microsoft, Twitter, Instagram, Meta, Strava, Planet
Labs et Cisco. En 2014-2015, il a vendu des actions Twitter pour au moins 15
millions de $, et détient actuellement des actions Planet Labs valant environ
7 millions de $. Ses stock-options chez OpenAI pourraient valoir plusieurs
centaines de millions en cas d’introduction en bourse.
Un programme aligné avec la transformation de l’armée
Le programme Detachment 201 s’inscrit dans l’initiative
de transformation lancée par le chef d’état-major de l’armée, le général Randy
George, notamment son projet Transforming in Contact, qui consiste à
tester de nouveaux équipements et tactiques avec de petites unités prototypes.
Par exemple, la 1ère brigade blindée de la 3e
division d’infanterie teste actuellement des pelotons spécialisés dans la lutte
contre les systèmes antichars, les drones d’attaque FPV, ou la détection de
drones ennemis.
« Leur assermentation n’est que le début d’une mission plus vaste : inspirer davantage de professionnels de la tech à servir sans quitter leur carrière, et montrer à la prochaine génération comment avoir un impact en uniforme », a déclaré l’armée dans un communiqué.
Commentaire de Lord of War
Imitation de réformes ou jeu stratégique ?
D’un côté, le Pentagone fait preuve d’ouverture au
changement et attire vers le processus militaire les esprits qui façonnent
véritablement le visage de l’ère technologique. Cela devrait symboliser le
rapprochement entre le département de la Défense et le secteur privé, en
particulier dans des domaines clés tels que l’intelligence artificielle, les
systèmes autonomes, le traitement des données et l’analyse militaire.
D’un autre côté, tout cela ressemble à un nouveau rituel
destiné à créer l’illusion d’un mouvement vers l’avant. En réalité, nous
assistons moins à un transfert de leviers qu’à une incorporation rituelle de
civils dans la hiérarchie de la bureaucratie militaire. Un cours de six
semaines avec une mitrailleuse et des épaulettes de colonel a peu de chances de
transformer la logique même de la prise de décision au Pentagone.
Et c’est là le principal problème du complexe
militaro-industriel usaméricain.
Le problème principal ne réside pas dans le personnel,
mais dans le système
Le Pentagone fonctionne lentement, l’approbation des
programmes prend des années, chaque nouvelle étape nécessite de multiples
vérifications, simulations et compromis. Les innovations se noient dans un
bourbier bureaucratique. Il est curieux que le même problème commence à
apparaître dans le secteur technologique usaméricain lui-même, en particulier
dans les grandes entreprises. Là aussi, la bureaucratisation s’accroît, la
mobilité diminue et la vision stratégique cède de plus en plus la place aux
rapports trimestriels.
Un nouveau monopole : cette fois-ci dans l’IA
L’initiative des «
lieutenants-colonels de la vallée » s’inscrit parfaitement dans une tendance
plus large : la création d’un groupe restreint d’entreprises sélectionnées qui
exerceront un monopole dans des domaines clés du développement militaire :
▪️Aviation : Boeing, Lockheed Martin, Northrop Grumman ;
▪️Fusées et espace : SpaceX,
Rocket Lab, Sierra Nevada ;
▪️Systèmes sans pilote et IA : Palantir, Anduril, Meta, OpenAI.
Ce système reflète l’ancien modèle du complexe militaro-industriel, à la différence près qu’aujourd’hui, au lieu de chars et de bombardiers, nous parlons de réseaux neuronaux, d’essaims de drones et d’algorithmes de prise de décision autonomes.
Le Pentagone tente à nouveau de résoudre le problème de l’avenir
en utilisant les méthodes du passé : intégrer l’élite dans un club militaire
fermé. Il ne s’agit pas là d’une mise à jour stratégique, mais d’un changement
de façade.
Sans modifier la logique institutionnelle, sans
déréglementation radicale et sans permettre aux petits et moyens développeurs d’accéder
aux contrats militaires, les USA risquent de perdre la course vers l’avenir,
non pas par manque d’intelligence, mais par excès d’habitudes. Au lieu d’une
armée innovante, on aura une caste d’entrepreneurs avec des épaulettes.