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18/12/2023

ROBERTO CICCARELLI
Le siècle bref de Toni Negri

Toni Negri est mort à Paris dans la nuit du 15 au 16 décembre. Il avait eu 90 ans le 1er  août dernier. Celui que les médias italiens s'acharnent à appeler « il cattivo maestro degli anni di piombo », le « mauvais maître des années de plomb », avait su survivre à la répression féroce déchaînée contre l’Autonomie ouvrière organisée, non sans tâter de quelques années prison. Pour qui l’a connu, il restera dans nos mémoires comme une figure élégante, intelligente, chaleureuse, bref un vrai prince de la Renaissance égaré dans une Italie du XXème siècle livrée au Tout-Profit et à la Combinazione. Il croisera peut-être, entre la Troisième et la Septième Sphère du Paradis de Dante d’autres hérétiques, comme l’autre grand Antonio (Gramsci) ou Pierpaolo (Pasolini).-FG


 Roberto Ciccarelli, il manifesto, 5/8/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Rencontre. L’opéraïsme, les années 70, le 7 avril, Rossanda, la reconnaissance mondiale : les 90 ans d’un philosophe communiste

 
Il a eu 90 ans le 1er aout. Photo Judith Revel

Toni Negri, tu as quatre-vingt-dix ans. Comment vis-tu ton temps aujourd’hui ?
 Je me souviens que Gilles Deleuze souffrait d’une maladie similaire à la mienne. À l’époque, il n’y avait pas l’assistance et la technologie dont nous bénéficions aujourd’hui. La dernière fois que je l’ai vu, il se déplaçait dans un fauteuil roulant avec des bouteilles d’oxygène. C’était vraiment difficile. C’est également le cas pour moi aujourd’hui. Je pense que chaque jour qui passe à cet âge est un jour de moins. Tu n’as pas la force d’en faire un jour magique. C’est comme lorsque tu mangez un bon fruit et qu’il te laisse un goût merveilleux dans la bouche. Ce fruit, c’est probablement la vie. C’est une de ses grandes vertus.

Quatre-vingt-dix ans, c’est un siècle bref.
 Il peut y avoir divers siècles courts. Il y a la période classique définie par Hobsbawm qui va de 1917 à 1989. Il y a eu le siècle américain, beaucoup plus court. Il va des accords monétaires et de la définition de la gouvernance mondiale à Bretton Woods jusqu’aux attentats de septembre 2001 contre les tours jumelles. Quant à moi, mon long siècle a commencé avec la victoire bolchevique, peu avant ma naissance, et s’est poursuivi avec les luttes ouvrières et tous les conflits politiques et sociaux auxquels j’ai participé.

Ce siècle bref s’est achevé sur une défaite colossale.
 Certes. Mais on pensait que l’histoire était finie et que l’ère de la mondialisation apaisée avait commencé. Rien n’est plus faux, comme nous le constatons chaque jour depuis plus de trente ans. Nous sommes dans une ère de transition, mais en réalité nous l’avons toujours été. Bien que sous les radars, nous sommes dans un temps nouveau marqué par une résurgence mondiale des luttes face à laquelle la riposte est dure. Les luttes des travailleurs ont commencé à croiser de plus en plus les luttes féministes, antiracistes, pour la défense des migrants et la liberté de circulation, ou les luttes écologistes.

Philosophe, tu accèdes très jeune à une chaire à Padoue. Tu participes aux Quaderni Rossi, la revue de l’opéraïsme italien. Tu enquêtes, tu fais du travail de terrain dans les usines, en commençant par la pétrochimie à Marghera. Tu as d’abord fait partie de Potere Operaio, puis d’Autonomia Operaia. Tu as vécu le long 68 italien, à commencer par l’impétueux 69 ouvrier du Corso Traiano à Turin. Quel a été le moment politique culminant de cette histoire ?
 Les années 1970, lorsque le capitalisme a anticipé avec force une stratégie pour son avenir. Par le biais de la mondialisation, il a précarisé le travail industriel ainsi que l’ensemble du processus d’accumulation de la valeur. Dans cette transition, de nouveaux pôles productifs ont été allumés : le travail intellectuel, le travail affectif, le travail social qui construit la coopération. À la base de la nouvelle accumulation de valeur, il y a bien sûr aussi l’air, l’eau, le vivant et tous les biens communs que le capital a continué d’exploiter pour contrer la baisse du taux de profit qu’il connaissait depuis les années 1960.

Pourquoi la stratégie capitaliste l’a-t-elle emporté depuis le milieu des années 1970 ?
 Parce qu’il y a eu un manque de réaction de la part de la gauche. En effet, pendant longtemps, l’ignorance de ces processus a été totale. À partir de la fin des années 1970, on a assisté à la suppression de toute force intellectuelle ou politique, ponctuelle ou mouvementiste, qui tentait de montrer l’importance de cette transformation, et qui visait à la réorganisation du mouvement ouvrier autour de nouvelles formes de socialisation et d’organisation politique et culturelle. Ce fut une tragédie. C’est là que la continuité du siècle bref apparaît dans le temps que nous vivons. Il y a eu une volonté de la gauche de bloquer le cadre politique sur ce qu’elle possédait.

Marco Pannella (Parti Radical), Rossana Rossanda, Toni Negri et Jaroslav Novak (Potere Operaio)

Et que possédait cette gauche ?
Une image puissante mais déjà alors inadéquate. Elle a mythifié la figure de l’ouvrier industriel sans se rendre compte qu’il voulait autre chose. Il ne voulait pas s’installer dans l’usine d’Agnelli, mais détruire son organisation ; il voulait construire des voitures et les offrir aux autres sans asservir personne. À Marghera, il ne voulait pas mourir d’un cancer ou détruire la planète. C’est au fond ce que Marx a écrit dans la Critique du programme de Gotha : contre l’émancipation par le travail marchandisé de la social-démocratie et pour la libération de la force de travail du travail marchandisé. Je suis convaincu que la direction prise par l’Internationale communiste - de manière évidente et tragique avec le stalinisme, puis de manière de plus en plus contradictoire et impétueuse - a détruit le désir qui avait mobilisé des masses gigantesques. Tout au long de l’histoire du mouvement communiste, c’est autour de ça que s’est menée la bataille.

Qu’est-ce qui s’affrontait sur ce champ de bataille ?
 D’une part, il y avait l’idée de libération. En Italie, elle était éclairée par la résistance contre le nazifascisme. L’idée de libération a été projetée dans la Constitution elle-même, telle que nous, les jeunes d’alors, l’avons interprétée à l’époque. Et à cet égard, je ne sous-estimerais pas l’évolution sociale de l’Église catholique qui a culminé avec le Concile Vatican II. D’autre part, il y avait le réalisme hérité de la social-démocratie par le parti communiste italien, celui d’Amendola et des togliattiens de diverses origines. Tout a commencé à s’effondrer dans les années 70, lorsque l’occasion s’est présentée d’inventer une nouvelle façon de vivre, une nouvelle façon d’être communiste.

Tu continues à te qualifier de communiste. Qu’est-ce que cela signifie aujourd’hui ?
 Ce que cela signifiait pour moi quand j’étais jeune : connaître un avenir dans lequel nous aurions le pouvoir d’être libres, de travailler moins, de nous aimer les uns les autres. Nous étions convaincus que les concepts bourgeois tels que la liberté, l’égalité et la fraternité pouvaient se concrétiser dans les mots d’ordre de la coopération, de la solidarité, de la démocratie radicale et de l’amour. Nous l’avons pensé et agi, et c’est ce qu’a pensé la majorité qui a voté à gauche et l’a faite exister. Mais le monde était et reste insupportable, il entretient un rapport contradictoire avec les vertus essentielles du vivre ensemble. Mais ces vertus ne se perdent pas, elles s’acquièrent par la pratique collective et s’accompagnent de la transformation de l’idée de productivité, qui ne consiste pas à produire plus de biens en moins de temps, ni à mener des guerres toujours plus dévastatrices. Il s’agit au contraire de nourrir tout le monde, de moderniser, de rendre heureux. Le communisme est une passion collective joyeuse, éthique et politique qui lutte contre la trinité de la propriété, des frontières et du capital.

La rafle du 7 avril 1979, premier moment de la répression du mouvement de l’autonomie ouvrière, a marqué un tournant. Pour d’autres raisons, à mon avis, c’est aussi un tournant pour l’histoire du journal il manifesto grâce à une vibrante campagne de soutien qui a duré des années, un cas de journalisme unique mené avec des militants du mouvement, un groupe d’intellectuels courageux, le parti radical. Huit ans plus tard, le 9 juin 1987, lorsque le château de cartes des accusations changeantes et infondées a été démoli, Rossana Rossanda a écrit qu’il s’agissait d’une “réparation tardive et partielle de beaucoup de choses irréparables”. Qu’est-ce que cela signifie pour toi aujourd’hui ?
 C’est avant tout le signe d’une amitié qui ne s’est jamais démentie. Rossana était pour nous une personne d’une incroyable générosité. Même si, à un moment donné, elle s’est arrêtée elle aussi : elle ne parvenait pas à imputer au PCI ce qu’il était devenu.

Qu’était-il devenu ?
 Un oppresseur. Il a massacré ceux qui dénonçaient le pétrin dans lequel il s’était fourré. Dans ces années-là, nous avons été nombreux à le lui dire. Il y avait une autre voie, celle d’écouter la classe ouvrière, le mouvement étudiant, les femmes, toutes les nouvelles formes dans lesquelles s’organisaient les passions sociales, politiques et démocratiques. Nous avons proposé une alternative de manière honnête, propre et massive. Nous faisions
partie d’un énorme mouvement qui investissait les grandes usines, les écoles, les générations. La fermeture de la part du PCI a conduit à l’émergence de l’extrémisme terroriste. Nous avons payé pour tout cela, et lourdement. À moi seul, j’ai passé au total quatorze ans en exil et onze ans et demi en prison. Il manifesto a toujours défendu notre innocence. Il était complètement idiot que moi ou d’autres membres de l’Autonomia soyons considérés comme les kidnappeurs d’Aldo Moro ou les assassins de camarades. Cependant, dans la campagne innocentiste, qui était courageuse et importante, un aspect substantiel a été laissé de côté.

Un défilé de Potere Operaio (Negri en tête)  

Lequel ?
 Nous étions politiquement responsables d’un mouvement beaucoup plus large contre le compromis historique entre le PCI et la DC. Contre nous, il y a eu une réponse policière de la part de la droite, et ça, ça se comprend. Ce que l’on ne veut pas comprendre, c’est la couverture que le PCI a donnée à cette réponse. Au fond, ils avaient peur que l’horizon politique de la classe change. Si l’on ne comprend pas ce nœud historique, comment peut-on se plaindre de l’inexistence d’une gauche en Italie aujourd’hui ?

Le 7 avril et le “théorème de Calogero*” ont été perçus comme un pas vers la conversion d’une partie non négligeable de la gauche au justicialisme et à la procuration donnée par les politiciens au pouvoir judiciaire. Comment était-il possible de se laisser prendre à un tel piège ?
Lorsque le PCI a substitué la centralité de la lutte morale à la lutte économique et politique, et ce par l’intermédiaire de juges qui gravitaient autour de lui, il a terminé sa course. Croyait-on vraiment utiliser le justicialisme pour construire le socialisme ? Le justicialisme est l’une des choses les plus chères à la bourgeoisie. C’est une illusion dévastatrice et tragique qui les empêche de voir l’utilisation de classe de la loi, de la prison ou de la police contre les subalternes. Au cours de ces années, les jeunes magistrats ont également changé. Avant, ils étaient très différents. On les appelait les “magistrats d’assaut”. Je me souviens des premiers numéros du magazine Democrazia e Diritto, pour lequel je travaillais également. Ils me remplissaient de joie parce que nous parlions de justice de masse. Ensuite, l’idée de justice a été déclinée très différemment, ramenée aux concepts de légalité et de légitimité. Et dans la magistrature, il n’y avait plus de position politique, mais seulement des déploiements entre les courants. Aujourd’hui, donc, nous avons une Constitution réduite à un paquet de normes qui ne correspondent même plus à la réalité du pays.

En prison, tu as poursuivi le combat politique. En 1983, tu as écrit un document en prison, publié par il manifesto, intitulé Do You remember revolution  [“Te souviens-tu de la révolution”]. Il y était question de l’originalité du 1968 italien, des mouvements des années 1970 qui ne pouvaient être réduits aux “années de plomb”. Comment as-tu vécu ces années ?
 Ce document disait des choses importantes avec une certaine timidité. Je pense qu’il a dit plus ou moins les choses que je viens de rappeler. C’était une période difficile. Nous étions en taule, nous devions sortir d’une manière ou d’une autre. Je t’avoue que dans cette immense souffrance, il valait mieux pour moi étudier Spinoza que de penser à la morosité absurde dans laquelle nous avions été enfermés. J’ai écrit un gros livre sur Spinoza et c’était une sorte d’acte héroïque. Je ne pouvais pas avoir plus de cinq livres dans ma cellule. Et je changeais constamment de prison spéciale : Rebibbia, Palmi, Trani, Fossombrone, Rovigo. Chaque fois dans une nouvelle cellule avec de nouvelles personnes. J’attendais des jours et je recommençais. Le seul livre que j’avais avec moi était l’Éthique de Spinoza. J’ai eu la chance de terminer mon texte avant l’émeute de Trani en 1981, lorsque les forces spéciales ont tout détruit. Je suis heureux que cela ait provoqué un bouleversement dans l’histoire de la philosophie.

En 1983, tu as été élu au parlement et tu es sorti de prison pour quelques mois. Que penses-tu du moment où l’on a voté ton retour en prison et où tu as décidé de t’exiler en France ?
 J’en souffre encore beaucoup. Si je dois porter un jugement détaché, historique, je pense que j’ai eu raison de partir. En France, j’ai été utile pour établir des relations entre les générations et j’ai étudié. J’ai eu l’occasion de travailler avec Félix Guattari et j’ai pu entrer dans le débat de l’époque. Il
m’a beaucoup aidé à comprendre la vie des sans papiers. Moi aussi, j’ai enseigné alors que je n’avais pas de carte d’identité. Mes camarades de l’Université de Paris 8 m’ont aidé. Mais d’une autre manière, je me dis que j’ai eu tort. Cela me choque profondément d’avoir laissé mes camarades en prison, ceux avec qui j’ai vécu les plus belles années de ma vie et les émeutes en quatre ans de détention provisoire. Les avoir quittés me fait encore mal. Cette prison a dévasté la vie de chers camarades, et souvent de leurs familles. J’ai 90 ans et je suis sauvé. Cela ne me rend pas plus serein face à ce drame.

Même Rossanda t’a critiqué...
Oui, elle m’a demandé de me comporter comme Socrate. J’ai répondu que je risquais de finir comme le philosophe. Viu les rapports qui régnaient en prison, j’aurais pu mourir. Pannella m’a matériellement sorti de prison et m’a ensuite rejeté toute la responsabilité parce que je ne voulais pas y retourner. Beaucoup de gens m’ont trompé. Rossana m’avait déjà mis en garde, et elle avait peut-être raison.

L’a-t-elle fait une autre fois ?
 Oui, lorsqu’elle m’a dit de ne pas revenir de Paris en Italie en 1997, après 14 ans d’exil. Je l’ai vue pour la dernière fois avant son départ dans un café près du musée de Cluny, le musée national du Moyen Âge. Elle m’a dit qu’elle voulait m’attacher avec une chaîne pour m’empêcher de prendre cet avion.

Pourquoi as-tu décidé de retourner en Italie ?
 J’étais convaincu que j’allais lutter pour l’amnistie de tous les camarades des années 1970. À l’époque, il y avait le bicaméralisme, cela semblait possible. J’ai passé six ans en prison, jusqu’en 2003. Rossana avait peut-être raison.

Quels souvenirs as-tu d’elle aujourd’hui ?
 Je me souviens de la dernière fois que je l’ai vue à Paris. C’était une amie très gentille qui s’inquiétait de mes voyages en Chine, craignant que je ne sois blessé. C’était une personne merveilleuse, à l’époque et depuis toujours.

Anna Negri, ta fille, a écrit “Con un piede impigliato nella storia” [Avec un pied coincé dans l’histoire] (DeriveApprodi) qui raconte cette histoire du point de vue de vos affects, et d’une autre génération.
 J’ai trois enfants merveilleux, Anna, Francesco et Nina, qui ont souffert de manière indicible de ce qui s’est passé. J’ai regardé la série de Bellocchio sur Moro et je n’en reviens toujours pas qu’on m’ait rendu responsable de cette incroyable tragédie. Je pense à mes deux premiers enfants, qui allaient à l’école. Certains les voyaient comme les enfants d’un monstre. Ces garçons, d’une manière ou d’une autre, ont vécu des événements énormes. Ils ont
quitté l’Italie et sont revenus, ils ont traversé eux-mêmes
ce long hiver. Le moins qu’ils puissent faire est d’éprouver une certaine colère envers les parents qui les ont mis dans cette situation. Et j’ai une certaine responsabilité dans cette histoire. Nous sommes redevenus amis. C’est pour moi un cadeau d’une immense beauté.

À la fin des années 1990, coïncidant avec les nouveaux mouvements mondiaux et anti-guerre, tu as acquis une solide position de reconnaissance avec Michael Hardt, en commençant par le livre “Empire”. Comment définirais-tu la relation entre la philosophie et le militantisme aujourd’hui, à une époque où l’on assiste à un retour au spécialisme et aux idées réactionnaires et élitistes ?
 Il m’est difficile de répondre à cette question. Quand on me dit que j’ai fait “un’opera” [une œuvre, mais aussi un opéra] je réponds : “Lyrique ?” Tu te rends compte ? Je suis obligé de rire. Parce que je suis plus militant que philosophe. Cela
peut faire rire certains, mais moi, je m’y vois comme Papageno*...

Il ne fait pourtant aucun doute que tu as écrit de nombreux livres...

J’ai eu la chance d’être quelque part entre la philosophie et le militantisme. Dans les meilleures périodes de ma vie, je suis passé en permanence de l’une à l’autre. Cela m’a permis de cultiver un rapport critique à la théorie capitaliste du pouvoir. Pivotant sur Marx, je suis passé de Hobbes à Habermas, en passant par Kant, Rousseau et Hegel. Des gens suffisamment sérieux pour devoir être combattus. En revanche, la ligne Machiavel-Spinoza-Marx constituait une véritable alternative. Je le répète : l’histoire de la philosophie n’est pas pour moi une sorte de texte sacré qui aurait mêlé tout le savoir occidental, de Platon à Heidegger, à la civilisation bourgeoise et transmis des concepts fonctionnels au pouvoir. La philosophie fait partie de notre culture, mais elle doit être utilisée pour ce dont elle a besoin, à savoir transformer le monde et le rendre plus juste. Deleuze a parlé de Spinoza et a repris l’iconographie qui le représente comme Masaniello. J’aimerais que ce soit le cas pour moi. Même à 90 ans, j’ai toujours ce rapport à la philosophie. Vivre le militantisme est moins facile, mais j’arrive à écrire et à écouter, dans une situation d’exil.

L’exil, encore aujourd’hui ?
 Un peu, oui. Mais c’est un exil différent. Cela dépend du fait que les deux mondes dans lesquels je vis, l’Italie et la France, ont des dynamiques de mouvement très différentes. En France, l’opéraïsme n’a pas eu beaucoup d’adeptes, même s’il est redécouvert aujourd’hui. Le mouvement de gauche en France a toujours été porté par le trotskisme ou l’anarchisme. Dans les années 1990, avec la revue Futur antérieur, avec mon ami et camarade Jean-Marie Vincent, nous avons trouvé une médiation entre le gauchisme et l’opéraïsme : cela a marché pendant une dizaine d’années. Mais nous l’avons fait avec beaucoup de prudence. Nous avons laissé le jugement sur la politique française à nos camarades français. Le seul éditorial important écrit par des Italiens dans la revue a été celui sur la grande grève des cheminots de 1995, qui ressemblait tellement aux luttes italiennes.

Pourquoi l’opéraïsme connaît-il aujourd’hui une résonance mondiale ?
 Parce qu’il répond à un besoin de résistance et de résurgence des luttes, comme dans d’autres cultures critiques avec lesquelles il dialogue : féminisme, écologie politique, critique post-coloniale par exemple. Et puis parce qu’il n’est la propriété de rien ni de personne. Il ne l’a jamais été, pas plus qu’il n’a été un chapitre de l’histoire du PCI, comme certains s’en font l’illusion. Il s’agit plutôt d’une idée précise de la lutte des classes et d’une critique de la souveraineté qui coagule le pouvoir autour du pôle maître, propriétaire et capitaliste. Mais le pouvoir est toujours divisé, il est toujours ouvert, même lorsqu’il ne semble pas y avoir d’alternative. Toute la théorie du pouvoir comme extension de la domination et de l’autorité faite par l’école de Francfort et ses évolutions récentes est fausse, même si elle reste malheureusement hégémonique. L’opéraïsme balaie d’un revers de main cette lecture brutale. C’est un style de travail et de pensée. Il prend l’histoire par le bas, faite de grandes masses en mouvement, il cherche la singularité dans une dialectique ouverte et productive.

Tes références constantes à François d’Assise m’ont toujours impressionné. D’où vient cet intérêt pour le saint et pourquoi l’as-tu pris comme exemple de ta joie d’être communiste ?
 Dès mon plus jeune âge, on s’est moqué de moi parce que j’utilisais le mot “amour”. On me prenait pour un poète ou pour un illuminé. Au contraire, j’ai toujours pensé que l’amour était une passion fondamentale qui maintient l’humanité debout. Il peut devenir une arme pour vivre. Je viens d’une famille qui a connu la misère pendant la guerre et qui m’a appris une affection avec laquelle je vis encore aujourd’hui. François est au fond un bourgeois qui vit à une époque où il saisit la possibilité de transformer la bourgeoisie elle-même, et de faire un monde où les gens s’aiment et aiment le vivant. L’appel à lui, pour moi, est comme l’appel aux Ciompi*** de Machiavel. François, c’est l’amour contre la propriété : exactement ce que nous aurions pu faire dans les années 70, en inversant cette évolution et en créant une nouvelle façon de produire. François n’a jamais été suffisamment pris en compte, pas plus que l’importance que le franciscanisme a eue dans l’histoire de l’Italie. Je le mentionne parce que je veux que des mots comme amour et joie entrent dans le langage politique.
[Lire
Ce communiste de Saint François]

NdT

*Pietro Calogero, substitut du procureur à Padoue, responsable de l’enquête conduisant au coup de filet du 7 avril, aurait déclaré : » « Puisqu’on ne peut pas attraper le poisson [les Brigades rouges], il faut assécher la mer [le mouvement subversif] », appliquant ainsi les principes de la guerre contre-insurrectionnelle appliqués par les militaires français “maoïstes” en Algérie, tirant les leçons de leur défaite au Vietnam (d’où était originaire sa mère). Calogero, alias Kalogero, est devenu célèbre en raison du théorème qui lui est attribué et qui établit un lien entre les responsabilités de certains professeurs d’université prêchant la subversion (appelés “professorini”, petits profs) et les actions terroristes. Le magistrat a indiqué dans ses ordres d’arrestation des crimes tels que la “formation de et la participation de bandes armées” et “l’insurrection armée contre les pouvoirs de l’État”, ainsi que des attentats, des meurtres, des blessures et des enlèvements, affirmant que les publications de l’Autonomia Operaia et d’autres documents, ainsi que les témoignages, avaient fourni des “indications suffisantes de culpabilité”. Les dirigeants du Parti communiste italien apportèrent un soutien inconditionnel à ce chevalier blanc de la contre-subversion.

** Papageno est un personnage masculin de La Flûte enchantée de Mozart, dont le rôle est écrit pour une voix de baryton. C’est un oiseleur au service de La Reine de la Nuit, « gai, léger, chantant, habillé d’un pittoresque vêtement de plumes », et « l’un des personnages les plus populaires de tout le répertoire lyrique ».

***Les Ciompi, les “batteurs” de laine, étaient la catégorie la plus pauvre des travailleurs de l’industrie textile de la république de Florence. Leur révolte (“tumulto”) de juin à août 1378 leur permit d’obtenir en juillet la création de guildes spécifiques et Michele di Lando, simple ouvrier cardeur, fut promu gonfalonnier de justice de la république de Florence. Mais l’exercice du pouvoir n’est pas sans problèmes et le mois d’août voit le retour à l’ordre antérieur. Cette révolte a fait l’objet de développements dans L’Histoire de Florence de Machiavel, qui la présente du point de vue des classes supérieures.

16/04/2023

ROSA LLORENS
L’Établi : un intellectuel chez les ouvriers

 Rosa Llorens, 16/4 /2023
Édité par Fausto Giudice, Tlaxcala 

L’Etabli raconte l’expérience de Robert, normalien de 24 ans et militant maoïste, qui se fait embaucher*, en septembre 1968, chez Citroën pour connaître la condition ouvrière et organiser des actions de lutte ; le film adapte le livre du même titre de Robert Linhart, qui date de 1978.


C’est un film réussi, dans un genre malaisé : les ouvriers au cinéma sont souvent peu vraisemblables, et la rencontre entre ouvriers (ou paysans) et intellectuel est souvent décrite avec arrogance à l’égard des premiers (Le Christ s’est arrêté à Eboli, pourtant d’un grand cinéaste, Francesco Rosi, en fait foi). L’Etabli échappe à ces deux dangers et produit un récit de grève convaincant et émouvant. L’actualité du film est évidente dans le contexte de lutte actuel ; mais que peut-on penser aujourd’hui du mouvement des « établis » ?

L’usine Citroën** de Paris 13ème, cadre de l’action, a été reconstituée à Clermont-Ferrand, dans des locaux désaffectés de Michelin. Robert découvre les difficultés du travail sur une chaîne de montage, et a d’abord du mal à s’y habituer (maladroit, il commence par se blesser, et travaillera pendant une partie du film avec des bandages autour des doigts). Mais la pénibilité de ce travail vient surtout de son caractère répétitif, et de la vigilance permanente qu’il exige : le soir venu, l’ouvrier est abruti (là-dessus, plutôt que Les Temps modernes de Chaplin, il faut citer La classe ouvrière va au Paradis, d’Elio Petri, avec Gian Maria Volonté, de 1971 ). La tension psychique est encore accrue par la surveillance des agents de maîtrise, qui se traduit par d’incessantes humiliations, notamment à l’égard des ouvriers racisés ; c’est ce qui amènera l’un des climax du film, lorsqu’un Sénégalais, insulté, pète les plombs et agresse un agent de maîtrise raciste.

Cette présentation des conditions de travail et l’adaptation de Robert au travail manuel constitue le premier centre d’intérêt du film. Le deuxième est l’action militante de Robert, déclenchée, en janvier 1969, par la décision de la direction de « récupérer » les heures de travail « perdues » du fait des grèves de mai-juin 68 : les ouvriers devront, pendant plusieurs mois, travailler, gratuitement, 3/4 d’heure de plus par jour (ainsi les augmentations de salaire accordées lors des accords de Grenelle n’auront été qu’un miroir aux alouettes). Mais cette mesure humiliante va déclencher la révolte : ce sera le moment jubilatoire du film, lorsque les ouvriers, pour défendre leur dignité, s’organisent, autour de Robert, et que la grève rallie de plus en plus de travailleurs.

Mais la fierté retrouvée et l’action solidaire ne dureront que quelques jours : la direction passe à la contre-attaque, et organise un vote sur la grève, qu’elle ne se privera pas de truquer (les élections marquent souvent la fin des mouvements sociaux !). Commence alors la répression, avec le renvoi des meneurs. C’est le troisième temps, l’échec.

Le quatrième temps, c’est celui du bilan, de la réflexion, des questions. Jusque-là, Robert s’est efforcé de se fondre dans la masse des ouvriers, faisant de l’agit-prop (secondé, de l’extérieur, par un étudiant mao qui distribue des tracts à la sortie de l’usine), organisant, mais poussant certains des ouvriers au premier plan. Maintenant, la barrière de classe réapparaît : les conséquences ne seront pas les mêmes pour l’intellectuel établi, et pour les ouvriers qui perdent leur logement (attribué, en foyer, par l’usine) et leur gagne-pain. Robert s’interroge alors sur ses responsabilités : il a poussé les ouvriers à la grève, mais lui retrouve tous les soirs un confortable appartement bourgeois*** et même, une fois renvoyé, un poste de professeur à l’Université (de Vincennes (plus tard transférée à Saint-Denis, devenant Paris-8). Que doit-on penser de cette expérience des établis et de la façon dont le film en rend compte ?

Mathias Gokalp, le réalisateur, montre tout le monde (sauf bien sûr la direction et ses chiens de garde, agents de maîtrise et milice patronale) sous un jour très sympathique : les ouvriers, avec chacun son histoire, privilégiant un groupe de trois ouvrières yougoslaves chargées de monter une pièce délicate, le compteur de vitesse (dans la réalité, c’étaient des hommes qui faisaient ce travail), comme les militants. Parmi ceux-ci, il faut mettre à part le prêtre ouvrier, délégué CGT (Olivier Gourmet) : il est appréciable que Gokalp ne le diabolise pas, alors qu’à l’époque les groupuscules gauchistes étaient en guerre contre les communistes « révisionnistes » ; mais il n’a rejoint les ouvriers grévistes qu’à titre personnel, la direction de la CGT refusant de les soutenir. Quant aux militants gauchistes, ils sont tous solidaires des ouvriers, sans aucun intérêt personnel ou sectaire : Robert renonce même à un poste à l’Université (pas celle de Vincennes, peut-être la Sorbonne) pour partager les luttes et les problèmes des ouvriers : n’y a-t-il pas là un certain angélisme ? Elio Petri, lui, se montre plus caustique et désabusé : il montre un ouvrier manipulé par les gauchistes qui, lorsqu’il est licencié, lui expriment leur sympathie mais l’abandonnent à son sort.

Que penser finalement de cette expérience « transclasses » ?

Certes, le film nous laisse sur des notes d’espoir : l’ouvrier qui avait toute la confiance de Robert, mais avait joué les agents provocateurs pour le compte de la direction, sort transformé de son compagnonnage avec l’établi, et organise des luttes dans son nouveau poste, et Robert, redevenu professeur, transforme son enseignement, passant des abstractions de la philosophie pure à des problèmes sociaux concrets. Mais l’« établissement » garde-t-il une actualité ?

Lire un extrait

Le mouvement des Gilets Jaunes a vu une nouvelle classe populaire tenir en échec un Etat autoritaire et violent en s’organisant d’elle-même ; selon Emmanuel Todd, le peuple, dont les meilleurs éléments ne vont plus offrir du sang neuf aux élites, faute d’ascenseur social, va devenir de plus en plus intelligent, face à des élites crétinisées par un enseignement supérieur à l’américaine. En 2016, déjà, Christophe Guilluy, dans Le Crépuscule de la France d’en haut, parlait du « marronnage » des classes populaires : comme des esclaves marrons, elles ont échappé à la tutelle des élites et ne veulent plus les entendre ; elles forgent leur propre réflexion et définissent leurs propres revendications. Certes, le marronnage pourrait tourner en marginalisation, c’était ce qu’estimait Emmanuel Todd, dans Les luttes de classes en France au XXIe siècle (Seuil, 2020). Mais, dans une interview plus récente, sa position semble avoir évolué : la crise du Covid a montré que les ouvriers et la production, et plus largement les employés dans les  services à la personne, étaient indispensables au pays ; il est donc possible qu’ils retrouvent une place centrale et que leurs revendications acquièrent plus de poids. Cela peut sembler paradoxal alors que la loi sur les retraites vient d’être nuitamment promulguée ; mais il se pourrait que ce soit une victoire à la Pyrrhus, tant on sent monter le malaise et l’exaspération.

 

➤France-Culture a consacré une émission au film et au livre L’Établi, avec la participation de Robert et Virginie Linhart :

Écouter le podcast de la série en 5 épisodes sur le livre L’Établi

 

NdE

*En juin 1967, l’UJCml (Union des jeunesses Communistes (marxiste-léniniste) lance la “longue marche”, “l’établissement” : plusieurs centaines de jeunes militants étudiants et lycéeens se font embaucher dans des usines ou vont travailler en milieu agricole, suivant ainsi l’exemple des Gardes rouges chinois, qui, pendant la Révolution culturelle, avaient appliqué la devise de Mao Zedong, “Le mandarin doit descendre de son cheval” [rappelons qu’à cette époque, ls enfants d’ouvriers ne représentaient que 8% des étudiants universitaires]. Interdite par Raymond Marcellin comme une douzaine de groupes gauchistes le 12 juin 1968, l’UJCml devient en septembre 1968 la Gauche prolétarienne (GP, alias les “mao-spontex », pour “spontanéistes”), dont les militants créeront des Comités de lutte dans diverses usines. Certains reviendront assez rapidement à leurs études, comme Linhart, qui quitta Citroën après un an, d’autres resteront ouvriers et deviendront souvent des militants des syndicats qu’ils avaient combattus. La GP s’autodissout en 1973

**Citroën rachète 1965 l’usine Panhard Levassor, créée en 1891 avenue d’Ivry à Paris 13ème et qui fut la première usine d’automobiles du monde, pour y assembler les légendaires 2CV fabriquées dans l’usine Citroën du Quai de Javel (15ème). Les deux usines fermeront en 1975.

***Virginie Linhart, la fille du protagoniste, a raconté que le décor bourgeois du film ne correspondait à aucune réalité vécue : « On campait, on n’avait même pas de table et j’ai dormi pendant des années sous une énorme affiche chinoise ».

07/03/2023

REINALDO SPITALETTA
Sang et sueur de femme

Reinaldo Spitaletta, Sombrero de mago, 7/3/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Comme la Journée internationale des femmes s’est banalisée ! Elle n’est plus qu’une caricature, vidée de son histoire et de sa mémoire. Il a été dit que le capitalisme est habile à transformer en marchandise ce qui était autrefois une menace pour sa stabilité et ses contraintes. Ce qui a émergé comme une demande sociale, avec des protestations populaires, avec des soulèvements, avec des morts et de nombreuses blessures, avec du sang, doit être transformé en une frivolité, car il peut être vendu et dépouillé de son contexte.

La lutte des femmes pour la conquête de leurs droits est longue, avec une présence peu visible mais historique dans la Révolution française, et un vaste catalogue de manifestations de protestation aux XIXe et XXe siècles. Le capitalisme, qui, selon les mots de Marx, est né « ruisselant de sang par tous les pores », a introduit des horaires de travail inhumains, ce qui a donné lieu à des mouvements de protestation colossaux en Europe et aux USA, comme La lutte pour les “Trois Huit”.

Aux luttes des travailleuses pour des revendications économiques s’ajoutent des luttes pour des droits politiques, comme le suffrage et l’élimination de toute forme de discrimination à l’égard des femmes. Au milieu des luttes aux USA, il y a eu des grèves et des mouvements héroïques, comme ceux des célèbres Martyrs de Chicago, qui ont conduit à la création mondiale du 1er  Mai. Les immigrés, en masse, deviennent une main-d’œuvre bon marché dans les usines, comme les usines textiles, avec une majorité de travailleuses.

Dans Une histoire populaire des États-Unis, Howard Zinn dépeint des paysages austères de travailleurs exploités jusqu’à la moelle et raconte les nombreuses luttes des femmes et des hommes pour la dignité et une vie meilleure. Un poète populaire, Edwin Markham, a écrit dans le magazine Cosmopolitan sur les conditions de travail misérables : « Dans des pièces non ventilées, les mères et les pères cousent jour et nuit... et les enfants qui jouent sont appelés par les patrons à travailler aux côtés de leurs parents ».

Dans diverses usines textiles, notamment aux USA, de graves accidents ont eu lieu, avec de nombreux décès, en raison des conditions infrahumaines d’exploitation et d’insécurité industrielle. Les femmes, entassées dans les usines, travaillent seize heures par jour. À New York, au début du XXe siècle, il y avait cinq cents ateliers de confection. « Dans ces trous insalubres, tous, hommes, femmes et jeunes, travaillaient soixante-dix à quatre-vingts heures par semaine, y compris les samedis et les dimanches ! Le samedi après-midi, ils accrochaient un panneau disant : “Si vous ne venez pas le dimanche, inutile de venir le lundi” », témoigne une femme, citée par Zinn.

15/11/2022

REINALDO SPITALETTA
Grève et mort de Mlle Betsabé


Reinaldo Spitaletta, Chapeau de magicien, El Espectador, 15/11/2022

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Quatre cents demoiselles, tisseuses, ourdisseuses, rebelles, certaines adolescentes, d'autres encore enfants, certaines déjà « grandes », sont passées dans l'histoire de la Colombie comme les protagonistes de la première grève dans le pays, à l’aube des fameuses « années folles et heureuses ». Elles mettaient en application la loi récente, n° 78 de novembre 1919, qui consacrait le droit de grève, à une époque où artisans (tailleurs, cordonniers), ouvriers, mineurs, cheminots avaient déjà fait entendre leur voix de protestation et mené des grèves contre deivers abus en matière de travail.

Mais ce sont les travailleuses de la Fabrique de Tissus de Bello (qui eut d'autres raisons sociales) qui, avec leur grève de vingt et un jours (commencée le 12 février 1920), furent inscrites dans l'histoire de la dignité et des combats prolétariens. Betsabé Espinal, leur principale dirigeante, était une « petite négresse futée », jolie, fille « naturelle » de Celsa Julia Espinal, et avec un caractère et une personnalité redoutables pour remettre à leur place les patrons de l'usine et trois contremaîtres, qui faisaient chanter et persécutaient les ouvrières.

Les filles de la boîte (première usine du secteur fondée dans la Vallée d'Aburrá) se soulevèrent contre la tyrannie du gérant Emilio Restrepo Callejas, alias Paila, dont, des années avant le formidable déclenchement de la grève, Carlos E. Restrepo (un autre actionnaire de l'entreprise) s'était plaint de l’autoritarisme et de l’arrogance, et contre les manœuvres grossières de trois contremaîtres qu'elles avaient baptisés « caciques ».

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12/04/2022

REINALDO SPITALETTA
“Betsabé y Betsabé”, le roman de la petite vierge rebelle colombienne

Reinaldo Spitaletta, El Espectador, 12/4/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

La première fois que j'ai entendu parler de Betsabé Espinal, la légendaire meneuse ouvrière de la première « grève des demoiselles » en Colombie, c'était peu avant la grève civique nationale du 14 septembre 1977 contre le gouvernement d'Alfonso López Michelsen. Il est apparu dans un dossier avec des couvertures en carton rustique et une pile de feuilles ronéotées. Sur  la couverture était écrit « Grupo de Estudio Betsabé Espinal ».


Deux ou trois ans plus tard, alors que j'étais encore étudiant en journalisme à l'université d'Antioquia, le collectif José Antonio Galán de Bogotá m'a demandé de réaliser une « enquête sur le mouvement ouvrier en Antioquia ». J'ai mené des entretiens dans les syndicats, avec des dirigeants astucieux de différentes centrales et fédérations syndicales, de toutes les obédiences, des démocrates-chrétiens, conservateurs et libéraux, à des camilistes [partisans du prêtre guérilléro et sociologue Camilo Torres, NdT] et des communistes.

Lors d'une de ces rencontres, je ne sais pas si c'était avec le syndicat de l’usine textile Fabricato, un des travailleurs m'a dit qu'à Bello, dans un secteur appelé La Callecita [la petite rue], vivait encore uen des grévistes de 1920 de l'Usine de tissage de Bello (qui avait auparavant d’autres raisons sociales). J'ai rencontré la dame, dont j'ai oublié le nom par la suite, qui m'a raconté des détails sur Betsabé Espinal, en particulier sur sa mort.

Ce que j'ai enregistré et systématisé, je l'ai envoyé, avec d'autres interviews et rapports, au centre d'études susmentionné de Bogota, dirigé par un certain Omar Ñáñez ou Yáñez, je ne sais plus. Je n'ai plus jamais entendu parler de ces matériaux, ni s'ils ont publié des recherches sur le sujet. Des années plus tard, alors que nous avions déjà participé à la création du Centre d'histoire de Bello en 1996, j'ai écrit un article en 2002 sur cette « grève des demoiselles » et sa dirigeante emblématique...

Ce qui était curieux dans ce compte rendu, c'est que j'ai écrit que Mlle Espinal était morte pendue par ses longs cheveux dans la douche de sa maison. Ça a déclenché des foudres. C’est faux, m'a confié un membre prestigieux de l'Académie d'histoire de Huila, ne cachant pas son agacement face au « manque de rigueur ». « Quelle belle mort c'était », m'a dit une dame sensible de Medellín. En réalité, elle est morte [à 36 ans, NdT] alors qu'elle manipulait des fils électriques devant sa maison dans le quartier historique de Guanteros à Medellín, le 16 novembre 1932.

En 2011, l'Universidad Pontificia Bolivariana a parrainé une recherche d'archives sur la grève de 1920, qui a fait l'objet d'une couverture médiatique extraordinaire de la part de journaux tels que El Correo Liberal, El Luchador, La Familia Cristiana, El Social, La Defensa et El Espectador, dont le reporter portait le pseudonyme quichottesque  El curioso impertinente. L'un des résultats de cette recherche sera publié en ce mois d’ avril : il s'agit du roman « Betsabé y Betsabé », à l'occasion du quatre-vingt-dixième anniversaire de la mort de celle qu'un chroniqueur de l'époque appela la Jeanne d'Arc colombienne.

Cette « grève des demoiselles », dont l'histoire est restée dans les limbes pendant de nombreuses années, a rompu avec un modèle d'entreprise qui comportait divers dispositifs de surveillance et de contrôle des travailleur·ses. Il existait une alliance, parfois tacite, parfois explicite, entre l'Église, l'État et les industriels. Et il était presque impossible, au milieu des modèles féminins mariaux, et avec tous les mécanismes de domestication et de contrôle ecclésiastique (patronages, catéchèse, conseils de censure, diètes littéraires pour les catholiques...), qu'un conglomérat de travailleuses puisse briser ces chaînes.

Les chroniqueurs de l'époque, qui avaient une vision romantique de ces héroïnes indomptables, les appelaient de toutes sortes de noms, allant de "femmes viriles", "petites fleurs humaines", "esclaves rebelles" à "nouvelles Polycarpe" {évêque martyr de Smyrne, NdT]. L'événement inhabituel, une grève de filles, d’adolescentes et de jeunes adultes, ce qu’étaient les travailleuses, marquée, entre autres, par des revendications telles que celles des "trois huit", pour lesquelles tant de travailleur·ses sont mort·es en Europe et aux USA, a reçu une couverture médiatique exceptionnelle.

Les demoiselles, qui avaient inauguré l’exercice du droit de grève en Colombie, approuvé quelques mois plus tôt, en novembre 1919, par la loi 78, étaient les porte-drapeaux de la justice et de la dignité. Emmenées par une "brune futée" (comme l'a décrite un journaliste), grande tisserande, qui exigeait qu'on ne les fasse pas travailler de six heures à six heures et qu'on leur accorde une heure pour déjeuner, les plus de quatre cents ouvrières ont écrit une histoire sans pareille.

Ah, dans ce dossier, qu'un jour un frère a rapporté à la maison avec un certain secret, le nom de famille de Betsabé a également été changé, et a été parfois donné comme Espinosa. L'autre Bethsabée du roman est une femme qui est née au moment de la mort de la première et qui était capable, entre autres capacités ésotériques, de communiquer avec les esprits d'outre-tombe. Rien d'inhabituel dans une ville comme Medellín, qui, depuis 1870, pratiquait le spiritisme à grande échelle, du moins jusqu'aux années 1920.

Il y eut une génération, celle des années 1970, qui, en coalition avec les travailleurs, rêvait de nouveaux mondes et maintenait l'utopie en vie. Betsabé y Betsabé, un roman qui est sur le point de voir le jour, fait également référence à cette génération. [À paraître aux éditions UPB]