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16/02/2024

GIANFRANCO LACCONE
Révolte des tracteurs : l’agriculture européenne a besoin d’un nouveau pacte

 Gianfranco Laccone, ClimateAid.it, 7/2/2024
Traduit par  Fausto Giudice, Tlaxcala

En voyant ces jours-ci les reportages sur la révolte des agriculteurs d’Europe, la première chose qui m’est venue à l’esprit a été le "Canto dei Sanfedisti" [le Chant des Sanfédistes, une contre-Carmagnole], une chanson napolitaine de la fin du 18e siècle, reprise par la NCCP (Nuova Compagnia di Canto Popolare) dans les années 1970 : son texte exprime le mécontentement qui s’est développé dans les campagnes méridionales avec la crise révolutionnaire et la naissance de la République Parthénopéenne, soutenue par les meilleurs esprits des Lumières napolitaines du 18e  siècle. L’expérience se termina tragiquement quelques mois plus tard, avec la mort ou l’exil des révolutionnaires et le royaume des Bourbons qui, s’étant privé de la génération du chambardement, régressa dans sa structure et son économie, résistant au changement jusqu’à la conquête garibaldienne en 1860/61 [voir Sanfédisme].

Le mécontentement d’alors n’est pas différent de celui d’aujourd’hui : à l’époque, il était dirigé contre les Français qui étaient venus à Naples avec “leur” démocratie ; aujourd’hui, il est dirigé contre l’Union européenne et ses règles communes. Le paradoxe historique est que, deux siècles plus tard, les agriculteurs, par leur révolte, entendent défendre les principes démocratiques qu’ils avaient combattus au nom du roi Bourbon. Sous ce paradoxe se cache, aujourd’hui comme hier, le malaise de ceux qui sentent les décisions leur tomber dessus en voyant s’évanouir les revenus vainement recherchés à travers les transformations et les innovations réalisées en s’endettant. Les agriculteurs, en particulier les paysans et les ouvriers agricoles (qui n’ont malheureusement pas voix au chapitre), sont considérés comme des “marchandises jetables”, se sentent exclus et ne partagent pas les décisions qui leur tombent dessus. Plus généralement, ceux qui travaillent dans l’agriculture se considèrent comme des marginaux, objets et non sujets d’un processus de changement de société (au 18e  siècle, nous sommes passés d’une société féodale à une société industrielle, aujourd’hui nous sommes à la fin de ce type de société et devrons en créer une autre), et revendiquent donc des droits et une appartenance à part entière. Tout d’abord, il serait souhaitable que les paysans créent une alliance sectorielle incluant les ouvriers agricoles, les soustrayant au marché noir qui alimente au contraire la compétition des productions à bas prix.


Sans agriculteurs, pas de bouffe, no future

 Ce soulèvement ne m’a pas surpris et ne représente pas non plus une flambée, précédé qu’il a été ces dernières années par des mouvements tels que les “forconi” [fourches] en Italie ou les “gilets jaunes” en France et d’innombrables grèves et soulèvements d’ouvriers agricoles dans l’Union européenne (UE), souvent qualifiés de problèmes d’ordre public ou, pire, de problèmes d’échec de l’intégration des étrangers dans la société. Je m’étonne de la sous-estimation de ces épisodes par les forces qui devraient être à l’origine du changement, comme les écologistes, les producteurs biologiques et les syndicats agricoles eux-mêmes ; peut-être que l’erreur de sous-estimation commise par les jacobins napolitains d’antan ne nous a pas appris grand-chose, si nous pensons que le changement peut avoir lieu et être accepté sans l’implication des personnes concernées. Nous devrions également réfléchir à la raison pour laquelle le malaise touche l’ensemble du secteur agricole, y compris tous les types d’agriculteurs, des petits agriculteurs qui souvent ne reçoivent aucune subvention et qui, dans l’ensemble de l’Italie, ne reçoivent que 6 % des subventions accordées, aux grands producteurs qui, en Italie, représentent 10 % du total mais perçoivent 50 % des subventions et sont les privilégiés du système.


“Non à la bidoche synthétique, oui à la bidoche avec des poils !”

Aujourd’hui, la politique agricole commune (PAC) de l’UE favorise la concentration des terres et de la production entre quelques mains, au détriment des petits et au profit des grands producteurs agricoles et agroalimentaires, qui ne veulent pas réduire leurs privilèges. Face à la crise climatique irréversible, le Green Deal représente la tentative de l’UE de sauver la chèvre et le chou : mais les grands privilégiés du système mis en place par la réforme de la PAC des années 1990 n’en veulent pas non plus et tentent d’exploiter à leur profit le malaise des petits producteurs. Ce serait une bonne idée de rejouer une vieille pièce de Dario Fo : « Tous unis ! Tous ensemble ! Mais excuse-moi, celui-là, c’est pas le patron ? » pour expliquer qu’il est impossible de lutter contre un système de privilèges dirigé par quelqu’un (qu’il s’agisse d’un individu ou d’une organisation) qui vit de ces privilèges. Il n’y a pas d’agriculture nationale contre l’agriculture européenne, il n’y a pas de secteur agricole contre d’autres secteurs, il n’y a pas d’agriculture contre des règles “trop radicales”, il n’y a pas d’agriculteurs contre les écologistes : ceux qui prononcent ces mots masquent leurs propres intérêts en essayant de les faire passer pour des intérêts communs. Au contraire, dans chaque secteur, dans chaque réalité (locale, nationale ou communautaire), il y a des intérêts différents et opposés et la seule façon d’éliminer les privilèges de quelques-uns est de chercher un accord avec les consommateurs sur le juste prix du produit : un prix qui récompense les producteurs et pas seulement les distributeurs, la qualité et le goût des productions et pas la taille et la quantité, qui privilégie les productions locales sur les productions identiques qui viennent de loin, qui commercialise des produits alimentaires contrôlés par des tiers, capables de prévenir les maladies et pas de les provoquer, parce qu’ils sont pleins d’additifs, de colorants, de graisses et de sucres, d’engrais et de pesticides. Il n’est pas nécessaire d’augmenter les quantités produites. Pourquoi, dans un pays (comme l’Italie ou comme l’UE) qui réduit le nombre de ses habitants, qui devient toujours plus “vieux” (les personnes âgées mangent moins et exigent une meilleure qualité), faudrait-il augmenter la production, comme le demandent les ministres et les associations professionnelles ? Quelqu’un croit-il qu’en augmentant la production, le prix final augmentera et compensera les coûts liés à l’augmentation ?


Notre fin, Votre faim !

Les règles de la PAC devraient être modifiées : elles suivent actuellement les règles du marché financier en les appliquant à une réalité cyclique telle que celle de la production biologique, l’alignant sur le système de la chaîne d’approvisionnement. Le système agricole, grâce à son caractère cyclique, est capable de capter et de stocker gratuitement l’énergie solaire et de la transformer en nourriture, et la cyclicité devrait être protégée. Les règles du marché financier ont réduit la concurrence au lieu de l’augmenter : il y a de moins en moins d’agriculteurs, les terres arables ont diminué au profit de la spéculation et de la surconstruction, le système de concurrence a réduit le nombre d’entreprises agroalimentaires et les grands groupes contrôlent les politiques de prix. Les organismes vivants (travailleurs de la terre inclus) sont considérés comme une simple “matière première” comme le pétrole, qu’il faut maintenir à un prix bas pour que le système des filières industrielles d’approvisionnement puisse continuer à faire des bénéfices.

Sans ces explications, les crises de production constantes des différents secteurs agricoles sont incompréhensibles, malgré le soutien continu apporté au secteur. Le système commercial mondial a tenté de réaliser une impossible quadrature du cercle avec l’agriculture : nous devons briser le carré des accords commerciaux internationaux pour rétablir le cercle naturel du cycle de la production locale à faible impact environnemental.


Dans le jeune mouvement visant à changer les règles de la PAC, les grands absents sont les consommateurs, qui devraient être les principaux alliés des agriculteurs, lesquels représentent une minorité hétérogène piégée par les accords commerciaux du secteur. Si les agriculteurs ne veulent pas finir comme les chauffeurs de taxi, ils devraient trouver dans les consommateurs leurs principaux alliés. Pour changer les règles, il faut s’allier avec ceux qui se trouvent en bas de l’échelle des privilèges et, après tout, les seuls qui ne sont pas subventionnés dans le système agroalimentaire sont les consommateurs. Si l’on analyse les on-dit sur les subventions accordées aux agriculteurs, il faut souligner que les autres secteurs de production sont beaucoup plus lourdement subventionnés par les États-nations (qui disposent ensemble d’un budget beaucoup plus important que celui de l’UE). Si l’argent gaspillé pour maintenir des compagnies comme Alitalia ou Italsider à Tarente avait été utilisé pour mieux garantir la circulation des denrées alimentaires au niveau communautaire ou la production locale de la région de Tarente, nous ne nous trouverions pas aujourd’hui face au dilemme de devoir sauver un secteur des transports inefficace ou de dépolluer une région comme alternative au revenu des familles des travailleurs des entreprises polluantes.

La protection du secteur agricole, commencée avec la PAC, s’est achevée avec la réforme de la PAC du début des années 1990, qui a supprimé la protection du prix unitaire du produit agricole pour donner une contribution forfaitaire à l’hectare aux producteurs. Ce financement annuel basé sur la propriété, avec peu de contraintes et peu de contrôles sociaux, fait partie d’un tour de passe-passe contrôlé par les banques et les filières de production, qui permet aux grands propriétaires de vivre de leurs revenus et aux petits de joindre difficilement les deux bouts à la fin de l’année. Si l’on veut se souvenir de l’histoire, les Jacobins ont lutté contre les privilèges de l’aristocratie foncière alors que la PAC, réformée pour adhérer aux accords internationaux du GATT, semble avoir cherché à restaurer ces privilèges.

En cela, il est vrai que « la PAC s’est trahie elle-même », car elle avait été créée pour favoriser l’autosuffisance communautaire et permettre de produire davantage dans les territoires les plus adaptés aux différentes productions. Pour ce faire, elle avait fixé un prix de base communautaire différent de celui du marché mondial et souvent beaucoup plus élevé ; ce système de subventions permettait de protéger l’agriculture tout en entraînant certains défauts comme le fait de favoriser les excédents de production et de défavoriser la qualité des produits, ce qui, au fil du temps, a fait crier au scandale. Mais le scandale a été de ne pas inclure dans les politiques du passé à la fois la qualité des produits liée aux besoins nutritionnels de la population communautaire, et la protection des territoires pollués par des quantités d’engrais chimiques et de pesticides, utilisés dans le but d’augmenter les rendements, qui ont dégradé les sols et l’environnement. Je crois que la restauration d’un concept de juste prix lié à un accord entre producteurs et consommateurs est un objectif nécessaire. Mais je ne le vois pas apparaître dans les revendications de ceux qui se battent aujourd’hui pour la défense du monde agricole.

Le paradoxe de la lutte actuelle, aux motivations justifiées mais aux objectifs flous, est dans son image même : la marche des tracteurs. Le tracteur diesel, le plus polluant, le plus destructeur des sols et le principal instrument de l’endettement paysan, peut-il être le symbole d’une lutte renaissante ? C’est comme si, pour lutter contre la pollution dans les villes, tout le monde défilait avec des voitures au diesel et à essence.

De nouvelles images et de nouvelles idées sont nécessaires pour représenter la nouveauté que seule une alliance avec les consommateurs pourrait produire.


Jesi (province d’Ancône, Marches) : « Vive l’Italie aux yeux ouverts dans la nuit triste, Vive l’Italie, l’Italie qui résiste » (Chanson de Francesco de Gregori, 1979)

 

 

19/12/2023

A. RUGGERI /M. VIETA
Javier Milei a su capter le mécontentement d’une nouvelle classe ouvrière informelle

Andrés Ruggeri et Marcelo Vieta, Jacobin, 14/12/2023
Original :
Javier Milei Has Tapped Into the Discontent of a New, Informal Working Class
Español:
Milei captó el descontento de la clase trabajadora informal

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Andrés Ruggeri (Buenos Aires, 1967) est anthropologue social (UBA) et dirige depuis 2002 le programme Facultad Abierta, une équipe de la faculté de philosophie et de lettres de l’UBA qui soutient, conseille et effectue des recherches sur les entreprises détenues par les travailleurs. Dans le cadre de ce programme, il a coordonné quatre enquêtes nationales sur les entreprises récupérées et plusieurs projets universitaires de volontariat et d’extension, ainsi que la création en 2004 du centre de documentation sur les entreprises récupérées qui fonctionne au sein de la coopérative Chilavert Artes Gráficas. Il est l’auteur et le co-auteur de plusieurs ouvrages spécialisés sur le sujet et a donné des conférences et des cours dans plusieurs pays d’Amérique latine, d’Europe et d’Asie. Depuis 2007, il coordonne l’organisation de la rencontre internationale L’économie des travailleurs ? , qui a déjà eu deux éditions en Argentine, une au Mexique et une autre au Brésil, ainsi qu’une rencontre européenne en France. Il est également l’auteur du livre Del Plata a La Habana. América en bicicleta, dans lequel il raconte son voyage de 1998 à travers l’Amérique latine en solidarité avec la révolution cubaine. Par la suite, il a fait le tour du monde à vélo tandem en traversant 22 pays du tiers-monde avec sa compagne Karina Luchetti. Il enseigne également un séminaire spécialisé en anthropologie et en histoire (UBA) et dirige la revue Autogestión Para otra economía.  Articles en plusieurs langues. @RuggeriAndres1

Marcelo Vieta est professeur associé au sein du programme d’éducation des adultes et de développement communautaire de l’université de Toronto. Il est l’auteur de Workers’ Self-Management in Argentina et coauteur de Cooperatives at Work. Bibliographie

Le plus surprenant dans l’élection du libertarien d’extrême droite Javier Milei en Argentine, c’est qu’il a recueilli une grande partie du vote de la classe ouvrière. Sa capacité à répondre aux inquiétudes du secteur précaire en pleine expansion dans le pays devrait être un signal d’alarme pour la gauche.

Le président argentin Javier Milei arrive pour un service interreligieux à la cathédrale métropolitaine après la cérémonie d’investiture présidentielle le 10 décembre 2023 à Buenos Aires, Argentine. (Marcos Brindicci / Getty Images)

Le “phénomène Milei” en Argentine a commencé à prendre de l’ampleur lorsque l’homme politique d’extrême droite a remporté une victoire inattendue lors des primaires présidentielles du mois d’août. Aujourd’hui, Javier Milei est le premier anarcho-capitaliste et libertarien autoproclamé à diriger une grande économie nationale.

Économiste de formation, Milei s’est d’abord fait connaître en tant que personnalité brûlante de la télévision et des médias sociaux, encline à des tirades misogynes et truffées de jurons. L’entrée officielle de Milei dans la politique argentine s’est faite peu de temps après, en 2021, lorsqu’il a remporté un siège au Congrès national. Adepte de longue date du sexe tantrique, dévot des gourous néolibéraux Friedrich von Hayek et Milton Friedman, et propriétaire de plusieurs mastiffs anglais clonés qu’il appelle ses "enfants à quatre pattes", Milei a proclamé quelques heures après avoir battu son adversaire péroniste que “tout ce qui peut être entre les mains du secteur privé sera entre les mains du secteur privé”.


Milei a en tête l’ensemble des 137 entreprises publiques argentines, telles que l’entreprise publique d’énergie Yacimientos Petrolíferos Fiscales (YPF), le vaste réseau de médias publics du pays (Radio Nacional, TV Pública et l’agence de presse Télam), les services postaux et la compagnie aérienne nationale Aerolineas Argentinas. Il a également laissé entendre qu’il démantèlerait le système de santé publique argentin et qu’il privatiserait une grande partie des systèmes d’enseignement primaire et universitaire, y compris l’institution de recherche de l’enseignement supérieur financée par l’État. Milei a également courtisé les capitaux usaméricains pour procéder à l’extraction non réglementée des importantes réserves de lithium et de gaz de schiste du pays. Plus impudemment peut-être, il a promis de se débarrasser de la Banque centrale argentine, de dollariser l’économie (à l’instar de l’Équateur, du Salvador et du Zimbabwe), de libéraliser les marchés et de lever les contrôles stricts des changes du pays.

Ces propositions néolibérales sont certes choquantes mais ne sont pas nouvelles en Argentine. José Martinez de Hoz, ministre de l’Économie de la dictature sanglante de Jorge Videla à la fin des années 1970, et Domingo Cavallo, ministre de l’Économie de Carlos Menem dans les années 1990 néolibérales, ont lancé des politiques économiques tout aussi régressives. En fait, Roberto Dromi, ministre des Travaux publics de Menem, avait clamé presque mot pour mot le même message il y a plus de trente ans : “Rien de ce qui appartient à l’État ne restera dans les mains de l’État”.


Le “plan tronçonneuse” de Milei (plan motosierra, sa version du "drainage du marais" de Trump) sera probablement contesté dans les deux chambres du congrès du pays, où sa coalition “La liberté avance” est minoritaire. Néanmoins, les menaces de mesures d’austérité peuvent très bien être mises à exécution par des décrets présidentiels, et nombre d’entre elles seront sans aucun doute mises en œuvre. À long terme, les résultats seront dévastateurs pour l’Argentine.

Bien que, là encore, ces mesures ne soient pas sans précédent. Dans les années 1990, l’administration Menem a supervisé la vente massive d’actifs publics, l’arrimage du peso au dollar (de fait, un programme de dollarisation) et la libéralisation des marchés, le tout à l’enseigne du contrôle de l’inflation et de l’austérité. Ces mesures ont finalement conduit à un chômage massif (officiellement plus de 20 %), à des taux records de précarité et d’indigence (plus de la moitié de la population), à la délocalisation d’une grande partie de la capacité de production de l’Argentine, à la prise de contrôle de l’économie nationale par les multinationales et à des troubles sociaux extrêmes.

La victoire de Milei suggère que le souvenir de ces années s’est estompé pour une grande partie de l’électorat argentin, qui est accablé par un taux d’inflation de plus de 185 % pour 2023 et une forte augmentation de l’insécurité, alimentée par les infos quotidiennes et les médias sociaux.


Marcelo Spotti

Les mois à venir montreront jusqu’où le nouveau gouvernement de Milei sera capable de faire avancer son programme néolibéral et s’il conservera le soutien de la population au fur et à mesure que les mesures annoncées seront mises en œuvre. La réponse des secteurs populaires historiquement militants de l’Argentine pourrait être décisive. Ce qui est certain, c’est que pour l’opposition politique et la plupart des travailleurs, le chemin à parcourir sera rude.

“Nous n’avons rien vu venir !”

La véritable nouveauté du programme ultranéolibéral de Milei réside peut-être dans sa franchise. Les nouveaux ministres et porte-parole du gouvernement ont déjà averti les Argentin·es qu’ils·elles devaient se préparer à des jours d’austérité. Milei a également déclaré qu’il répondrait à toute forme de protestation sociale par des mesures répressives extrêmes, rappelant ainsi les jours les plus sombres de la dictature civico-militaire.

L’une des grandes surprises de la victoire de Milei en novembre est qu’elle a bénéficié du soutien des secteurs de la classe ouvrière argentine traditionnellement orientés à gauche : 50,8 % des électeurs salariés, 47,4 % des retraités, 50,9 % des électeurs du secteur informel, 52,3 % des ouvriers et près de 30 % de la base péroniste traditionnelle ont voté pour Milei. Outre les 25 à 30 % d’électeurs constituant la base de droite de Milei, environ 53 % des moins de 30 ans, et les votes transférés de la droite traditionnelle et de la classe supérieure qui ont soutenu la coalition Juntos por el Cambio de Mauricio Macri et Patricia Bullrich, cet électorat a permis à Milei de remporter une victoire confortable.

Pourtant, malgré le succès retentissant de Milei lors des primaires d’août et du second tour de novembre - sans parler de sa notoriété médiatique de longue date - la ligne qui circule dans les sphères politiques et intellectuelles argentines est la suivante : “nous n’avons rien vu venir”. C’était le point de vue officiel du gouvernement de gauche sortant d’Alberto Fernández et du candidat en lice Sergio Massa. La campagne perdue de Massa a tenté de rabaisser Milei au rang de caricature politique, mais en vain.

Ignorée par l’establishment politique et médiatique, la coalition d’extrême droite de Milei marque le durcissement de changements socio-économiques qui n’ont eux-mêmes reçu que peu d’attention. En y regardant de plus près, l’inflation persistante et aiguë sans réponse efficace du gouvernement, les défis continus liés à la pandémie, l’influence croissante des médias sociaux et la polarisation marquée du discours politique ont fait de la montée d’une personnalité comme Milei - la version argentine de Jair Bolsonaro ou Donald Trump - un phénomène prévisible.

L’éléphant que personne n’a vu

La question est de savoir pourquoi le “plan tronçonneuse” de Milei a trouvé un écho parmi les pauvres et les travailleur·ses argentin·es, qui souffriront le plus de ses politiques.

L’une des explications est que Milei arrive au sommet d’une vague néolibérale qui, depuis des décennies, érode l’État-providence et la base industrielle traditionnellement solide de l’Argentine (comme en témoigne le fait qu’entre les années 1950 et 1970, l’Argentine a connu de longues périodes de plein emploi). Cette vague néolibérale s’est accompagnée d’une adhésion totale à une rationalité économique qui semblait autrefois étrangère au sens commin argentin.

Pendant l’administration néolibérale de Mauricio Macri, de 2015 à 2019, il est devenu courant en Argentine de parler des “éléphants qui nous ont dépassés”, en référence aux politiques socio-économiques régressives mises en œuvre par le macrisme. Ces politiques comprenaient une dette massive financée par le Fonds monétaire international, une inflation élevée et une fuite des capitaux, que les médias du pays ont pour la plupart ignorées ou dissimulées. Cependant, il y avait un autre éléphant dans la pièce que beaucoup n’ont pas reconnu : la forte croissance du secteur du travail informel et précaire, qui existait en dehors de toute organisation syndicale ou de tout programme social gouvernemental. Le secteur informel, important et en pleine croissance, a été remarquablement absent du débat public argentin pendant une dizaine d’années, toujours considéré par les économistes et les dirigeants politiques comme un phénomène passager, sans représentation et dépourvu de voix politique. Ce n’était qu’une question de temps avant qu’une personnalité comme Milei ne commence à utiliser un langage qui résonne dans ce nouveau secteur de la classe ouvrière.

Composé de travailleur·ses de l’économie parallèle, de freelances, de travailleur·ses occasionnels et de travailleur·ses des services, ce secteur a connu une croissance exponentielle pendant la pandémie. Alors que de nombreux·ses Argentin·es ont souffert pendant les périodes de confinement strict qui ont duré presque toute l’année 2020 et jusqu’en 2021, la pandémie a frappé de plein fouet ce nouveau groupe de travailleur·ses informel·les et sans contrat, car beaucoup ont continué à travailler sans bénéficier des protections sociales dont jouissent les autres secteurs.

Officiellement connu sous le nom d’Aislamiento Social, Preventivo y Obligatorio (isolement social, préventif et obligatoire, ou ASPO), le mandat de confinement national a mis en évidence les contradictions et les complexités liées au fait de devoir choisir entre prendre soin de la santé publique et prendre soin de l’économie. Le gouvernement d’Alberto Fernández est arrivé au pouvoir en décembre 2019, quelques mois seulement avant que la pandémie n’oblige la nouvelle administration à adopter un ensemble de mesures telles que l’ATP (aide au travail et à la production) - des subventions salariales pour les travailleurs du secteur formel afin d’éviter les licenciements et les fermetures d’entreprises - et l’IFE (revenu familial d’urgence), une garantie de revenu destinée aux travailleurs les plus précaires et les plus au chômage.

Le gouvernement a cependant mal calculé le nombre de bénéficiaires de l’IFE, puisque onze millions de personnes ont demandé des fonds qui n’étaient prévus que pour trois à quatre millions de personnes. Tout en grevant considérablement le budget national, le gouvernement Fernández a finalement accordé l’IFE à dix millions de personnes. À l’époque, on a supposé que le gouvernement Fernández avait commis un oubli, au pire, ce qui a donné du crédit aux accusations d’incompétence administrative. En réalité, le nouveau gouvernement n’avait pas vu à quel point la structure du tissu social et de la main-d’œuvre argentine s’était fondamentalement transformée et détériorée pendant les années néolibérales du macrismo.

Les politiques ultérieures du gouvernement Fernández, reprises dans la campagne de Sergio Massa, ont continué à ignorer le nouveau travailleur informel. Au cours des quatre dernières années, la politique sociale a ciblé les deux groupes de travailleurs les plus importants et les plus visibles d’Argentine : les travailleurs salariés et les segments de ce que l’on appelle en Argentine "l’économie populaire", alignés sur le syndicalisme de mouvement social d’organisations telles que l’UTEP (Union des travailleurs de l’économie populaire), qui sont officiellement autorisées à recevoir et à redistribuer aux travailleurs informels les subventions gouvernementales et les plans de travail pour la sécurité sociale. Outre l’erreur de calcul de l’IFE, les exclusions de l’administration Fernández ont montré l’existence de vastes secteurs de la classe ouvrière non inclus dans l’un ou l’autre des deux groupes.

Ce groupe d’exclus se compose d’un éventail diversifié de travailleurs non enregistrés, ou en negro, qui ne bénéficient d’aucune prestation de sécurité sociale, et de ce que l’on appelle les monotributistas, une catégorie hétéroclite qui regroupe les entrepreneurs indépendants, les travailleurs des microentreprises, les petits entrepreneurs qui ne génèrent pas suffisamment de revenus pour figurer dans le système fiscal national, diverses professions libérales, et les entrepreneurs précaires de l’État, entre autres. Cette dernière catégorie comprend également les travailleurs domestiques, les travailleurs des plateformes associées à des applications de livraison comme Uber et Rappi, les artisans indépendants, les vendeurs de rue, les jeunes qui oscillent entre des emplois de courte durée et mal rémunérés, et les freelances. Il y a également un plus petit nombre de travailleurs coopératifs qui, parce qu’ils n’ont jamais été considérés comme entretenant une relation de travail distincte, tombent également sous le régime fiscal monotributista.

Si nous analysons plus en détail ce groupe, nous constatons que, loin d’être une minorité, il représente une part considérable de la population active argentine, qu’il est en grande majorité jeune et que, à l’exception des travailleur·ses domestiques, il est essentiellement composé d’hommes. Beaucoup de ces travailleurs se sont sentis ignorés par l’essentiel des politiques publiques argentines. Par exemple, pendant la pandémie, alors que nombre d’entre eux ne pouvaient pas travailler ou devaient le faire dans des conditions dangereuses, ils n’ont pas bénéficié de l’ATP et ont été largement exclus de l’IFE. En tant que monotributistas ou travailleurs en negro, ils continuent d’être exclus de la plupart des filets de sécurité sociale argentins.

Susceptibles de faire l’objet d’une campagne médiatique dénonçant la gestion de la pandémie par le gouvernement, socialement inhibés par les mesures de confinement et chroniquement sous-payés, les conditions étaient réunies pour que les rancœurs se développent. Pour la grande majorité de ces travailleurs, l’État n’était pas seulement absent, il les avait oubliés, alors même qu’ils étaient considérés comme “essentiels” et qu’ils livraient la nourriture et les biens consommés par les “ayant droit” confinés.

Comme dans pratiquement tous les aspects de la vie sociale, la pandémie a exacerbé et accéléré des tendances existantes qui émergeaient déjà plus lentement et et de manière plus hésitante. L’éléphant du travail informel a échappé à tout le monde, au gouvernement comme à l’opposition. Il a été ignoré jusqu’à ce que le phénomène Milei attire l’attention. Et Milei lui a rendu la pareille en reconnaissant son désespoir et en capitalisant sur ses sentiments.

Un prolétariat divisé contre lui-même

Les transformations de la structure sociale apparaissent progressivement et mettent du temps à se manifester jusqu’au jour où elles semblent exploser. Ce n’est pas la première fois qu’une telle explosion se produit en Argentine. Dans les années 1940, l’intensité du soutien de la classe ouvrière à Juan Domingo Perón a surpris les classes dirigeantes, l’intelligentsia, la gauche et Perón lui-même. Le triomphe de Raul Alfonsín en 1983 pour le retour de la démocratie a été un autre moment de ce type. La révolte de masse qui a secoué l’Argentine les 19 et 20 décembre 2001 est également apparue comme un ouragan soudain, impossible à arrêter et sans destination précise. L’Argentine se trouve aujourd’hui dans une situation similaire : le mécontentement des masses est palpable, tout comme le besoin d’espoir et de sauveur. Mais pourquoi Milei représente-t-il un tel sauveur pour tant d’Argentins ? Comment se fait-il qu’une utopie d’extrême droite séduise aujourd’hui une grande partie de la classe ouvrière ?

L’attrait de Milei pour ces secteurs désenchantés et en colère de la classe ouvrière réside dans un discours combinant des solutions radicales (voire magiques), un ennemi facile et un avenir imaginaire : une fiction déséquilibrée qui promet une nouvelle vie en se débarrassant de l’État et de la "caste politique" qui a trop longtemps ignoré les travailleurs et les pauvres et les a laissés se débrouiller tout seuls. Le discours de “rupture” de Milei est basé sur une idéologie de néolibéralisme extrême dont le but ultime, pour paraphraser David Harvey, est la reconstitution du pouvoir de classe. Alors qu’auparavant les méchants de cette idéologie étaient l’État-providence et le communisme, de nouveaux mandataires sont à portée de main. Pour le macrismo, c’était le populisme du kirchnerismo, le mouvement associé au péronisme de gauche de Néstor et Cristína Fernández de Kirchner. Pour Milei, comme pour Bolsonaro, il s’agit d’un socialisme et d’un communisme flous qui mêlent les centristes et les gauchistes les plus radicalisés.

Ce qui rend ce nouveau néolibéralisme d’extrême droite unique, c’est que son idéologie est trop grossière pour les classes aisées, qui veulent la domination mais aussi la prévisibilité pour leurs intérêts commerciaux. Le message de Milei n’est pas un discours préparé pour la classe d’affaires, même si Milei lui-même pense qu’il l’est, et même si de nombreux entrepreneurs et biznessmen se sont bouché le nez et ont voté pour Milei à la fin. En réalité, Milei articule un discours nihiliste pour le nouveau prolétariat contre lui-même et ses propres intérêts.

Ce nihilisme s’explique par l’impuissance du gouvernement d’Alberto Fernández à satisfaire, ne serait-ce que nominalement, les attentes sociales élevées qui l’ont porté au pouvoir en 2019. L’inefficacité de l’administration sortante peut être liée à plusieurs facteurs : ses objectifs non atteints de “gouvernement tranquille” (gobierno tranquilo) ; le factionnalisme permanent qui l’a immobilisé, créant une opposition interne souvent plus dure que l’opposition officielle ; et ses aspirations ratées à négocier des accords avec l’opposition et les principaux secteurs économiques. Dans l’ensemble, l’administration Fernández a été marquée par un manque d’acuité théorique et politique qui s’est révélé lorsqu’elle n’a pas su répondre aux problèmes structurels de la nouvelle configuration sociale de l’Argentine.

Bien entendu, il ne s’agit pas d’un problème propre à l’Argentine. Les parallèles entre Milei et Trump, Bolsonaro, l’extrême droite européenne, et d’autres partisans de l’extrême droite latino-américaine, comme le Chilien José Kast et le Colombien Rodolfo Hernández - deux personnalités qui ont failli accéder au gouvernement lors des dernières élections - montrent que l’Argentine n’est pas l’exception, mais la nouvelle règle.

No Future ?

La capacité de Milei à exploiter la frustration d’une grande partie de la société argentine n’absout pas le gouvernement sortant et le projet politique associé au kirchnerismo. Comme dans d’autres pays où l’autoritarisme s’est installé, la gauche a été incapable de communiquer un projet alternatif convaincant à une grande partie de la classe ouvrière qu’elle prétend représenter. Trop souvent, nous, les gens de gauche - en Argentine et dans le monde - n’avons pas réussi à proposer autre chose qu’un retour aux “bons moments”, en ignorant que pour les plus marginalisés, cette période n’a jamais été si bonne que cela. Qu’il s’agisse du progressisme tiède ou de la gauche radicale, nous avons été tellement occupés à défendre les victoires passées que nous avons rarement offert des propositions claires et complètes de futurs alternatifs.

La gauche argentine ne peut apparemment qu’offrir plus de la même chose - ce qui est précisément ce que Milei et ses partisans ont effectivement reformulé comme la cause de tous les maux. Il n’y a pas de projet, et encore moins de discours alternatif, pour les perdants de la réalité socio-économique actuelle. Même l’“économie populaire” et les perspectives autrefois prometteuses du syndicalisme de mouvement social semblent trop conservatrices pour les secteurs informels ciblés par Milei, son apologie de programmes de travail ressemblant trop aux corvées auxquelles les travailleurs indépendants et informels, les freelances, les employé·es de maison et les travailleur·ses des plates-formes veulent échapper.

Si nous ne parvenons pas à articuler un projet visant à améliorer les revenus, les conditions de vie et les capacités productives de tou·tes les travailleur·ses, les solutions actuellement proposées par les organisations représentant la classe ouvrière argentine ne seront jamais suffisantes. Si la gauche ne parvient pas à construire et à communiquer efficacement un projet transformateur qui donne de l’espoir aux rangs croissants du prolétariat émergent, le mieux que nous puissions faire est d’attendre l’échec de cette dernière vague d’autoritarisme d’ultradroite, qui aura sans aucun doute un coût social, économique, politique et culturel intolérable.

18/10/2023

Betsabé et les 400 demoiselles qui montèrent à l’assaut du ciel
Conférence de Reinaldo Spitaletta à Paris le 24/10/2023

 

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Conférence de Reinaldo Spitaletta sur la première grève de femmes ouvrières en Colombie

Mardi 24 Octobre 2023
18h 30
POI, 87, rue du Faubourg Saint-Denis – 75010 Paris
M° Château d’Eau ou Gare de l’Est

Reinaldo Spitaletta est un écrivain colombien, auteur d’une trentaine de livres (romans, essais, reportages). Historien de formation, il écrit et parle sur l’histoire de sa ville, Medellín, qu’il photographie depuis des années. Il est aussi professeur, conférencier, animateur d’ateliers, initiateur de travaux sur la mémoire de sa commune d’origine, Bello. Il tient aussi une chronique hebdomadaire dans le quotidien El Espectador et anime une émission de radio locale.

Son dernier roman, Betsabé y Betsabé, que nous vendrons en espagnol et en français à la conférence, raconte l’histoire de Betsabé Espinal, une jeune femme qui a été la porte-parole de la première grève de femmes ouvrières de l’histoire colombienne, appelée la « grève des demoiselles », dans une usine textile de Bello (1920). Sa conférence sera centrée sur Betsabé et la grève, mais abordera des sujets connexes, notamment les grandes figures féminines comme Maria Cano, la socialiste révolutionnaire dont Betsabé était la voisine, et la peintre Débora Arango, elle aussi de Medellín.


 Il donnera aussi un aperçu synthétique sur le syndicalisme en Amérique latine et la place des femmes dans celui-ci.

Un film de 30 minutes sur la grève suivra la conférence.

La conférence, en espagnol, sera traduite simultanément en français.

Zoom
https://us06web.zoom.us/j/86296172943?pwd=VafQg3bkEYpbaxG9uazNHpDZWgPFia.1

ID de réunion: 862 9617 2943
Code secret: 675945

Grève et mort de Mlle Betsabé