Un manifestant avec le drapeau national indonésien et un drapeau pirate du manga japonais 'One Piece', le 29 août 2025 à Surabaya, Indonésie. Photo Juni Kriswanto/AFP
Entretien avec David Peyron, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université d’Aix-Marseille.
Journaliste à la rédaction
de la radio publique France Culture
La
jeunesse s'embrase, de l'Indonésie au Pérou, en passant par le Népal et le
Maroc : des manifestants de la génération Z brandissent le drapeau du manga
japonais "One Piece" pour dénoncer les inégalités, la corruption, et
exiger de meilleurs services publics. La pop culture sert de ralliement.
Des
objets de la pop culture, partagés sur les réseaux sociaux, se retrouvent dans
le monde réel, au cœur de la contestation sociale, dans la rue. On a vu, par
exemple, le drapeau du manga "One Piece" (drapeau pirate noir, avec
un crâne souriant coiffé d'un chapeau de paille à bandeau rouge dans la série
de livres vendus à 500 millions d'exemplaires dans le monde) être brandi par de
jeunes manifestants au Maroc, à Madagascar ou encore aux Philippines, en
Indonésie, au Népal et au Pérou, ces dernières semaines. Ces jeunes
protestataires reprennent l'étendard du héros Luffy, qui lutte contre les
inégalités et l'autoritarisme dans "One Piece". C'est le dernier
exemple en date d'objets de la pop culture qui deviennent des symboles de
révolte populaire dans la vie réelle, après avoir été amplement partagés sur
les réseaux sociaux.
Le
gouvernement indonésien a d'ailleurs suspendu, vendredi, la licence
d'exploitation de l'application de partage de vidéos TikTok après que la
plateforme a refusé de communiquer certaines données relatives aux récentes
manifestations anti-gouvernementales, a annoncé le ministère indonésien de la
communication et des affaires numériques.
Comment ce drapeau pirate du héros de One Piece est-il devenu
un signe de ralliement des manifestants dans plusieurs pays d'Asie, d'Afrique
mais aussi au Pérou et en France ?
Le drapeau des Pirates au Chapeau de Paille, du manga et anime japonais One Piece, est devenu le symbole de ralliement de la jeunesse asiatique, du Népal à l'Indonésie, contre l'autoritarisme et la corruption. Il a aussi flotté sur les manifestations qui ont eu lieu le dimanche 21 septembre à Manille, capitale des Philippines. Ci-desssous les compte-rendus de ces manifestations, traduits par Tlaxcala[ce drapeau est aussi apparu dans les manifestations du 18 septembre en France : lire ici]
“Impyerno !” : Des étudiants aux retraités, des milliers
de personnes s’insurgent contre les projets fantômes lors du rassemblement à
Luneta
MANILLE, Philippines (mis à jour à 12h00) — Des
milliers de Philippins sont descendus dans la rue dimanche pour protester
contre un scandale de plusieurs milliards de pesos lié à de faux projets de
contrôle des inondations, tenant pour responsables à la fois les politiciens et
les entrepreneurs de la perte de fonds publics. Les manifestations ont coïncidé
avec le 53ᵉ anniversaire de
la loi martiale.
Au moins 49 000 personnes s’étaient rassemblées à 10h25
au parc Rizal de Manille pour le rassemblement « Baha sa Luneta: Aksyon na
Laban sa Korapsyon (litt. “Inondation
à Luneta : action contre la corruption ”)», organisé par des étudiants et des
groupes militants, selon la municipalité. La chaleur n’a pas dissuadé les
manifestants, qui brandissaient pancartes et banderoles appelant à mettre fin à
la corruption endémique.
Vues aériennes de
la foule à 10h25 au parc Rizal (Luneta). Au moins 49 000 personnes ont
manifesté, selon les autorités municipales.— Bureau d’information de
Manille
Divers groupes défilent au parc Luneta de Manille,
dimanche 21 septembre 2025, lors de vastes manifestations anticorruption contre
les révélations récentes d’une fraude aux projets de contrôle des inondations
impliquant des centaines de milliards de pesos de fonds publics.—
Philstar.com / Jean Mangaluz
Bien que la colère provienne du scandale des projets
d’inondation, les revendications sont devenues multisectorielles. Certains
manifestants ont réclamé une gestion budgétaire transparente, tandis que
d’autres ont soulevé des préoccupations environnementales.
Les cris de protestation, dimanche 21 septembre 2025 au
parc Luneta, sont devenus multisectoriels, soulignant comment une corruption
massive, comme le récent scandale sur la fraude aux projets d’inondation,
freine le développement dans divers domaines.— Philstar.com / Jean Mangaluz
Une grande pancarte demandait : « Comment pouvons-nous
attendre des gens qui nous oppriment qu’ils nous servent ? »
Les fameux projets fantômes ont suscité l’indignation
depuis que le président Ferdinand Marcos les a mentionnés dans son discours sur
l’état de la nation en juillet, après plusieurs semaines d’inondations
meurtrières. Lundi, il a déclaré qu’il ne blâmait « absolument pas » les gens
de manifester, mais il a appelé à des rassemblements pacifiques. L’armée a été
placée en alerte rouge par précaution.
Des voix dans la foule
« Il y a eu des fois où j’ai moi-même dû patauger dans les
eaux des inondations, » raconte Aly Villahermosa, 23 ans, étudiante en soins
infirmiers à Manille. « S’il y a un budget pour des projets fantômes, alors
pourquoi n’y a-t-il pas de budget pour le secteur de la santé ? »
L’ancien député Teddy Casiño a déclaré à la foule que la
corruption exigeait l’indignation publique. Il a provoqué rires et acclamations
lorsqu’il a fait allusion à un vœu d’anniversaire viral d’un journaliste,
souhaitant la mort de tous les responsables corrompus, en demandant au public
où ces responsables devraient aller après leur mort.
« Impyerno ! » (En enfer), a répondu la foule en
chœur.
De nombreux manifestants du parc Rizal se rendent à une
plus grande assemblée menée par des groupes religieux au Monument du Pouvoir
Populaire à Quezon City dans l’après-midi du dimanche 21 septembre 2025.—
Philstar.com / Jean Mangaluz
« La corruption exige que les gens descendent dans la rue et
expriment leur colère dans l’espoir de faire pression sur le gouvernement pour
qu’il fasse enfin son travail, » a ajouté Casiño.
Répercussions politiques et coût économique
Le scandale a déjà provoqué des changements au Congrès,
notamment la démission du président de la Chambre, Martin Romualdez, cousin de
Marcos. Plus tôt ce mois-ci, les propriétaires d’une société de construction
ont accusé près de 30 parlementaires et responsables du Département des travaux
publics et des routes d’avoir reçu des pots-de-vin.
Le ministère des Finances estime que l’économie a
perdu jusqu’à 118,5 milliards de pesos (2 milliards de dollars) entre
2023 et 2025 à cause de la corruption dans les projets de contrôle des
inondations. Greenpeace affirme que la perte réelle pourrait avoisiner 18
milliards de dollars.
À Bulacan, province frappée par les inondations, Elizabeth
Abanilla, retraitée de 81 ans, a déclaré que les entrepreneurs et les
responsables étaient également coupables : « Ils n’auraient pas dû remettre
l’argent avant que les travaux soient terminés. Ils sont tous les deux fautifs.
»
D’autres manifestations attendues
Plusieurs policiers et garde-côtes ont été déployés pour
surveiller les rassemblements. Des foules encore plus nombreuses étaient
attendues plus tard dans la journée pour défiler le long de l’avenue EDSA [Epifanio
de los Santos Avenue, boulevard périphérique de l’est de Manille, NdT],
haut lieu du Mouvement du Pouvoir Populaire qui a renversé le père de Marcos en
1986.
Prières et protestations : Une marée humaine vêtue de
blanc envahit EDSA pour la « Trillion Peso March »
MANILLE, Philippines (3ᵉ mise à jour, 16h01) — Une foule massive de
milliers de personnes a marché dimanche 21 septembre jusqu’au Monument du
Pouvoir Populaire pour une démonstration d’unité interreligieuse et
multisectorielle contre le plus grand scandale de corruption du pays depuis des
décennies.
Le rassemblement de l’après-midi, baptisé « Trillion Peso
March », a coïncidé avec le 53ᵉ
anniversaire de la loi martiale décrétée par le défunt dictateur Ferdinand
Marcos père. Les organisateurs ont déclaré que la date avait été choisie
délibérément, établissant un lien entre les abus du passé et la corruption
actuelle.
Malgré la pluie, des individus et familles non affiliés se
sont joints à des groupes chrétiens et musulmans, ainsi qu’à des organisations
de jeunesse, syndicats et mouvements progressistes à Quezon City, débordant sur
White Plains Avenue.
Les autorités ont dû fermer les routes à 14h00 alors
que les manifestants occupaient les deux côtés de ce lieu historique d’EDSA .
Des milliers de personnes se rassemblent à EDSA, de l’Autel du Pouvoir Populaire à EDSA jusqu’au Monument du Pouvoir Populaire, rejoignant les manifestations anticorruption dimanche. — The STAR / Mark Villeza
Des manifestants vêtus de blanc affluent sur EDSA pour se
réunir au Monument du Pouvoir Populaire lors du « Trillion Peso Rally »,
dimanche 21 septembre 2025. — Capture Philstar.com
Des prières aux slogans
Le programme a débuté par des prestations de Ben&Ben,
Noel Cabangon, Jamie Rivera, Bayang Barrios et d’autres artistes, avant de
laisser place à des prières interconfessionnelles dirigées par des leaders
chrétiens et musulmans. Une cérémonie du ruban blanc a symbolisé l’unité
contre la corruption.
Dans les rues, en milieu d’après-midi, les slogans «
Ikulong na ’yan ! Mga korakot ! » (En prison les corrompus !) ont envahi la
foule, tandis que les automobilistes klaxonnaient en solidarité malgré les
embouteillages sur White Plains Avenue. Malgré la pluie intermittente, des
milliers sont restés.
« Il ne s’agit pas seulement de politique. Il s’agit de
dignité, de responsabilité, et des vies perdues à cause des inondations, » a
déclaré un organisateur à la foule.
Les manifestants ont exprimé leur colère face aux
révélations selon lesquelles des milliards de pesos de fonds destinés au
contrôle des inondations ont été détournés au cours des 15 dernières années
via des pots-de-vin et des projets fantômes.
Des manifestants portent des crocodiles gonflables,
symbolisant les politiciens corrompus, lors du rassemblement « Baha sa Luneta »
à Manille, dimanche 21 septembre 2025. — Philstar.com / Anjilica Andaya
La province de Bulacan est devenue l’épicentre du
scandale après des allégations impliquant des responsables locaux du
Département des travaux publics et deux sénateurs. Les entrepreneurs Curlee et
Sarah Discaya ont reconnu avoir versé des pots-de-vin à des députés, tandis que
d’autres entrepreneurs ont été liés à des projets inachevés ou inexistants.
Bien qu’amorcées par la fraude liée au contrôle des
inondations, les manifestations se sont élargies à d’autres griefs. Les
manifestants ont réclamé que la vice-présidente Sara Duterte rende des comptes
sur l’utilisation des fonds confidentiels de son bureau, une controverse
de longue date.
Sur scène, des victimes des anomalies dans les projets
d’inondation ont livré leurs témoignages lors du segment intitulé « Sobra Na
! » (Ça suffit !).
Les célébrités deviennent militantes
La manifestation a attiré des visages familiers du monde du
spectacle, dont l’humoriste Vice Ganda et l’actrice Anne Curtis, vus dans la
foule. Les participants ont affirmé que leur présence montrait que la
corruption « concerne tout le monde » et n’est pas seulement une affaire
politique.
Par ailleurs, les actrices Angel Aquino, Jodi Sta. Maria et
Maris Racal se sont adressées plus tôt aux manifestants. L’acteur Dingdong
Dantes et l’animateur Kim Atienza ont mené un groupe de coureurs célèbres tôt
le matin, arborant des t-shirts appelant à mettre fin à la corruption.
L’actrice Angel Aquino pose avec des manifestants au parc
Rizal lors des protestations du dimanche matin 21 septembre 2025.—
Philstar.com / Anjilica Andaya
Une indignation croissante
La « Trillion Peso March » a suivi le rassemblement du
matin, « Baha sa Luneta », au parc Rizal de Manille, largement mené par des
groupes étudiants.
Le scandale a déjà eu des retombées politiques, dont la
démission du président de la Chambre, Martin Romualdez, cousin du président
Ferdinand Marcos Jr., qui a lui-même déclaré soutenir les manifestations,
auxquelles il a dit qu’il aimerait pouvoir participer.
Le ministère des Finances estime que l’économie a
perdu jusqu’à 118,5 milliards de pesos (2 milliards de dollars) entre
2023 et 2025 en raison de la corruption dans les projets d’inondation. Des
organisations environnementales comme Greenpeace situent ce chiffre bien plus
haut.
Les leaders des protestations ont promis de maintenir la
pression dans la rue jusqu’à ce que des mesures de responsabilisation
soient appliquées.
En pleine guerre du Vietnam, les
soldats US furent soudain submergés de quantités industrielles de raisin. Le Pentagone
avait acheté l’entier produit des vendanges exécutées par des briseurs de grève
de Delano, dans la vallée de San Joaquin, en Californie. Les ramasseurs de
raisin philippins, bientôt rejoints par leurs camarades mexicains, y avaient
déclenché en septembre 1965 une grève qui dura jusqu’en 1970 et aboutit à une
victoire des travailleurs. Les organisateurs de la grève avaient eu l’idée
géniale d’appeler les commerçants et les consommateurs au boycott des raisins
en solidarité avec les grévistes. La figure légendaire qui émergea de ce combat
fut celle de César Chávez, le “Martin Luther King chicano”, laissant dans l’ombre
le principal dirigeant réel des travailleurs philippins, Larry Itliong. Il a
fallu attendre 50 ans pour que la figure de l’organisateur de cette grève -et
de beaucoup d’autres – accède à une reconnaissance publique pleine et entière.
Ceci grâce au travail de récupération
historique des enfants et des petits-enfants des “manangs” (les grands frères)
de la première génération, émigrés aux USA dans les années 1940 depuis les
Philippines, qui furent une colonie yankee jusqu’en 1946 puis une néo-colonie
de l’Oncle Sam.
Ci-dessous trois articles qui racontent cette épopée, traduits
par Fausto Giudice, Tlaxcala. [
*NdT :
*Pinoy -féminin Pinay – est le terme tagalog par lequel les Philippin·es s’autodésignent.
SOMMAIRE
Gayle Romasanta Pourquoi tous les USAméricains d’origine philippine devraient
connaître Larry Itliong...................................................................2
Dawn
Bohulano Mabalon Mabuhay ang Causa ! [Vive la Cause !] Le lien entre
Stockton, la grève du raisin de Delano et les Travailleurs agricoles unis................................................................................................12
David Bacon Les migrants philippins ont donné à la grève du raisin son
caractère politique radical .........................................................17