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26/05/2025

DAHLIA SCHEINDLIN
Que faudra-t-il pour que les Israéliens reconnaissent la souffrance à Gaza ?

Dahlia Scheindlin, Haaretz 22/5/2025
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala 

Alors que les ministres de Netanyahou incitent au génocide, les protestations israéliennes de base contre la mort des enfants de Gaza se multiplient, et d’éminents critiques nationaux qualifient l’extension de la guerre par Israël d’« ordre manifestement illégal ». L’opinion publique israélienne s’approche-t-elle d’un point de basculement vers la reconnaissance du droit à la vie des Palestiniens ?

Des Palestiniens attendent de recevoir de la nourriture préparée par une cuisine caritative dans la ville de Gaza, hier. Photo : Mahmoud Issa/Reuters

Les estimations des morts directes à Gaza suite à la guerre se situent entre 52 000 et 64 000, et les morts indirectes pourraient se chiffrer à des centaines de milliers à l’heure actuelle. En mars, l’UNICEF a indiqué qu’environ 15 000 des morts étaient des enfants ; jeudi, le ministère de la santé de Gaza a avancé le chiffre de 16 500 enfants.

Des villes, des villages et des camps ont été éradiqués ; les infrastructures, les écoles, les hôpitaux, les centres culturels et éducatifs ont été décimés. Les corps pourrissent sous le béton écrasé, les chiens mangent les corps, les enfants meurent de malnutrition. Les habitants manquent d’eau, de nourriture, de médicaments, d’égouts, de maisons - sans parler de la sécurité contre les bombes israéliennes, qui visent même leurs misérables tentes.

Depuis 19 mois, les Israéliens ont endurci leur cœur face à une souffrance à Gaza qui défie les mots. Cela changera-t-il un jour, et que faudra-t-il pour cela ?

Après près de trois mois de siège total de Gaza par Israël, qui a bloqué toute aide, les dirigeants du monde entier se sont alignés pour condamner la catastrophe humanitaire et demander à Israël d’autoriser l’entrée de l’aide, tout en exigeant un cessez-le-feu, la libération des otages et une solution politique à long terme. La liste va du président Donald Trump aux dirigeants de la France, du Royaume-Uni et du Canada, en passant par le nouveau pape Léon XIV et même Piers Morgan. Les Israéliens s’en soucient-ils ?

 Cela dépend à qui vous posez la question. À en juger par l’incitation au génocide du ministre des finances d’extrême droite Bezalel Smotrich, par les justifications de fou de Benjamin Netanyahou pour poursuivre la guerre, ou par des pontes comme Nave Dromi - qui a affirmé avec désinvolture dans le portail d’information israélien Ynet que les Israéliens ne s’intéressent pas à la faim et à la souffrance humaine à Gaza parce que les Gazaouis l’ont provoquée eux-mêmes - la réponse est non. Ils affirment sans équivoque que les 15 000 - ou maintenant plus de 16 000 - enfants gazaouis morts, et très certainement ceux qui sont encore en vie, l’ont provoqué eux-mêmes.

De la fumée s’élève de Gaza après une explosion, aujourd’hui. Photo : Ammar Awad/Reuters

Les sondages n’apportent que des réponses partielles à la question de savoir dans quelle mesure ces opinions sont réellement répandues. Sur la plupart des questions, les Israéliens ont exprimé des attitudes plus extrêmes au cours des premières phases de la guerre. Un sondage réalisé en janvier 2024 pour Canal 12 a révélé qu’un peu plus de 20 % d’entre eux étaient favorables à la poursuite de l’aide humanitaire qu’Israël avait commencé à autoriser à partir de la fin de l’année 2023, tandis que 72 % souhaitaient qu’elle s’arrête. Un sondage réalisé mercredi pour Canal 13 a montré un léger changement : 34 % des personnes interrogées ont déclaré qu’Israël devrait autoriser l’aide humanitaire à Gaza, soit un peu plus d’un tiers, tandis qu’une majorité, 53 %, a déclaré qu’il ne devrait pas autoriser l’aide, et 13 % ne savaient pas.

Mais les sondages peuvent être complétés par des développements, des déclarations et des anecdotes. Bien qu’ils ne donnent pas de chiffres précis, ils suggèrent la direction dans laquelle le vent souffle, en particulier si les personnes à l’origine de ces développements sont influentes.



Des manifestantes à Tel Aviv participent à une installation représentant des photos d’enfants morts à Gaza, le mois dernier. Photo Tomer Appelbaum

Il y a un an, un groupe d’activistes et d’artistes a réalisé des installations artistiques publiques - des peintures illustrant les souffrances des enfants de Gaza. Mais au cours des derniers mois, après qu’Israël a rompu le cessez-le-feu en mars, les activistes ont commencé à brandir des photos d’enfants de Gaza qui avaient été tués. Des dizaines de personnes les ont rejoints, puis des centaines, notamment lors des manifestations hebdomadaires du samedi soir dans le centre de Tel-Aviv.

Ces deux dernières semaines, des militants se sont présentés à la base aérienne de Tel Nof, dans le centre d’Israël, formant une file silencieuse de personnes vêtues de noir, tenant des affiches d’enfants et de bébés tués à Gaza, tandis que le personnel de la base entrait et sortait en voiture. J’ai participé à la manifestation de la semaine dernière avec une certaine appréhension ; dans le climat actuel en Israël, il n’était pas impossible que les soldats de la base ou la police elle-même fassent usage de violence à notre encontre.

En fait, les deux fois, les forces de sécurité - soldats et policiers en grand nombre - ont toléré la file de personnes et d’affiches le long de la route menant à la base. Les manifestants n’ont pas été chassés de la route par les soldats qui entraient et sortaient. Quelques-uns ont lancé des insultes et un ou deux soldats en colère se sont arrêtés pour discuter avec le groupe. Un soldat qui avait quitté la base en voiture a demandé au chauffeur de se garer lorsque les autres occupants de la voiture ont commencé à insulter les manifestants. Il est sorti, a fait demi-tour et a dit aux manifestants « kol hakavod », ce qui signifie en gros « bravo ».

À un moment donné, une voiture a quitté la base avec des enfants à l’arrière, qui regardaient curieusement par la fenêtre. L’enfant ne demanderait-il pas à ses parents : « Que font ces gens ? » Selon moi, cette question oblige les parents à ressentir quelque chose, ou bien elle façonne l’esprit de l’enfant - ou les deux.

Cette semaine, l’organisation de solidarité judéo-arabe Standing Together a organisé à la hâte une manifestation près de la frontière de Gaza, appelant à mettre fin à la guerre. Bien qu’il s’agisse d’une manifestation éclair, les participants ont rapporté que près de 1 000 personnes s’étaient jointes à eux, appelant à « refuser leur guerre », à « choisir la vie » ou, comme l’activiste social de longue date Ron Gerlitz l’a écrit à l’occasion de cet événement, « concluez l’accord. Arrêtez la guerre. Arrêtez les fusillades. Arrêtez la famine. Maintenant ! »

Des manifestants en route vers la frontière de Gaza brandissent des photos d’enfants palestiniens et appellent à la fin de la guerre dimanche. Photo Eliahu Hershkovitz

Les généraux s’expriment

Ces activités ont été menées par des détracteurs de longue date de l’occupation et de la guerre. Mais d’autres éminents critiques récents viennent d’horizons assez différents. Mercredi, l’ancien premier ministre Ehud Olmert, qui a passé l’essentiel de sa carrière au sein du Likoud, a déclaré à la BBC qu’Israël était à deux doigts de commettre des crimes de guerre. Plus tard dans la journée, il est revenu sur ses propos lors d’interviews accordées aux médias israéliens, déclarant à la radio Reshet B que les colons de Cisjordanie (Olmert a utilisé l’acronyme pour désigner la Judée et la Samarie) qui appellent à brûler des maisons « appellent désormais au génocide ».

Yair Golan était chef d’état-major adjoint des forces de défense israéliennes avant de se lancer dans la politique et de devenir récemment le chef du parti de gauche Les Démocrates (fusion du parti travailliste et du parti Meretz). Cette semaine, Golan a déclaré qu’Israël « tuait des bébés par hobby », ce qui lui a valu la colère ardente du Premier ministre et de tous les autres membres de la droite, mais a également forcé la société israélienne à débattre de la question.

Moshe Radman, un éminent leader du mouvement pro-démocratique de 2023, et toujours un activiste influent, a écrit sur X que ce que Golan a dit « aurait dû être dit sur toutes les scènes, par toute personne saine d’esprit ayant un brin de sagesse dans le cerveau et de miséricorde dans le cœur».

Golan est lui aussi associé depuis longtemps à des positions de gauche et dirige un parti fermement ancré à gauche. Moshe « Bogie » Ya’alon ne peut en aucun cas être considéré comme un homme de gauche ; il a été chef d’état-major des FDI et ministre de la défense sous Benjamin Netanyahou avant de quitter la politique et de devenir un critique virulent de Netanyahou et de l’assaut contre les institutions israéliennes. En décembre, Yaalon a qualifié les actions des FDI dans le nord de Gaza de « nettoyage ethnique », ce qui a déclenché une tempête de feu.

Au début du mois, dans une interview accordée à Ynet, Yaalon a qualifié de « crime de guerre » le projet du cabinet israélien d’étendre la guerre par l’expulsion des habitants de Gaza, appelant le nouveau chef de l’armée, Eyal Zamir, à refuser ces ordres. Zamir, a-t-il dit - se référant aux plans du gouvernement pour étendre la guerre, et peut-être même à sa poursuite en général - « n’a pas bloqué l’ordre manifestement illégal qui est surmonté d’un drapeau noir - et il place nos soldats dans le rôle de criminels de guerre ».

La doctrine du « drapeau noir » à laquelle se réfère Yaalon renvoie à une décision juridique prise à la suite du massacre de Kafr Qasem en 1956, qui exigeait d’un soldat qu’il ne se conforme pas à un ordre illégal. En ce qui concerne le refus des ordres, une pétition circule actuellement avec des dizaines de signataires - universitaires et autres personnalités publiques - appelant directement les soldats à refuser d’exécuter des ordres criminels, citant en particulier les plans d’expulsion des habitants de Gaza et l’alerte à la famine et à la crise humanitaire dans la bande de Gaza.

L’ancien président Reuven Rivlin participe à une cérémonie commémorative du massacre de Kafr Qasem en 2014.Photo : Mark Neiman/Government Press Office

Yaalon a également défendu le commentaire de Yair Golan selon lequel « un État normal ne tue pas... des bébés comme un hobby ». Sur X, Yaalon a écrit : « Yair Golan a fait une erreur... Bien sûr qu’il ne s’agit pas d’un "hobby" ! Il s’agit d’une idéologie messianique, nationaliste et fasciste, soutenue par des décisions rabbiniques... et des déclarations de politiciens. Il ne s’agit pas d’un “hobby”, mais d’une politique gouvernementale ».

Rien de tout cela ne signifie que la société israélienne a atteint un point de basculement. Les réactions sur les réseaux sociaux aux images d’enfants de Gaza, par exemple, sont souvent glaçantes. Mais si ces images continuent à circuler, il semblera bientôt que, où que l’on se tourne, on trouvera des photos de bébés tués à Gaza - et des Israéliens qualifiant la guerre de crime. Pour trop de vies perdues, il sera trop tard.


22/04/2025

DAHLIA SCHEINDLIN
Coup d’État, crimes et conspiration : les accusations les plus choquantes du chef du Shin Bet à l’encontre de Netanyahou

Dahlia Scheindlin, Haaretz, 22/4/2025

Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

La déclaration sous serment choquante de Ronen Bar à la Haute Cour de justice, qui met en lumière les exigences présumées du Premier ministre Benjamin Netanyahou en matière de loyauté totale à son égard, révèle tout ce qui ne va pas dans la gouvernance israélienne [ou du moins une petite partie, NdT].
Une manifestante brandit une pancarte anti-Netanyahou faisant référence aux otages toujours détenus à Gaza, à Tel Aviv au début du mois. Photo Tomer Appelbaum

La déclaration sous serment que Ronen Bar, chef du service de sécurité du Shin Bet, a soumise lundi à la Haute Cour de justice d’Israël pour éviter son licenciement est une documentation douloureuse sur les désastres passés, présents et futurs d’Israël. Les désastres vont du spécifique et choquant au profondément alarmant, voire à l’image dystopique de l’avenir, en fonction de ce qui se passe ensuite.

Rappelons ce qui s’est passé jusqu’à présent : le mois dernier, Netanyahou a annoncé son intention de démettre Bar de ses fonctions, affirmant qu’il n’avait plus confiance dans le chef du Shin Bet. Le procureur général Gali Baharav-Miara a émis un avis indiquant que la décision du premier ministre était “entachée d’un conflit d’intérêts personnel” en raison de ses liens et de ses intérêts personnels dans l’affaire du Qatargate et des BibiLeaks sur lesquels le Shin Bet enquête. Des citoyens israéliens ont déposé des pétitions auprès de la Haute Cour contre la décision de Netanyahou, l’accusant d’agir pour des raisons politiques personnelles.

À l’issue d’une audience qui s’est tenue il y a deux semaines, la Cour a suspendu le rejet de la requête jusqu’à ce que les deux parties puissent présenter de nouvelles déclarations sous serment, espérant sans doute qu’un compromis pourrait être trouvé.

Mais il n’y a pas de courtoisie en Israël aujourd’hui. La déclaration sous serment de 11 pages de Bar (avec une annexe confidentielle de 31 pages) a développé les arguments qu’il avait écrits dans une lettre soumise à la Haute Cour avant l’audience. Dans ce nouveau document, il a dressé une liste trop familière de ce qu’il prétend être les efforts du premier ministre pour politiser l’agence de sécurité intérieure à ses propres fins. Certains des nouveaux détails sont stupéfiants.


Le chef du Shin Bet, Ronen Bar (à g.), et son homologue du Mossad, David Barnea, lors d’une cérémonie officielle à Jérusalem.

Blessures immédiates

Dans sa lettre précédente,  Bar a accusé Netanyahou d’exiger qu’il fournisse des justifications, fondées sur des considérations de sécurité, qui empêcheraient le premier ministre de témoigner devant le tribunal dans son affaire de corruption (Bar a refusé). Aujourd’hui, Bar écrit que le premier ministre a littéralement essayé de le forcer à signer ce qui ne peut être décrit que comme un faux document dans ce même but – “écrit par le premier ministre ou quelqu’un en son nom” - et à le présenter comme son opinion professionnelle.

La présente déclaration sous serment ajoute des détails significatifs à une ligne énigmatique de la lettre préalable à l’audience concernant la description par Bar des attentes d’un acteur anonyme à l’égard de l’agence en ce qui concerne les citoyens israéliens. Aujourd’hui, Bar affirme que Netanyahou lui a demandé d’espionner les manifestants pro-démocratie au plus fort de leurs manifestations en 2023, même s’il n’y avait aucun soupçon d’actes secrets impliquant de la violence. Cela déclencherait une telle surveillance au-delà de l’activité criminelle ordinaire qui serait traitée par la police.

Néanmoins, Bar affirme que le premier ministre a clairement indiqué qu’il était censé suivre les activités des manifestants et fournir l’identité des activistes, des dirigeants et des “bailleurs de fonds des manifestations”. En d’autres termes, l’agence de sécurité intérieure israélienne serait déployée pour étouffer l’opposition politique en Israël. Bar affirme avoir refusé.

En ce qui concerne l’enquête criminelle en cours du Shin Bet sur le Qatargate, le scandale entourant les associés de Netanyahou qui auraient bénéficié de pots-de-vin de la part de l’État du Golfe, Bar est cinglant. Il répète que cette enquête et l’affaire BibiLeaks - dans laquelle le cercle proche de Netanyahou est accusé d’avoir divulgué des documents classifiés de l’armée israélienne à un journal allemand afin de promouvoir la thèse du gouvernement selon laquelle le Hamas est responsable de l’échec de l’accord sur les otages - ont été les tournants qui ont déclenché son licenciement. Le premier ministre lui-même a décrit le Qatar comme un “État soutenant le terrorisme”, écrit Bar.

Les enquêtes concernant les conseillers de Netanyahou, ajoute Bar en termes très clairs, « soulèvent les soupçons les plus lourds quant à l’atteinte grave à la sécurité de l’État ... à l’atteinte aux négociations pour la libération des otages, au renforcement du Hamas et à l’atteinte aux relations d’Israël avec l’Égypte ».

Des manifestants contre le Premier ministre Benjamin Netanyahu, lundi. La pancarte principale indique en anglo-hébreu « Netanyahou et Levin, ne mettez pas notre patriotisme à l’épreuve » [sic]

Les dégâts démocratiques

Mais le désastre est encore plus profond. D’autres parties de la déclaration sous serment de Bar montrent comment le gouvernement s’attaque non seulement à des institutions essentielles, mais aussi aux valeurs et aux principes directeurs qui définissent une démocratie.

Un exemple concerne l’affirmation précédente selon laquelle le premier ministre attendait de l’agence qu’elle espionne les manifestants politiques - des citoyens israéliens. Bar note que Netanyahou a discuté à plusieurs reprises de ce sujet après des réunions de travail, alors qu’il avait déjà renvoyé le secrétaire militaire et le sténographe - tenant des conversations qui n’ont jamais pu être documentées, un coup porté à la transparence et à la responsabilité.

La partie la plus étonnante de cette section est presque une réflexion après coup : « À propos des conversations sur les manifestations, écrit Bar, il m’a été clairement expliqué qu’en cas de crise constitutionnelle, je devais obéir au premier ministre et non à la Haute Cour ». En d’autres termes, Bar, un professionnel nommé pour des raisons non politiques, devait placer un patron politique au-dessus de la loi. Bar assure au tribunal que les détails sont fournis dans le document classifié, ce qui n’est pas un grand argument. Cependant, si cela est vrai, Netanyahou fait le premier pas pour garantir la loyauté des agences de sécurité envers l’autocrate en cas de coup d’État constitutionnel.

Un autre témoignage de la détérioration du discours démocratique en Israël est fourni par une section entière de la déclaration sous serment de Bar, consacrée à des théories de conspiration selon lesquelles l’agence avait « une connaissance préalable du massacre du 7 octobre » mais n’a pas alerté le premier ministre. Il est pénible de lire la reconstitution post-traumatique des actions du Shin Bet entre 23 heures le 6 octobre et le matin du 7 octobre, alors qu’il tente de démonter ces accusations. Bar lui-même admet que l’agence n’a pas réussi à contrecarrer l’attaque du Hamas, comme il l’a fait 10 jours seulement après les faits, déclarant que « la responsabilité m’en incombe ».

Mais il est encore plus incroyable de lire son démembrement des conspirations : « Ces affirmations sont des mensonges et ne représentent rien de moins qu’une incitation institutionnalisée contre moi et contre l’organisation. ... L’attaque n’ a pas été “coordonnée par nous”, nos équipes n’ont pas été “envoyées [à la frontière] uniquement pour sauver des employés du Shin Bet”, et cette nuit-là, il n’ y a pas eu “d’informations cachées à l’establishment de la sécurité et non au premier ministre” » (c’est lui qui souligne). Si Bar a ressenti le besoin d’aborder ces conspirations dans la procédure judiciaire, il a clairement vu la main cachée du premier ministre derrière elles.

"Bibi, il ment - ils meurent" : un manifestant tient une pancarte anti-Netanyahou lors d’une manifestation dans le centre d’Israël samedi.

Enfin, Bar explique que l’agence de renseignement attache une grande importance à l’équilibre de ses responsabilités entre l’utilisation d’outils puissants et invasifs pour faire progresser la sécurité et son obligation de limiter son propre pouvoir afin d’éviter les abus. Au début du document, il écrit que sous sa direction, le Shin Bet a appliqué des critères soigneusement définis pour l’utilisation de ses pouvoirs et a constamment consulté des conseillers juridiques pour s’assurer que ces pouvoirs ne seraient pas utilisés à mauvais escient.

Ce point touche au cœur de la démocratie constitutionnelle et libérale : les restrictions volontaires et institutionnalisées de l’État sur son propre pouvoir au nom de la liberté de ses citoyens. Israël pourrait être en train d’assister à la chute des derniers principes résiduels de gouvernance démocratique.

Qui sera convaincu ?

L’une des principales faiblesses de la missive de Bar est ce qu’il ne peut pas dire. Le document public est complété par un document classifié de 31 pages, vraisemblablement plus détaillé, avec cinq annexes, a écrit Bar dans ses notes introductives. Il ne fait aucun doute que chaque camp politique en Israël - ceux qui soutiennent le gouvernement et ceux qui soutiennent Bar - évaluera la force des preuves secrètes en fonction de ses loyautés politiques préexistantes.
Zulat, un groupe de réflexion israélien qui défend les valeurs libérales ,  a déjà demandé au procureur général, a Amit Aisman et à la police d’ouvrir une enquête criminelle sur le premier ministre pour obstruction à la justice, abus de pouvoir et abus de confiance.. D’importantes manifestations ont eu lieu lundi contre Netanyahou.

La réponse du cabinet du Premier ministre, comme on pouvait s’y attendre, a été que les accusations de M. Bar étaient un “mensonge complet” ; Pendant ce temps, Channel 14 - la version israélienne de Newsmax - a publié un titre inversé scandaleux selon lequel le chef de l’agence avait “agi contre les instructions du Premier ministre, encore et encore”. Ce flash a également mis l’accent sur l’une des dernières lignes les plus importantes de la lettre : Bar écrit qu’il annoncera bientôt la date de sa démission. Channel 14 y voit certainement un aveu de culpabilité confirmant les accusations du premier ministre sur les échecs, voire les complots, de Bar.


Des manifestants portant des masques du ministre des Affaires stratégiques Ron Dermer et de Benjamin Netanyahou, devant une banderole indiquant que “le silence encourage le bourreau, jamais le tourmenté”.

Il n’y a pas plus de clarté sur ce que la Haute Cour pourrait faire. Le bureau de Netanyahou devrait publier sa propre déclaration sous serment dans le courant de la semaine, après quoi les juges pourront encore se prononcer sur les pétitions.

Pour la démocratie, il semble cependant qu’il n’y ait pas de bonne issue. L’ironie la plus grande est peut-être que le Shin Bet et Ronen Bar sont maintenant, par la force des choses, la cause célèbre du mouvement pro-démocratique. C’est ce même Shin Bet qui est responsable des violations les plus invasives et antidémocratiques de tous les droits humains et civils en vigueur lorsqu’il s’agit des Palestiniens et qui, parfois, espionne aussi les communautés arabo-palestiniennes en Israël [c’est nouveau : en général les Israéliens les appellent « Arabes israéliens ». Allez Dahlia, encore un effort et bientôt tu écriras : « les Palestiniens de 48», NdT]. Bar dans le rôle du noble défenseur de la bonne gouvernance et de l’État de droit, protecteur des libertés et des droits des citoyens, est déconcertant, voire étrange.
 
Mais sa situation actuelle sert de miroir à ce qui ne va pas en Israël aujourd’hui : les fondations minimales des institutions démocratiques s’effondrent, laissant tous ceux qui s’en soucient se démener pour sauver les bases, au lieu de se battre pour compléter les pièces qui étaient manifestement absentes jusqu’à présent.

05/03/2025

DAHLIA SCHEINDLIN
Pourquoi il est impossible de célébrer pleinement le succès de “No Other Land” aux Oscars

Je crains que, tout comme l’âge d’or des documentaires sur Israël et la Palestine qui a transformé mon appréciation du genre, cela ne suffise pas. Le film n’arrêtera pas l’occupation

Dahlia Scheindlin, Haaretz, 3/3/2025

 Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala


Basel Adra et Yuval Abraham posent avec l’Oscar du meilleur film documentaire pour No Other Land lors du Governors Ball qui suit le spectacle des Oscars à la 97e cérémonie des Oscars à Hollywood, Los Angeles, Californie, dimanche soir. Photo : Mike Blake/Reuters

Lorsque j’ai appris à mon réveil que “No Other Land” avait remporté l’Oscar du meilleur film documentaire, j’étais ravie. Ravie pour les réalisateurs et pleine d’espoir que les messages émouvants de leur discours de remerciement - arrêter la guerre, rendre les otages, libérer le peuple palestinien - soient entendus par tous les Israéliens qui écoutent les nouvelles du matin. Mais il manquait encore quelque chose.

Je suis assez âgée pour me souvenir du film “Budrus”, sorti en 2009, qui raconte la lutte des Palestiniens de Cisjordanie contre la barrière de séparation. Mais le mur n’a fait que grandir, et en 2011, le documentaire “5 Broken Cameras” est apparu. Ce documentaire exquis a profondément humanisé la vie des Palestiniens sous l’occupation. Le principe d’un père qui documente son enfant mais qui est entraîné dans la politique par le biais de sa caméra était créatif, original et universel.

Ce film avait lui aussi été réalisé par un Israélien et un Palestinien (Guy Davidi et Emad Burnat). Il avait lui aussi été nominé aux Oscars, propulsant le sort des Palestiniens sous les feux de la rampe, à la vue du monde entier.

Cette situation aurait dû susciter une nouvelle vague d’indignation lorsque le réalisateur palestinien Burnat a fait l’objet de tracasseries à son entrée aux USA  pour assister à la cérémonie. Mais le film n’a pas gagné, le mur de béton qu’il a détesté et documenté a été construit, et l’occupation s’est poursuivie.

Je suis du côté de “No Other Land”. Je me sens mal à l’aise face à la violence brutale, kafkaïenne, exercée pendant toute la durée de l’occupation contre les villages palestiniens pauvres et sales de Masafer Yatta. J’ai visité les collines du sud d’Hébron, j'ai vu comment ils vivent, je me suis assise avec les enfants, j'ai regardé leurs livres scolaires et j'ai vu “No Other Land” lors d'une projection spéciale en plein air qui s'y est tenue l'année dernière..

Je suis assez fière que le coréalisateur israélien, Yuval Abraham, ait été un grand reporter d’investigation pour Local Call et +972 Magazine - un projet médiatique que j’ai aidé à fonder en 2010, avec des collègues. J’ai beaucoup écrit pour +972 Magazine et j’ai été présidente du conseil d’administration de l’ONG pendant les huit premières années (qui se sont achevées avant l’arrivée d’Abraham).

Inutile de dire que le film lui-même est excellent. Mais en le regardant, je me suis sentie troublée. Je suis déjà passée par là.

De plus, “5 Broken Cameras” est apparu dans une phase où les conflits israélo-palestiniens et israélo-arabes ont produit certains des plus superbes films documentaires que j’avais vus jusqu’alors.

Il y avait “Valse avec Bashir” en 2008, qui ne traitait pas de l’occupation des territoires palestiniens mais exposait le traumatisme et l’angoisse morale de la première guerre du Liban à travers ce qui était pour moi un style cinématographique envoûtant. “The Law in these Parts”, de 2011, reste le meilleur exposé cinématographique d’un aspect sous-estimé et pourtant omniprésent de l’occupation : le système juridique militaire d’(in)justice qui sous-tend les pratiques d’occupation les plus injustes, raconté par ceux qui l’ont construit minutieusement au fil des ans. Les recherches du film ont été si riches que les créateurs ont créé un un site ouèbe dédié, rempli de documents d’archives, qui ne laisse aucune excuse pour ne pas connaître cette colonne vertébrale essentielle de l’occupation.

Et puis il y a eu “Les gardiens”. Ce film de 2012 a fait sensation dans le monde entier. Pendant des années, des personnes extérieures m’ont demandé si le film avait marqué un tournant dans l’attitude des Israéliens à l’égard de l’occupation ou, plus généraleEment, des pratiques militaires d’Israël. La réponse était non.

Il y a près de deux ans, j’ai été bouleversé par le film documentaire “20 jours à Mariupol”.  J’étais sûre que personne ne pourrait rester indifférent à la souffrance de l’Ukraine après l’avoir vu. Un an plus tard, le film le film remporte l’Oscar tant convoité. Mais la guerre continue, le monde avance - et la vérité aussi : selon le président usaméricain Donald Trump, l’Ukraine a déclenché la guerre, Volodymyr Zelenskyy est un dictateur, et le pays pourrait être contraint de renoncer à ses ressources et à son territoire pour parvenir à la paix.

Je suis ravie pour Basel Adra et Yuval Abraham. J’espère désespérément que leur collaboration et leur amitié convaincront les gens de suspendre leur cynisme, de respecter la façon dont les gens peuvent canaliser l’injustice et la fureur qui en résulte dans l’art plutôt que dans la violence. Je ne cesserai jamais d’aimer les grands documentaires émouvants, et je prie pour que Miki Zohar, le bouffon ministre de la culture d’Israël, qui a vomi sa bile sur le film qu'il n'a pas vu, soit démasqué pour le fraudeur proto-fasciste qu'il est.

Mais je crains que, tout comme l’âge d’or des documentaires israéliens et palestiniens qui ont transformé mon appréciation du genre, cela ne suffise pas. Le film n’arrêtera pas l’occupation.

En même temps, si une seule personne change d’avis pour s’opposer à l’occupation, le film est un succès à mes yeux, bien au-delà des Oscars. 

22/12/2024

DAHLIA SCHEINDLIN
Israël est-il vraiment en train de construire un empire au Moyen-Orient ?

Dahlia Scheindlin, Haaretz, 19/12/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Alors que l’armée israélienne s’apprête à passer un temps indéterminé sur les hauteurs du Golan syrien et que les colons font la queue pour pénétrer à Gaza et au Liban, il est de plus en plus difficile de s’opposer à l’idée qu’Israël est en train de construire un empire.

Netanyahou en visite sur le plateau du Golan syrien occupé mardi. Photo Maayan Toaf/Bureau de presse du gouvernement israélien

Dans les premiers mois de l’année 2024, un collègue arabe d’un pays du Moyen-Orient a demandé ce qu’Israël essayait de faire. Israël semblait se comporter comme l’empire musulman en expansion du début du Moyen-Âge, disait le collègue avec anxiété, prêt à conquérir tout le Moyen-Orient.
Cela ressemblait à une vision paranoïaque, ou du moins très exagérée, d’Israël en tant qu’agresseur expansionniste maléfique perpétuel. Il est vrai que la guerre d’Israël à Gaza était déjà plus que brutale au début de l’année 2024, et j’espérais déjà ardemment un cessez-le-feu bien avant cela. Et dès la fin du mois de janvier, il était clair que des éléments radicaux de la coalition au pouvoir avaient des idées folles sur l’occupation de Gaza.
Néanmoins, Israël n’avait pas vraiment de plan de conquête territoriale dans d’autres pays. D’une part, les Palestiniens ont la malchance d’être nés sur une terre que les juifs considèrent comme un héritage biblique. Par consensus et par la Realpolitik du 20e siècle, les sionistes de tous bords ont limité leur revendication, même maximaliste, au mandat britannique historique de la CisJordanie. (Le rêve des « deux rives » du Jourdain du Likoud a perduré, mais s’est évanoui au siècle dernier). À partir des années 1990, les sionistes de gauche se sont contentés d’un Israël moderne situé à l’intérieur de la Ligne verte.
En outre, c’est la décision idiote [sic] du Hezbollah de participer à la guerre, en inspirant les Houthis du Yémen, qui a internationalisé le tout. La décision du Premier ministre Ehud Barak de quitter unilatéralement le Liban en 2000 était très populaire dans les sondages de l’époque, selon les enquêtes sur la sécurité nationale et l’indice de paix disponible sur Data Israel - et les Israéliens étaient euphoriques lorsque cela s’est produit. Malgré des années de révisionnisme en Israël affirmant que c’était une mauvaise idée, personne n’a appelé à réoccuper l’endroit.
Mais franchement, il est de plus en plus difficile de s’opposer à l’affirmation qu’un « empire » est en cours de construction. Après des mois d’escalades limitées, quoique meurtrières, avec le Hezbollah, Israël est passé à la guerre totale en septembre ; les explosions de bipeurs et l’assassinat de Hassan Nasrallah étaient le prélude à une invasion aérienne et terrestre de grande envergure, destinée à éliminer à jamais la menace militaire que représente le Hezbollah. Mais quelle était la valeur ajoutée, en termes de sécurité, du fait de qualifier le Liban de « partie de la terre promise », comme l’a fait en juin un nouveau groupe ésotérique appelé « Wake up the North » (Réveille-toi, le Nord) ? C’est à ce moment-là qu’ Anshel Pfeffer a mis en garde, dans Haaretz, contre le fait de rejeter de telles déclarations lors de la conférence en ligne du nouveau groupe, simplement parce que la colonisation du Liban semblait farfelue.
En novembre, Ze’ev Erlich, connu par sa communauté comme un chercheur de la « Terre d’Israël » de la colonie d’Ofra en Cisjordanie, a été tué au Liban. Il s’était apparemment engagé dans l’armée et effectuait des recherches sur une ancienne forteresse. Les forces de défense israéliennes enquêtent sur les raisons pour lesquelles il se trouvait là en tant que civil, et non pour des besoins opérationnels, apparemment avec l’aide de certains membres d’une unité de l’armée. Il est difficile d’imaginer ce que cet homme de 71 ans aurait pu apporter sur le plan opérationnel. On a plutôt l’impression qu’il était là pour réhistoriciser le territoire libanais dans le cadre de ses recherches sur la « Terre d’Israël ».
Cette semaine, les FDI ont également admis que des membres de Wake up the North étaient entrés au Liban et y avaient monté des tentes. Le groupe a réagi à ce rapport en affirmant haut et fort son intention de s’installer dans le sud du Liban : « Bientôt, ce ne sera plus de l’autre côté de la frontière », a écrit le groupe dans un message sur WhatsApp.
Entre-temps, le misérable dictateur syrien Bachar El Assad est tombé et s’est enfui, vaincu par les rebelles. En réponse, Israël a immédiatement pénétré dans la zone démilitarisée du plateau du Golan, à l’intérieur de la Syrie, pour la première fois depuis les termes de l’armistice de 1974. Les dirigeants israéliens font savoir qu’il ne s’agit pas d’une brève incursion : Benjamin Netanyahou a annulé sa comparution devant le tribunal mardi pour se rendre sur le versant syrien du mont Hermon [Jebel
ech-Cheikh]. Il a déclaré qu’Israël resterait en territoire syrien - qu’il a qualifié de « lieu très important » - pour le moment. Cette déclaration est déjà plus ouverte que celle du ministre de la défense, Israël Katz, qui a déclaré vendredi dernier que les forces de défense israéliennes devaient se préparer à rester sur place pendant l’hiver.

Le ministre de la Défense Israël Katz en visite sur le versant syrien du Mont Hermon [Jebel ech-Cheikh]  mardi. Photo porte-parole du ministère de la Défense israélien

Il semble encore choquant qu’Israël conquière ou occupe de nouveaux territoires souverains d’autres pays pour la première fois depuis l’invasion du Liban il y a 42 ans. Mais il n’y a pas de meilleure façon de rendre moins choquants les desseins d’Israël sur Gaza : l’expulsion massive et la destruction quasi-totale du nord, les colons qui campent le long des frontières dans l’attente du butin sont désormais des nouvelles d’hier. Qui se souvient encore de l’annexion régulière de la Cisjordanie ? Bezalel Smotrich a récemment déclaré que près de 23 000 dunams [2 300 hectares] de terres de Cisjordanie étaient des « terres d’État », une manière bureaucratique sophistiquée de permettre la poursuite de l’expansion des colonies.
Pourtant, un autre drame est en cours dans les étages souterrains du tribunal de district de Tel Aviv. À propos du témoignage de Netanyahou, un collègue d’un autre pays voisin s’est étonné : « Vous voulez dire qu’il s’est présenté lui-même ? Vous n’avez aucune idée de ce que cela signifie ». Comment le même pays qui réprime et détruit les Palestiniens, et qui envahit impunément des territoires étrangers, peut-il en même temps juger un dirigeant en exercice - ce qui semble être le summum de la responsabilité démocratique ?
Il est facile d’être cynique, comme si tout cela n’était qu’un spectacle. Mais en regardant Netanyahou au tribunal, il est clair que, même s’il est malheureux, il s’est soumis à l’autorité de la seule institution israélienne capable de le restreindre : le pouvoir judiciaire, encore indépendant.

Netanyahou comparaissant devant le tribunal de district de Tel Aviv la semaine dernière. Photo Miriam Elster/Flash90

La réponse la plus juste est qu’il ne s’agit pas d’une bataille à armes égales entre les forces de l’impérialisme et de la démocratie, luttant pour l’âme d’Israël. Si la démocratie gagne la bataille, elle ne peut pas continuer à être un occupant conquérant et gagner la guerre. Mais il s’agit d’un conflit asymétrique ; si Israël ne change pas rapidement de cap, la partie la plus faible perdra.

05/12/2024

DAHLIA SCHEINDLIN
Pourquoi les Israéliens n’ont aucune excuse de ne pas savoir ce qui se passe à Gaza

Un garçon blessé est évacué après une frappe israélienne dans la ville de Gaza . Photo Omar Al-Qattaa/AFP

La couverture de la guerre par les médias dominants israéliens est remarquablement conformiste et repliée sur elle-même, mais ce n’est pas la seule raison qui explique le manque de couverture de la mort et de la destruction à Gaza. Le public israélien a également fait un choix

Dahlia Scheindlin, Haaretz, 4/12/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

La récente décision du gouvernement israélien de couper tout contact avec notre journal est un coup alarmant porté à la couverture médiatique critique.
Dans le même temps, le gouvernement Netanyahou fait avancer avec énergie la législation visant à dissoudre le radiodiffuseur public israélien, Kan, qu’il juge depuis longtemps trop critique et trop indépendant. Al Jazeera est interdite en Israël depuis le mois de mai.
Ces mesures représentent des attaques autoritaires importantes, mais familières, contre la presse libre. Mais d’une certaine manière, elles ne font que détourner l’attention. Le problème le plus profond de la couverture israélienne de la guerre vient des médias eux-mêmes - et du public israélien.
(In)fameusement, les grands médias israéliens ont laissé un trou béant là où ils auraient dû couvrir les horreurs de la guerre à Gaza. Certains pensent même que si les Israéliens avaient vu plus d’horreurs chaque soir, ils n’auraient peut-être pas toléré les combats aussi longtemps.
Mais les gardiens des médias ont fait ce choix volontairement, et non sous la contrainte du gouvernement. En outre, après plus d’un an (et bien avant), ce qui passe à la télévision n’a plus d’importance : les Israéliens n’ont aucune excuse pour ne pas savoir.

Un Palestinien inspecte une école abritant des personnes déplacées après qu’elle a été touchée par une frappe israélienne, dans la ville de Gaza, mardi. Photo Mahmoud Sameer/Reuters

Les médias au service du moral des troupes
La mobilisation volontaire des médias israéliens est bien antérieure à la guerre actuelle et résulte d’une histoire de collusion avec le gouvernement plutôt que d’un contrôle direct de l’État. Dans la Palestine mandataire, les rédacteurs en chef des journaux sionistes se sont réunis pour coordonner la manière de présenter aux autorités coloniales britanniques les meilleurs arguments en faveur de la création d’un État.
Ce que l’on a appelé le « comité des rédacteurs »  a perduré après l’indépendance. À l’époque, les rédacteurs travaillaient main dans la main avec les dirigeants politiques pour recevoir des secrets de choix, tout en décidant collectivement de ce qu’il valait mieux ne pas rendre public.
Le comité des rédacteurs n’existe plus, mais la télévision, la radio et les journaux israéliens sont remarquablement conformistes et repliés vers l’intérieur, vers Israël, dans leur couverture de la guerre. Le gouvernement n’a pas à dire aux rédacteurs en chef de la télévision ce qu’ils doivent faire. Même la censure militaire n’est qu’un obstacle modéré (voir l’enquête de Local Call et de +972 Magazine sur la sélection des cibles par l’IA  israélienne, qui a passé la censure et fait des vagues dans le monde entier).
Mais il est trompeur de conclure que les Israéliens ont simplement succombé à la négligence de Gaza dans les reportages télévisés grand public.
D’une part, les critiques israéliens ont eux-mêmes remarqué le problème. Les auteurs de Haaretz ont bien sûr abordé les échecs des médias en temps de guerre. Dans The Seventh Eye, une publication de surveillance des médias, Chen Egri a écrit sur le manque de couverture de Gaza https:/www.the7eye.org.il/520983, notant que c’est principalement Haaretz et Local Call qui publient une couverture extensive des dégâts à Gaza, en hébreu.

Une femme palestinienne est embrassée alors qu’elle réagit sur le site d’une frappe israélienne sur une école abritant des personnes déplacées, dans la ville de Gaza, mardi. Photo Mahmoud Sameer/Reuters

Les critiques ne se limitent pas à la gauche. Amnon Levy, l’un des correspondants les plus influents et les plus appréciés de la télévision israélienne grand public, a récemment écrit dans Ynet - un portail d’information centré sur le grand public - que les journalistes « sont confrontés à un dilemme : montrer les atrocités de la guerre ? L’abandon des otages ? Les destructions que nous avons causées à Gaza ? Sur les jeunes qui quittent le pays ? ... Si nous ne les montrons pas, nous trahissons notre mission ». Mais il conclut que les grandes chaînes de télévision ont surtout choisi cette dernière voie.
Shai Lahav est un documentariste chevronné et un chroniqueur du Maariv, dont le travail comprend des séries télévisées diffusées sur Kan 11, la chaîne financée par l’État. Il écrit également des pièces de théâtre et des paroles de chansons et s’intéresse de près à la culture populaire et aux médias.
Dans un article publié en juin, il a reproché aux chaînes de télévision israéliennes de ne pas montrer davantage les destructions à Gaza. Il a souligné dans une interview qu’il se situait au centre de l’échiquier politique et qu’il n’était pas un « suspect habituel » de la gauche, et que sa foi en une résolution pacifique du conflit a été ébranlée après le 7 octobre.
Mais Lahav pense qu’Israël est handicapé par le fait de ne pas voir ce que le monde entier sait, comme la controverse mondiale sur le raid des Forces de défense israéliennes pour sauver quatre otages en juin, où des centaines de Palestiniens ont été tués.
Lundi, Lahav a attiré l’attention sur un rapport du New York Times exposant une importante base militaire en cours de construction dans le centre de la bande de Gaza, qui semble étrangement permanente. Haaretz a enquêté et publié cette histoire des semaines auparavant, mais où est le reste des grands médias israéliens ? Les Israéliens qui ne lisent peut-être pas le New York Times ne devraient-ils pas être informés par des sources locales ?
Lahav pense que les journaux télévisés devraient au moins inclure des émissions spéciales, peut-être dans les éditions les plus longues du week-end, sur la situation à Gaza. Il faut que cela vienne aussi des Palestiniens, et pas seulement de ceux qui disent « Nous détestons le Hamas » », a-t-il déclaré, faisant référence à la tendance des journaux télévisés israéliens à mettre l’accent sur les critiques palestiniennes du Hamas (ou sur la haine arabe du Hezbollah). Le fils de Lahav a effectué son service de réserve à Gaza et dans le nord du pays, tandis que lui-même a servi lors de la première intifada. Fort de ces expériences, il est convaincu que « l’obligation de connaître toutes les parties est plus importante que jamais ».

De nombreuses sources

Mais quelles que soient les faiblesses des grands médias israéliens, ils ne racontent tout simplement pas toute l’histoire. Selon les rapports d’évaluation, environ 40 % des Israéliens, dans le meilleur des cas, regardent les principaux programmes d’information télévisés. En revanche, l’Association israélienne de l’Internet a constaté que 89 % des Israéliens ont utilisé l’Internet en 2022 et 2023, et que 78 % utilisent les médias sociaux - Israël se classe cinquième sur 19 pays développés pour ce qui est de ces derniers, selon le prestigieux Pew Research Center. Il est impossible que les Israéliens soient exclusivement nourris à la cuillère par des informations télévisées maladroites.

Des Palestiniens déplacés s’abritent dans une école à Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza, mardi. Photo Hatem Khaled/Reuters

Tehilla Shwartz Altshuler, spécialiste du droit et de la politique des médias à l’Institut israélien de la démocratie, a noté que les Israéliens ne recherchent pas seulement des opinions en chambre d’écho sur ces applications, mais aussi des informations concrètes.
C’est particulièrement vrai pour Telegram, où les gens peuvent rejoindre des canaux qui sont personnalisés, notoirement non censurés et non régis par un algorithme. Les Israéliens les utilisent déjà largement pour renforcer leur attitude militante ou intransigeante. Au grand dam de l’armée, des soldats ont fièrement documenté leurs propres excès à Gaza sur leurs comptes de médias sociaux.
Mais les médias sociaux offrent tous les types d’informations, accessibles avec de la curiosité et quelques clics. Les juifs israéliens ne connaissent peut-être pas les Palestiniens de Gaza crédibles à suivre sur Instagram, et ne voient peut-être pas les articles les plus graphiques, mais beaucoup d’entre eux obtiennent des informations qui vont bien au-delà des news israéliennes traditionnelles.
Shwartz Altshuler est fascinée par une chaîne appelée Abu Ali Express, dirigée par un Israélien anonyme dont les informations sur le monde arabe - et les Palestiniens - se sont avérées fiables à plusieurs reprises. Il est également controversé, puisqu’il a été engagé pour conseiller les FDI sur leurs opérations psychologiques concernant ces questions. En 2022, Haaretz a révélé son nom [Gilad Cohen] et a indiqué que son contrat de consultant avec les FDI avait pris fin au début de l’année 2022. Lorsqu’il a finalement accordé une interview à Israel Hayom cet été (en insistant toujours sur l’anonymat), il n’avait rien d’un  gauchiste.
Elle note que les gens peuvent en apprendre beaucoup plus sur Gaza, le Liban et le Moyen-Orient ici que dans les journaux télévisés israéliens. « Vous êtes exposés à beaucoup plus de matière première, et donc à plus d’informations en provenance de Gaza qui sont basées sur des sources locales, des sources arabes, et qui ne dépendent pas uniquement des [reporters israéliens] embarqués ».
Avec plus d’un demi-million d’abonnés, explique-t-elle, son audience rivalise avec celle d’une chaîne de télévision traditionnelle. Malgré son implication dans les forces de défense israéliennes, l’objectif qu’il poursuit - y compris les informations détaillées en provenance de Gaza - est bien plus large que les informations télévisées du soir. « L’idée que les Israéliens ne connaissent Gaza que par les médias traditionnels n’est pas correcte », affirme-t-elle.
En conséquence, malgré le discours sur l’absence de couverture médiatique de Gaza, une enquête de l’Institut israélien de la démocratie réalisée en avril a révélé que 84 % des Israéliens ont déclaré avoir vu de nombreuses ou quelques « images ou vidéos montrant les destructions massives à Gaza ».

Un bâtiment détruit à la suite d’une frappe israélienne dans le quartier Sabra de la ville de Gaza, mardi. Photo Omar Al-Qattaa/AFP

Savoir et ne pas savoir
Avec autant de sources d’information disponibles, le problème est peut-être plus psychologique que technique. Personne au monde ne serait capable de tourner la page sur le 7 octobre [ni sur la Nakba ni sur les innombrables guerres menées par Israël, NdT]. Les Israéliens peuvent voir des vidéos de Gaza sur Telegram et, en même temps, ils consomment beaucoup de médias grand public qui couvrent chaque Israélien blessée, l’histoire de chaque otage et les funérailles de chaque Israélien tué.
Lorsqu’on lui a demandé ce qu’il pensait que les journaux télévisés du soir pouvaient faire de mal, Lahav a fait remarquer que malgré certaines distinctions entre les chaînes d’information télévisées, « il n’est question que de nos souffrances... on n’entend pas un mot de la partie gazaouie. C’est absurde ». Et il a fait allusion à quelque chose que j’ai moi aussi expérimenté : une certaine aliénation par le chagrin. « Je connais beaucoup de gens qui ne peuvent plus regarder [les reportages sur le deuil], parce qu’ils n’en peuvent plus », dit-il.
Les émissions de radio du matin couvrent souvent les funérailles de la veille, tandis que les bulletins d’information de fin de soirée présentent les funérailles du jour même. Entre les deux, de longs entretiens avec les familles endeuillées donnent aux auditeurs moins de temps pour obtenir davantage d’informations. Je suppose qu’ils développent également une plus grande résistance personnelle à l’empathie envers les Palestiniens.
Les sondages montrent régulièrement que la majorité des Palestiniens n’ont pas vu les vidéos des atrocités du 7 octobre, ne croient pas qu’elles se sont produites et pensent que l’attaque du Hamas était justifiée. [le compte rendu du sondage par le Centre palestinien de recherche sur la politique et les sondages ne dit rien de tel. Lire un extrait de leur communiqué à la fin de cet article, NdT]
Mark Lilla, spécialiste des sciences humaines à l’université de Columbia, consacre un livre à paraître à « ne pas vouloir savoir » , ce qui est le sous-titre même de son ouvrage
[Ignorance and Bliss: On Wanting Not to Know - Ignorance et béatitude : De la volonté de ne pas savoir]. Dans un essai publié par le New York Times, il évoque la tendance moderne à s’accrocher à des opinions indiscutablement erronées ou à refuser de renoncer à notre ignorance. Son livre traite de l’humanité, et non d’Israël, de sorte que les Israéliens ne sont certainement pas uniques.
Mais Lilla insiste sur le fait qu’en matière de recherche de la vérité, « nos vies sont en jeu » - un argument qui est bien plus angoissant sur un champ de bataille ensanglanté. Les Israéliens doivent commencer à prendre la responsabilité de savoir, car quelque part, des vies en dépendent.

NdT
« Soutien à l'attaque du 7 octobre : une fois de plus, les résultats montrent un déclin du soutien global à l'offensive du Hamas du 7 octobre. La baisse, de 13 points de pourcentage, est significative à la fois en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, mais plus encore dans cette dernière où la baisse est de 18 points, s'établissant aujourd'hui à 39%. Dans notre précédent sondage, la baisse de l'opinion positive sur l'attaque du 7 octobre s'élevait à 14 points de pourcentage. Il est important de noter que le soutien à cette attaque ne signifie pas nécessairement un soutien au Hamas et ne signifie pas non plus un soutien aux meurtres ou aux atrocités commises contre les civils. En effet, près de 90 % du public estime que les hommes du Hamas n'ont pas commis les atrocités décrites dans les vidéos prises ce jour-là. Le soutien à l'attentat semble toutefois provenir d'un autre motif : les résultats montrent que plus de deux tiers des Palestiniens estiment que l'attentat a placé la question palestinienne au centre de l'attention et a mis fin à des années de négligence aux niveaux régional et international. »
Source :
Palestinian Center for Policy and Survey Research,
Press Release: Public Opinion Poll Nr. 93, 17/9/2024 

13/06/2024

DAHLIA SCHEINDLIN
Une véritable opposition va-t-elle se lever ? Y aura-t-il quelqu’un pour essayer de sauver* Israël de Netanyahou, de la guerre sans fin et de l’isolement ?

 Dahlia Scheindlin, Haaretz, 10/6/2024
Traduit par Layân Benhamed, édité par Fausto Giudice, Tlaxcala

Le départ sans surprise de Benny Gantz du gouvernement Netanyahou ne renforcera pas l’opposition, car Israël en possède à peine une digne de ce nom. C’est une mauvaise nouvelle pour qui veut mettre fin à la guerre à Gaza et au conflit israélo-palestinien


L’ancien ministre israélien Benny Gantz après avoir annoncé sa décision de quitter le cabinet de guerre du Premier ministre Benjamin Netanyahou, dimanche à Ramat Gan. Photo : Nir Elias/Reuters

Benny Gantz a fait les dernières unes politiques en Israël en annonçant dimanche soir son départ de la coalition d’urgence de guerre, sans surprendre personne.

Le pays est encore sous le choc – cette fois de bonheur – après le sauvetage de quatre otages de Gaza samedi. Les médias israéliens sont occupés à rendre compte du sauvetage triomphal tout en se contorsionnant pour éviter de mentionner que les forces israéliennes ont tué des centaines de Palestiniens lors du raid , dont de nombreux civils. Lundi, l’actualité s’est déplacée vers le projet de loi sur le service militaire pour les Haredim [orthodoxes religieux] et Gantz est devenu un thème de une parmi d’autres,  , distrayant Israël des plus grands dilemmes d’aujourd’hui et de demain.

Gantz voulait rendre les élections inévitables, surtout avant le vote clé sur le projet Haredi de lundi. Il a tenté de déclencher une dynamique politique en appelant le ministre de la Défense Yoav Gallant à se joindre à lui et à se rebeller contre le Premier ministre Netanyahou au sein du Likoud, car le départ de Gantz ne peut à lui seul provoquer des élections anticipées.

Mais même si les factions se rapprochent, cela aura-t-il une quelconque importance ? Si Gantz est l’espoir, il n’y a pas de véritable opposition en Israël aujourd’hui : pas de compétition sur les idées ou les voies pour l’avenir, ni sur les principes du type de pays qu’Israël devrait être.

Gantz s’est présenté lors de cinq scrutins, mais n’a réussi à rien promettre concernant le plus grand problème du pays : l’occupation [des territoires palestiniens depuis 1967] et le conflit israélo-palestinien. Honte à quiconque estime que cela aurait été une erreur stratégique de la part de Gantz de clarifier ses positions au cours de ses cinq années dans la politique israélienne. Personne n’aurait dû avoir besoin de la guerre actuelle pour savoir à quel point c’était une erreur mortelle et impardonnable de « gérer le conflit » et de mettre la question de côté pendant toutes ces années.


Morad Kotkot, Palestine, 2022

Quel est aujourd’hui l’attrait électoral de Gantz auprès du public ? Dimanche, il a déclaré qu’il quittait le gouvernement parce que Netanyahou a donné la priorité à sa survie politique avant le bien du pays et n’a donc pas réussi à prendre les bonnes décisions – ou aucune des décisions fondamentales – en conséquence.