Au début des années 1990, des réfugiés et des demandeurs d’asile haïtiens ont été détenus sur la base dans des conditions épouvantables. Leur expérience peut donner un avant-goût de ce qui va se passer.
Edwidge Danticat, The New Yorker,
9/3/2025
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Edwige Danticat (Port-au-Prince, 1969) est une romancière usaméricaine d’origine haïtienne. Bibliographie
Ninaj Raoul a gardé certaines images gravées dans sa mémoire de ses voyages à la base navale usaméricaine de Guantánamo Bay. Mme Raoul, cofondatrice et directrice exécutive de Haitian Women for Haitian Refugees, un groupe de défense des immigrants basé à Brooklyn, a servi d’interprète pour des demandeurs d’asile haïtiens emprisonnés à Guantánamo au début des années quatre-vingt-dix. Lors de ses nombreuses visites, se souvient-elle, la base était toujours brûlante. Il n’y avait pas d’arbres à proximité, seulement des rangées et des rangées de tentes de couleur beige et vert olive érigées sur du ciment et entourées de hangars d’aéroport, de toilettes portables, de barbelés et de tours de garde. La plupart des tentes étaient très peu aérées et les gens y étaient entassés comme des sardines. Certains détenus étaient accompagnés de leurs enfants. D’autres avaient été séparés d’eux. Il n’y avait guère d’intimité, si ce n’est celle que les gens obtenaient en accrochant des draps entre les lits de camp. Le camp était infesté de souris, l’air était rempli de mouches et les détenus étaient trempés, même à l’intérieur des tentes, lorsqu’il pleuvait. Des iguanes rôdaient à l’intérieur du périmètre, ainsi que des rongeurs de la taille d’un chat, appelés “rats-bananes”. J’ai demandé à Raoul de partager ses souvenirs récemment à la lumière de la directive émise par Donald Trump le 29 janvier, ordonnant d’agrandir le Migrant Operations Center de Guantánamo pour en faire un centre de détention de trente mille lits. Des scènes similaires à celles qu’elle décrit ont été capturées par des photojournalistes qui ont visité la base à cette époque. Leur travail, dont une sélection est présentée ici, semble aujourd’hui préfigurer ce qui va se passer.
« C’était l’un des endroits
les plus isolés au monde », m’a récemment confié Carl Juste, un
photographe du Herald de Miami qui s’est rendu à Guantánamo à
deux reprises dans les années 90, « les gens avaient l’impression d’être
lâchés au milieu de nulle part. S’il n’y avait pas eu la mer, on aurait pu se
croire dans le désert ». Encadrés par des escortes militaires, Juste et d’autres
photographes n’étaient autorisés à documenter que les scènes approuvées, mais
lui et ses collègues photographes ont contourné le problème, dit-il, en se
concentrant sur les détails de l’expérience des détenus : un enfant saisissant
le doigt d’une femme ; des mains entrelacées sur des visages abattus, leurs
expressions indiquant tèt chaje- on est dans la merde.
Raoul se souvient parfaitement d’un moment non saisi en 1993, lors d’un voyage avec une clinique juridique de Yale dirigée par des étudiants et leurs professeurs. Elle a vu des détenus assis, les mains et les pieds entravés, sous un soleil brûlant, au milieu d’un champ. Certains gardes militaires ont crié après l’équipe et, lorsqu’elle a essayé de prendre une photo, l’un d’entre eux a tendu la main et tenté de saisir son appareil. Elle a réussi à capturer une image floue de sa main se dirigeant vers l’objectif. Les détenus, dont certains avaient droit à l’asile mais se voyaient interdire l’entrée aux USA parce qu’ils étaient porteurs du V.I.H., avaient brandi des pancartes en carton en signe de protestation et avaient entamé une grève de la faim. Certains d’entre eux ont par la suite déclaré à des journalistes de passage et à des observateurs des droits humains, dont le révérend Jesse Jackson, qu’ils étaient traités comme des prisonniers de guerre. De nombreux détenus ont été jetés au cachot ou dans des prisons souterraines. Certaines femmes ont subi des fouilles vaginales et des agressions sexuelles ont également été signalées. Un infirmier de la marine a été traduit en cour martiale sur la base d’allégations de viol. « C’était un lieu de non-droit », dit Raoul. « Il n’y avait aucune obligation de rendre des comptes ».
Dans “Forever Prison”, une
séquence de la série documentaire de PBS “Frontline” de 2017, une femme
nommée Marie Genard, qui avait quatorze ans lorsqu’elle a été détenue à
Guantánamo avec son père, dit : « Nous n’avions aucun droit parce que,
techniquement, on n’était pas aux USA. On
se sentait donc comme en prison. C’était ce que ça représentait pour nous ».
Photo Chris O’Meara / AP
Ira Kurzban, un avocat spécialisé
dans les questions d’immigration qui a été l’un des premiers à représenter les
détenus de Guantánamo, a déclaré, dans une histoire orale filmée pour le
Guantánamo Public Memory Project, que la base était devenue une sorte de
goulag. « En disant : Nous ne voulons pas garder les gens physiquement
dans notre pays, alors trouvons un endroit où nous pouvons les garder à l’abri
des regards », a-dit-il, ajoutant : « Il y a eu beaucoup de tragédies
humaines qui ont été cachées au peuple usaméricain ».
Juste rappelle l’indignation
mondiale suscitée par une photo prise en 2002 par un photographe de la marine usaméricaine,
le second maître de première classe Shane T. McCoy, et publiée par le ministère
de la défense, montrant des hommes en cage, les yeux bandés et enchaînés, à
genoux dans des uniformes orange dans une cour de Guantánamo et,
plus tard, les images choquantes d’abus et de torture de prisonniers prises par
des militaires usaméricains hilares dans la prison d’Abou Ghraib en Irak en 2003.
« Si le projet actuel de
Guantánamo se poursuit, il faut espérer qu’il y aura des gens à l’intérieur,
peut-être des lanceurs d’alerte, qui raconteront ou montreront ce que ces gens
vivent, leurs expériences réelles, et pas seulement ce que le gouvernement veut
que nous voyions ».
Ce que le gouvernement semble
vouloir montrer, par le biais de vidéos et de photographies diffusées
principalement sur les médias sociaux et montrant des raids et des arrestations
à domicile ou sur le lieu de travail, c’est l’avilissement et l’humiliation, en
présentant les immigrés sans papiers, y compris les femmes et les enfants,
comme des méchants globaux dans une atmosphère de télé-réalité semblable à
celle de “Cops”. Des organes d’information favorables au gouvernement et
des personnalités de la télévision telles que Phil (Dr. Phil) McGraw
contribuent à diffuser le message en s’embarquant avec des agents des services
de l’immigration et des douanes (ICE) à qui l’on a demandé d’être prêts pour
les caméras.
Le 4 février, dix Vénézuéliens, les mains et les pieds entravés, ont été amenés à Guantánamo depuis El Paso, au Texas, à bord d’un avion militaire. Photographiés avant leur départ, ils ont été décrits par des responsables du ministère de la Sécurité intérieure comme “les pires des pires” (un langage qui avait déjà été utilisé pour décrire les suspects de terrorisme du 11 septembre), et comme des membres du gang Tren de Aragua, que l’administration Trump a récemment désigné comme un groupe terroriste. Une femme qui a identifié son frère sur les photos, qui ont été partagées sur les médias sociaux, a déclaré au Times qu’il venait de s’installer aux USA et qu’il n’était pas membre d’un gang. Au cours des semaines suivantes, cent soixante-huit autres détenus ont suivi ; tous, sauf un, ont ensuite été transférés par avion de Guantánamo au Venezuela. Cinquante et un de ces hommes n’avaient pas de casier judiciaire. Le 24 février, l’administration aurait suspendu son projet d’envoyer de nouveaux détenus à Guantánamo parce que les tentes qui avaient été montées ne répondaient pas aux “normes de détention”. Le plan fait également l’objet de plusieurs actions en justice soutenues par l’A.C.L.U.
Peu après avoir signé sa
directive sur Guantánamo, Donald Trump a mis fin au statut de protection
temporaire de plus de trois cent mille Vénézuéliens et d’un demi-million d’Haïtiens,
les rendant ainsi susceptibles d’être expulsés dans les mois à venir. L’administration
envisage de créer d’autres sites de détention aux USA et ailleurs, notamment au
Salvador, où, selon Human Rights Watch, même les mineurs sont soumis à la
torture et aux mauvais traitements pendant leur incarcération. À la mi-février,
un groupe de détenus comprenant des immigrants iraniens, indiens, afghans et
chinois a été expulsé des USA vers le Panama. Ils ont été confinés dans un
hôtel pendant plusieurs jours. La plupart ont accepté de retourner dans leur
pays d’origine, mais plus d’une centaine d’entre eux ont exprimé leur crainte
de retourner dans leur pays et ont été transférés dans un camp préexistant au
bord du bouchon
du Darién. Un groupe d’avocats a récemment déposé une requête en leur nom
auprès de la Commission interaméricaine des droits humains et envisage de
déposer une plainte contre le ministère usaméricain de la sécurité intérieure.
Vendredi, le Panama a annoncé qu’il allait les libérer, en leur accordant des
laissez-passer temporaires leur permettant de rester dans le pays pendant
trente à quatre-vingt-dix jours.
Contrairement aux détenus de
Guantánamo dans les années 90, quelques-uns ont aujourd’hui accès au téléphone
et peuvent communiquer sporadiquement avec les journalistes et les
photographes. Certains des hommes qui ont été déportés de Guantánamo au
Venezuela ont raconté une histoire familière : ils ont été battus par des
gardiens, fouillés à nu et mis à l’isolement, ils ont fait des tentatives de
suicide et des grèves de la faim pour protester contre ces conditions
inhumaines. En ce qui concerne les détenus du bouchon du Darién, un Iranien qui
y est détenu, Artemis Ghasemzadeh, a déclaré au Times : « On
dirait un zoo, il y a des cages grillagées ». Malheureusement, comme nous
le rappellent de nombreuses vieilles photos d’Haïtiens à Guantánamo, c’est
exactement ça.
Photo William Campbell / Getty