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15/03/2025

EDWIGE DANTICAT
Le sort des migrants détenus à Guantánamo
Photomaton

Au début des années 1990, des réfugiés et des demandeurs d’asile haïtiens ont été détenus sur la base dans des conditions épouvantables. Leur expérience peut donner un avant-goût de ce qui va se passer.

Edwidge Danticat, The New Yorker, 9/3/2025
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

Edwige Danticat (Port-au-Prince, 1969) est une romancière usaméricaine d’origine haïtienne.
Bibliographie

 



Un demandeur d’asile haïtien se tient près d’une clôture barbelée alors qu’il est détenu à la base navale de Guantánamo Bay. Photo Steven D. Starr / Corbis / Getty

Ninaj Raoul a gardé certaines images gravées dans sa mémoire de ses voyages à la base navale usaméricaine de Guantánamo Bay. Mme Raoul, cofondatrice et directrice exécutive de Haitian Women for Haitian Refugees, un groupe de défense des immigrants basé à Brooklyn, a servi d’interprète pour des demandeurs d’asile haïtiens emprisonnés à Guantánamo au début des années quatre-vingt-dix. Lors de ses nombreuses visites, se souvient-elle, la base était toujours brûlante. Il n’y avait pas d’arbres à proximité, seulement des rangées et des rangées de tentes de couleur beige et vert olive érigées sur du ciment et entourées de hangars d’aéroport, de toilettes portables, de barbelés et de tours de garde. La plupart des tentes étaient très peu aérées et les gens y étaient entassés comme des sardines. Certains détenus étaient accompagnés de leurs enfants. D’autres avaient été séparés d’eux. Il n’y avait guère d’intimité, si ce n’est celle que les gens obtenaient en accrochant des draps entre les lits de camp. Le camp était infesté de souris, l’air était rempli de mouches et les détenus étaient trempés, même à l’intérieur des tentes, lorsqu’il pleuvait. Des iguanes rôdaient à l’intérieur du périmètre, ainsi que des rongeurs de la taille d’un chat, appelés “rats-bananes”. J’ai demandé à Raoul de partager ses souvenirs récemment à la lumière de la directive émise par Donald Trump le 29 janvier, ordonnant d’agrandir le Migrant Operations Center de Guantánamo pour en faire un centre de détention de trente mille lits. Des scènes similaires à celles qu’elle décrit ont été capturées par des photojournalistes qui ont visité la base à cette époque. Leur travail, dont une sélection est présentée ici, semble aujourd’hui préfigurer ce qui va se passer.

Situé sur la côte sud-est de l’île de Cuba, Guantánamo est le site où les troupes usaméricaines ont débarqué pour la première fois pendant la guerre hispano-usaméricaine, en 1898. Les USA ont obtenu l’accès à la base en 1903, grâce à un accord d’après-guerre faisant pression sur les Cubains pour qu’ils cèdent une partie de leur territoire en échange de leur indépendance. Après le coup d’État de septembre 1991 contre le premier président démocratiquement élu d’Haïti, Jean-Bertrand Aristide, des dizaines de milliers de personnes ont fui sur des bateaux bondés pour échapper à l’armée haïtienne, dont certains chefs avaient été formés aux USA. Alors que les Cubains étaient considérés comme fuyant des persécutions politiques, les Haïtiens étaient généralement étiquetés comme des migrants économiques, ce qui les rendait moins susceptibles de se voir accorder l’asile rapidement, si jamais il leur était accordé. Pour passer le temps, les détenus regardaient les montagnes au loin et jouaient au football et aux dominos. Ils chantaient, priaient et attendaient, parfois pendant des mois.


 Photo Jeffrey Boan / AP

« C’était l’un des endroits les plus isolés au monde », m’a récemment confié Carl Juste, un photographe du Herald de Miami qui s’est rendu à Guantánamo à deux reprises dans les années 90, « les gens avaient l’impression d’être lâchés au milieu de nulle part. S’il n’y avait pas eu la mer, on aurait pu se croire dans le désert ». Encadrés par des escortes militaires, Juste et d’autres photographes n’étaient autorisés à documenter que les scènes approuvées, mais lui et ses collègues photographes ont contourné le problème, dit-il, en se concentrant sur les détails de l’expérience des détenus : un enfant saisissant le doigt d’une femme ; des mains entrelacées sur des visages abattus, leurs expressions indiquant tèt chaje- on est dans la merde.


 Photo Steven D. Starr / Getty

Raoul se souvient parfaitement d’un moment non saisi en 1993, lors d’un voyage avec une clinique juridique de Yale dirigée par des étudiants et leurs professeurs. Elle a vu des détenus assis, les mains et les pieds entravés, sous un soleil brûlant, au milieu d’un champ. Certains gardes militaires ont crié après l’équipe et, lorsqu’elle a essayé de prendre une photo, l’un d’entre eux a tendu la main et tenté de saisir son appareil. Elle a réussi à capturer une image floue de sa main se dirigeant vers l’objectif. Les détenus, dont certains avaient droit à l’asile mais se voyaient interdire l’entrée aux USA parce qu’ils étaient porteurs du V.I.H., avaient brandi des pancartes en carton en signe de protestation et avaient entamé une grève de la faim. Certains d’entre eux ont par la suite déclaré à des journalistes de passage et à des observateurs des droits humains, dont le révérend Jesse Jackson, qu’ils étaient traités comme des prisonniers de guerre. De nombreux détenus ont été jetés au cachot ou dans des prisons souterraines. Certaines femmes ont subi des fouilles vaginales et des agressions sexuelles ont également été signalées. Un infirmier de la marine a été traduit en cour martiale sur la base d’allégations de viol. « C’était un lieu de non-droit », dit Raoul. « Il n’y avait aucune obligation de rendre des comptes ».


Photo IMAGO Images / Reuters

Dans “Forever Prison”, une séquence de la série documentaire de PBS “Frontline” de 2017, une femme nommée Marie Genard, qui avait quatorze ans lorsqu’elle a été détenue à Guantánamo avec son père, dit : « Nous n’avions aucun droit parce que, techniquement, on n’était pas aux USA. On se sentait donc comme en prison. C’était ce que ça représentait pour nous ».

Photo Chris O’Meara / AP

Ira Kurzban, un avocat spécialisé dans les questions d’immigration qui a été l’un des premiers à représenter les détenus de Guantánamo, a déclaré, dans une histoire orale filmée pour le Guantánamo Public Memory Project, que la base était devenue une sorte de goulag. « En disant : Nous ne voulons pas garder les gens physiquement dans notre pays, alors trouvons un endroit où nous pouvons les garder à l’abri des regards », a-dit-il, ajoutant : « Il y a eu beaucoup de tragédies humaines qui ont été cachées au peuple usaméricain ».


En 1993, le juge Sterling Johnson Jr. du tribunal du district oriental de New York a ordonné la libération des Haïtiens détenus à Guantánamo. Près de dix ans plus tard, les personnes soupçonnées de terrorisme à la suite des attentats du 11 septembre ont été incarcérées à Guantánamo, où elles ont été soumises à des “techniques d’interrogatoire renforcées” ((Enhanced Interrogations Techniques), notamment le waterboarding, une technique de torture que Trump, lorsqu’il faisait campagne pour la présidence en 2016, avait promis de rétablir, ainsi que “bien pire”.


Photo Steven D. Starr / Getty

Juste rappelle l’indignation mondiale suscitée par une photo prise en 2002 par un photographe de la marine usaméricaine, le second maître de première classe Shane T. McCoy, et publiée par le ministère de la défense, montrant des hommes en cage, les yeux bandés et enchaînés, à genoux dans des uniformes orange dans une cour de Guantánamo et, plus tard, les images choquantes d’abus et de torture de prisonniers prises par des militaires usaméricains hilares dans la prison d’Abou Ghraib en Irak en 2003.

« Si le projet actuel de Guantánamo se poursuit, il faut espérer qu’il y aura des gens à l’intérieur, peut-être des lanceurs d’alerte, qui raconteront ou montreront ce que ces gens vivent, leurs expériences réelles, et pas seulement ce que le gouvernement veut que nous voyions ».

Photo Jeff Christensen / Reuters

Ce que le gouvernement semble vouloir montrer, par le biais de vidéos et de photographies diffusées principalement sur les médias sociaux et montrant des raids et des arrestations à domicile ou sur le lieu de travail, c’est l’avilissement et l’humiliation, en présentant les immigrés sans papiers, y compris les femmes et les enfants, comme des méchants globaux dans une atmosphère de télé-réalité semblable à celle de “Cops”. Des organes d’information favorables au gouvernement et des personnalités de la télévision telles que Phil (Dr. Phil) McGraw contribuent à diffuser le message en s’embarquant avec des agents des services de l’immigration et des douanes (ICE) à qui l’on a demandé d’être prêts pour les caméras.

Le 4 février, dix Vénézuéliens, les mains et les pieds entravés, ont été amenés à Guantánamo depuis El Paso, au Texas, à bord d’un avion militaire. Photographiés avant leur départ, ils ont été décrits par des responsables du ministère de la Sécurité intérieure comme “les pires des pires” (un langage qui avait déjà été utilisé pour décrire les suspects de terrorisme du 11 septembre), et comme des membres du gang Tren de Aragua, que l’administration Trump a récemment désigné comme un groupe terroriste. Une femme qui a identifié son frère sur les photos, qui ont été partagées sur les médias sociaux, a déclaré au Times qu’il venait de s’installer aux USA et qu’il n’était pas membre d’un gang. Au cours des semaines suivantes, cent soixante-huit autres détenus ont suivi ; tous, sauf un, ont ensuite été transférés par avion de Guantánamo au Venezuela. Cinquante et un de ces hommes n’avaient pas de casier judiciaire. Le 24 février, l’administration aurait suspendu son projet d’envoyer de nouveaux détenus à Guantánamo parce que les tentes qui avaient été montées ne répondaient pas aux “normes de détention”. Le plan fait également l’objet de plusieurs actions en justice soutenues par l’A.C.L.U. 


Photo Steven D. Starr / Getty

Peu après avoir signé sa directive sur Guantánamo, Donald Trump a mis fin au statut de protection temporaire de plus de trois cent mille Vénézuéliens et d’un demi-million d’Haïtiens, les rendant ainsi susceptibles d’être expulsés dans les mois à venir. L’administration envisage de créer d’autres sites de détention aux USA et ailleurs, notamment au Salvador, où, selon Human Rights Watch, même les mineurs sont soumis à la torture et aux mauvais traitements pendant leur incarcération. À la mi-février, un groupe de détenus comprenant des immigrants iraniens, indiens, afghans et chinois a été expulsé des USA vers le Panama. Ils ont été confinés dans un hôtel pendant plusieurs jours. La plupart ont accepté de retourner dans leur pays d’origine, mais plus d’une centaine d’entre eux ont exprimé leur crainte de retourner dans leur pays et ont été transférés dans un camp préexistant au bord du bouchon du Darién. Un groupe d’avocats a récemment déposé une requête en leur nom auprès de la Commission interaméricaine des droits humains et envisage de déposer une plainte contre le ministère usaméricain de la sécurité intérieure. Vendredi, le Panama a annoncé qu’il allait les libérer, en leur accordant des laissez-passer temporaires leur permettant de rester dans le pays pendant trente à quatre-vingt-dix jours.

Contrairement aux détenus de Guantánamo dans les années 90, quelques-uns ont aujourd’hui accès au téléphone et peuvent communiquer sporadiquement avec les journalistes et les photographes. Certains des hommes qui ont été déportés de Guantánamo au Venezuela ont raconté une histoire familière : ils ont été battus par des gardiens, fouillés à nu et mis à l’isolement, ils ont fait des tentatives de suicide et des grèves de la faim pour protester contre ces conditions inhumaines. En ce qui concerne les détenus du bouchon du Darién, un Iranien qui y est détenu, Artemis Ghasemzadeh, a déclaré au Times : « On dirait un zoo, il y a des cages grillagées ». Malheureusement, comme nous le rappellent de nombreuses vieilles photos d’Haïtiens à Guantánamo, c’est exactement ça.

 

Photo William Campbell / Getty