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05/10/2024

SERGIO RODRÍGUEZ GELFENSTEIN
Miguel Enríquez, une vie féconde impérissable


Sergio Rodríguez Gelfenstein, 5/10/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala 

Ce 5 octobre marque le 50e anniversaire de la mort au combat de Miguel Enríquez, secrétaire général du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR) au Chili. Il y a quelques années, pour commémorer cet anniversaire, j’ai pris la parole lors d’un événement auquel j’étais invité. Je reprends l’« aide-mémoire » de ce discours et l’actualise pour la nécessaire commémoration de la vie et de l’œuvre de Miguel Enríquez.

Je ne veux pas tomber dans une fausse originalité qui m’amènerait à prononcer des mots pompeux, à rappeler des lieux communs et à prononcer les phrases sans engagement qui caractérisent les discours dans lesquels on commémore la vie et l’œuvre d’un combattant populaire, pour ensuite, dans la vie de tous les jours, faire le contraire de ce que l’on dit.

Je ne suis pas seulement là pour dire « honneur et gloire ». C’est pourquoi je vais me permettre de reprendre les mots enflammés d’un grand révolutionnaire vénézuélien, Jorge Rodríguez Senior, qui, le 2 octobre 1975, à l’occasion du premier anniversaire de la mort au combat de Miguel Enríquez, dans un discours prononcé dans l’Aula Magna de l’Université centrale du Venezuela, a dit ceci : « Rendre hommage à Miguel Enriquez est pour les révolutionnaires vénézuéliens et les révolutionnaires du monde entier un engagement et un devoir inaliénable », ajoutant plus tard qu’il s’agissait “... de s’engager à travailler sérieusement à la formation des outils de combat des peuples opprimés du monde...”.

Quarante-neuf ans se sont écoulés depuis cette date mémorable et cinquante depuis le dernier combat de Miguel Enríquez dans la rue Santa Fe du quartier San Miguel de Santiago du Chili. La situation dans le monde, en Amérique latine, au Chili et au Venezuela est différente, mais l’impact de son exemple est toujours présent, comme en témoignent les dizaines d’événements qui ont lieu ces jours-ci au Chili et dans d’autres pays.

Cependant, dans certains secteurs, l’idée persiste que le Mouvement de la Gauche Révolutionnaire (MIR), dont Miguel était le Secrétaire Général, a adopté des positions d’ultra-gauche qui ont joué un rôle décisif dans la chute du gouvernement de l’Unité Populaire (UP) présidé par Salvador Allende. Ces idées étaient et sont toujours présentes au Venezuela. Je pense qu’il vaut la peine d’esquisser quelques réflexions à ce sujet en hommage à Miguel Enríquez à l’occasion du 50e anniversaire de sa disparition physique.

L’accusation rebattue contre le MIR d’être une organisation d’ultra-gauche oblige à établir une définition de ce qu’est la « gauche », afin de replacer cette caractérisation dans sa juste dimension, d’autant plus qu’elle a été décontextualisée de manière intéressée.

Pour qu’il y ait une ultra-gauche, il faut qu’il y ait une gauche. Dans le Chili de 1973, il y avait sans aucun doute des organisations qui s’inspiraient de cette position politique. Cependant, le diagnostic le plus juste de ce qui allait se passer et de ce qui s’est passé a été fait par le MIR dirigé par Miguel Enríquez. Par ailleurs, ce mouvement n’était pas préparé à affronter avec succès la situation créée, alors qu’il était censé l’être.


Il faut rappeler que même le président Allende croyait en cette possibilité lorsque, en pleine défense de La Moneda le 11 septembre, il a dit à sa fille Beatriz de transmettre le message suivant à Miguel Enríquez : « Maintenant, c’est ton tour Miguel ! Le secrétaire général du MIR lui-même avait exprimé son point de vue sur la situation et la possibilité d’un coup d’État dans un discours prononcé au théâtre Caupolicán de Santiago le 17 juillet de la même année. Cependant, rien n’enlève au MIR sa contribution ultérieure et incontestable à la fin de la dictature. Miguel Enríquez a donné un exemple de conséquence qui a été présent jusqu’au dernier jour du gouvernement civilo-militaire qui, vaincu en 1989, continue d’exercer une forte influence sur la politique chilienne jusqu’à aujourd’hui.

Je dois avouer que depuis ma modeste position de lycéen, j’étais un farouche opposant au MIR et que c’est dans les tranchées des combats de la guerre de libération au Nicaragua en 1979 que j’ai pris conscience de la futilité de cette animosité construite de manière intéressée par les dirigeants de la gauche traditionnelle chilienne. J’ai découvert dans les militants du MIR des camarades d’une extraordinaire conviction et des valeurs de solidarité et de lutte profondément enracinées.

Tout cela pour dire que ceux d’entre nous qui étaient à « gauche » et qui caractérisaient le MIR comme une organisation d’ultra-gauche, n’étaient pas loin d’assumer - malgré nos différences - des positions erronées quant à la définition de l’ennemi principal, ce qui permettrait d’établir une politique correcte d’alliances pour unir les forces - dans la diversité - afin d’affronter l’empire et ses laquais locaux à partir de meilleures positions.

Il convient de dire que, dans le Chili d’aujourd’hui, un grand nombre des dirigeants de l’époque, ceux du MIR et ceux de tous les partis qui ont fait partie du gouvernement de l’Unité populaire, font partie du système créé par Pinochet et en tirent profit. D’où l’insignifiance du débat de ces années-là quand on découvre aujourd’hui que les deux partis aspiraient à la même chose.


Le désir frénétique d’être au gouvernement est aujourd’hui au-dessus de toute conviction et de tout comportement éthique que l’on aurait pu avoir dans les années glorieuses de l’Unidad Popular, y compris en établissant des accords avec les promoteurs du coup d’État, qui sont les mêmes qui attaquent actuellement le Venezuela dans tous les forums internationaux auxquels ils participent, les mêmes qui ont soutenu le coup d’État de 2002 contre le président Chávez, les mêmes qui ont réussi à Cúcuta en 2019, les mêmes qui ont participé activement au groupe de Lima.

Il convient de dire que le gouvernement actuel - qualifié de « centre-gauche » - maintient les pratiques néolibérales cimentées par la dictature de Pinochet, a paralysé la mobilisation populaire de 2019, a saboté l’appel à une assemblée constituante originale qui renverserait légalement le système constitutionnel créé par le dictateur et est devenu un féroce répresseur des étudiants, des travailleurs et des Mapuches.

De ce point de vue, on peut se demander qui a été, qui était et qui est de gauche, qui est d’ultra-gauche et qui est une gauche réformiste sans vocation au pouvoir, qui a gaspillé le potentiel de participation et d’organisation populaire généré par le gouvernement de l’UP ? D’un autre point de vue, on pourrait accuser les partis de la gauche traditionnelle d’être les principaux responsables du coup d’État. Ni l’un ni l’autre, ce serait une caricature simpliste de la lutte politique et sociale.

Supposer une analyse aussi superficielle et grossière, c’est sous-estimer l’incroyable potentiel de déstabilisation de l’empire, qui utilise tous les instruments politiques, économiques et militaires pour inverser le cours de l’histoire. C’est là qu’il faut chercher les véritables explications du coup d’État, ainsi que dans l’incapacité du mouvement populaire à construire un rapport de forces qui fasse avancer le processus de changement sans se tromper d’ennemi principal. Dans le cas du Chili en 1973, le MIR ne pouvait certainement pas être placé dans ce camp.

Miguel Enríquez s’est épuisé à présenter une proposition d’organisation et de lutte pour les travailleurs et le peuple chilien. Il l’a fait dans d’innombrables interviews, discours et lettres bien avant le coup d’État, avant même l’arrivée au pouvoir du président Allende. Bien entendu, il a été violemment attaqué par la droite et diabolisé par la gauche traditionnelle.

Après le 11 septembre, dès le 17 février 1974, est publiée la « Directive du MIR pour l’union des forces prêtes à promouvoir la lutte contre la dictature ». Toujours sous la direction de Miguel Enríquez, le document affirme que : « La tâche fondamentale est de générer un large bloc social pour développer la lutte contre la dictature gorille jusqu’à son renversement. Pour ce faire, il est nécessaire d’unir l’ensemble du peuple dans la lutte contre cette dictature et, en même temps, il est stratégiquement nécessaire d’atteindre le plus haut degré d’unité possible entre toutes les forces politiques de gauche et progressistes désireuses de promouvoir la lutte contre la dictature gorille ». Il a proposé la création d’un Front politique de résistance auquel il a appelé à participer les partis politiques de l’UP, les secteurs du Parti démocrate-chrétien (PDC) désireux de lutter contre la dictature gorille et le MIR.

En même temps, il proposait de construire l’unité sur la base d’une plate-forme immédiate avec trois objectifs : l’unité de tout le peuple contre la dictature gorille, la lutte pour la restauration des libertés démocratiques et la défense du niveau de vie des masses. Cette large plate-forme a permis d’intégrer tous les secteurs qui s’opposaient réellement à la dictature.

Aujourd’hui, on pourrait établir des points communs entre cette situation et celle à laquelle le Venezuela est confronté aujourd’hui, le plus important étant l’intention manifeste des USA de répéter au Venezuela ce qu’ils ont réalisé au Chili il y a 51 ans. Dans les deux cas, les laquais locaux se plient servilement aux intérêts impériaux et adoptent des postures terroristes pour atteindre leurs objectifs. De même, dans les deux cas, l’application d’une politique correcte d’unité aurait conduit, ou conduit actuellement, à l’accumulation des forces nécessaires pour aller de l’avant.

Il est valable de s’être opposé ou de s’opposer au MIR chilien et à ses propositions de lutte dans les années 60 et 70 du siècle dernier, mais il faut être clairvoyant pour reconnaître la valeur morale et éthique indéniable de Miguel Enriquez. Ce n’est que sa conséquence révolutionnaire qui l’a fait rester au Chili après l’instauration de la dictature, pour assumer un rôle dans la direction des forces de résistance. L’attitude du MIR est indissociable de celle de son secrétaire général.

Miguel Enriquez a été la figure la plus visible d’une pléiade de dirigeants qui ont façonné une étape très complexe de la lutte politique au cours de laquelle il a fallu passer du réformisme social-chrétien soutenu par l’Alliance pour le progrès, aux jours radieux du gouvernement du président Allende et, de là, à la dictature criminelle de Pinochet, également soutenue politiquement, militairement et économiquement par les USA et le cadre politique fourni par la droite fasciste et démocrate-chrétienne dans son opposition féroce et déloyale à Salvador Allende.

Se souvenir de Miguel Enriquez est un acte de justice, c’est une responsabilité envers la mémoire qui doit accompagner la lutte des peuples, c’est réaffirmer qu’après une étape vient une autre étape dans laquelle l’engagement pour la recherche d’un monde meilleur est ratifié, c’est s’assurer que son absence physique ne nous empêche pas de partager avec joie la grandeur d’un homme qui n’a vécu que 30 ans, mais qui sera toujours présent dans la lutte et la victoire du Chili et de l’Amérique Latine.

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04/10/2024

SERGIO RODRÍGUEZ GELFENSTEIN
Miguel Enríquez, una vida fecunda que perdura

Sergio Rodríguez Gelfenstein, 5-10-2024

Este 5 de octubre se cumplen 50 años de la caída en combate de Miguel Enríquez, secretario general del Movimiento de Izquierda Revolucionaria (MIR) de Chile. Hace unos años en conmemoración de esta efeméride pronuncié unas palabras en un evento al que me invitaron. Retomo el “ayuda memoria” de esa intervención y la actualizo para la necesaria recordación de la vida y la obra de Miguel Enríquez.

No quiero caer en una falsa originalidad que me lleve a emitir palabras fatuas, rememorar lugares comunes y pronunciar las frases no comprometidas que caracterizan esos discursos en que se conmemora la vida y obra de un luchador popular, para después, en la vida cotidiana, hacer todo lo contrario de lo que se dice.

No vengo solo a decir  “honor y gloria”. Por ello, me voy a permitir usar el verbo encendido de un gran revolucionario venezolano, Jorge Rodríguez padre, quien el 2 de octubre de 1975 en el primer aniversario de la caída en combate de Miguel Enríquez en un discurso pronunciado en el Aula Magna de la Universidad Central de Venezuela dijera que: “Rendir homenaje a Miguel Enríquez es para los revolucionarios venezolanos y de cualquier parte del mundo un compromiso y un deber irrenunciable”, agregando más adelante que ello era “… comprometerse a trabajar seriamente por la formación de las herramientas de combate de los pueblos oprimidos del mundo…”

Han pasado 49 años de esa fecha memorable y 50 del último combate de Miguel Enríquez en la calle Santa Fe de la comuna San Miguel en Santiago de Chile. La situación del mundo, de América Latina,  de Chile y Venezuela es otra, pero el impacto de su ejemplo sigue estando presente, como lo testimonian las decenas de actos que se están realizando durante estos días en Chile y otros países.

Persiste sin embargo, en algunos sectores, la idea de que el Movimiento de Izquierda Revolucionaria (MIR), del cual Miguel era Secretario General adoptó posiciones de ultra izquierda que jugaron un papel determinante en la caída del gobierno de la Unidad Popular (UP) que presidía Salvador Allende. Esas ideas estuvieron y están presentes en Venezuela. Creo que vale la pena esbozar algunas reflexiones al respecto como desagravio a Miguel Enríquez cuando se conmemoran 50 años de su desaparición física.

La manida acusación que se le daba al MIR de ser una organización de ultraizquierda obligaría a establecer una definición respecto de ¿qué es “izquierda”? de manera que ubique tal caracterización en su justa dimensión, sobre todo porque se ha hecho una descontextualización interesada.

19/09/2023

EVGENY MOROZOV
La machine à planifier : Le projet Cybersyn et les origines de la nation des Big Data
Naissance et mort du cybersocialisme dans le Chili d’Allende

Evgeny Morozov, The New Yorker, 6/10/2014
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Note du traducteur

Ce texte est le premier consacré par Evgeny Morozov au projet Cybersyn/Synco dans le Chili de l’Unité Populaire, une tentative futuriste de mettre en œuvre une planification socialiste cybernétique, dont bien des aspects ont été repris dans le neurocapitalisme du XXIème siècle, avec évidemment d’autres objectifs (le profit). Entretemps Morozov a creusé ce sujet et a publié en juillet dernier un podcast en 9 épisodes issu de deux ans d’enquête sur ce projet. On peut l’écouter (en anglais) sur https://the-santiago-boys.com/.

En juin 1972, Ángel Parra, le plus grand chanteur populaire du Chili, a écrit une chanson intitulée “Litanie pour un ordinateur et un enfant sur le point de naître”. Les ordinateurs sont comme des enfants, chantait-il, et les bureaucrates chiliens ne doivent pas les abandonner. Cette chanson avait été inspirée par la visite à Santiago d’un consultant britannique qui, avec sa barbe fournie et son physique costaud, rappelait à Parra le Père Noël - un Père Noël porteur d’un “cadeau caché, la cybernétique”.

Le consultant, Stafford Beer, avait été engagé par les principaux planificateurs du Chili pour aider à guider le pays sur ce que Salvador Allende, son dirigeant marxiste démocratiquement élu, appelait “la voie chilienne au socialisme”. Beer était l’un des principaux théoriciens de la cybernétique, une discipline née des efforts déployés au milieu du siècle dernier pour comprendre le rôle de la communication dans le contrôle des systèmes sociaux, biologiques et techniques. Le gouvernement chilien avait beaucoup à contrôler : Allende, entré en fonction en novembre 1970, avait rapidement nationalisé les principales industries du pays et promis la “participation des travailleurs” au processus de planification. La mission de Beer était de fournir un système d’information hypermoderne qui rendrait cela possible et ferait entrer le socialisme dans l’ère de l’informatique. Le système qu’il a conçu portait un nom de science-fiction étincelant : le projet Cybersyn (en espagnol Synco).

Dans le Chili d’Allende, une salle d’opérations futuriste devait faire entrer le socialisme dans l’ère de l’informatique. Illustration de Mattias Adolfsson

Beer était un sauveur improbable pour le socialisme. Il avait été cadre chez United Steel et avait travaillé comme directeur du développement pour l’International Publishing Corporation (à l’époque l’une des plus grandes sociétés de médias au monde), et il dirigeait un lucratif cabinet de conseil. Il menait une vie fastueuse, avec une Rolls-Royce et une grande maison dans le Surrey, équipée d’une cascade télécommandée dans la salle à manger et d’une mosaïque de verre dont le motif était basé sur la suite de Fibonacci. Pour convaincre les travailleurs que la cybernétique au service de l’économie planifiée pouvait offrir le meilleur du socialisme, il fallait les rassurer. Outre la musique folk, des fresques murales sur le thème de la cybernétique étaient prévues dans les usines, ainsi que des dessins animés et des films didactiques. La méfiance demeurait. Un titre de l’Observer de janvier 1973 annonçait : “Le Chili dirigé par ordinateur”, ce qui donnait une idée de l’accueil réservé au projet de Beer en Grande-Bretagne.

13/09/2023

SERGIO RODRÍGUEZ GELFENSTEIN
Chili : célébrations en clair-obscur

Sergio Rodríguez Gelfenstein, Blog, 12/9/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

J’écris cette semaine depuis le Chili où j’ai participé à un séminaire international organisé par la municipalité de Recoleta, la Fundación Constituyente XXI et d’autres organisations pour marquer le 50e anniversaire de la chute au combat du président Allende et de l’intronisation de la dictature fasciste civile et militaire qui s’est installée dans ce pays pendant 17 ans.




Une atmosphère sombre plane sur un pays qui n’a pas réussi à surmonter la division et la confrontation imposées par la dictature. Cette date a fait l’objet de “célébrations ambivalentes” : certains se sont souvenus d’Allende, de ses actes, de sa loyauté envers le peuple et de son immolation héroïque pour défendre la démocratie, tandis que d’autres ont rappelé avec jubilation l’irruption violente des forces armées qui ont “libéré le Chili du cancer marxiste”.

Entretemps, le gouvernement s’est effacé, organisant une commémoration élitiste dépourvue de la participation massive que méritaient la date et le président Allende. La rhétorique antérieure du président Boric, assumant une neutralité honteuse, se réfère à la théorie controversée des “deux démons” qui rend Allende et la dictature également responsables du coup d’État.

Il ne peut en être autrement si l’on tient compte du fait que le Chili a un président faible, lâche, timide, hésitant et pusillanime, ce qui est exploité par la droite la plus récalcitrante pour passer à l’offensive et maintenir le peuple dans un immobilisme paralysant qui a commencé le 15 novembre 2019 lorsque les élites du pouvoir, dont Boric, ont signé un accord de gouvernance de coupole [sic] qui a immobilisé la protestation sociale qui avait mis Piñera et son gouvernement “dans les cordes” et était sur le point de le défenestrer,. Il faut dire que, malheureusement, la pandémie a aussi joué son rôle.


Boric a bénéficié de cet accord que beaucoup au Chili considèrent comme une trahison du peuple et une décision en faveur des hommes d’affaires et de la droite. Comme à la fin des années 1980, les pouvoirs occultes du pays ont eu recours à une issue médiatisée qu’ils pouvaient contrôler et gérer à leur guise afin d’éviter une alternative qui ferait du peuple le protagoniste et le moteur des transformations et qui conduirait le Chili à un véritable rétablissement de la démocratie, aujourd’hui légalement limitée par une constitution approuvée frauduleusement pendant la dictature.

L’accord du 15 novembre, qui a ensuite porté Boric à la présidence, a donné une continuité au modèle économique néolibéral et a approfondi la démocratie répressive imposée par ses prédécesseurs. La loyauté de Boric envers les USA est absolue. Son alignement surprenant sur Washington dans le conflit ukrainien est l’expression d’une décision semblable à celle d’un chien qui exécute les ordres de son maître. Même Pinochet avait fait preuve de plus d’autonomie en matière de politique étrangère.

Tout cela a conduit le gouvernement à minimiser la date et à la transformer en une célébration à huis clos dans un palais de la Moneda entouré de centaines de policiers et de rues vides et muettes, absentes du peuple qu’Allende a défendu jusqu’à la dernière minute de sa précieuse vie.

Les commémorations les plus importantes ont eu lieu dans la municipalité de Recoleta, où le maire Daniel Jadue [communiste, qui avait perdu les élections primaires pour le candidat de gauche au profit de Boric, NdT], son équipe et d’autres organisations populaires et sociales ont pris en charge la commémoration d’Allende dans sa véritable dimension, générant un véritable festival culturel et un grand débat d’idées pour contribuer au processus de formation politique nécessaire pour que le Chili retrouve le chemin d’une véritable démocratie participative avec un protagonisme populaire.


En ce qui me concerne, je faisais partie d’un panel au siège de la Confédération nationale des travailleurs municipaux de la santé (Confusam), un syndicat combatif de travailleurs de la santé, qui passait en revue les politiques publiques de l’Unidad Popular.  On m’a demandé de faire une présentation sur la politique internationale du gouvernement populaire et sur la pensée internationaliste du président Allende.

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De même, dans le cadre des événements organisés à Recoleta, j’ai eu l’occasion de présenter les différents niveaux d’analyse du conflit en Ukraine afin d’expliquer les répercussions internationales et la transformation que cet événement a sur le système international et le passage d’un modèle atlantiste à un modèle dont l’axe est le grand espace eurasien.

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Document annulant l'inscription de l'étudiant Ilia Rodríguez.
Gelfenstein, 2 mois après le coup d'État au Chili. Son crime : "Lors de la cérémonie inaugurale du 5 novembre, il s'est exprimé de façon grossière en se moquant de l'acte tenu dans la cour du lycée, au cours duquel hommage est rendu à la patrie et l'Hymne national est chanté"

Mais l’événement le plus émouvant et le plus beau auquel j’ai pu assister a été une réunion au lycée Andrés Bello où j’étudiais au moment du coup d’État de septembre 1973. Là, nous nous sommes souvenus et avons dévoilé une plaque portant les noms de six camarades du lycée assassinés et d’un disparu par la dictature. En parcourant les couloirs et les cours de l’école où j’ai commencé ma formation scolaire et politique de militant révolutionnaire, j’ai pu me remémorer ce jour fatidique, il y a 50 ans.

Alors que ces commémorations ont lieu, le pays est en proie à un nouveau piège de la droite que le président, son gouvernement et les partis qui le soutiennent observent comme des moutons du pouvoir qui dirige le pays. D’une main de maître, la droite fasciste élabore une nouvelle constitution si réactionnaire, si rétrograde et si conservatrice que même des secteurs allant de la droite un peu moins cavernicole à la gauche pro-gouvernementale ont appelé à son rejet, ce qui - il faut le dire - est encourageant au vu de l’énorme régression que représenterait l’approbation d’une constitution médiévale au XXIe siècle.

Mais l’essentiel est que cela finira par valider et légitimer la constitution actuelle de Pinochet, qui donne une continuité à un système d’économie néolibérale, de démocratie restreinte et de justice "dans la mesure du possible".

Plus d’ombres que de lumières ont été observées dans cette commémoration, bien que les dernières paroles du président Allende, qui n’ont jamais perdu leur validité, seront toujours entendues : « […] d’autres hommes surmonteront ce moment gris et amer où la trahison veut s’imposer. Continuez à savoir que tôt ou tard s’ouvriront les grandes avenues où les hommes libres passeront pour construire une société meilleure. Vive le Chili, vive le peuple, vive les travailleurs ! »

➤Images extraites de la BD Les années Allende, par Rodrigo Elgueta et Carlos Reyes, éditions Otium, 2019

JUAN PABLO CÁRDENAS S.
Allende, cinquante ans après

Juan Pablo Cárdenas S., Política y Utopia, 11/9/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

 Cinquante ans ont passé et les idées du président Allende sont toujours pleinement valables au Chili comme en Amérique latine et dans une bonne partie de ce que l'on appelle le tiers-monde. Il y a des années, à Guadalajara, nous avons eu la chance de voir un magnifique enregistrement de ce discours devant les professeurs et les étudiants de sa prestigieuse université où le président chilien récemment élu a exposé sa pensée, qui était certainement révolutionnaire dans ses objectifs, ainsi que sans précédent dans sa promesse d'apporter des changements en matière de démocratie et de liberté.


Discours prononcé par Salvador Allende à l'université de Guadalajara, Mexique, le 2 décembre 1972
PDF en espagnol
Extrait en français

Un discours magistral où, en plus de défendre ses convictions, il a appelé les jeunes étudiants à s'atteler à une tâche qui, bien sûr, dépasse l'action d'un seul gouvernement ou d'une seule génération. Un discours prononcé dans la chaleur de ses valeurs inébranlables, sans recours à un texte ou à un aide-mémoire, démontrant comme souvent son grand talent et son verbe brillant. Un ensemble de propositions visant à ce que nos pays se réapproprient la propriété et la gestion de leurs richesses fondamentales, consolidant ainsi la souveraineté qui nous a été léguée par nos libérateurs, puis bafouée par l'impérialisme usaméricain. Dans notre cas, il s'agissait de la volonté de nationaliser, en plus, nos grandes mines de cuivre et de donner une valeur ajoutée à ces tonnes de métal qui partaient et continuent aujourd'hui à partir à l'étranger et dans lesquelles il est également possible de découvrir de l'or, de l'argent, du molybdène et d'autres matières premières importantes.

Il voulait aussi récupérer la souveraineté populaire dans nos campagnes ravagées par les grandes propriétés et l'exploitation de millions de paysans qui pouvaient à peine survivre avec leur salaire de misère. Diversifier notre production agricole, moderniser l'agriculture, mais surtout faire en sorte que ceux qui cultivent la terre en soient propriétaires et méritent de vivre dans des logements décents, afin que leurs enfants aient accès à une alimentation suffisante et à une éducation libératrice.

Promouvoir, bien sûr, la réforme de l'éducation à tous les niveaux, afin de rendre l'enseignement obligatoire pour les enfants et de permettre non seulement aux enfants des riches mais aussi aux Chiliens des classes moyennes et populaires d'accéder à l'université, alors que moins d'un pour cent d'entre eux avaient cette possibilité à l'époque.  En même temps, ils étaient déterminés à prendre des mesures importantes pour la formation continue des adultes et des travailleurs, où les niveaux d'analphabétisme étaient effrayants. À tel point qu'aujourd'hui encore, on reconnaît que plus de 50 % de notre population ne comprend pas ce qu'elle lit, ainsi que plus de 15 % des étudiants de l'enseignement supérieur.

La proposition d'Allende incluait également la possibilité d'entreprendre une réforme constitutionnelle qui modérerait le présidentialisme excessif et chercherait sérieusement à mettre fin au matabiche et autres pratiques qui empêchaient l'accès du peuple au Parlement et aux municipalités. Convoquer, dans les plus brefs délais, une Assemblée constituante pour rétablir notre cadre institutionnel, qui était en soi un simulacre, dans lequel le pouvoir de l'argent et des médias définissait l'agenda politique, économique, social et culturel du pays.

Un renversement annoncé

Personne ne peut désormais ignorer qu'avant que Salvador Allende ne prenne ses fonctions de chef d'État, des préparatifs étaient en cours à Washington pour déstabiliser son gouvernement et le remplacer par un autre qui serait docile aux intérêts impérialistes. Peu à peu, les énormes ressources allouées à l'encouragement de l'action séditieuse des grands corps nationaux, à l'encouragement du coup d'État de la droite politique et d'autres partis d'opposition, qui ont été décisives pour encourager les traîtres militaires et justifier les premières violations des droits humains, ont fait leur œuvre. Ce rôle est honteusement revenu aux démocrates-chrétiens, un parti qui promouvait jusqu'alors des changements en faveur de la justice sociale, mais dont les principaux dirigeants ont succombé à la corruption par Kissinger, de la Maison Blanche et du Pentagone. On est également au fait des millions de dollars alloués au journal El Mercurio, propriété d'Agustín Edwards, qui, en plus d'être un putschiste, était également vice-président de Pepsi Cola. Un individu abominable qui a conservé son pouvoir intact, voire l'a accru, tout au long de la période post-dictature, charmant les gouvernements successifs de la soi-disant Concertación Democrática, de la Nueva Mayoría et, bien sûr, de la droite elle-même, qui est revenue à La Moneda à deux reprises entretemps.

Les promesses d'Allende se sont même concrétisées pendant son bref gouvernement, comme la nationalisation des grandes mines de cuivre, la remise de milliers d'hectares de terres aux paysans et l'introduction de changements significatifs dans le système éducatif, ce qui a également été fortement combattu par les opposants qui ont été appelés à participer aux élections législatives qui ont suivi le triomphe de l'Unidad Popular et au cours desquelles, malgré tout, la gauche est redevenue la première majorité, en dépit des campagnes de terreur promues et financées également par les USA et le pouvoir économique national.

Bien que nous ne l'ayons pas du tout prévu à l'époque, le 11 septembre 1973 a été le jour du bombardement criminel de La Moneda, dans lequel les forces armées, poussées par la droite et l'impérialisme, ont joué le rôle principal, et dans lequel, dès la première heure, des centaines ou des milliers d'opposants ont été criblés de balles, les premiers camps de détention et de torture ont été créés, tandis que des milliers d'autres Chiliens ont été arrêtés et torturés lorsqu'ils ne parvenaient pas à s'enfuir en exil. Il s'agit sans aucun doute d'un processus sans précédent de trahison et d'insoumission à l'ordre établi, respecté par Allende jusqu'à sa dernière heure, au cours duquel la démocratie et les changements entrepris en faveur de la rédemption des opprimés ont volé en éclats en quelques heures.

Nous savons déjà que le corps du président a quitté La Moneda sans que l'on sache avec certitude s'il s'est réellement suicidé ou s'il a été assassiné par les premiers officiers qui sont entrés dans le palais présidentiel. Cela ne change pas vraiment le caractère criminel de l'attentat, même si les militaires, la droite et d'autres secteurs se sont efforcés, avec la complicité de certains juges, d'établir le suicide comme la vérité officielle. Une “vérité officielle” qui permettrait à Pinochet de recevoir la reconnaissance diplomatique de nombreuses nations qui, dit-on, n'auraient pas été en mesure de le faire si le président déchu avait été assassiné.

Entre parenthèses, certains ont été convaincus qu’il avait été assassiné après qu'un capitaine de l'armée a témoigné devant un groupe de détenus qu'il avait lui-même tiré sur la tempe du président et qu'il s'était vanté d'avoir exhibé la montre de ce dernier comme un trophée. Il existe plusieurs écrits et témoignages sur le sujet, ainsi qu'un documentaire du cinéaste Miguel Littín.

La chose la plus importante à enregistrer maintenant dans cette commémoration historique est le respect que l'exemple d'Allende, sa conséquence politique, sa trajectoire démocratique et sa résolution héroïque de payer de sa vie la loyauté de son peuple, comme il l'a promis dans son discours final, méritent dans tous les secteurs, ainsi que dans le monde entier.

Son gouvernement, l'Unité Populaire et la conduite de ses partis sont encore aujourd'hui une source de controverses et d'attaques de bas étage par ceux qui ont été ses opposants et qui continuent aujourd'hui à être des militants de droite. Cependant, personne ou presque n'ose le discréditer moralement et sa figure reste, 50 ans plus tard, celle du président et du leader politique le plus apprécié par le peuple chilien. À tel point qu'une étude intéressante réalisée en 2008 par Televisión Nacional (avec des centaines de témoignages recueillis auprès d'historiens, de journalistes et de divers intellectuels) a conclu que pour la grande majorité nationale, Allende est la figure la plus pertinente de notre histoire républicaine, égale ou supérieure à l'hommage rendu à nos pères de la nation, et supérieure au prestige de Pablo Neruda, Gabriela Mistral, Violeta Parra, Alberto Hurtado et d'autres Chiliens éminents.

Validité permanente

En ce sens, et malgré tout ce qui s'est passé, 50 ans, ce n’est vraiment rien. Les idées d'Allende sont toujours aussi présentes dans les manifestations qui réclament du pain, de la justice et de la liberté. Surtout lorsqu'elles insistent sur la récupération des gisements de cuivre et maintenant sur l'exploitation du lithium et d'autres ressources. Lorsque les enseignants défilent et paralysent leurs activités pour exiger plus de ressources pour l'éducation publique, ainsi que le paiement de la dette historique que l'État leur doit depuis tant d'années. Tandis que des centaines d'enseignants languissent sans récupérer ce droit qui leur a été arraché et leur dignité.

Les revendications actuelles en faveur d'un système de santé qui garantisse des soins adéquats à tous les Chiliens vont dans le même sens. La dictature et les gouvernements qui lui ont succédé ont consolidé l'opprobre du système privé des ISAPREs [sociétés d’assurances santé privées, au nombre de 13, NdT], qui refuse des soins adéquats aux pauvres et à la classe moyenne, en présentant de longues listes d'attente pour les soins médicaux, où il est avéré que, seulement au cours du dernier semestre, plus de 19 000 Chiliens qui avaient besoin d'opérations chirurgicales urgentes sont morts. Allende, en tant que médecin, soutiendrait sans aucun doute ces demandes aujourd'hui, ainsi que la fin des infâmes AFP [sociétés privées d’administration des fonds de pension ayant substitué en 1981 le système par répartition par un système par capitalisation, NdT] qui gèrent les cotisations de millions de travailleurs qui, à la fin de leur vie, reçoivent des pensions misérables et se voient obligés de continuer à travailler. Un système également privatisé par la dictature et qui a même fait l'objet de compliments à l'époque de la soi-disant transition vers la démocratie, où, en réalité, ceux qui ont intégré ces gouvernements ont fini par être enchantés par le néolibéralisme, le capitalisme sauvage et les inégalités provoquées par le marché. Sauf, bien sûr, quelques exceptions minimes, malgré les origines socialistes, social-chrétiennes ou social-démocrates de leurs protagonistes.

Il est parfaitement logique d'assurer qu'Allende soutiendrait aujourd'hui la lutte héroïque du peuple mapuche pour la reconnaissance de ses droits à l'autodétermination, la récupération de ses territoires occupés et la pleine reconnaissance de son patrimoine culturel. Tout cela ne sera possible qu'en neutralisant l'action écocide, par exemple, des entreprises forestières qui se sont emparées de la région. Le défunt président n'aurait certainement pas pu consentir à la militarisation de l'Araucanie imposée par des gouvernements se prétendant héritiers d'Allende, à la judiciarisation des causes de notre peuple fondateur et aux assassinats habituels et répétés de membres de la communauté, ainsi qu'à la répression qui s'abat aujourd'hui sur ceux qui, jusqu'à très récemment, étaient reconnus comme des leaders et même des héros par les partis et mouvements autoproclamés de gauche. Il est bien connu que ce qui se passe dans le sud du pays est très similaire aux événements tragiques de la soi-disant Pacification de l'Araucanie, il y a plus d'un siècle, dont les principaux auteurs sont encore reconnaissables dans les noms de rues et d'espaces publics. Même si la statue du général Cornelio Saavedra a été arrachée de son socle par des manifestants en 2020 et jetée dans la rivière Lumaco. Tout aussi récemment, le monument au général Baquedano, qui s'est également distingué dans ce sombre épisode d'usurpation des terres mapuches, a contraint les autorités à le retirer de la Plaza Italia, en plein centre de notre capitale.

Le peuple chilien a l'intuition qu'Allende serait aujourd'hui le leader qu'il a été des revendications socio-économiques de son époque.  Son nom est également reconnu comme celui e l'un des principaux combattants de notre époque. Lorsque l'inégalité sociale prévaut et que la marginalisation et le manque d'opportunités expliquent le développement de phénomènes tels que la criminalité et le trafic de drogue, des fléaux que même les politiciens qui se disent progressistes pensent qu'il faut combattre avec plus de pouvoirs pour la police, plus d'armes dissuasives et des peines punitives même pour les mineurs qui commettent des délits. Aujourd'hui, ils sont donc à nouveau tentés d'envoyer de plus en plus de militaires dans les rues et les villes du nord et du sud. Une fois de plus, ils sont au bord d'une nouvelle et juste explosion sociale, sans aucune autre pandémie en vue pour la contenir, comme cela s'est produit, empêchant ce qui était un effondrement institutionnel imminent.

“La gauche unie ne sera jamais vaincue” est l'un des slogans les plus connus et celui qui a été le plus longtemps brandi sur les banderoles des avant-gardes dans leurs mobilisations. Il ne fait aucun doute que c'était aussi l'aspiration et la réussite d'Allende lorsqu'il est arrivé au gouvernement et qu'il a pu devenir le porte-drapeau de la gauche, après la mesquinerie qui s'est manifestée entre partis pour obtenir une plus grande hégémonie dans l'influence sur les décisions présidentielles. Cependant, il est plus qu'évident que ce sont les controverses entre socialistes, communistes et autres qui ont affaibli le gouvernement de l'Unité Populaire et, dans une large mesure, encouragé le coup d'État. Comment ne pas se rappeler que, depuis le cœur même de la gauche, Allende a été qualifié de “social-démocrate” et accusé de défendre la démocratie “bourgeoise” par des dirigeants qui, pendant qu’Allende mourait à La Moneda, se cachaient déjà dans des ambassades et renonçaient à toute tentative de résistance au déchaînement militaire !

En disant cela, nous n'avons pas l'intention de justifier l'action des séditieux, qui ont commencé à comploter son renversement avant que ces contradictions ne se manifestent. Pour eux, Allende ne devait être renversé qu'en raison de sa proposition programmatique et de la possibilité que son expérience soit reproduite dans d'autres pays appartenant à la zone d'influence des USA, en pleine guerre froide. Il faut donc reconnaître que sa tentative de gagner le soutien de l'Union soviétique et du monde socialiste de l'Europe de l'Est a été vaine.

Ce qui est grave, c'est que cinquante ans après sa mort, la situation de la gauche chilienne n'a fait qu'empirer par rapport au slogan cité plus haut, et aujourd'hui le panorama est franchement désastreux quand les référents avant-gardistes se multiplient dans toutes sortes de collectifs et d'associations dont les idéologies et les intentions sont pratiquement incompréhensibles pour le pays. Des entités qui ne comptent généralement pas plus d'une centaine de militants actifs et qui manquent de pratiques démocratiques internes pour définir leurs dirigeants et leurs propositions. Une flopée de sigles, qui ne sont rien d'autre que des noms bizarres, composent le soi-disant Frente Amplio [Front Large], ainsi que l'autoproclamé socialisme démocratique. Tous exhibent leurs querelles à travers les médias, alors qu'ensemble ils n'ont pas été capables de remplir un théâtre ou un stade avec leurs adhérents et sympathisants depuis longtemps.

Il ne fait aucun doute que le principal objectif de ces camarillas est de placer leurs partisans inconditionnels au sein de l'appareil d'État et d'accéder aux ministères et aux sous-secrétariats, où les quotas sont le dénominateur commun. Et quand ils n'y parviennent pas, ils créent des fondations et d'autres entités pour recevoir des millions du Trésor public qui, bien sûr, servent à financer leurs ambitions électorales et, accessoirement, leur enrichissement illicite. Nous savons déjà que parmi tous les épisodes de corruption politique, la justice enquête actuellement sur la destination de quelque 30 milliards de pesos [= 30 millions d’€]. Ce qui est reconnu comme la fraude la plus grave contre le trésor national de toute la période post-dictature.


Le problème de la gauche :
-Sur le fond on est d'accord
-Mais d'innombrables nuances nous séparent

L'avantage de la droite:
-D'innombrables nuances nous séparent
-Mais sur le fond on est d'accord

Pour la consolation de cette gauche qui se dégrade et s'effrite, la droite souffre d'une atomisation similaire, tout comme les multiples scissions de la Démocratie chrétienne, du PPD et d'autres organisations qui, selon les sondages, obtiennent moins de trois ou quatre pour cent du soutien populaire. Le parti le plus voté est le Parti républicain d'extrême droite, mais avec moins de 5 % du soutien électoral.

Sans parler de la responsabilité politique qui doit être attribuée aux partis en ce qui concerne la disparition des anciennes références syndicales. De la faible importance aujourd'hui de la Central Unitaria de Trabajadores, ainsi que des associations professionnelles qui ont été à l'avant-garde de la lutte contre la dictature. Toutes ces organisations se morfondent dans la lutte de leur caudillisme interne et sont confrontées à des scandales de corruption qui se déclenchent précisément lorsqu'elles doivent “négocier” avec les gouvernements en place le montant du salaire minimum et l'application de certaines lois sur le travail.

Allende grandit définitivement dans la mémoire du peuple chilien, bien qu'il soit systématiquement ignoré par les dirigeants politiques et sociaux qui se réclament de lui. Tout cela s'explique par le manque d'idées et de programmes d'action et, surtout, par l'absence de médias qui favorisent le débat idéologique et la prise de conscience des Chiliens, en particulier des plus jeunes.

Il est bien connu que la lutte contre l'oppression de Pinochet a impliqué des organisations sociales et politiques spontanées, mais aussi les médias, dont la mission était de dénoncer les abus de la dictature et de promouvoir le retour à la démocratie. Au début, les timides efforts journalistiques ont gagné en influence et ont eu le mérite d'enregistrer toutes les horreurs commises contre la dignité humaine et les droits du peuple au sein de la dictature. Cependant, même aujourd'hui, on suppose que toutes ces références ont été exterminées par les premiers gouvernements de la Concertation, lorsque d'obscurs personnages comme Edgardo Boeninguer, Enrique Correa et d'autres ministres et opérateurs de La Moneda ont décidé qu'il serait trop risqué d'avoir des journaux, des magazines et des stations de radio qui pourraient exiger la réalisation des promesses faites par les nouvelles autorités et, ce faisant, déstabiliser les militaires, ainsi qu'embarrasser les grands hommes d'affaires pinochétistes qui ont pris leur place dans la nouvelle démocratie. D'ailleurs, dans l'impunité la plus totale en ce qui concerne les entreprises et les ressources de l'État accaparées sous la protection du tyran et du voleur qui gouvernait de facto.

Le temps nous a donné raison lorsque nous avons constaté que des missions diplomatiques envoyées en Europe ont averti les gouvernements qu'ils devaient s'abstenir de toute aide aux médias chiliens et au monde prolifique des organisations sociales et de défense des droits humains. Une demande sans doute écoutée par les pays qui soutenaient ces médias et envisageaient même de leur accorder une aide définitive et substantielle qui servirait à les consolider pendant la prétendue démocratie à venir. Malheureusement, la realpolitik s'est imposée à ces pays qui voulaient désormais faire des affaires dans notre pays et accéder à nos richesses naturelles. Tout cela se passait, rappelons-le, pendant que le gouvernement de Patricio Aylwin effaçait les dettes d'El Mercurio, de La Tercera et d'autres médias, tout en renouvelant les contrats publicitaires de plusieurs millions de dollars avec l'État qui les soutenait alors que leur déclin était imminent. Ces mêmes contrats publicitaires ont également été refusés à la presse indépendante qui, sans aucun doute, aurait continué à s'opposer à l'impunité et à plaider en faveur d'une démocratie solide et de ces réformes économiques et sociales, dont beaucoup sont encore en suspens aujourd'hui. Tout comme ils auraient dénoncé les premiers actes de corruption qui sont aujourd'hui si répandus dans notre vie politique.

S'il est vrai que ces médias indépendants et dignes ont réussi à briser le blocus de l'information imposé par la dictature, nous devrions aujourd'hui être reconnaissants et applaudir le fait qu'il existe un nombre infini de sites web libres sur l'internet, ce qui rend très difficile pour la classe politique de continuer à commettre ses inepties, et maintenant même la presse de droite elle-même est incapable de les éviter.

Des centaines de milliers, voire des millions de Chiliens vivent aujourd'hui dans le désenchantement, à cause de ce qui aurait pu être et n'a pas été. Nous sommes déçus par la trahison idéologique et la corruption morale de ceux qui ont accédé au gouvernement de notre nation. Nous craignons que le pays ne soit à nouveau au bord de l'effondrement et que les heures amères de notre coexistence ne reviennent. Mais ce sur quoi nous sommes d'accord et qui nous anime est  le fait que, malgré tout, les idées et les objectifs de Salvador Allende sont toujours valables et que son nom est un cri et un ferment d'espoir.

10/09/2023

LUIS CASADO
Allende and I
Childhood memories

Luis Casado, 10/9/2023
Translated by
Fausto Giudice,  Tlaxcala

I never knew how my father managed to give us so much with his modest salary as a bakery worker.

In this so much the readings and the trips occupied a place of privilege. My old man collected for decades the sports magazines Estadio (Santiago), El Gráfico (Buenos Aires) and others, and every week he bought us kilos of comics, short stories and various books. My mother read novels and El Fausto, a weekly magazine for ladies that brought serial romantic stories. That’s where my love for books comes from, from the encouragement of a father who didn’t finish the third year of elementary school but loved reading. 

 

The trips always had the same destination: the archipelago of Chiloé, more precisely Achao, on the island of Quinchao. Getting there in those days -the fifties- was an unforgettable adventure.

From San Fernando to Puerto Montt you traveled in an old train pulled by a sloppy locomotive, operated by the tiznados [sooties], workers of the State Railroad Company, so called because their faces bore the indelible mark of coal.

The train moved with a delightful and gentle slowness. It took no less than 14 hours to cover the 700 km, not counting the numerous stops in the provincial capitals. If you opened a window you were liable to get a particle of coal in the eye. From time to time a man in a white jacket, very formal, would pass by and offer you something to drink and eat: the service was impeccable but too expensive for our meager purse.

In Puerto Montt you spent the half night in a lodge, until early the next morning when the steamer sailed to the island of Quinchao.

 

In Achao there was (and still isn’t) neither harbour nor wharf: you would have to disembark in the middle of the ocean going down a narrow stairway, located on the sides of the steamer, to the rowing boats that came to pick you up and to which you jumped risking diving into the icy waters of the South Pacific along with your suitcases, bags and various bundles.

When you reached the beach of Achao you took off your shoes, rolled up your pants, and jumped into the water. That’s how you arrived, walking, to your destination. There was Luis Soto Romero, my grandfather, mayor of the town, who practiced his trade. My father, teasingly, had nicknamed him the Cacique.

My grandfather had been a practitioner in the army. In Achao, as a civilian, he was a nurse, midwife, minor surgeon, public authority, spokesman, justice of the peace... in short, a cacique.

My grandfather was a socialist, one of those of that time, not to be confused with those of today: my grandfather never had any sinecure, nor did he ever create any foundation. He rather gave than received. Would it surprise you to know that he was a friend and comrade of a certain Salvador Allende?

That’s right. Salvador Allende.

 

LUIS CASADO
Allende y yo
Recuerdos de infancia

Luis Casado, 10/9/2023

Nunca supe cómo se las arreglaba mi padre para darnos tanto con su modesto salario de trabajador de la panificación.

En el tanto ocuparon un lugar de privilegio las lecturas y los viajes. Mi viejo coleccionó durante décadas las revistas deportivas Estadio (Santiago), El Gráfico (Buenos Aires) y aún otras, y cada semana nos compraba kilos de historietas, cuentos y libros varios. Mi madre leía novelas y El Fausto, un semanario para señoras que traía románticas historias por capítulos. De ahí viene mi amor por los libros, del estímulo de un padre que no terminó el tercer año de la escuela primaria, pero amaba la lectura. 

Los viajes siempre tuvieron el mismo destino: el archipiélago de Chiloé, más precisamente Achao, en la isla de Quinchao. Llegar allí en esa época, -los años cincuenta-, era una  aventura inolvidable.

De San Fernando a Puerto Montt viajabas en un viejo tren tirado por una locomotora perdularia, operada por los tiznados, trabajadores de la Empresa de Ferrocarriles del Estado, así llamados porque sus rostros llevaban la marca indeleble del carbón.

El tren circulaba con una deleitosa y amable lentitud. Cubrir los 700 km le llevaba no menos de 14 horas, sin contar las numerosas paradas en las capitales provinciales. Si abrías una ventanilla eras candidato a recibir una partícula de carbón en un ojo. De vez en cuando pasaba un señor, de chaqueta blanca y muy formal, que te proponía algo de beber y de comer: el servicio era impecable pero demasiado caro para nuestro exiguo bolsillo.

En Puerto Montt medio pernoctabas en alguna posada, hasta la temprana hora del día siguiente en que zarpaba el vapor que te llevaba frente a la isla de Quinchao.

 

En Achao no había (aún no hay) ni puerto ni molo de abrigo: en medio del océano desembarcabas bajando por una estrecha escalerilla, situada en los flancos del vapor, hasta las lanchas a remo que venían a recogerte y a las cuales saltabas arriesgando zambullirte en las heladas aguas del Pacífico Sur junto a tus maletas, bolsos y mariconadas varias.

Al llegar a la playa de Achao te quitabas los zapatos, arremangabas tus pantalones, y saltabas al agua. Así llegabas, caminando, a tu destino. Allí estaba Luis Soto Romero, mi abuelo, alcalde del pueblo, practicante de su oficio. Mi padre, cachondeándose, lo había apodado el Cacique.

Mi abuelo había sido practicante en el ejército. En Achao, ya civil, hacía de todo, enfermero, partero, cirujano de cirugía menor, autoridad pública, portavoz, juez de paz... en fin, de cacique.

Mi abuelo era socialista, de los de aquella época, no confundas ese género con los de ahora: mi abuelo nunca tuvo ninguna canonjía, ni creó jamás Fundación alguna. Él más bien daba que recibía. ¿Te sorprendería saber que era amigo y compañero de un tal Salvador Allende?

Justamente. Salvador Allende.