Luis Casado, POLITIKA, 29/8/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala
Si la définition du concept de transition donnée par
le dictionnaire est juste, on est mal barrés. Cette définition dit : Transition
: Action et résultat du passage d'un état ou d'une manière d'être à un autre.
Puisque nous sommes dans la même situation, où est la transition ?
“Car de leur
vague ennui, le néant les enivre.
Parce qu’exister
sans vivre est le fardeau le plus lourd...
Ceux qui
vivent sont ceux qui se battent”
Victor Hugo, Paris, décembre 1848, dans Les Châtiments, 1852.
La diffusion dans POLITIKA d’extraits du livre du
général Ricardo Martínez, qu’il devait présenter mardi, à l’Université
catholique de Santiago du Chili, a suscité quelques commentaires, dont le plus
succinct est venu d’Argentine et dit, très simplement :
-> « Je répète : je n’oublie pas, je ne
pardonne pas, je ne me réconcilie pas.... » <-.
Cela montre clairement que les atrocités commises, les
assassinats de personnalités, la destruction de la coexistence sociale, l’imposition
d’un régime économique prédateur et la perpétuation d’un ordre institutionnel
antidémocratique sont des pilules impossibles à avaler.
Si Patricio Aylwin a pu déclarer que c’est là toute la
démocratie à laquelle nous pouvons aspirer, et si Alejandro Foxley [économiste,
ministre Aylwin et de Bachelet, NdT] a pu juger que Pinochet était un
visionnaire (Felipe Portales. 50 ans de
néolibéralisme (II). POLITIKA 29/08/23). Et même si toute cette
Concertación accommodante qui aspirait à une part du butin - et l’a plus qu’obtenue
- a rejeté ce qu’elle avait promis à ceux qui avaient cru en elle.
Le quotidien mexicain La Jornada estime que
Ricardo Martínez, ancien commandant en chef de l’armée chilienne, reconnaît
dans son livre les très graves violations des droits humains commises par la
dictature, ce qui constitue une véritable première.
Jusqu’à présent, l’éthique des forces armées - pour
reprendre la formule de Martínez - n’autorisait que la négation de l’évidence,
les mensonges systématiques et l’imputation des crimes à d’autres.
Reste à savoir si Ricardo Martínez croit ce qu’il
écrit ou s’il s’agit d’une nouvelle ruse pour rejeter la faute sur un compagnon
d’armes, un subordonné, un prédécesseur qu’il n’a pas eu la présence d’esprit -
le courage - de punir comme il aurait dû le faire.
Dans une interview accordée à El Mercurio
dimanche dernier (26/08/23), Martínez reprend à son compte les mêmes aspirations
à l’impunité que les coupables ont toujours formulées, formulées ensuite par
José Antonio Kast à l’égard des criminels contre l’humanité qui purgent des
peines à Punta Peuco.
El Mercurio demande:
« Aujourd’hui des condamnés pour crimes contre l’humanité
sont détenius à Punta Peuco. Il y a une initiative au Conseil constitutionnel,
proposée par des Républicains, pour permettre aux personnes de plus de 75 ans
de purger leur peine en étant assignées à résidence. Êtes-vous d’accord ? »
Le général (ER) Martínez apporte la réponse suivante :
3Avant de répondre à cette question, il est
indispensable de dire que rien ne suffira à atténuer la douleur des familles
des victimes qui, depuis des années, réclament justice. Je crois également que
l’essence d’une société démocratique est de faire preuve d’une plus grande
éthique et de ne pas se comporter comme ceux qui lui ont fait du tort. C’est
pourquoi j’approuve cette initiative humanitaire visant à permettre,
conformément aux décisions de justice, aux personnes en phase terminale ou
souffrant d’un handicap mental ou physique de continuer à purger le reste de
leur peine dans le cadre d’une assignation à résidence totale.
Felipe Portales rejette cette curieuse assimilation :
« Incroyablement, Martinez va jusqu’à l’aberration
d’assimiler éthiquement et juridiquement les dommages infligés par ces
criminels contre l’humanité à la souffrance que ces mêmes criminels subiraient
s’ils étaient laissés en prison à vie et dans des conditions - que tout le
monde reconnaît - bien meilleures que celles des prisonniers de droit commun -
pour des crimes qualitativement moins graves - dans notre pays ! »
Je me suis alors souvenu du pathétique maréchal
Pétain, collaborateur des nazis pendant l’Occupation de la France (juin 1940 -
septembre 1944), condamné à mort à la Libération, ainsi que de Pierre Laval,
dernier président du Conseil des ministres du régime de Vichy.
Laval a été fusillé.
À la demande du tribunal, Charles de Gaulle a commué
la peine de mort de Philippe Pétain en détention à perpétuité. D’abord
emprisonné au fort du Portalet, Pétain est transféré en novembre 1945 au fort
de Pierre Levée, sur l’île d’Yeu. Il ne quitte cette prison qu’en juillet 1951
pour mourir dans une maison de Port-Joinville, sur la même île.
Le Fort du Portalet
dans les Pyrénées...
Le Fort de Pierre
Levée, sur l’île d’Yeu
La prison de
Punta Peuco, au Chili
Des prisons peu agréables pour celui qui était
considéré [par certains] comme un héros de la Première Guerre mondiale.
Nos criminels sont beaucoup plus fragiles au niveau de
l’hypophyse : ils ne supportent pas les embruns, ils ont besoin d’un
environnement sain, de préférence à l’air libre. En montagne ?
L’une des questions fondamentales posées par la “culture
éthique” évoquée par Martínez concerne le principe de l’obéissance due. Il n’y
a rien de plus exonérateur de responsabilité que l’obéissance aveugle.
Pourquoi avez-vous commis ce crime, demande le juge.
Je n’ai fait qu’exécuter les ordres, répond le criminel. Le juge ne peut pas,
ne veut pas, n’ose pas demander qui a donné les ordres.
Cela dit, est-il licite d’obéir à des ordres criminels
? Est-il licite d’obéir à des ordres criminels, s’agit-il des forces armées ou
d’une mafia de Chicago - The Outfit ou The Organization - dans les années 1920,
contrainte à l’omertà ?
Entre compagnons d’armes - ou d’âmes ? - est-il
éthique de dissimuler les crimes de l’autre ?
L’éthique des forces armées, à laquelle Martínez fait
référence, devrait conduire ses membres à refuser tout acte criminel et à
dénoncer ceux qui les commettent et/ou y incitent.
Interrogés sur les événements qui ont constitué la
Caravane de la mort, de nombreux commandants de différentes provinces ont
rejeté toute la responsabilité sur le général Arellano Stark. « Avant l’arrivée
de mon général Arellano, il n’y a pas eu de morts. Ni après son départ ».
Comment interpréter ces déclarations ? Sans enquêtes
judiciaires, poursuites et condamnations, les auraient-ils faites ?
D’autre part, les nombreux crimes - détention
illégale, enlèvement illégal, viol, torture, meurtre, destruction de cadavres
et de preuves, enterrements illégaux, exhumations illégales (opération téléviseurs
usagés), autres dissimulations de cadavres et de restes de personnes
assassinées - ne peuvent se résumer aux actions perverses d’un seul général de
l’armée.
J’ai déjà dit et répété que, au contraire, il serait
injuste de proclamer que chaque membre des forces armées était, ou est, un
criminel. Parmi les victimes figurent de nombreux hommes et femmes en uniforme.
Mais le 1er mars de l’année dernière, le journaliste
Mauricio Weibel a pu s’exclamer :
« C’est la seule armée au monde dont tous les
anciens commandants en chef font l’objet d’une enquête judiciaire ».
Weibel réagissait à la décision de la ministre Romy
Rutherford de convoquer le commandant en chef de l’armée de l’époque, le
général Ricardo Martínez, pour qu’il témoigne en tant qu’accusé.
La présidente de la commission de la Défense de la
Chambre des députés, Carmen Hertz, a ajouté :
« Il est extrêmement grave pour l’institutionnalité
de notre pays, pour le rôle et le prestige des forces armées, que tous les
commandants en chef, depuis Pinochet jusqu’à aujourd’hui, soient poursuivis
pour des délits de malversation et de détournement de ressources fiscales ».
L’avocat de Ricardo Martínez a insisté pour que la procédure - la
citation à comparaître - se déroule au domicile de l’accusé dans le dossier « Passages
et Fret » de l l’affaire « Fraudes dans l’armée ».
Après la bataille, dit-on, vient le pillage.
Pour être juste, il convient de préciser que les
officiers supérieurs des forces armées ne sont pas les seuls à avoir participé
aux vols, ni même les pires d’entre eux. Outre une certaine croûte de politiciens
qui comprend que l’accès aux postes de responsabilité équivaut à une sinécure
associée à des “opportunités d’affaires”, ceux qui ont vraiment fait fortune sont le grand
capital, les multinationales, les investisseurs directs étrangers, l’empire qui
a promu, organisé et financé le coup d’État.
Privatisations, concessions, licences d’exploitation,
subventions, exonérations fiscales et autres royalties inventives ont permis le
transfert massif de richesses inimaginables dans les poches des donneurs d’ordre
réels. Des ordres qui sont respectés, et même accompagnés de nouvelles théories
économiques qui justifient et applaudissent le pillage. C’est à ça que servent
les économistes “visionnaires”, comme le dit Alejandro Foxley, un autre “visionnaire”.
Le livre de Ricardo Martínez ne résout pas ce qui
précède. Si le journal La Jornada, qui a eu le privilège de lire en
avant-première quelques pages de son livre, a raison, il s’agit d’une première
pierre, d’un caillou, dans la construction de la vérité.
La
construction d’un pays digne de ce nom exige bien plus que cela.
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Alors que je finissais d’écrire cette note, j’ai reçu
un appel de Fausto, de Tunis. Il m’informait qu’un ancien général de brigade,
condamné pour l’enlèvement et l’assassinat du chanteur Víctor Jara, s’est
suicidé lorsqu’on est venu le chercher pour exécuter la sentence prononcée à
son encontre.
Dans l’Allemagne nazie de 1945, une vague de suicides
de civils, de fonctionnaires et de militaires a eu lieu dans les dernières
semaines du Troisième Reich.
Cette vague de suicides a débuté au premier trimestre
1945 avec l’avancée des troupes soviétiques. La propagande nazie, qui exigeait
une loyauté jusqu’à la mort aux principes et aux valeurs du parti nazi, a
conduit de nombreux civils et militaires à mettre fin à leurs jours. D’autres,
plus avisés, se sont engagés dans l’armée usaméricaine, comme Werner von Braun,
ou se sont enfuis en Amérique du Sud avec l’aide du Vatican. Vous voulez une
liste ?
NdT
*Référence au titre du roman de
Gabriel García Márquez Pas de lettre pour le colonel (El coronel no tiene
quien le escriba)