Affichage des articles dont le libellé est Argentine. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Argentine. Afficher tous les articles

22/12/2023

ROSA LLORENS
Les Colons : au Chili aussi, le génocide à l’origine de l’État

Rosa Llorens, 22/12/2023

Les Colons, de Felipe Gálvez Haberle, est un film qui, avec une sobriété remarquable, ouvre des perspectives éclairantes sur toute l’histoire du Chili moderne. Il raconte l’entreprise d’extermination des Indiens Selk’nam, perpétrée des années 1880 jusqu’au début du XXe siècle, sur l’initiative du grand propriétaire José Menéndez, qui voulait faire de la Terre de Feu, argentine comme chilienne, un immense pâturage pour ses troupeaux de moutons, et pour qui la présence de quelques milliers d’Indiens était un obstacle au « progrès ». Pour cela, il charge deux hommes de main, l’Écossais MacLennan et le Yankee Bill, tueur de Comanches, d’éliminer les Indiens, avec l’aide d’un guide métis, Segundo, à travers les yeux duquel nous suivrons l’opération.

Mural à Valparaiso représentant les ornements et peintures corporels selk’nam

Le film s’ouvre sur la construction d’une palissade qui doit enclore les troupeaux de moutons destinés, avec leur « or blanc », à faire la fortune de Menéndez. La citation mise en exergue  du film : « Les troupeaux innombrables de moutons sont chez vous tellement voraces et féroces qu’ils mangent même les hommes », tirée de l’Utopie de More ( 1516 ), fait évidemment le parallèle avec le mouvement des enclosures en Angleterre qui, expropriant les paysans, les a réduits à la misère et à l’exil, tout en modelant les beaux paysages de la campagne anglaise qu’on admire dans les films et séries tirés des romans de Jane Austen.

 Ce début évoque aussi le roman Roulements de tambours pour Rancas du Péruvien Manuel Scorza, le plus grand représentant du réalisme magique, et le chapitre appelé « Sur l’heure et le lieu où fut enfantée la Palissade », cet être monstrueux qui va avaler des villages et une province entière, pour permettre à une compagnie minière US, la Cerro de Pasco Corporation, d’exploiter le cuivre et d’enclore un million d’hectares pour y élever du bétail. Enfin, cette introduction fait aussi le lien entre massacres d’Indiens et massacres d’ouvriers : l’ouvrier blessé, et tué car devenu inapte au travail, annonce les ouvriers réclamant des améliorations de leurs conditions de travail que Menéndez fera massacrer par l’armée en 1920 à Punta Arenas (Massacres de la Fédération ouvrière de Magallanes et de la mine Loreto).

Le film illustre donc bien Les Veines ouvertes de l’Amérique Latine, d’Eduardo Galeano, mais vient aussi discréditer le mythe du Chili comme démocratie la plus stable et exemplaire de l’Amérique Latine (jusqu’en 1973) : la démocratie chilienne a été une couverture pour vendre les richesses du pays aux étrangers (anglo-saxons essentiellement) tout en assurant par la violence la docilité des travailleurs.

Mais le film est surtout salué comme révélant un épisode inconnu : le génocide des Selk’nam (appelés dans le film Onas). Parmi les critiques du film, seul « Sergent Pepper », sur Sens critique, rappelle que la fiction historique de Gálvez fait suite au « travail documentaire de son aîné Patricio Guzman » : celui-ci, dans Le bouton de nacre, de 2015, racontait l’extermination des Selk’nam, qu’il mettait en relation avec le génocide social de Pinochet, mais témoignait aussi, par des photos, de leur culture, et faisait appel à une survivante de ce peuple, qui faisait entendre leur langue. Du reste, Gálvez semble lui rendre hommage par une image du film, où un Selk’nam, le corps orné des peintures caractéristiques de ce peuple, à bandes horizontales noires et blanches, apparaît de façon quasi onirique. 

“JOSÉ MENÉNDEZ
PIONNIER DU D
ÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE ET DU PROGRÈS SOCIAL [sic]
POUR LE CENTENAIRE DE SON INTALLATION À PUNTA ARENAS
1875-1975”
LA MUNICIPALITÉ DE MAGALLANES
(À déboulonner d'urgence)


 Le film de Gálvez s’inscrit donc dans une sorte de « revival » selk’nam, lancé en 2013 par le livre d’un historien espagnol, José Luis Alonso Marchante : Menéndez, rey de la Patagonia (Menéndez, roi de la Patagonie), présenté dans un article remarquable de l’Obs de janvier 2017 : Choc au Chili : l’histoire cachée du génocide et du « roi de Patagonie ». Depuis 2020, les Indiens massacrés sont devenus un enjeu politique, notamment dans le cadre des tentatives de rédaction d’une nouvelle Constitution, qui invaliderait celle de Pinochet. Le nouveau président de gauche, Gabriel Boric, voulait en effet faire respecter la pluralité culturelle et protéger « tous les peuples chiliens », et le projet de Constitution présenté au référendum du 17 décembre (et refusé, pour des raisons complexes) faisait du Chili « un Etat régional, plurinational et interculturel ».

C’est dans ce cadre, sans doute, qu’il faut situer la deuxième partie du film, qui se passe sept, puis dix ans après, et où s’exprime toute la distanciation ironique du film : le gouvernement d’alors, présidé par Pedro Montt (1906-1910) a mis en route les Fêtes du Centenaire, qui doivent célébrer les 100 ans du processus de l’Indépendance, et refonder symboliquement la jeune nation chilienne. Un envoyé du gouvernement arrive alors en Patagonie, dans le palais de José Menéndez (rappelant l’arrivée de l’envoyé du roi piémontais en Sicile, auprès du Prince de Salina, dans Le Guépard) : il commence par rappeler les crimes commis par Menéndez et son âme damnée, l’Ecossais  MacLennan ; mais on comprend qu’il est venu en fait pour établir un gentlemen’s agreement avec lui : le gouvernement veut fixer une Histoire officielle consensuelle, et rapporter des images positives (ce sont les débuts du cinéma de propagande) des derniers Indiens. Pour cela, il a besoin de la collaboration de l’ancien employé de Menéndez, Segundo, qui vit maintenant dans une cabane au bord de la mer (renouant avec la culture selk’nam) avec une femme selk’nam rescapée du génocide. C’est le moment le plus fort du film : déguisée en bourgeoise chilienne anglicisée, Kiepje refusera de se prêter à cette supercherie, imposant la force de la mémoire indigène.

Felipe Gálvez évoque un tournage « très difficile pour des raisons climatiques, mais aussi parce que la Terre de Feu appartient toujours à la famille Menéndez » (Wikipédia). Le génocide selk’nam est donc toujours d’actualité : les criminels n’ont pas été châtiés, mais un mouvement indigéniste réclame pour les descendants des Selk’nam des droits sur les terres spoliées et la reconnaissance du génocide. Impossible de ne pas faire le lien avec un autre génocide, et une autre spoliation de territoire en cours, ceux des Palestiniens à Gaza mais aussi en Cisjordanie : faudra-t-il aussi attendre 100 ans pour qu’Israël le reconnaisse ou cette colonie israélo-anglo-saxonne disparaîtra-t-elle avant ?

19/12/2023

A. RUGGERI /M. VIETA
Javier Milei a su capter le mécontentement d’une nouvelle classe ouvrière informelle

Andrés Ruggeri et Marcelo Vieta, Jacobin, 14/12/2023
Original :
Javier Milei Has Tapped Into the Discontent of a New, Informal Working Class
Español:
Milei captó el descontento de la clase trabajadora informal

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Andrés Ruggeri (Buenos Aires, 1967) est anthropologue social (UBA) et dirige depuis 2002 le programme Facultad Abierta, une équipe de la faculté de philosophie et de lettres de l’UBA qui soutient, conseille et effectue des recherches sur les entreprises détenues par les travailleurs. Dans le cadre de ce programme, il a coordonné quatre enquêtes nationales sur les entreprises récupérées et plusieurs projets universitaires de volontariat et d’extension, ainsi que la création en 2004 du centre de documentation sur les entreprises récupérées qui fonctionne au sein de la coopérative Chilavert Artes Gráficas. Il est l’auteur et le co-auteur de plusieurs ouvrages spécialisés sur le sujet et a donné des conférences et des cours dans plusieurs pays d’Amérique latine, d’Europe et d’Asie. Depuis 2007, il coordonne l’organisation de la rencontre internationale L’économie des travailleurs ? , qui a déjà eu deux éditions en Argentine, une au Mexique et une autre au Brésil, ainsi qu’une rencontre européenne en France. Il est également l’auteur du livre Del Plata a La Habana. América en bicicleta, dans lequel il raconte son voyage de 1998 à travers l’Amérique latine en solidarité avec la révolution cubaine. Par la suite, il a fait le tour du monde à vélo tandem en traversant 22 pays du tiers-monde avec sa compagne Karina Luchetti. Il enseigne également un séminaire spécialisé en anthropologie et en histoire (UBA) et dirige la revue Autogestión Para otra economía.  Articles en plusieurs langues. @RuggeriAndres1

Marcelo Vieta est professeur associé au sein du programme d’éducation des adultes et de développement communautaire de l’université de Toronto. Il est l’auteur de Workers’ Self-Management in Argentina et coauteur de Cooperatives at Work. Bibliographie

Le plus surprenant dans l’élection du libertarien d’extrême droite Javier Milei en Argentine, c’est qu’il a recueilli une grande partie du vote de la classe ouvrière. Sa capacité à répondre aux inquiétudes du secteur précaire en pleine expansion dans le pays devrait être un signal d’alarme pour la gauche.

Le président argentin Javier Milei arrive pour un service interreligieux à la cathédrale métropolitaine après la cérémonie d’investiture présidentielle le 10 décembre 2023 à Buenos Aires, Argentine. (Marcos Brindicci / Getty Images)

Le “phénomène Milei” en Argentine a commencé à prendre de l’ampleur lorsque l’homme politique d’extrême droite a remporté une victoire inattendue lors des primaires présidentielles du mois d’août. Aujourd’hui, Javier Milei est le premier anarcho-capitaliste et libertarien autoproclamé à diriger une grande économie nationale.

Économiste de formation, Milei s’est d’abord fait connaître en tant que personnalité brûlante de la télévision et des médias sociaux, encline à des tirades misogynes et truffées de jurons. L’entrée officielle de Milei dans la politique argentine s’est faite peu de temps après, en 2021, lorsqu’il a remporté un siège au Congrès national. Adepte de longue date du sexe tantrique, dévot des gourous néolibéraux Friedrich von Hayek et Milton Friedman, et propriétaire de plusieurs mastiffs anglais clonés qu’il appelle ses "enfants à quatre pattes", Milei a proclamé quelques heures après avoir battu son adversaire péroniste que “tout ce qui peut être entre les mains du secteur privé sera entre les mains du secteur privé”.


Milei a en tête l’ensemble des 137 entreprises publiques argentines, telles que l’entreprise publique d’énergie Yacimientos Petrolíferos Fiscales (YPF), le vaste réseau de médias publics du pays (Radio Nacional, TV Pública et l’agence de presse Télam), les services postaux et la compagnie aérienne nationale Aerolineas Argentinas. Il a également laissé entendre qu’il démantèlerait le système de santé publique argentin et qu’il privatiserait une grande partie des systèmes d’enseignement primaire et universitaire, y compris l’institution de recherche de l’enseignement supérieur financée par l’État. Milei a également courtisé les capitaux usaméricains pour procéder à l’extraction non réglementée des importantes réserves de lithium et de gaz de schiste du pays. Plus impudemment peut-être, il a promis de se débarrasser de la Banque centrale argentine, de dollariser l’économie (à l’instar de l’Équateur, du Salvador et du Zimbabwe), de libéraliser les marchés et de lever les contrôles stricts des changes du pays.

Ces propositions néolibérales sont certes choquantes mais ne sont pas nouvelles en Argentine. José Martinez de Hoz, ministre de l’Économie de la dictature sanglante de Jorge Videla à la fin des années 1970, et Domingo Cavallo, ministre de l’Économie de Carlos Menem dans les années 1990 néolibérales, ont lancé des politiques économiques tout aussi régressives. En fait, Roberto Dromi, ministre des Travaux publics de Menem, avait clamé presque mot pour mot le même message il y a plus de trente ans : “Rien de ce qui appartient à l’État ne restera dans les mains de l’État”.


Le “plan tronçonneuse” de Milei (plan motosierra, sa version du "drainage du marais" de Trump) sera probablement contesté dans les deux chambres du congrès du pays, où sa coalition “La liberté avance” est minoritaire. Néanmoins, les menaces de mesures d’austérité peuvent très bien être mises à exécution par des décrets présidentiels, et nombre d’entre elles seront sans aucun doute mises en œuvre. À long terme, les résultats seront dévastateurs pour l’Argentine.

Bien que, là encore, ces mesures ne soient pas sans précédent. Dans les années 1990, l’administration Menem a supervisé la vente massive d’actifs publics, l’arrimage du peso au dollar (de fait, un programme de dollarisation) et la libéralisation des marchés, le tout à l’enseigne du contrôle de l’inflation et de l’austérité. Ces mesures ont finalement conduit à un chômage massif (officiellement plus de 20 %), à des taux records de précarité et d’indigence (plus de la moitié de la population), à la délocalisation d’une grande partie de la capacité de production de l’Argentine, à la prise de contrôle de l’économie nationale par les multinationales et à des troubles sociaux extrêmes.

La victoire de Milei suggère que le souvenir de ces années s’est estompé pour une grande partie de l’électorat argentin, qui est accablé par un taux d’inflation de plus de 185 % pour 2023 et une forte augmentation de l’insécurité, alimentée par les infos quotidiennes et les médias sociaux.


Marcelo Spotti

Les mois à venir montreront jusqu’où le nouveau gouvernement de Milei sera capable de faire avancer son programme néolibéral et s’il conservera le soutien de la population au fur et à mesure que les mesures annoncées seront mises en œuvre. La réponse des secteurs populaires historiquement militants de l’Argentine pourrait être décisive. Ce qui est certain, c’est que pour l’opposition politique et la plupart des travailleurs, le chemin à parcourir sera rude.

“Nous n’avons rien vu venir !”

La véritable nouveauté du programme ultranéolibéral de Milei réside peut-être dans sa franchise. Les nouveaux ministres et porte-parole du gouvernement ont déjà averti les Argentin·es qu’ils·elles devaient se préparer à des jours d’austérité. Milei a également déclaré qu’il répondrait à toute forme de protestation sociale par des mesures répressives extrêmes, rappelant ainsi les jours les plus sombres de la dictature civico-militaire.

L’une des grandes surprises de la victoire de Milei en novembre est qu’elle a bénéficié du soutien des secteurs de la classe ouvrière argentine traditionnellement orientés à gauche : 50,8 % des électeurs salariés, 47,4 % des retraités, 50,9 % des électeurs du secteur informel, 52,3 % des ouvriers et près de 30 % de la base péroniste traditionnelle ont voté pour Milei. Outre les 25 à 30 % d’électeurs constituant la base de droite de Milei, environ 53 % des moins de 30 ans, et les votes transférés de la droite traditionnelle et de la classe supérieure qui ont soutenu la coalition Juntos por el Cambio de Mauricio Macri et Patricia Bullrich, cet électorat a permis à Milei de remporter une victoire confortable.

Pourtant, malgré le succès retentissant de Milei lors des primaires d’août et du second tour de novembre - sans parler de sa notoriété médiatique de longue date - la ligne qui circule dans les sphères politiques et intellectuelles argentines est la suivante : “nous n’avons rien vu venir”. C’était le point de vue officiel du gouvernement de gauche sortant d’Alberto Fernández et du candidat en lice Sergio Massa. La campagne perdue de Massa a tenté de rabaisser Milei au rang de caricature politique, mais en vain.

Ignorée par l’establishment politique et médiatique, la coalition d’extrême droite de Milei marque le durcissement de changements socio-économiques qui n’ont eux-mêmes reçu que peu d’attention. En y regardant de plus près, l’inflation persistante et aiguë sans réponse efficace du gouvernement, les défis continus liés à la pandémie, l’influence croissante des médias sociaux et la polarisation marquée du discours politique ont fait de la montée d’une personnalité comme Milei - la version argentine de Jair Bolsonaro ou Donald Trump - un phénomène prévisible.

L’éléphant que personne n’a vu

La question est de savoir pourquoi le “plan tronçonneuse” de Milei a trouvé un écho parmi les pauvres et les travailleur·ses argentin·es, qui souffriront le plus de ses politiques.

L’une des explications est que Milei arrive au sommet d’une vague néolibérale qui, depuis des décennies, érode l’État-providence et la base industrielle traditionnellement solide de l’Argentine (comme en témoigne le fait qu’entre les années 1950 et 1970, l’Argentine a connu de longues périodes de plein emploi). Cette vague néolibérale s’est accompagnée d’une adhésion totale à une rationalité économique qui semblait autrefois étrangère au sens commin argentin.

Pendant l’administration néolibérale de Mauricio Macri, de 2015 à 2019, il est devenu courant en Argentine de parler des “éléphants qui nous ont dépassés”, en référence aux politiques socio-économiques régressives mises en œuvre par le macrisme. Ces politiques comprenaient une dette massive financée par le Fonds monétaire international, une inflation élevée et une fuite des capitaux, que les médias du pays ont pour la plupart ignorées ou dissimulées. Cependant, il y avait un autre éléphant dans la pièce que beaucoup n’ont pas reconnu : la forte croissance du secteur du travail informel et précaire, qui existait en dehors de toute organisation syndicale ou de tout programme social gouvernemental. Le secteur informel, important et en pleine croissance, a été remarquablement absent du débat public argentin pendant une dizaine d’années, toujours considéré par les économistes et les dirigeants politiques comme un phénomène passager, sans représentation et dépourvu de voix politique. Ce n’était qu’une question de temps avant qu’une personnalité comme Milei ne commence à utiliser un langage qui résonne dans ce nouveau secteur de la classe ouvrière.

Composé de travailleur·ses de l’économie parallèle, de freelances, de travailleur·ses occasionnels et de travailleur·ses des services, ce secteur a connu une croissance exponentielle pendant la pandémie. Alors que de nombreux·ses Argentin·es ont souffert pendant les périodes de confinement strict qui ont duré presque toute l’année 2020 et jusqu’en 2021, la pandémie a frappé de plein fouet ce nouveau groupe de travailleur·ses informel·les et sans contrat, car beaucoup ont continué à travailler sans bénéficier des protections sociales dont jouissent les autres secteurs.

Officiellement connu sous le nom d’Aislamiento Social, Preventivo y Obligatorio (isolement social, préventif et obligatoire, ou ASPO), le mandat de confinement national a mis en évidence les contradictions et les complexités liées au fait de devoir choisir entre prendre soin de la santé publique et prendre soin de l’économie. Le gouvernement d’Alberto Fernández est arrivé au pouvoir en décembre 2019, quelques mois seulement avant que la pandémie n’oblige la nouvelle administration à adopter un ensemble de mesures telles que l’ATP (aide au travail et à la production) - des subventions salariales pour les travailleurs du secteur formel afin d’éviter les licenciements et les fermetures d’entreprises - et l’IFE (revenu familial d’urgence), une garantie de revenu destinée aux travailleurs les plus précaires et les plus au chômage.

Le gouvernement a cependant mal calculé le nombre de bénéficiaires de l’IFE, puisque onze millions de personnes ont demandé des fonds qui n’étaient prévus que pour trois à quatre millions de personnes. Tout en grevant considérablement le budget national, le gouvernement Fernández a finalement accordé l’IFE à dix millions de personnes. À l’époque, on a supposé que le gouvernement Fernández avait commis un oubli, au pire, ce qui a donné du crédit aux accusations d’incompétence administrative. En réalité, le nouveau gouvernement n’avait pas vu à quel point la structure du tissu social et de la main-d’œuvre argentine s’était fondamentalement transformée et détériorée pendant les années néolibérales du macrismo.

Les politiques ultérieures du gouvernement Fernández, reprises dans la campagne de Sergio Massa, ont continué à ignorer le nouveau travailleur informel. Au cours des quatre dernières années, la politique sociale a ciblé les deux groupes de travailleurs les plus importants et les plus visibles d’Argentine : les travailleurs salariés et les segments de ce que l’on appelle en Argentine "l’économie populaire", alignés sur le syndicalisme de mouvement social d’organisations telles que l’UTEP (Union des travailleurs de l’économie populaire), qui sont officiellement autorisées à recevoir et à redistribuer aux travailleurs informels les subventions gouvernementales et les plans de travail pour la sécurité sociale. Outre l’erreur de calcul de l’IFE, les exclusions de l’administration Fernández ont montré l’existence de vastes secteurs de la classe ouvrière non inclus dans l’un ou l’autre des deux groupes.

Ce groupe d’exclus se compose d’un éventail diversifié de travailleurs non enregistrés, ou en negro, qui ne bénéficient d’aucune prestation de sécurité sociale, et de ce que l’on appelle les monotributistas, une catégorie hétéroclite qui regroupe les entrepreneurs indépendants, les travailleurs des microentreprises, les petits entrepreneurs qui ne génèrent pas suffisamment de revenus pour figurer dans le système fiscal national, diverses professions libérales, et les entrepreneurs précaires de l’État, entre autres. Cette dernière catégorie comprend également les travailleurs domestiques, les travailleurs des plateformes associées à des applications de livraison comme Uber et Rappi, les artisans indépendants, les vendeurs de rue, les jeunes qui oscillent entre des emplois de courte durée et mal rémunérés, et les freelances. Il y a également un plus petit nombre de travailleurs coopératifs qui, parce qu’ils n’ont jamais été considérés comme entretenant une relation de travail distincte, tombent également sous le régime fiscal monotributista.

Si nous analysons plus en détail ce groupe, nous constatons que, loin d’être une minorité, il représente une part considérable de la population active argentine, qu’il est en grande majorité jeune et que, à l’exception des travailleur·ses domestiques, il est essentiellement composé d’hommes. Beaucoup de ces travailleurs se sont sentis ignorés par l’essentiel des politiques publiques argentines. Par exemple, pendant la pandémie, alors que nombre d’entre eux ne pouvaient pas travailler ou devaient le faire dans des conditions dangereuses, ils n’ont pas bénéficié de l’ATP et ont été largement exclus de l’IFE. En tant que monotributistas ou travailleurs en negro, ils continuent d’être exclus de la plupart des filets de sécurité sociale argentins.

Susceptibles de faire l’objet d’une campagne médiatique dénonçant la gestion de la pandémie par le gouvernement, socialement inhibés par les mesures de confinement et chroniquement sous-payés, les conditions étaient réunies pour que les rancœurs se développent. Pour la grande majorité de ces travailleurs, l’État n’était pas seulement absent, il les avait oubliés, alors même qu’ils étaient considérés comme “essentiels” et qu’ils livraient la nourriture et les biens consommés par les “ayant droit” confinés.

Comme dans pratiquement tous les aspects de la vie sociale, la pandémie a exacerbé et accéléré des tendances existantes qui émergeaient déjà plus lentement et et de manière plus hésitante. L’éléphant du travail informel a échappé à tout le monde, au gouvernement comme à l’opposition. Il a été ignoré jusqu’à ce que le phénomène Milei attire l’attention. Et Milei lui a rendu la pareille en reconnaissant son désespoir et en capitalisant sur ses sentiments.

Un prolétariat divisé contre lui-même

Les transformations de la structure sociale apparaissent progressivement et mettent du temps à se manifester jusqu’au jour où elles semblent exploser. Ce n’est pas la première fois qu’une telle explosion se produit en Argentine. Dans les années 1940, l’intensité du soutien de la classe ouvrière à Juan Domingo Perón a surpris les classes dirigeantes, l’intelligentsia, la gauche et Perón lui-même. Le triomphe de Raul Alfonsín en 1983 pour le retour de la démocratie a été un autre moment de ce type. La révolte de masse qui a secoué l’Argentine les 19 et 20 décembre 2001 est également apparue comme un ouragan soudain, impossible à arrêter et sans destination précise. L’Argentine se trouve aujourd’hui dans une situation similaire : le mécontentement des masses est palpable, tout comme le besoin d’espoir et de sauveur. Mais pourquoi Milei représente-t-il un tel sauveur pour tant d’Argentins ? Comment se fait-il qu’une utopie d’extrême droite séduise aujourd’hui une grande partie de la classe ouvrière ?

L’attrait de Milei pour ces secteurs désenchantés et en colère de la classe ouvrière réside dans un discours combinant des solutions radicales (voire magiques), un ennemi facile et un avenir imaginaire : une fiction déséquilibrée qui promet une nouvelle vie en se débarrassant de l’État et de la "caste politique" qui a trop longtemps ignoré les travailleurs et les pauvres et les a laissés se débrouiller tout seuls. Le discours de “rupture” de Milei est basé sur une idéologie de néolibéralisme extrême dont le but ultime, pour paraphraser David Harvey, est la reconstitution du pouvoir de classe. Alors qu’auparavant les méchants de cette idéologie étaient l’État-providence et le communisme, de nouveaux mandataires sont à portée de main. Pour le macrismo, c’était le populisme du kirchnerismo, le mouvement associé au péronisme de gauche de Néstor et Cristína Fernández de Kirchner. Pour Milei, comme pour Bolsonaro, il s’agit d’un socialisme et d’un communisme flous qui mêlent les centristes et les gauchistes les plus radicalisés.

Ce qui rend ce nouveau néolibéralisme d’extrême droite unique, c’est que son idéologie est trop grossière pour les classes aisées, qui veulent la domination mais aussi la prévisibilité pour leurs intérêts commerciaux. Le message de Milei n’est pas un discours préparé pour la classe d’affaires, même si Milei lui-même pense qu’il l’est, et même si de nombreux entrepreneurs et biznessmen se sont bouché le nez et ont voté pour Milei à la fin. En réalité, Milei articule un discours nihiliste pour le nouveau prolétariat contre lui-même et ses propres intérêts.

Ce nihilisme s’explique par l’impuissance du gouvernement d’Alberto Fernández à satisfaire, ne serait-ce que nominalement, les attentes sociales élevées qui l’ont porté au pouvoir en 2019. L’inefficacité de l’administration sortante peut être liée à plusieurs facteurs : ses objectifs non atteints de “gouvernement tranquille” (gobierno tranquilo) ; le factionnalisme permanent qui l’a immobilisé, créant une opposition interne souvent plus dure que l’opposition officielle ; et ses aspirations ratées à négocier des accords avec l’opposition et les principaux secteurs économiques. Dans l’ensemble, l’administration Fernández a été marquée par un manque d’acuité théorique et politique qui s’est révélé lorsqu’elle n’a pas su répondre aux problèmes structurels de la nouvelle configuration sociale de l’Argentine.

Bien entendu, il ne s’agit pas d’un problème propre à l’Argentine. Les parallèles entre Milei et Trump, Bolsonaro, l’extrême droite européenne, et d’autres partisans de l’extrême droite latino-américaine, comme le Chilien José Kast et le Colombien Rodolfo Hernández - deux personnalités qui ont failli accéder au gouvernement lors des dernières élections - montrent que l’Argentine n’est pas l’exception, mais la nouvelle règle.

No Future ?

La capacité de Milei à exploiter la frustration d’une grande partie de la société argentine n’absout pas le gouvernement sortant et le projet politique associé au kirchnerismo. Comme dans d’autres pays où l’autoritarisme s’est installé, la gauche a été incapable de communiquer un projet alternatif convaincant à une grande partie de la classe ouvrière qu’elle prétend représenter. Trop souvent, nous, les gens de gauche - en Argentine et dans le monde - n’avons pas réussi à proposer autre chose qu’un retour aux “bons moments”, en ignorant que pour les plus marginalisés, cette période n’a jamais été si bonne que cela. Qu’il s’agisse du progressisme tiède ou de la gauche radicale, nous avons été tellement occupés à défendre les victoires passées que nous avons rarement offert des propositions claires et complètes de futurs alternatifs.

La gauche argentine ne peut apparemment qu’offrir plus de la même chose - ce qui est précisément ce que Milei et ses partisans ont effectivement reformulé comme la cause de tous les maux. Il n’y a pas de projet, et encore moins de discours alternatif, pour les perdants de la réalité socio-économique actuelle. Même l’“économie populaire” et les perspectives autrefois prometteuses du syndicalisme de mouvement social semblent trop conservatrices pour les secteurs informels ciblés par Milei, son apologie de programmes de travail ressemblant trop aux corvées auxquelles les travailleurs indépendants et informels, les freelances, les employé·es de maison et les travailleur·ses des plates-formes veulent échapper.

Si nous ne parvenons pas à articuler un projet visant à améliorer les revenus, les conditions de vie et les capacités productives de tou·tes les travailleur·ses, les solutions actuellement proposées par les organisations représentant la classe ouvrière argentine ne seront jamais suffisantes. Si la gauche ne parvient pas à construire et à communiquer efficacement un projet transformateur qui donne de l’espoir aux rangs croissants du prolétariat émergent, le mieux que nous puissions faire est d’attendre l’échec de cette dernière vague d’autoritarisme d’ultradroite, qui aura sans aucun doute un coût social, économique, politique et culturel intolérable.