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02/06/2025

PATRICIA CHAINA
“Il n’y a pas de capitalisme possible sans racisme” : Mireille Fanon avec les Mapuches en Patagonie

La présidente de la Fondation Frantz-Fanon explique la relation de la discrimination raciale et de l’expulsion territoriale avec le développement du système capitaliste. Les cas des Mapuches et du peuple palestinien.

Patricia Chaina, Página/12, 2/6/2025


Journaliste argentine du journal Página/12 et professeure de communication sociale à l’Université de Buenos Aires. Meta

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

« Nous devons comprendre que, dans le monde, le système colonial a installé la question raciale et qu’il n’y a pas de possibilité de réaliser le système capitaliste sans racisme. Inversement, il ne peut y avoir de racisme sans capitalisme », a déclaré Mireille Fanon Mendès-France, célèbre militante des droits humains et présidente de la Fondation internationale Frantz- Fanon, devant un public enthousiaste dans la ville d’El Bolsón, dans le Rio Negro. Elle a ainsi expliqué la discrimination raciale, l’expulsion territoriale et la criminalisation du peuple mapuche. Et elle établit le paradigme de la colonisation comme origine des conflits territoriaux, que ce soit ici, au Moyen-Orient ou en Afrique. Une définition qu’elle a répétée dans chacune des récentes conférences qu’elle a données en Patagonie. Une définition qu’elle reprendra en détail dans une interview accordée à Página/12 à la fin de sa visite.

« Les colonisateurs ont commis un génocide, si l’on regarde l’histoire du système colonial dans les Caraïbes, en Amérique du Nord et du Sud, ou en Afrique, on peut le dire. Cela ne fait aucun doute », définit la fille de l’emblématique philosophe antillais Frantz Fanon lors de son passage dans la Comté des Andes. « Et le génocide se poursuit », affirme-t-elle, « non seulement en Palestine, mais aussi en République démocratique du Congo, au Yémen et dans d’autres pays d’Afrique, en utilisant d’autres méthodes pour éliminer les personnes qui dérangent. Ici, il s’agit du peuple mapuche ».

« Un peuple millénaire en lutte constante pour ses terres, même si elles sont protégées par la convention 169 de l’OIT », a-t-elle déclaré avant de se rendre en Patagonie, à Neuquén, Río Negro et Chubut. « Il est incompréhensible que non seulement on les empêche de vivre sur leurs terres, mais que s’ils résistent, ils soient criminalisés », dit-elle.

Maintenant qu’elle était là, avec eux, et avec son approche humaniste, Fanon a parlé aux communautés. Elle raconte des histoires de lutte et de résistance pour montrer que l’état actuel des conflits découle du génocide perpétré depuis « la soi-disant découverte ». Elle situe l’origine de l’asservissement des damnés de la terre « dans le génocide qui a commencé après 1492 ici, en Amérique du Nord, dans les Caraïbes ou en Afrique ».


Le droit d’être souverain

En cette froide après-midi d’automne qui l’accueillait à El Bolsón, Fanon, la prestigieuse juriste internationale, a déclaré qu’elle voyait « une situation parallèle entre le premier moment de la colonisation des peuples indigènes et africains, et entre les pays encore colonisés et le peuple mapuche qui est encore sous mandat colonial ». En même temps, elle a relevé des différences : « Le peuple mapuche a droit à sa souveraineté et reconnaît la nécessité de s’organiser en communautés, de préserver son patrimoine culturel et de s’opposer au racisme de l’État argentin ».

Fanon a également fait une distinction avec ce qui se passe « sur mon île », la colonie française de la Martinique. Là, « les Afrodescendants aliénés par la suprématie blanche ne peuvent s’unir en tant que peuple à travers un héritage culturel partagé. Et comme ici, en l’absence de titres fonciers, la revendication territoriale est complexe ».

En utilisant d’autres méthodes, le modèle se perpétue dans des endroits comme la Palestine. « Même si les Palestiniens ont des titres de propriété », explique-t-elle, « Israël ne les reconnaît pas et l’expulsion des Palestiniens aboutit à la situation de massacre dans laquelle nous nous trouvons actuellement ».

Le génocide peut être une tuerie massive, disproportionnée et intentionnelle, mais c’est aussi le fait de forcer violemment des personnes à quitter leur territoire. Ce qui arrive au peuple mapuche a été appliqué en Palestine pendant la première et la deuxième Intifada et aujourd’hui c’est devenu un massacre, devant le monde entier.

La suprématie colonialiste

Fanon explique l’ambition capitaliste pour les territoires et les ressources naturelles : « En Palestine, il y a de l’eau et du gaz, c’est pourquoi nous sommes arrivés à la situation actuelle, comme ici avec le peuple mapuche, où les droits élémentaires sont violés, parce que leur refuser l’eau est une façon de les expulser de leur terre et de leur vie ».

Lors de son intervention à El Bolsón, Fanon a été catégorique : »La volonté de l’Occident d’étendre sa modernité n’a pas de limites, bien qu’il existe une ONU qui prévient les guerres, préserve la paix et garantit le respect entre tous les États, petits et grands, il y a quelque chose de commun depuis le début du processus, c’est pourquoi nous devons revenir à l’histoire de la colonisation ».

Elle a rappelé que quelques décennies avant « ce qu’ils appellent la découverte », un pape avait émis un décret - la bulle de 1452 - autorisant le roi du Portugal « à conquérir et à coloniser tous les païens et les croyants non chrétiens ». Et une autre bulle, 20 ans plus tard, destine ces territoires aux colonisateurs ». La modernité européenne blanche, souligne-t-elle, l’a très bien compris et a appris qu’elle avait « le devoir de christianiser le monde ».

« Il n’y a pas de loi ou de droit international pour cela », dit-elle, « le droit international humanitaire est totalement délégitimé, c’est pourquoi ils peuvent tuer des gens dans nos pays ». Elle souligne : « Aujourd’hui, on a le droit de tuer des Mapuches. Et quand ça arrive, il n’y a pas de justice. En France, des Noirs ou des Arabes sont tués par la police, il y a de plus en plus de cas. Nous ne sommes pas comme les USA, mais quand des jeunes sont tués par la police, on déclare que la police a fait un usage excessif de la force pour se protéger ».

Quand tout a commencé

Interrogée par Página/12 sur l’état d’exception auquel est soumis le peuple mapuche, Fanon estime qu’il ne s’agit pas d’une conséquence du génocide perpétré lors de la Conquête du Désert : « Les peuples indigènes, comme les Africains et les Afrodescendants, sont en tout cas victimes des conséquences de la colonisation qui a commencé en 1492. Celle-ci a été systématisée. Et elle s’est radicalisée au 19ème siècle. Mais la doctrine de la découverte a introduit l’esclavage, c’est ainsi que tout a commencé ».

Dans le contexte de l’actuel gouvernement national argentin aligné sur la droite internationale, comment évaluez-vous le processus de revendication identitaire et territoriale du peuple mapuche en Argentine ?

Le gouvernement de Milei poursuit la politique mise en place depuis le XVe siècle, avec des pics tragiques dans les différents génocides, l’accaparement des terres et le pillage des ressources naturelles. Ces événements jalonnent l’histoire des peuples indigènes, notamment celle des Mapuches en Argentine et au Chili. Mais cela s’est produit et se produit encore en Afrique. Ce moment inaugure cette politique basée sur le racisme et soutient la guerre institutionnalisée et permanente contre les personnes qui dérangent. Nous le voyons aujourd’hui contre les personnes qui résistent ou dénoncent les politiques d’exploitation, de criminalisation ou de répression, partout dans le monde.

Sur le processus de récupération de l’identité du peuple mapuche, Fanon met en garde : « Si nous voulons parvenir à la récupération de l’identité et du territoire, nous nous épuisons si nous le faisons chacun de notre côté. Nous nous fatiguons les uns les autres, à demander, à exiger réparation pour que les crimes contre l’humanité soient condamnés pour ce qu’ils sont, nous nous épuisons à le faire ainsi, de manire isolée ».

Que suggérez-vous alors ?

Je me demande si ceux d’entre nous qui partagent cette histoire tragique ne devraient pas unir leurs luttes. Exiger la réparation, la revendication et la restitution de tous les territoires volés par les colonisateurs, qui représentent aujourd’hui l’Etat des colonisateurs. Les luttes isolées menées uniquement par les peuples concernés, compte tenu du bulldozer qu’est le système capitaliste libéral et de la militarisation que ces gouvernements utilisent aujourd’hui, sont vouées d’une certaine manière à l’échec.

Comment renforcer la lutte pour ces revendications ?

Dans un processus de rapport de force inégal, si nous ne changeons pas cela, nous ne pourrons jamais faire entendre nos droits. Plutôt que d’analyser les demandes du peuple mapuche de manière individuelle, nous devrions penser à quelque chose qui est à la fois local, mais aussi international, global, avec d’autres peuples impliqués dans ces processus.

Pourquoi pensez-vous que le système judiciaire argentin, en général, ne tient pas compte de la voix du peuple mapuche lorsqu’il applique la jurisprudence sur les conflits territoriaux qui l’impliquent, ou qu’il fait des déclarations erronées, trompeuses ou mensongères lorsqu’il expose les cas qui deviennent publics ?

Le rapport de force n’est pas en faveur du peuple mapuche. Quand il y a une jurisprudence qui n’est pas respectée, la jurisprudence ne sert à rien. On l’oublie parce que la répression est institutionnalisée. La voix du peuple mapuche est la plupart du temps entendue à partir d’une position qui le sous-estime. Le problème est que les Argentins sont, à l’égard du peuple mapuche, le plus souvent et au mieux, paternalistes, mais à partir d’une supériorité coloniale. Sinon, ils sont racistes. Comment, dès lors, un peuple ancestral peut-il se faire entendre si la suprématie blanche domine à tous les niveaux, qu’ils soient juridiques ou culturels ?

Fanon précise : « Dans le meilleur des cas, les Mapuches deviennent une attraction touristique et dans le pire des cas, un peuple à éliminer, à criminaliser, à emprisonner ou à tuer. Il s’agit d’un sociocide, d’un ethnocide et, en fait, d’un terricide. Car qui dit peuple mapuche dit terres ancestrales, et ce sont ces terres qui intéressent le plus les transnationales, le gouvernement et les grands propriétaires terriens ».

La racine du mal

À El Bolsón, expliquant que le problème a une racine commune « et vient de la colonisation », Fanon pointe « la question raciale » mise en place par le capitalisme pour soutenir son existence. « Inversement, il n’y a pas de racisme sans capitalisme », affirme-t-elle.

Pour le confirmer , elle évoque son père : « Fanon - qui était psychiatre - a essayé de faire comprendre que, dans le domaine de la santé mentale, il n’est pas seulement nécessaire de traiter la personne. Si vous ne traitez pas le contexte social, la personne n’ira pas mieux. Il faut d’abord comprendre comment fonctionne le contexte politique et social et identifier les lieux de dysfonctionnement ».

Où ces dysfonctionnements peuvent-ils être identifiés aujourd’hui ?

Dans les différents types de violence auxquels nous sommes confrontés. En particulier dans le déni de justice. C’est le cas du peuple mapuche, du peuple palestinien et d’autres peuples encore colonisés. Nous devons identifier le type d’aliénation auquel nous sommes soumis et ne pas avoir peur d’essayer de résister à cette aliénation. Nous n’avons rien à perdre à résister car le système essaie de nous tuer. Les Mapuches, les Noirs ou les Palestiniens, partout dans le monde, des personnes racisées, pauvres, marginalisées.

Pour Fanon, le système cherche à « avoir des gens qui ne valent rien », qui ne tiennent pas compte de leur propre existence. « Si nous ne mettons pas le génocide sur la table, le système continuera à l’utiliser pour nous contrôler, pour susciter la peur. Mais si nous le mettons sur la table, nous devons demander des réparations. Et pour nous, à la Fondation Frantz- Fanon, il ne s’agit pas d’une compensation monétaire individuelle, mais d’un processus collectif de décolonisation ».

La colonisation a brisé « la perception de l’altérité », d’un autre, de l’intersubjectivité collective de l’humanité, a rappelé la juriste alors que la nuit tombait sur la région andine. « C’est pourquoi la réparation cherche à reconstruire ce sens de l’humanité et de l’altérité. Et comme hypothèse de résolution, elle n’a évoqué qu’une seule option : “Lutter et résister”. Et même si les autorités refusent l’application de la justice : « Utiliser la justice pour que le droit positiviste soit acculé et que nous jouions avec ce que nous pouvons tordre dans le système judiciaire pour avancer ».

Pensez-vous qu’il soit possible qu’un État plurinational voie le jour, en pensant à des processus comme celui de la Bolivie ?

Je ne connais pas suffisamment l’État plurinational bolivien. Mais dans l’état actuel du capitalisme, je ne pense pas qu’il soit possible de parler d’un État plurinational parce que la politique capitaliste est basée sur la domination des autres peuples. Le plurinationalisme n’est pas compatible avec le capitalisme. Si vous regardez les accords de 1967 sur la Palestine, vous voyez qu’aujourd’hui il n’y a même pas d’État palestinien parce que l’État israélien veut génocider tout le peuple palestinien pour éliminer le problème.

« Dans l’état actuel du monde », poursuit Fanon, « avec les rapports de force qui se dessinent, avec la façade du monde, je me demande ce que signifie un État plurinational. C’est une question philosophique, philopolitique. Même si le capitalisme cessait d’exister, un Etat plurinational ne serait pas la fin de la domination. Car la plurinationalité est un fait pensé par les Blancs dominants comme une “interculturalité”. Ils intègrent des mandats qui masquent les désirs coloniaux de s’approprier les processus culturels des peuples qui résistent ».

Son engagement est « pour le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. À leur souveraineté. Et y réfléchir ensemble, c'est possible. À une autre définition de ce que pourrait être l’humanité, l’humain, dans un cadre de rupture totale avec le capitalisme et la modernité eurocentrique. On pourrait ainsi penser à une structure plurinationale, ontologique et épistémologique. Il s’agit pour l’instant d’inductions paradoxales du monde blanc, avec lesquelles le monde blanc sait jouer parfaitement ».


20/11/2024

RODOLFO WALSH
La Revolución palestina
Edición bilingüe/Édition bilingue


En 1974, Rodolfo Walsh, écrivain et journaliste révolutionnaire, militant des Montoneros argentins, est chargé par son organisation d’établir des relations avec le Fatah de Yasser Arafat, alors principal mouvement de résistance palestinien. De son voyage à Alger, Le Caire et Beyrouth, il rapporte un reportage publié par le quotidien Noticias.  50 ans plus tard, ce texte exemplaire, enfin disponible en français, est une lecture obligatoire pour tous les activistes, étudiants et chercheurs concernés par la cause des peuples, de l’Argentine sous « Mi Ley » à la Kanaky sous Macron.
Ce livre est publié à l’occasion de deux anniversaires :
Le 20 novembre en Argentine est la Journée de la Souveraineté nationale, commémorant la bataille de 1845, au cours de laquelle les combattants de la Confédération Argentine repoussèrent les envahisseurs franco-anglais qui entendaient coloniser le pays.
Le 29 novembre 1947, l’ONU adopta le Résolution 181, décrétant le partage de la Palestine entre les sionistes et les Palestiniens. Ce jour-là, les représentants de 33 pays déclenchèrent une catastrophe qui dure à ce jour.

En 1974, Rodolfo Walsh, escritor y periodista revolucionario, militante de los Montoneros argentinos, recibió de su organización el encargo de establecer relaciones con el Fatah de Yasser Arafat, entonces principal movimiento de resistencia palestino. De su viaje a Argel, El Cairo y Beirut, trajo un reportaje publicado por el diario Noticias. 50 años después, este texto ejemplar, por fin también disponible en francés, es una lectura imprescindible para todos los militantes, estudiantes e investigadores que se interesan por la causa de los pueblos, desde la Argentina bajo “Mi Ley” hasta Kanaky bajo Macron.
Publicamos este libro con ocasión de dos aniversarios:
El 20 de noviembre se celebra en Argentina el Día de la Soberanía Nacional, en conmemoración de la batalla de 1845 en la que los combatientes de la Confederación Argentina rechazaron a los invasores anglo-franceses que pretendían colonizar el país.
El 29 de noviembre de 1947, la ONU adoptó la Resolución 181, decretando la partición de Palestina entre sionistas y palestinos. Ese día, los representantes de 33 países desencadenaron una catástrofe que continúa hasta nuestros días.

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Índice
Nota del editor
Prólogo (Ángel Horacio Molina)
La Revolución palestina
Terror en Medio Oriente
La Embajada de Israel replica
Respuesta del autor a la embajada
Bio-bibliografía
Nota autobiográfica
Anexo Carta abierta de un escritor a la Junta Militar
Table des matières
Note de l’éditeur
Avant-propos (Ángel Horacio Molina
La Révolution palestinienne
Terrorisme au Moyen-Orient
L’ambassade d’Israël réplique
Réponse de l’auteur à l’ambassade
Biobibliographie
Notice autobiographique
Annexe Lettre ouverte d’un écrivain à la junte militaire
Nota del editor
En Argentina, bajo el gobierno del loco de la motosierra cuyo apellido podría leerse como «Mi Ley», uno se pregunta si Rodolfo Walsh es algo más que el nombre de una estación de la línea E del subte bonaerense para la generación más joven -los menores de 29 años-, la mayoría de los cuales votaron a un hombre que planea hundirlos aún más en el precariado y, si se insurgen, masacrarlos.
En la llamada América Latina del siglo XX, era un milagro que un revolucionario llegara vivo a los 50 años. Desde Emiliano Zapata hasta Ernesto Che Guevara, era habitual caer víctima de las balas antes de cumplir los 40.
Rodolfo acababa de cumplir 50 cuando, cerca de la estación Entre Ríos, cayó bajo las balas del capitán Astiz y sus gorilas. Corrió la misma suerte que su hija María Victoria, «Vicky», que había caído poco antes, a los 26 años. Pero a diferencia de muchas de las 30.000 personas forzosamente desaparecidas durante la dictadura militar, Rodolfo Walsh nos dejó una extraordinaria obra escrita, que desgraciadamente se ha traducido muy poco. Fue el inventor tanto del periodismo de investigación como del periodismo narrativo, en forma de «novelas de no ficción», nueve años antes que Truman Capote, generalmente presentado como su padre fundador por su libro A sangre fría. Pero Rodolfo no se limitó a escribir. Actuó, organizó y luchó, aunque lo único que tenía para defenderse de los esbirros que lo rodearon el 25 de marzo de 1977 era una ridícula pistolita que no le daba la medida. El día anterior acababa de empezar a difundir su 
Carta abierta de un escritor a la Junta Militar, con la que firmó su sentencia de muerte.
Rodolfo fue uno de los fundadores de la agencia de prensa cubana Prensa Latina. Fue uno de los pilares de Noticias, diario revolucionario que sólo duró el tiempo de un embarazo antes de ser prohibido por Isabelita por orden de la camarilla fascista reclamándose peronista que la rodeaba. Y en 1976 inventó ANCLA, la Agencia de Noticias Clandestina, que empezó a difundir información censurada sobre los crímenes de la dictadura.
Rodolfo, que murió como montonero, no siempre había sido peronista; incluso había sido furibundamente antiperonista y luego, en el curso de su labor investigadora, se había acercado a posiciones revolucionarias de izquierda, terminando con los Montoneros, esos extraños peronistas/marxistas/foquistas a los que se apresuraba a criticar por sus concepciones militarista-golpistas de la lucha, ya que aborrecía los métodos sumarios de ejecución de verdaderos o supuestos enemigos.
No he mencionado al Che al azar. Lo que ambos tenían en común era que eran argentinos por cuyas venas corría sangre irlandesa (véase más adelante la nota autobiográfica de Walsh). Los proletarios campesinos irlandeses que habían huido de la opresión de la pérfida Albión no habían encontrado un paraíso terrenal cuando desembarcaron en el Río de La Plata. La Plata no era para ellos. Tuvieron que laburar duro y dejar a su prole al cuidado de curas y monjas que sabían cómo adiestrar a esos zapallos, potencial carne de horca.
Al ir al encuentro de los palestinos, de Argel a Beirut, nuestro irlandés-argentino sabía que encontraría hermanos. De hecho, los Montoneros le habían pedido que estableciera contacto con Al Fatah. En un campo de refugiados, tuvo la impresión de volver a la Villa 31, en el conurbano bonaerense, donde trabajaba el padre Carlos Mugica, un luchador de la teología de la liberación que también fue asesinado y cuyo nombre lleva ahora la barriada.
Argentina e Israel no sólo tienen banderas similares. Sus historias de asentamientos son paralelas. Un chiste sudamericano dice: «El hombre desciende del mono, el argentino desciende del barco». Basta reemplazar argentino por israelí. Y bajo la ley de la motosierra, los argentinos corren serio peligro de sufrir un destino similar al de los palestinos. Las páginas de Rodolfo Walsh no han envejecido nada en cincuenta años. Tiempo para (re)leerlas. «El hombre del futuro es el que tendrá la memoria más larga» (Nietzsche)            

Fausto Giudice, Túnez, noviembre de 2024


Note de l’éditeur    
Dans l’Argentine sous la coupe du fou furieux à la tronçonneuse dont on peut traduire le nom par « Ma Loi » (Mi Ley), on peut se demander si, pour les jeunes générations -les moins de 29 ans - qui ont en grande partie voté pour un homme planifiant de les enfoncer encore plus dans la précarité et, s’ils se révoltent, de les massacrer - Rodolfo Walsh est autre chose que le nom d’une station du métro de la ligne E de Buenos Aires.
Dans l’Amérique dite latine du XXe siècle, arriver à l’âge de 50 ans et être encore en vie, pour un révolutionnaire, tenait du miracle. D’Emiliano Zapata à Ernesto Che Guevara, il était d’usage de tomber sous les balles avant d’avoir atteint les 40 ans. Rodolfo venait d’avoir 50 ans lorsque, près de la station Entre Ríos, il est tombé sous les balles du capitaine Astiz et de ses sbires. Il a ainsi connu le même sort que sa fille María Victoria, « Vicky », tombée peu de temps auparavant à 26 ans. Mais à la différence d’une bonne partie des 30 000 disparus forcés de la dictature militaire, Rodolfo Walsh nous a laissé une œuvre écrite extraordinaire, qui n’a malheureusement été que trop peu traduite. Il été l’inventeur à la fois du journalisme d’investigation et du journalisme narratif, sous forme de « romans de non-fiction », neuf ans avant Truman Capote, généralement présenté comme son père fondateur pour son livre De sang froid. Mais Rodolfo n’a pas fait qu’écrire. Il a agi, organisé, combattu, même s’il n’avait pour se défendre contre les sbires qui l’ont encerclé le25 mars 1977 qu’un ridicule petit calibre qui ne faisait pas le poids. La veille, il venait de mettre en circulation sa fameuse 
Lettre ouverte d’un écrivain à la junte militaire, par laquelle il a signé son arrêt de mort.
Rodolfo fut l’un des fondateurs de l’agence de presse cubaine Prensa Latina. Il fut l’un des piliers de Noticias, un quotidien révolutionnaire qui ne dura que temps d’une grossesse avant d’être interdit par Isabelita sur les ordres de la camarilla fasciste se réclamant du péronisme qui l’entourait. Et il fut l’inventeur, en 1976, de l’ANCLA, l’Agencia de Noticias Clandestina (Agence de nouvelles clandestine), qui commença à diffuser des informations censurées sur les méfaits de la dictature.
Mort comme Montonero, Rodolfo n’avait pas été péroniste « depuis toujours », il avait même été furieusement antipéroniste puis avait, au fil de ses travaux d’enquête, évolué vers des positions révolutionnaires de gauche pour finir chez les Montoneros, ces drôles de péronistes/marxisants/guévaristes qu’il ne se fit pas faute de critiquer pour leurs conceptions militaro-putschistes de la lutte, lui qui avait en  horreur les méthodes expéditives consistant à abattre sommairement les ennemis ou supposés tels.
Je n’ai pas évoqué le Che au hasard. Tous deux avaient en commun d’être des Argentins dans les veines desquels coulait du sang irlandais (lisez en page 80 la notice autobiographique de Walsh). Les paysans prolétarisés irlandais qui avaient fui l’oppression de la perfide Albion n’avaient pas trouvé un paradis terrestre en débarquant sur le Rio de La Plata. La Plata (l’argent, le pèze), ça n’était pas pour eux. Il leur avait fallu turbiner et confier leur progéniture aux curés et aux bonnes sœurs qui savaient comment s’y prendre pour dresser ces sauvageons, gibiers de potence en puissance.
En allant à la rencontre des Palestiniens, d’Alger à Beyrouth, notre Irlando-Argentin savait retrouver des frères. Il avait en fait été chargé par les Montoneros d’établir un contact avec le Fatah. Dans un camp de réfugiés, il a l’impression de retrouver la Villa 31 de la banlieue de Buenos Aires, où travaillait le père Carlos Mugica, combattant de la théologie de libération, lui aussi assassiné et dont le bidonville porte aujourd’hui le nom.
L’Argentine et Israël n’ont pas seulement en commun d’avoir des drapeaux similaires. L’histoire de leur peuplement est parallèle. Une blague sud-américaine dit : « L’homme descend du singe, l’Argentin descend du bateau ». Il suffit de remplacer Argentin par Israélien. Et sous la loi de la tronçonneuse, les Argentins risquent sérieusement de connaître un destin similaire à celui des Palestiniens. Les pages de Rodolfo Walsh n’ont donc pas pris une ride en cinquante ans. Il est temps de les(re)lire.
« L'homme de l'avenir est celui qui aura la mémoire la plus longue » (Nietzsche)

Fausto Giudice, Tunis, novembre 2024






 

19/08/2024

VICTORIA KORN
Les trolls de Milei contre Maduro

Le président du Venezuela, Nicolás Maduro, a dénoncé le fait que le gouvernement argentin d'ultra-droite de Javier Milei a financé avec des fonds publics une série de cyber-attaques massives contre le Venezuela. Il a également dénoncé le fait que l'Argentin a utilisé ces fermes à robots lors de sa campagne électorale en Argentine, pour créer la fausse perception d'un soutien populaire massif sur les réseaux sociaux.

Victoria Korn, La Pluma, 19/8/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Journaliste vénézuélienne, analyste des questions relatives à l'Amérique centrale et aux Caraïbes, associée au Centre latino-américain d'analyse stratégique (CLAE).

 Le Venezuela continue d'être au centre de l'attention dans la région et dans le monde. Vendredi, lors d'une réunion extraordinaire de son Conseil permanent, l'OEA a approuvé une résolution présentée par les USA, dont le contenu est très similaire à celui de la résolution qui n'avait pas fait l'objet d'un consensus le 1er août. Cette résolution a été soutenue par Antigua-et-Barbuda, l'Argentine, le Canada, le Chili, la République dominicaine, l'Équateur, le Guatemala, le Paraguay, le Suriname et l'Uruguay.


Le Venezuela est victime d'avoir voulu gérer souverainement ses ressources naturelles. Donald Trump a déclaré ouvertement en 2023 que, lors de son départ, le Venezuela était au bord de l'effondrement : «Nous nous le serions approprié et aurions gardé tout ce pétrole pour nous. Au lieu de ça, nous sommes en train d’enrichir un dictateur ».

Maduro a accusé Milei d'avoir dépensé 100 millions de dollars en trolls pour l'attaquer.

Certains Vénézuéliens, ainsi que les pays qui n'ont pas reconnu Nicolás Maduro comme président élu, exigent qu'il présente les résultats des élections du 28 juillet, ventilés par bureau de vote, et qu'ils soient comptabilisés avec « transparence », dans l'installation d'un nouveau plan de déstabilisation. Quand il s'agit de ressources naturelles, la démocratie importe peu.

Milei et les trolls

Le président du Venezuela, Nicolás Maduro, a dénoncé le fait que le gouvernement argentin d'ultra-droite de Javier Milei a financé avec des fonds publics une série de cyber-attaques massives contre le Venezuela : « Milei a dépensé l'équivalent de 100 millions de dollars du Secrétariat d'État au renseignement : il dit qu'il n'a pas d'argent mais il a dépensé 100 millions de dollars pour attaquer la révolution bolivarienne, le gouvernement bolivarien et le processus politique vénézuélien avec ses bots », a dénoncé Maduro.

Il a également dénoncé le fait que l'Argentin ait utilisé ces fermes de robots lors de sa campagne électorale en Argentine, pour créer la fausse perception d'un soutien populaire massif sur les réseaux sociaux.

« Milei a simulé, créé le climat que tout le monde parlait en sa faveur et a acheté des influenceurs importants en Argentine et à l'étranger », a fait remarquer Maduro.

Que sont les fermes à robots et comment fonctionnent-elles ?

Maduro a dénoncé le fait que 106 sites ouèbe du pays ont été victimes de cyberattaques au cours des 20 derniers jours. Selon les experts, ces attaques ont été menées par des fermes à robots sophistiquées situées en Espagne, au Mexique et en Argentine, afin de déstabiliser le gouvernement bolivarien.

Les fermes à robots sont des réseaux automatisés de faux comptes de médias sociaux, contrôlés par des logiciels ou des opérateurs, conçus pour simuler une activité en ligne. Ces comptes peuvent générer des milliers de messages, de commentaires et de réactions, donnant l'impression d'un soutien ou d'un rejet massif de certaines questions ou personnalités. De cette manière, l'opinion publique est manipulée, amplifiant des messages spécifiques et réduisant au silence les voix dissidentes.

Maduro a précisé que mercredi, l'émission télévisée de Diosdado Cabello, « Con el Mazo Dando », a été attaquée simultanément depuis l'Espagne, le Mexique et l'Argentine pendant la diffusion en direct et que les comptes sur lesquels elle était diffusée ont été saturés de messages automatisés qui tentaient de discréditer le contenu et de provoquer le chaos.

 NdT
Le ministère de l'Intérieur vénézuélien a publié en 2018 un manuel intitulé "Projet de création de l'armée de trolls de la révolution bolivarienne pour affronter la guerre médiatique", dont les méthodes ne semblent pas être différentes de celles de ses ennemis et adversaires. Voir le manuel ici.

 

01/07/2024

Six mois dans une dystopie néolibérale
Cannibalisme social contre entraide et résistance en Argentine

crimethInc., 17 /6/ 2024
Traduit par
Layân Benhamed, édité par Fausto Giudice, Tlaxcala

 En décembre 2023, Javier Milei est arrivé au pouvoir en Argentine, introduisant des mesures radicales d’austérité et de déréglementation. En promettant d’écraser les mouvements sociaux au nom d’un capitalisme débridé, son administration ouvre la voie à un effondrement social complet et à l’émergence d’une narco-violence à grande échelle. Dans le récit qui suitnotre correspondant dresse un tableau saisissant des forces et des visions rivales qui se disputent l’avenir de l’Argentine, dont le point culminant le plus récent ont été les affrontements du 12 juin, lorsque des manifestants militants ont affronté près de trois mille policiers encerclant un congrès barricadé.

Le bloc antifasciste, anarchiste et autonome lors de la manifestation du 24 mars : « Contre la violence d'État – autodéfense populaire ».

Instantanés

Fin janvier 2024, mouvements sociaux, assemblées de quartier et organisations de gauche se rassemblent devant le congrès pour protester contre le paquet massif de réformes néolibérales qui y sont débattues. L’État répond en mobilisant des milliers de policiers. On peut voir un officier se promener en arborant en écusson un drapeau de Gadsden « Ne me marchez pas dessus » sur sa veste.


 À la fin de la soirée, même si rien de particulier ne s'est produit, les policiers se déplacent par deux sur des motos, tirant des balles en caoutchouc sans distinction dans la foule.

Quelques jours plus tard, Sandra Pettovello, ministre du « Capital humain », refuse de rencontrer les organisations sociales pour discuter de la distribution d’aide alimentaire aux milliers de comedores populares (soupes populaires de quartier). S’inspirant de Marie-Antoinette, elle déclare : « S’il y a quelqu’un qui a faim, je le rencontrerai en tête-à-tête », mais sans l’intermédiaire des organisations sociales.

Le lendemain, des milliers de personnes acceptent son offre, faisant la queue devant son ministère. Elle refuse de les rencontrer.


La queue au centre-ville s'étend sur 20 pâtés de maisons au lendemain de la déclaration de la ministre du Capital humain qu'elle accueillerait individuellement ceux qui avaient faim.

Début mars, Télam, l'agence de presse publique, a été fermée. Il en va de même pour l'INADI, l'institut national contre les discriminations. Des vagues de licenciements déciment presque toutes les institutions publiques, y compris la bibliothèque nationale. On parle de privatiser la Banque nationale. Alors que les travailleurs se mobilisent pour défendre les institutions publiques et leur lieu de travail, ils trouvent les bâtiments barricadés et encerclés par la police anti-émeute. Des militants dits « libertariens » organisent une séance photo pour célébrer les fermetures et les licenciements.


Des policiers encerclent le bâtiment fermé de l'agence de presse publique Télam

Ursula est interviewée en direct par un journaliste d'une chaîne pro-gouvernementale. « Je suis veuve, je reçois une aide du gouvernement et je vis avec ma mère, qui est à la retraite. » Elle raconte qu'elle a trois filles, dont l'une se tient dans la rue, dans le froid, à côté d'elle pendant l'interview. Elle dit avoir récemment perdu son emploi. Alors qu'elle explique qu'elles tentent de survivre en vendant des paquets d'autocollants dans la rue, elle fond en larmes devant sa fille adolescente.

Quelques minutes avant l'interview d'Ursula, une autre femme avait été interviewée dans la rue. « J'ai trois boulots pour joindre les deux bouts. » Aucune des deux n'a mentionné les décisions politiques et économiques qui les ont conduites à ces situations.

Le coût de la vie a explosé. L’inflation est désormais « sous contrôle » – si l’on peut qualifier de sous contrôle un taux d’inflation mensuel de 9 % – uniquement parce que la demande des consommateurs s’est effondrée. Le coût des services publics, des médicaments et des produits alimentaires de base a explosé avec des augmentations de prix bien supérieures à 100 % dans toutes ces catégories. Dans le même temps, les contrats de location ont été complètement déréglementés.

Le résultat n'est pas surprenant. La valeur réelle des salaires s'effondrant, les ventes sont en chute libre. Ce ne sont pas seulement les fonctionnaires, stigmatisés par les ultralibéraux comme des «parasites vivant aux crochets de la société», qui perdent leur emploi. Les petites entreprises et les usines ferment les unes après les autres. Au cours du mois de mai, 300 000 «comptes salaires», comptes bancaires utilisés exclusivement pour recevoir les salaires mensuels, ont été fermés.

Dans une usine de la province de Catamarca, les travailleurs n'ont pas accepté la perte de leur poste de travail. Les 134 travailleurs de l'usine textile Textilcom, soupçonnant la fermeture imminente de celle-ci, ont occupé l'usine en guise de résistance contre la fermeture et comme moyen de pression pour s'assurer qu'ils ne seraient pas privés de leurs arriérés de salaire.

Mais même ici, les travailleurs qui mènent des actions collectives, qui occupent une usine et qui subissent les conséquences concrètes de la logique capitaliste du marché, mettent un point d’honneur à se distancer des chômeurs, des travailleurs informels et des personnes marginalisées qui constituent la majeure partie des mouvements sociaux. « Nous ne dépendons pas de l’aide de l’État, nous ne voulons pas d’aide, nous ne sommes pas comme les piqueteros. »

Un inconnu affronte le président Milei dans la rue en criant : « Les gens n'arrivent pas à joindre les deux bouts ! »

Milei répond : « Si les gens ne parvenaient pas à joindre les deux bouts, ils mourraient dans les rues, donc c'est faux. »

Même la presse pro-gouvernementale et de droite qualifie sa déclaration de « méprisable ».

En même temps, les organisations sociales dénoncent le refus du ministère du Capital humain de distribuer plus de cinq mille tonnes de produits alimentaires. Le ministère accuse le vaste réseau de soupess populaires gérées par les organisations sociales de pratiquer l'extorsion et affirme qu'un audit a révélé que la moitié de ces soupes populaires n'existent pas, alors que toute cette nourriture pourrit dans leurs entrepôts.

Un juge ordonne au gouvernement de commencer à distribuer la nourriture. Plutôt que d'obtempérer, celui-ci fait appel de la décision judiciaire.

Pendant ce temps, 49 % du pays vit dans la pauvreté, et 11,9 % de la population vit dans l’extrême pauvreté, définie comme « les personnes incapables de subvenir à leurs besoins alimentaires de base ».


Des manifestants devant le lieu où le ministère du Capital humain bloque des milliers de tonnes d'aide alimentaire.

22/12/2023

ROSA LLORENS
Les Colons : au Chili aussi, le génocide à l’origine de l’État

Rosa Llorens, 22/12/2023

Les Colons, de Felipe Gálvez Haberle, est un film qui, avec une sobriété remarquable, ouvre des perspectives éclairantes sur toute l’histoire du Chili moderne. Il raconte l’entreprise d’extermination des Indiens Selk’nam, perpétrée des années 1880 jusqu’au début du XXe siècle, sur l’initiative du grand propriétaire José Menéndez, qui voulait faire de la Terre de Feu, argentine comme chilienne, un immense pâturage pour ses troupeaux de moutons, et pour qui la présence de quelques milliers d’Indiens était un obstacle au « progrès ». Pour cela, il charge deux hommes de main, l’Écossais MacLennan et le Yankee Bill, tueur de Comanches, d’éliminer les Indiens, avec l’aide d’un guide métis, Segundo, à travers les yeux duquel nous suivrons l’opération.

Mural à Valparaiso représentant les ornements et peintures corporels selk’nam

Le film s’ouvre sur la construction d’une palissade qui doit enclore les troupeaux de moutons destinés, avec leur « or blanc », à faire la fortune de Menéndez. La citation mise en exergue  du film : « Les troupeaux innombrables de moutons sont chez vous tellement voraces et féroces qu’ils mangent même les hommes », tirée de l’Utopie de More ( 1516 ), fait évidemment le parallèle avec le mouvement des enclosures en Angleterre qui, expropriant les paysans, les a réduits à la misère et à l’exil, tout en modelant les beaux paysages de la campagne anglaise qu’on admire dans les films et séries tirés des romans de Jane Austen.

 Ce début évoque aussi le roman Roulements de tambours pour Rancas du Péruvien Manuel Scorza, le plus grand représentant du réalisme magique, et le chapitre appelé « Sur l’heure et le lieu où fut enfantée la Palissade », cet être monstrueux qui va avaler des villages et une province entière, pour permettre à une compagnie minière US, la Cerro de Pasco Corporation, d’exploiter le cuivre et d’enclore un million d’hectares pour y élever du bétail. Enfin, cette introduction fait aussi le lien entre massacres d’Indiens et massacres d’ouvriers : l’ouvrier blessé, et tué car devenu inapte au travail, annonce les ouvriers réclamant des améliorations de leurs conditions de travail que Menéndez fera massacrer par l’armée en 1920 à Punta Arenas (Massacres de la Fédération ouvrière de Magallanes et de la mine Loreto).

Le film illustre donc bien Les Veines ouvertes de l’Amérique Latine, d’Eduardo Galeano, mais vient aussi discréditer le mythe du Chili comme démocratie la plus stable et exemplaire de l’Amérique Latine (jusqu’en 1973) : la démocratie chilienne a été une couverture pour vendre les richesses du pays aux étrangers (anglo-saxons essentiellement) tout en assurant par la violence la docilité des travailleurs.

Mais le film est surtout salué comme révélant un épisode inconnu : le génocide des Selk’nam (appelés dans le film Onas). Parmi les critiques du film, seul « Sergent Pepper », sur Sens critique, rappelle que la fiction historique de Gálvez fait suite au « travail documentaire de son aîné Patricio Guzman » : celui-ci, dans Le bouton de nacre, de 2015, racontait l’extermination des Selk’nam, qu’il mettait en relation avec le génocide social de Pinochet, mais témoignait aussi, par des photos, de leur culture, et faisait appel à une survivante de ce peuple, qui faisait entendre leur langue. Du reste, Gálvez semble lui rendre hommage par une image du film, où un Selk’nam, le corps orné des peintures caractéristiques de ce peuple, à bandes horizontales noires et blanches, apparaît de façon quasi onirique. 

“JOSÉ MENÉNDEZ
PIONNIER DU D
ÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE ET DU PROGRÈS SOCIAL [sic]
POUR LE CENTENAIRE DE SON INTALLATION À PUNTA ARENAS
1875-1975”
LA MUNICIPALITÉ DE MAGALLANES
(À déboulonner d'urgence)


 Le film de Gálvez s’inscrit donc dans une sorte de « revival » selk’nam, lancé en 2013 par le livre d’un historien espagnol, José Luis Alonso Marchante : Menéndez, rey de la Patagonia (Menéndez, roi de la Patagonie), présenté dans un article remarquable de l’Obs de janvier 2017 : Choc au Chili : l’histoire cachée du génocide et du « roi de Patagonie ». Depuis 2020, les Indiens massacrés sont devenus un enjeu politique, notamment dans le cadre des tentatives de rédaction d’une nouvelle Constitution, qui invaliderait celle de Pinochet. Le nouveau président de gauche, Gabriel Boric, voulait en effet faire respecter la pluralité culturelle et protéger « tous les peuples chiliens », et le projet de Constitution présenté au référendum du 17 décembre (et refusé, pour des raisons complexes) faisait du Chili « un Etat régional, plurinational et interculturel ».

C’est dans ce cadre, sans doute, qu’il faut situer la deuxième partie du film, qui se passe sept, puis dix ans après, et où s’exprime toute la distanciation ironique du film : le gouvernement d’alors, présidé par Pedro Montt (1906-1910) a mis en route les Fêtes du Centenaire, qui doivent célébrer les 100 ans du processus de l’Indépendance, et refonder symboliquement la jeune nation chilienne. Un envoyé du gouvernement arrive alors en Patagonie, dans le palais de José Menéndez (rappelant l’arrivée de l’envoyé du roi piémontais en Sicile, auprès du Prince de Salina, dans Le Guépard) : il commence par rappeler les crimes commis par Menéndez et son âme damnée, l’Ecossais  MacLennan ; mais on comprend qu’il est venu en fait pour établir un gentlemen’s agreement avec lui : le gouvernement veut fixer une Histoire officielle consensuelle, et rapporter des images positives (ce sont les débuts du cinéma de propagande) des derniers Indiens. Pour cela, il a besoin de la collaboration de l’ancien employé de Menéndez, Segundo, qui vit maintenant dans une cabane au bord de la mer (renouant avec la culture selk’nam) avec une femme selk’nam rescapée du génocide. C’est le moment le plus fort du film : déguisée en bourgeoise chilienne anglicisée, Kiepje refusera de se prêter à cette supercherie, imposant la force de la mémoire indigène.

Felipe Gálvez évoque un tournage « très difficile pour des raisons climatiques, mais aussi parce que la Terre de Feu appartient toujours à la famille Menéndez » (Wikipédia). Le génocide selk’nam est donc toujours d’actualité : les criminels n’ont pas été châtiés, mais un mouvement indigéniste réclame pour les descendants des Selk’nam des droits sur les terres spoliées et la reconnaissance du génocide. Impossible de ne pas faire le lien avec un autre génocide, et une autre spoliation de territoire en cours, ceux des Palestiniens à Gaza mais aussi en Cisjordanie : faudra-t-il aussi attendre 100 ans pour qu’Israël le reconnaisse ou cette colonie israélo-anglo-saxonne disparaîtra-t-elle avant ?