09/11/2025

Hommage à Paolo Virno

Ci-dessous une traduction des articles parus dans le quotidien italien il manifesto de ce 9 novembre, consacrés au philosophe Paolo Virno, qui vient de disparaître, suivis d'une note de Christian Marazzi. Tlaxcala


SOMMAIRE

  • Paolo Virno : lundi, les derniers adieux
  • La vie militante
    Paolo Virno : la révolution, joyeuse ambition
  • La passion politique
    Un éclaireur de l’exode à la visée sûre
  • La recherche philosophique
    Au-delà du capital, la partie reste ouverte
  • ENTRETIEN
    Paolo Virno : 1977, le début d’un temps nouveau
  • Creuser le langage : l’enseignement de Paolo Virno

 


Paolo Virno : lundi, les derniers adieux

Rédaction, il manifesto, 9/11/2025

Paolo Virno est mort à Rome dans la soirée du 7 novembre. Depuis quelque temps, il faisait face à la maladie, sachant parfaitement, en grand joueur de poker, que dans une partie, il ne faut jamais laisser paraître ses émotions. C’est peut-être pour cela qu’il n’a pas perdu sa bonne humeur jusqu’à son dernier souffle — et sa dernière cigarette.

Il avait 73 ans, né à Naples en juin 1952. Il avait aussi vécu à Gênes, Rome et Milan. Militant et dirigeant de Potere Operaio, il avait fondé la revue Metropolis.

Impliqué dans l’enquête et la rafle du 7 avril 1979, il fut jugé et acquitté. Il a ensuite travaillé à la rédaction culturelle du manifesto.

Il enseigna la philosophie du langage dans plusieurs universités italiennes et étrangères.

Parmi ses livres les plus importants : Le souvenir du présent. Essai sur le temps historique (1999), Grammaire de la multitude. Pour une analyse des formes de vie contemporaines (2003), Essai sur la négation. Pour une anthropologie linguistique (2013). [9 de ses livres ont été publiés en français par les Éditions de L’Éclat]

Les derniers adieux à Paolo auront lieu demain, lundi 10 novembre à 11 heures, à l’ESC Atelier autogéré, via dei Volsci 159 à Rome.

Toutes et tous, au manifesto, nous nous serrons avec amour et tendresse autour de Raissa, Pietro et Valerio, ainsi que de la sœur de Paolo, Luciana, et de son frère, Claudio. Nous l’avons profondément aimé, il nous manquera énormément.

La vie militante

Paolo Virno : la révolution, joyeuse ambition

Andrea Colombo, il manifesto, 9/11/2025

Souvenir

Intellectuel et anti-intellectuel, il a milité dans Potere Operaio, subi une incarcération injuste, travaillé au manifesto, enseigné la philosophie. Jamais résigné à la triste mission de rendre le monde un peu plus juste : il voulait le renverser.

Paolo Virno fut un acteur essentiel de la gauche révolutionnaire italienne, et un rédacteur inoubliable de ce journal.
Paolo Virno. Photo Nora Parcu

Dans la fin des années 1980, Paolo sortait à peine d’une odyssée judiciaire kafkaïenne, passée à l’histoire sous le nom de « 7 avril ». On l’avait inculpé et emprisonné sous des accusations ridicules, auxquelles même les magistrats ne croyaient pas, mais pour une raison juste, quoique inavouable : celle d’être un révolutionnaire communiste décidé à renverser l’ordre existant, convaincu que vivre, c’est marcher sur la tête des rois. Sa méfiance envers la magistrature démocratique [les juges membres ou sympathisants du Parti communiste, NdT], jamais démentie jusqu’à son dernier jour, naquit de cette expérience.

Paolo rejoignit ensuite le manifesto, dans la section culturelle — qui comprenait alors aussi les spectacles. Mais il ne voulait pas, et nous ne voulions pas, d’une section culturelle comme les autres, fût-elle très politisée. Nous visions un « contre-journal », capable de regarder ce que l’urgence de l’actualité reléguait hors des premières pages : non les acrobaties du CAF (le triumvirat Craxi, Andreotti, Forlani), ni les gloires lointaines des guerres de libération, mais les transformations radicales des forces productives encore à l’état naissant à la fin des années 1980.

L’émergence d’un nouveau prolétariat intellectuel et inventif, remplaçant la répétition mécanique de la chaîne par l’usage de l’esprit. Le paradoxe d’une société du salariat rendue obsolète et parasitaire par le développement des forces productives, mais dont on ne sortait qu’en en conservant les règles — parce que la survie du commandement l’exigeait.

De cette ambition naquit le périodique Luogo comune, et une grande part du combat se jouait déjà dans les pages du manifesto. Ceux qui voudraient comprendre peuvent lire la compilation Negli anni del nostro scontento (DeriveApprodi, 2023), qui rassemble ses articles : on y découvre une capacité unique à repérer les lignes de force du nouvel ordre social, mais aussi ses failles, jusque dans les films populaires, les émotions d’une époque ou le lexique des intellectuels.

Cette ambition révolutionnaire totale fut la marque constante de l’action politique et de la réflexion philosophique de Virno. Tous ses livres, sans exception, visent à subvertir le présent, même quand ils s’attardent sur les jeux d’esprit ou les limites du langage.

Jamais il ne s’est contenté de « rendre le monde un peu meilleur ». Il savait que sans une vision apte à ébranler l’ordre entier, on n’obtient même pas un meilleur salaire. Il allait toujours au bout du jeu.

Il a vécu dans la conscience d’une défaite historique, sans jamais s’y résigner. Ancien militant et dirigeant de Potere Operaio, organisation dont l’influence allait bien au-delà de ses modestes effectifs, il avait su garder l’esprit de cette époque où la révolution semblait à portée de main.

Mais sa pensée n’était pas nostalgique : il considérait l’arsenal du passé comme un fardeau, sauf la méthode héritée de l’opéraïsme, qu’il revisita jusqu’à la rendre méconnaissable. Il traquait les nouvelles subjectivités, les formes inédites de résistance, et affirmait qu’aujourd’hui, être communiste est incompatible avec appartenir à la gauche traditionnelle, nuisible plus qu’inutile.

Pour beaucoup, Paolo fut un maître de pensée critique, un compagnon et un ami. Pour certains, comme moi, il l’était depuis le lycée romain et Potere Operaio.

À ceux qui ne l’ont pas connu, il laisse des textes qui seront étudiés comme des armes de la lutte de classe moderne. Mais il leur manquera ce qu’aucun texte ne peut rendre : sa générosité proverbiale, son indifférence à l’argent, sa présence solide dans l’épreuve, son ironie et sa joie. L’avoir eu pour ami fut un privilège rare.

 Paolo Virno. Photo Nora Parcu


La passion politique

Un éclaireur de l’exode à la visée sûre

Marco Bascetta, il manifesto, 9/11/2025

Plus les histoires sont longues et intenses, plus les expériences et les sensibilités sont entrelacées, moins on sait par où commencer.

Pourquoi pas, alors, par une petite rubrique de la revue Luogo comune, qu’au début des années 1990 Paolo avait lancée avec un groupe de camarades et d’amis : « Citations face à l’ennemi », inspirée du cliché western — repris plus tard par Tarantino — où le tireur cite un verset biblique avant de dégainer.

Eh bien, les articles de Paolo, ses essais courts, forment un catalogue extraordinaire de “citations face à l’ennemi” : extraites d’un vaste savoir, aiguisées par une passion politique et une précision de tir inégalées.

Jamais son travail n’a été sans cible, même lorsqu’il distingua clairement militance politique et recherche philosophique. Non pour en nier le lien, mais pour en préserver le rigoureux équilibre. Deux tâches aussi décisives, disait-il, ne peuvent être menées à moitié.

Beaucoup d’entre nous furent déconcertés : nous vivions justement dans cette zone grise où la pensée longue se mêle à l’urgence de l’action. Mais sa radicalité continuait d’alimenter les mouvements, et face à tout événement nouveau, nous revenions toujours à quelque éclair philosophique de Paolo.

Ces dernières années, après avoir quitté l’enseignement, il voulait retrouver un rapport direct à la lutte politique. Nous en parlions souvent, sans trouver la voie à la hauteur de sa radicalité.

S’il est un mot qu’il incarnait pleinement, c’est « compagno » [camarade] : amitié, affection, espérance, intelligence collective et liberté individuelle. Ce mot, sérieux et enjoué, fut celui par lequel il nous salua, Andrea Colombo et moi, jeudi matin encore.

Car Paolo appelait son petit cercle de Luogo comune les « marxistes non de gauche » — une ironie dirigée contre les socialistes des années 1960 qui se disaient « gauche non marxiste ». Cela signifiait une critique marxiste non affadie par le compromis ni contaminée par le populisme, fidèle à la tradition matérialiste mais en attente d’un renouveau.

Il choisit pour cela la voie exigeante de la philosophie du langage, un travail à plein temps. Et même dans ses ouvrages les plus techniques, on croise ses cibles politiques de toujours — l’État, le peuple, le salariat — et ses piquantes « citations face à l’ennemi ».

Je ne sais pas écrire la mesure du vide qu’il laisse après 56 ans d’amitié née au lycée romain. Je me confie à une dernière citation de cinéma chère à Paolo, que nous aimions répéter :

« Cher ami… che te lo dico a fa’? » (à quoi bon te le dire ?).

 

La recherche philosophique

Au-delà du capital, la partie reste ouverte

Massimo De Carolis, il manifesto, 9/11/2025

Fidèle jusqu’au bout à l’idée marxienne que le déclin du capitalisme marque le commencement, et non la fin, de l’histoire humaine, Paolo Virno a su faire entrevoir la trace d’une autre histoire.

Paolo Virno diffusant le quotidien d’agitation Potere operaio. Fuori dalle linee à l’entrée de l’usine FIAT-Mirafiori en 1974 – Archives il manifesto

Depuis les années 1970, il s’interrogeait : que se passe-t-il quand les conditions mêmes de la possibilité de l’histoire — langage, praxis, nature — cessent d’être un simple arrière-plan pour devenir la matière même des événements ?

De cette question découle sa démarche : élargir les notions politiques de force de travail ou de multitude en concepts anthropologiques, et inversement, découvrir la charge politique des notions d’action innovatrice ou de faculté de langage.

Dans Le souvenir du présent, il écrivait :

« Le capitalisme historise la méta-histoire : il l’inclut dans le domaine prosaïque des événements, il s’en empare. »

En transformant en marchandise non pas le travail accompli mais la force de travail comme puissance humaine générale, le capitalisme a replié l’histoire sur elle-même.

Dès lors, ce qui enrichit le capital, ce n’est pas tant la propriété du produit que le pouvoir de décider, en amont, quelles potentialités humaines pourront se réaliser.

Ce pouvoir est longtemps resté caché, mais il se révèle pleinement avec le postfordisme : grâce à la technologie, le travail salarié devient marginal, un « résidu misérable », et pourtant le dominion du capital s’intensifie, s’étendant à toute la vie.

La biotechnologie se nourrit des potentialités de la nature, les plateformes exploitent nos facultés communicatives, la finance spécule même sur les crises.

L’excès de possibilités se renverse en impuissance, menaçant de fin de l’histoire.

Mais pour Virno, la partie reste ouverte : l’alternative existe dans les pratiques humaines ordinaires — langage, action commune, esprit, amitié — où se tisse une autre orientation de l’histoire.

D’où son intransigeance envers une “gauche” nostalgique et inconsistante, et son attachement aux mouvements révolutionnaires des années 1970, qui avaient entrevu que l’enjeu politique n’est rien de moins que la dignité de l’humain.

Et de cette dignité, Paolo Virno a donné la preuve vivante, dans sa militance, sa prison, sa pensée, et même dans la façon tranquille dont il a affronté la maladie. Une cohérence naturelle, signe du vrai maître.

 

Paolo Virno : 1977, le début d’un temps nouveau

1977 contre le présent. Le mouvement de 1977, quarante ans après
Entretien avec Paolo Virno

Ilaria Bussoni, Roberto Ciccarelli, il manifesto, 5/4/2017

 

« Quarante ans plus tôt, c’est aujourd’hui. En Italie et ailleurs, a émergé une force de travail devenue ressort de la production et moteur des institutions. »
« Les œuvres de l’amitié méritent d’être défendues : elles produisent des formes de vie et construisent des embryons d’institutions. »

 

1977, Rome, université La Sapienza occupée. Photo Tano D’Amico

 Le moment 1977

« 1977 » est une date conventionnelle : les sujets sociaux et les formes de lutte dont on se souvient ont surgi plus tôt, raconte Paolo Virno, l’un des plus importants philosophes italiens et figure centrale de la revue du mouvement Metropoli.

« À Milan, il y avait les cercles du prolétariat juvénile, les manifestations pour les meurtres de Zibecchi et Varalli, les mobilisations contre le travail au noir. Ce ne furent pas seulement des sujets non ouvriers qui firent irruption sur la scène publique. 77 comprend aussi les dix mille nouvelles embauches de Fiat : pour la première fois, beaucoup de femmes et de jeunes diplômés. En juin 1979, ils bloquèrent Mirafiori avec la même détermination qu’en 1969 ou 1973. On vivait une accélération générale, extrême, qui traversait toute la force de travail. Cette année-là, tout éclata : une anticipation subjective, subversive, d’un nouvel ordre qui devait ensuite prendre les traits plombés de l’ordre productif du capitalisme néolibéral. »

Une anticipation de l’avenir

Qu’est-ce qui a anticipé le mouvement ?

« 1977 a été un commencement. On y voit apparaître de nouvelles figures de la force de travail : fondées sur la production cognitive, la coopération linguistique, et une réorganisation du temps de travail qui avait alors une coloration subversive. Ce n’est pas la première fois qu’un mouvement annonce l’avenir : dans les années 1910, les grandes luttes des ouvriers déqualifiés aux USA avaient précédé le fordisme. Plus tôt encore, dans l’Angleterre du XVII siècle, les vagabonds chassés des terres, non encore intégrés à la manufacture, incarnaient déjà une dangereuse potentialité sociale.

De même, 1977 a un double visage : d’un côté, une matière première de comportements, d’affects et de désirs rebelles devenus force productive, état de choses actuel ; de l’autre, la voie sur laquelle circulent aujourd’hui pouvoir et conflit. »

La force de travail et ses facultés

Quelles caractéristiques de la force de travail se sont imposées alors et demeurent actuelles ?

« 1977 a anticipé, à travers des luttes très dures, ce qui importe vraiment aujourd’hui. Marx parlait d’un intellect général qui n’est plus contenu dans le capital fixe mais dans les sujets vivants. Connaissance, affects et intelligence existent désormais comme interaction et coopération linguistique du travail vivant. Ce renversement dépasse même l’aveuglement de Marx, pour qui le temps de travail restait un résidu, tandis que la connaissance et l’intellect étaient incorporés aux machines.

La reproduction de la vie, et les qualités productives de la force de travail, ne se développent plus seulement dans la sphère du travail. Pour produire de la plus-value, les entreprises ont besoin de personnes formées dans un milieu plus vaste que l’atelier ou le bureau — justement pour être plus productives une fois revenues à l’atelier ou au bureau. »

Nature humaine et production sociale

Quelles facultés humaines sont mobilisées dans ce processus ?

« Je m’arrête sur trois éléments fondamentaux de la nature humaine :

1.      la néoténie, c’est-à-dire la persistance de traits infantiles tout au long de la vie ;

2.     l’absence d’une niche environnementale propre à l’espèce humaine, dans laquelle elle pourrait s’installer avec sécurité ;

3.     la faculté de langage, bien différente des langues particulières, plastique et indéterminée.

1977 fut le premier mouvement mondain, néoténique et potentiel, qui fit de ces facultés une force au lieu de chercher à les contenir. Jusqu’alors, les institutions s’en défendaient ; depuis, elles les ont intégrées, en faisant des ressorts de la production sociale et du moteur des formes institutionnelles. La néoténie s’est muée en flexibilité et formation continue. L’absence de niche est devenue mobilité et polyvalence. »

Le renversement néolibéral

Comment la contre-révolution néolibérale a-t-elle transformé ces traits ?

« Ces caractéristiques se sont répandues, mais avec un signe inversé. La prolifération de hiérarchies minutieuses et de barrières exprime la fin de la division du travail sous le capitalisme. Celle-ci est désormais dysfonctionnelle ; elle sert surtout à coloniser le caractère public des tensions éthiques, émotionnelles et affectives de la force de travail. Leur variabilité et leur imprévisibilité sont transformées en descriptions de poste.

Pourtant, ces tensions font partie de la valeur d’usage de la force de travail et de son rapport au monde. Partager intellect et langage devient une condition vitale. Mais la segmentation du caractère trans-individuel du travail est aujourd’hui bien plus accentuée que ne l’exigeait jadis la division du travail. Le maximum de potentialité se renverse en impasse : un renversement disciplinaire rendu nécessaire par cette familiarité avec le potentiel, qui autrement ferait exploser l’ordre productif.

Certaines luttes actuelles en sont le prolongement direct, un document vivant de 1977. Leur centralité dément l’idée que nous aurions alors représenté une “seconde société” des exclus : c’était au contraire la “première société”, celle qui s’inaugurait — et c’est celle que nous sommes encore aujourd’hui. »

Le blocage du conflit général

Pourquoi n’a-t-on pas su, depuis, construire une action sociale capable de renverser le nouvel ordre productif, affectif et politique ?

« C’est la question décisive, posée dès les années 1990, quand on croyait “l’hiver de notre mécontentement” terminé et qu’allait commencer la phase civile, parce que rebelle, de la nouvelle réalité productive. Il n’en a rien été : Berlusconi est arrivé. Depuis 2007, la crise mondiale nous engluait, et la fermeture s’est accentuée. »

Les conditions d’une alternative

Que manque-t-il pour définir une alternative concrète ?

« Le minimum syndical : le conflit sur les conditions matérielles — temps de travail, salaire, revenu. C’est le point de départ, devenu extrêmement difficile. Il est impensable aujourd’hui qu’une lutte de travailleuses de centres d’appel ne s’accompagne pas de la création d’un embryon de nouvelles institutions.

Pour éviter un licenciement ou obtenir trente euros de plus, il faut désormais faire la Commune de Paris. Chaque pas de conflit contient déjà l’invention expérimentale d’institutions post-étatiques. »

La crise de la représentation

Pourquoi 1977 a-t-il rejeté les formes de représentation politique connues jusqu’alors ?

« La crise de la représentation est irréversible. En Europe, et pas seulement, émergent des formes authentiques de fascisme : une terre de personne que peuvent occuper des pulsions opposées. 77 en fut une des manifestations, que le mouvement comprit en temps réel lorsque Lama [chef de la CGIL, le syndicat communiste, NdT]] et son service d’ordre furent chassés de La Sapienza.

Ce processus de long terme a mis fin au monopole étatique de la décision politique. Mais croire que cette crise n’appartient qu’à un seul camp est une illusion : le populisme en est une autre expression. Il est devenu le liquide amniotique où croissent populismes et fascismes : les frères jumeaux, glaçants, des aspirations libératrices — la version monstrueuse de quelque chose qui nous appartient. »

Désobéissance et droit de résistance

Comment ce refus s’est-il exprimé ?

« Par la désobéissance, notamment. Ce thème prit alors une valeur presque constitutionnelle. Il remit en cause ce que Hobbes appelait l’acceptation du commandement avant même celle des lois. Il ne peut exister de loi imposant de ne pas se rebeller.

En 1977, la désobéissance a remis en question l’obéissance : cela précède tout dispositif législatif concret. Ce fut une année très violente, mais, une fois ôtés les fétiches de la violence construits ensuite, le mouvement affirma un droit de résistance face à la nouvelle configuration des institutions post-étatiques.

Cette violence n’était pas opposée à celle de l’État ou de l’armée : c’était la défense de quelque chose que l’on avait déjà bâti. La photo de Paolo et Daddo prise par Tano D’Amico le 2 février le symbolise. »

 

Les œuvres de l’amitié

Qu’aviez-vous construit pour le défendre si ardemment ?

« Le ius resistentiae défend ce qu’on a déjà créé : les œuvres de l’amitié — une amitié publique qui produit des formes de vie, faite de coopération, d’intellect général et de travail vivant.

En 1977, l’amitié cesse d’être une catégorie secondaire : le couple ami/ennemi est renversé, et l’amitié devient coopération excédentaire, capable de construire des embryons d’institutions, des formes de vie qui méritent d’être défendues à tout prix.

Le ius resistentiae n’est pas une violence plus modérée que celle des jeunes femmes de l’Institut Smolny, à Pétersbourg, qui marchèrent sur le palais d’Hiver. »

Le premier pas

Comment faire le premier pas ?

« En cultivant son incomplétude, en la rendant réceptive et vertueuse. Il faut se tenir prêt à accueillir l’imprévu, et cela dépend de la capacité du travail précaire et intermittent à s’imposer sans ménagement.

Face à un imprévu attendu, la philosophie politique doit s’arrêter et attendre. Pour moi, la limite — et le sommet — de la réflexion théorique équivaut, aujourd’hui, à ce qu’étaient les Industrial Workers of the World aux USA. Si je pense à quelque chose qui ressemble au post-77, et au 77 s’étant mis au travail, c’est à eux que je pense».

 

Un souvenir

As-tu un souvenir particulier d’une journée de cette année-là ?

« La manifestation la plus proche d’un caractère insurrectionnel fut celle de Rome, le 12 mars : un cortège sans slogans ni drapeaux, après le meurtre de Francesco Lorusso à Bologne la veille.

Je me souviens d’un vieil homme marchant péniblement devant le ministère de la Justice, via Arenula : c’était Umberto Terracini, fondateur du PCI, antifasciste, président de l’Assemblée constituante. Au premier congrès de l’Internationale communiste, à Moscou, il avait parlé en français, et Lénine lui avait répliqué, le jugeant trop extrémiste : “Plus de souplesse, camarade Terracini.

Pour lui, il allait de soi de participer à cette manifestation. Ce fut un moment profondément émouvant. »

Creuser le langage : l’enseignement de Paolo Virno
 Christian Marazzi, effimera, 9/11/2025

Nous devons creuser marxiennement le langage — mais le langage désormais intérieur aux processus productifs, le langage mis au travail après la crise du fordisme. C’est ainsi que nous parlait Paolo, définissant un programme collectif de travail au long cours pour construire les nouvelles armes de la lutte de la multitude.
Convention et matérialisme date de 1986 ; c’est dans ce livre que, pour la première fois, il est question de l’ordinateur comme « machine linguistique », cette technologie qui a déterminé le tournant linguistique des processus de numérisation et de valorisation de l’économie, du monde, de la vie.

Il en écrivit une partie en prison, dans la cellule où se trouvaient également Toni Negri et Luciano Ferrari Bravo. Luciano me décrivit un jour le cliquetis de la machine à écrire de Paolo lorsqu’il rédigeait ses textes : lent, avec de longues pauses entre un mot et l’autre, comme si Paolo caressait chaque lettre, comme si chaque mot était un corps en devenir. Il semblait les écouter, ces mots, descendant dans la profondeur de leur vérité, de leur corporéité.

Parfois, il employait des mots archaïques, comme pour signifier une histoire commencée il y a longtemps : l’histoire de la lutte des classes. Pour Paolo, l’usage des mots était un entraînement à l’usage de la vie : une vie singulière, individualisée, précédée d’un je collectif, d’un social présocial, garantie de l’existence politique « des nombreux en tant que nombreux ».

Le collectif de la multitude contre le peuple comme réduction à l’un, la fuite de la souveraineté vers une démocratie non représentative. La postface à L’individuation psychique et collective de Gilbert Simondon est magistrale : on la lit et la relit, et chaque fois on a l’impression de recommencer, de marcher avec les autres, de se libérer avec les nombreux en tant que nombreux.

Et combien de textes Paolo a-t-il écrits pour dévoiler les pouvoirs et les limites du langage ! Du langage comme action — ce « faire des choses avec des mots » de John Austin (le titre seul suffisait, disait-il) — qui a permis d’entrer, armés, dans le temps de la linguisticité monétaire, dans l’illusion d’une fuite cryptée du centre des banques : le problème n’est pas le centre, le problème est la forme linguistique de la monnaie, sa domination sur nos vies, nos désirs, nos affects.

Paolo fut un ami, un frère, un camarade, une personne splendide. Il nous a pris par la main avec discrétion et puissance théorique, avec élégance et passion politique.

Paolo, nous t’avons aimé, nous t’aimerons toujours.


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