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07/11/2025

Des favelas et des campagnes brésiliennes à Gaza
Comment le militarisme et l’écoblanchiment façonnent les relations, la résistance et la solidarité avec la Palestine au Brésil

 Andressa Oliveira Soares, TNI, 5/11/2025

Illustrations : Fourate Chahal El Rekaby

Traduit par Tlaxcala

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Andressa Oliveira Soares est une avocate et militante des droits humains brésilienne, titulaire d'un doctorat en droit international de l'Université de São Paulo (USP). Elle est coordinatrice du Comité national BDS pour l'Amérique latine et les Caraïbes. Cet article reflète ses opinions personnelles.

Les mouvements de solidarité du Brésil soutiennent depuis longtemps la Palestine, mais les liens économiques et militaires avec Israël continuent de se renforcer. Alors que le Brésil se prépare à accueillir la COP30, les campagnes de base révèlent les connexions entre le militarisme israélien et les inégalités internes, l’agrobusiness et la violence d’État. Ce moment représente une occasion clé pour renforcer les efforts de Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS).


Introduction

La société civile et les mouvements sociaux brésiliens portent la solidarité avec la Palestine à leur agenda depuis plusieurs décennies, mais les dix dernières années ont vu une montée considérable des revendications en faveur du boycott, du désinvestissement et des sanctions (BDS), en réponse à l’appel lancé en 2005 par la société civile palestinienne.

De 2003 à 2016, le Brésil a été gouverné par le Parti des travailleurs (Partido dos Trabalhadores, PT), un parti de gauche. Après la destitution de la présidente Dilma Rousseff en 2016, Michel Temer a occupé la fonction de président jusqu'à l'arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro en 2019. Sous le gouvernement du PT, le Brésil a officiellement reconnu l’État de Palestine en 2010 et a fréquemment condamné les actions militaires israéliennes. Néanmoins, au cours des deux dernières décennies, la politique brésilienne sur cette question est devenue de plus en plus instable, oscillant entre des affirmations de principe de solidarité avec la Palestine et l’approfondissement de liens politiques et économiques avec le régime israélien.
Même sous le PT — et plus encore sous Bolsonaro — le Brésil a augmenté ses achats d’armes à Israël, continué à exporter du pétrole vers l’État d’apartheid, et renforcé le commerce agro-industriel avec ce pays — autant d’activités qui ont contribué à soutenir l’infrastructure de l’occupation israélienne (Nakamura, 2024).

Depuis des décennies, le complexe militaro-industriel brésilien, l’agrobusiness, les politiciens de droite et les lobbys évangéliques-sionistes se sont alignés pour promouvoir un approfondissement des relations entre le Brésil et Israël. Ensemble, ils ont normalisé le commerce avec Israël sous couvert de partenariats technologiques et d’agriculture respectueuse du climat, blanchissant ainsi les crimes du régime israélien.

Cette contradiction apparente — entre une solidarité affichée envers la Palestine et le renforcement des liens économiques avec Israël — n’est pas propre au Brésil. En réalité, très peu de pays dans le monde se sont engagés à couper, ou même à réduire, leurs liens commerciaux avec Israël. Cela demeure vrai même après la reconnaissance internationale généralisée de son régime d’apartheid¹ et les décisions contraignantes de la Cour internationale de Justice (CIJ) en 2004, 2024 et 2025 — la décision de 2024 ayant été soutenue par la grande majorité des pays, y compris le Brésil, dans une résolution de l’Assemblée générale de l’ONU en septembre 2024².

Les mouvements de solidarité au Brésil — dont beaucoup sont ancrés dans les favelas, dans les mouvements urbains pour le logement, les mouvements ruraux sans terre, les luttes pour la justice climatique et les communautés affectées par les agissements des entreprises, ainsi que dans les syndicats étudiants et de travailleurs — ont mené d’importantes campagnes reliant le militarisme israélien à la violence d’État, au pillage environnemental et à l’extractivisme agraire au Brésil.
Depuis le début du génocide diffusé en direct à Gaza et l’expansion des colonies israéliennes et des crimes en Cisjordanie, le besoin urgent de révéler ces liens de complicité et d’exposer comment les relations israélo-brésiliennes affectent les groupes marginalisés au Brésil s’est renforcé. Cette question a désormais atteint une visibilité sans précédent dans les médias grand public.

En novembre 2025, le Brésil accueillera la COP30 à Belém do Pará, aux côtés du Sommet des Peuples⁴.
Cet événement crée une fenêtre stratégique pour confronter les connexions de “greenwashing” [verdissement, écoblanchiment] entre les entreprises israéliennes de technologie agricole et hydrique et les agendas extractivistes en Amérique latine. Il s’agit d’un moment clé pour construire une solidarité concrète avec la Palestine, relier les luttes multiples et renforcer les résistances locales.

Cet article analyse les principaux liens entre le Brésil et Israël, et comment ils se connectent aux luttes sur le terrain au Brésil. Il présente également certaines victoires remportées par les campagnes propalestiniennes et les obstacles freinant de nouveaux progrès, notamment les efforts pour passer des mots aux actes en solidarité avec la Palestine, y compris lors de la COP30.

Cet article est structuré comme suit. Après cette introduction, la section suivante explore les relations entre le Brésil et Israël, en fournissant un contexte historique et en présentant la coopération militaire, les accords agro-industriels, le commerce pétrolier et les positions diplomatiques des deux pays, en particulier au cours des 20 dernières années. La section suivante examine ensuite comment la résistance et la solidarité avec la Palestine, en particulier le BDS, se sont développées au Brésil au cours de la dernière décennie. L'avant-dernière section aborde les défis auxquels est actuellement confrontée la solidarité avec la Palestine et les moyens de les surmonter, notamment les objectifs prioritaires et les perspectives d'avenir prometteuses. L'article se termine par une brève conclusion. Tout au long du texte, l'article applique l'approche critique du « droit international par le bas » (Rajagopal, 2008), selon laquelle la mobilisation politique est essentielle pour faire progresser et appliquer le droit international.



Les relations militaires, économiques et diplomatiques du Brésil avec Israël

Depuis le milieu du XXe siècle, la relation du Brésil avec Israël combine un alignement symbolique et une coopération pragmatique.
En 1947, le diplomate brésilien Oswaldo Aranha, qui présidait l’Assemblée générale des Nations unies, joua un rôle politique et procédural crucial dans l’adoption du Plan de partage de la Palestine (Résolution 181 de l’ONU).
Les récits contemporains et les reconstructions ultérieures créditent Aranha d’avoir reporté le vote pour consolider une majorité des deux tiers en faveur du plan, et d’avoir fait pression activement sur plusieurs délégations.
Ces actions lui valurent d’être publiquement honoré en Israël dans les décennies suivantes (JTA, 2017).
Son rôle à l’ONU a ainsi imprimé une association précoce entre la diplomatie brésilienne et la légitimation internationale de la création d’Israël.

Au début des années 1960, sous la présidence de gauche de João Goulart, les relations bilatérales restaient cordiales mais utilitaires, motivées davantage par des calculs multilatéraux et la recherche de coopération technique que par des affinités idéologiques.
La dictature militaire (1964–1985) inaugura cependant une collaboration sécuritaire et technoscientifique ouverte.
Des documents d’archives cités par des enquêtes journalistiques révèlent des liens étroits entre Israël et la junte brésilienne, incluant des ventes d’armes, des échanges d’expertise militaire et une coopération nucléaire précoce.
Un premier accord entre les deux pays fut signé le 10 août 1964, à peine quatre mois après le coup d’État, suivi de nouveaux accords en 1966, 1967 et 1974 (Mack, 2018).
Même si ces sources ne prouvent pas une participation d’Israël au coup d’État lui-même, elles montrent une rapide convergence post-coup d’État, fondée sur des intérêts communs autour de la sécurité et du développement nucléaire — conforme à la quête de technologies stratégiques du régime militaire.
Ce rapprochement entraîna une intégration structurelle des liens militaro-scientifiques israéliens dans la modernisation autoritaire du Brésil, tout en consolidant la coopération nucléaire germano-brésilienne (1975) et un programme nucléaire parallèle poursuivi jusque dans les années 1990 (Arms Control Association, 2006 ; World Nuclear Association, 2025).

À l’ère démocratique (depuis 1985), le Brésil a oscillé entre un soutien symbolique aux droits palestiniens (reconnaissance diplomatique, déclarations publiques) et une coopération pragmatique avec Israël dans les domaines du commerce, de la sécurité et de la technologie.
Sur le long terme, on distingue donc une double trajectoire :
– un rôle fondateur du Brésil dans la légitimation internationale d’Israël en 1947 ;
– puis, après le coup d’État, une coopération sécuritaire et technologique inscrivant Israël dans le projet de modernisation militaire brésilienne.

Cependant, ces relations diplomatiques ont fluctué selon les gouvernements en place, et ce n’est que très récemment qu’elles se sont réellement été dégradées.
Durant les années 2000, l’Amérique latine dans son ensemble a redéfini son orientation diplomatique face à la question israélo-palestinienne.
Cette reconfiguration s’explique en partie par l’arrivée au pouvoir de gouvernements de gauche et de centre-gauche, la montée de la « vague rose », et la réaction contre le Consensus de Washington (Lucena, 2022).
En parallèle, l’émergence des BRICS et la politique étrangère « active et assertive » du Brésil ont favorisé une volonté d’autonomie vis-à-vis des USA et la diversification des partenariats internationaux.
Dans ce contexte, le soutien à la cause palestinienne devint pour plusieurs gouvernements latino-américains un instrument stratégique de positionnement international (Baeza, 2012).

Malgré cette tendance régionale à l’appui de la Palestine, les grandes économies du continent — Brésil, Argentine, Mexique — ont maintenu une approche « équilibrée » consistant à exprimer leur solidarité avec la Palestine tout en réaffirmant le droit d’Israël à la sécurité.
Cette diplomatie double traduisait un mélange de reconnaissance symbolique et de pragmatisme (Baeza, 2012).
Par exemple, la vague de reconnaissances de l’État de Palestine entre décembre 2010 et mars 2011, bien qu’elle ait marqué une tendance régionale vers l’affirmation de la souveraineté palestinienne, s’est accompagnée d’un discours d’équilibre et de promotion de la paix, plutôt que de sanctions ou de critiques directes envers Israël (Baeza, 2012).

Sous la présidence de Luiz Inácio Lula da Silva, ce positionnement « équilibré » a été particulièrement frappant.
Puissance émergente cherchant à exercer une influence mondiale, le Brésil de Lula (2003–2010) tenta d’assumer un rôle diplomatique de premier plan au Moyen-Orient.
Son gouvernement fit preuve d’une sensibilité sans précédent aux revendications palestiniennes, culminant avec la reconnaissance de l’État de Palestine en décembre 2010.
Cependant, alors que le Venezuela et la Bolivie avaient choisi la rupture diplomatique avec Israël en 2009, le Brésil préféra reconnaître la Palestine tout en préservant ses liens bilatéraux avec Israël (Baeza, 2012).

Cette politique fut interrompue sous la présidence de Jair Bolsonaro, lorsque le Brésil s’aligna ouvertement sur Israël : ouverture d’un bureau commercial à Jérusalem en 2019, projet de transfert de l’ambassade (finalement non réalisé), et adhésion au Israel Allies Caucus⁵.
Cette posture renforça l’alliance idéologique avec les évangéliques conservateurs et les élites économiques (Huberman, 2024).

Avec le retour de Lula pour un troisième mandat en 2023, le Brésil a repris une politique plus traditionnelle : lors de l’ouverture de l’Assemblée générale de l’ONU, Lula rappela l’importance de résoudre « la question palestinienne » et de reconnaître « un État palestinien viable et indépendant ».
Cependant, le Brésil continua à entretenir des relations diplomatiques avec Israël, tout en refusant de reconnaître officiellement Israël comme un régime d’apartheid.
Après le début du génocide en octobre 2023, le gouvernement Lula renforça ses critiques contre les opérations militaires israéliennes.
En février 2024, lors du sommet de l’Union africaine à Addis-Abeba, Lula compara la conduite israélienne à Gaza au génocide nazi.
Israël réagit en déclarant Lula persona non grata, et le Brésil rappela son ambassadeur, refusant depuis d’accréditer celui d’Israël à Brasília (MercoPress, 2023).
Les déclarations officielles depuis octobre 2023 réaffirment le soutien du Brésil à l’État palestinien et au droit international, tout en dénonçant le gouvernement Netanyahou, mais sans rompre les liens commerciaux et militaires.