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17/04/2025

FAUSTO GIUDICE
Fanon façon Barny : tout faux

Fausto GiudiceBastaYeki !, 17 avril 2025

Samedi 12 avril 2025, Jean-Claude Barny a réalisé une sacrée performance à Tunis et sa banlieue. Son film était projeté à 18h au cinéma Le Rio, à 19h à l’IFT (Institut français de Tunisie) et à 21h à L’Agora de La Marsa. Il était présent à l’issue de chaque projection, en compagnie de trois de ses acteurs : Alexandre Bouyer – l’incarnation de Frantz Fanon himself -, qui a raconté que durant le tournage, il a perdu 10 kilos, et deux jeunes acteurs tunisiens, Sfaya Mbarki, jouant le rôle de Farida, une militante du FLN très peu crédible (voir plus bas), et un jeune garçon dont je n’ai pas capté le nom.


C’est que le film de Barny, Fanon, censé se passer en bonne partie à Blida en Algérie, a été tourné en Tunisie avec une majorité d’acteurs et de figurants tunisiens, dans des décors naturels tunisiens, ce qui suscite la première gêne chez le spectateur quelque peu averti.

Tout le monde n’est pas Spike Lee et ne peut pas trouver 34 millions de dollars pour faire jouer à Denzel Washington le rôle de Malcolm X.
Tout le monde n’est pas Abdenour Zahzah pour être capable de réaliser avec seulement 500 000 € un film de fiction impeccable et véridique, car étayé, documenté et réfléchi pendant une vingtaine d’années.
En tout cas, Monsieur Barny, c’est clair, n’est ni Spike Lee ni Abdenour Zahzah.

Et il n’a pu ramasser que 4 millions d’Euros pour réaliser son inepte biopic. Heureusement, des personnes qui lui voulaient du bien lui avaient refilé une première version du scénario d’Abdenour, dans lequel il a pompé allègrement pour concocter sa chorba. Mais ça n’a pas suffi à rendre son film digne, ne serait-ce que du Festival de Montpellier.

Monsieur Barny, quand donc allez-vous vous vous décider à arracher votre masque noir et nous montrer votre peau blanche ? Blanche comme le linceul dans lequel vous avez enveloppé Frantz, après l’avoir assassiné.
Une fois poussé mon cri du cœur et du cerveau, je vais tenter de l’expliquer ci-dessous, en détail.

Remarques générales

Il est clair d’emblée que Barny a vu Le Vent des Aurès de Lakhdar-Hamina (1967), le premier long métrage de l’Algérie indépendante, mais qu’il n’a ni la formation ni le talent pour lui arriver ne serait-ce qu’à la cheville. Au départ, Barny avait un projet mégalomane de raconter les 36 ans de vie de Frantz Fanon, de Fort-de-France à la Dominique, au Maroc, à Lyon et Saint-Alban, à Blida, Tunis, Accra, Bamako etc. Devant l’ampleur du projet, il se rabat sur les 8 dernières années de la vie du héros, choisissant de ne mettre en scène que Blida et Tunis. À partir de là, il a pratiquement tout faux, nous offrant une vision totalement faussée des divers événements qu’il cherche à raconter.

Ses acteurs, mal dirigés, ne savent pas sur quel pied danser et semblent hésiter à chaque scène. Le commissaire de police qui craque après s’être retrouvé dans le rôle de tortionnaire devient dans le film un sergent névrotique de l’armée, Josie, la femme militante de Frantz, devient une épouse d’une platitude consternante jouée par la pauvre actrice belge Déborah François, qui a l’air de se demander ce qu’elle fout là et semble regretter les frères Dardenne. Le seul Belge qui s’en sort est Olivier Gourmet, devenu le grand spécialiste des rôles secondaires de méchant sournois.

Détails incongrus

Venons-en maintenant aux quelques plus gros ratés du récit.

Frantz Fanon avait deux types d’écriture, l’une professionnelle, l’autre politique.
La première était constituée de notes cliniques quotidiennes, manuscrites, et consignées dans les archives de l’hôpital de Blida, où Abdenour Zahzah et Bachir Ridouh les ont consultées pour leur premier film de 2002, Franz Fanon, mémoire d’asile et dans lesquelles Zahzah a puisé pour son deuxième film de 2024, Chroniques fidèles survenues au siècle dernier à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, au temps où Docteur Frantz Fanon était Chef de la cinquième division entre l’an 1953 et 1956.

La seconde était constituée par ses textes politiques. Il n’a jamais dicté un seul texte à sa femme Josie, contrairement à ce que Barny met en scène. Ses textes politiques, il les parlait (Sartre : « Fanon parle à haute voix »), marchant de long en large, et Marie-Jeanne Manuellan, assistante sociale mutée au Centre neuropsychiatrique de jour de l’hôpital Charles-Nicolle de Tunis dirigé par Fanon, les tapait sur une machine achetée pour l’occasion rue de Marseille, quand elle ne prenait pas en note tout ce qui se disait dans les consultations. Elle aura tapé les deux derniers livres de Fanon, L’An V de la Révolution algérienne et Les Damnés de la terre [écouter l’ entretien avec Marie-Jeanne Manuellan et voir son livre Sous la dictée de Fanon, Éditions de l’Amourier, 2017].

L’accent lyonnais/vénissian de Mehdi Senoussi, qui joue Hocine, le principal infirmier travaillant avec Fanon, est lui aussi fort mal venu.

Et que dire de Farida, la jeune militante du FLN interprétée par Sfaya Mbarki, qui se balade dans les rues d’une ville algérienne habillée d’un pantalon fuseau et portant négligemment un hijab décontracté, ce qui lui donne l’air d’une Iranienne ou d’une Afghane émancipée du XXIème siècle, mais en tout cas pas celui d’une jeune combattante clandestine dans l’Algérie des années 1950. Quiconque a une idée minimale de la société algérienne de cette époque, ne serait-ce que pour avoir vu le film La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo, sait que « Farida » se serait déplacée soit vêtue d’un haïk (équivalent algérien du safsari tunisien) soit déguisée en petite pied-noire proprette, en jupe plissée ou tailleur.

La palme du grotesque revient à Salem Kali, lui aussi très mal venu -avec son passé de champion de kung fu et de protagoniste de film de zombies – pour incarner Abane Ramdane, parlant un arabe de karakouz [1] : le summum est atteint dans la scène où il fait un discours aux allures de prêche à des paysans réunis dans une étable. Le public tunisien n’a pas pu se retenir de rigoler lorsqu’il prononce, la bouche en cul-de-poule sous sa moustache : « Di-mou-kra-tttiiyaa ». Abane Ramdane était un Kabyle trilingue ayant reçu une éducation française et un modèle d’intellectuel organique, réalisant l’alchimie de la constitution du mouvement national de libération. Il pensait certes, avec Mao, que « le pouvoir est au bout du fusil », mais, toujours avec Mao, que « le parti commande aux fusils et il ne faut jamais permettre que les fusils commandent au parti ». Ce fut ce qui signa son arrêt de mort. Il fut étranglé sur ordre des 3 B (Belkacem, Boussouf, Bentobbal] et avec l’assentiment des trois autres B [Ben Bella, Boumediène, Bouteflika), dans une ferme entre Tétouan et Tanger où on lui avait tenu un traquenard, et non pas, comme le filme Barny, dans une villa de Tunis.

Et pour finir, la dernière scène, celle de l’enterrement. Fanon n’a pas été enterré par quelques fellahs en gandoura dans une plaine et dans un linceul, mais dans un cercueil à Aïn Kerma, en territoire algérien, par un détachement de l’Armée de Libération Nationale qui lui a rendu les honneurs militaires. Ces faits documentés – par exemple dans l’excellent documentaire d’Hassane Mezine, Fanon hier, aujourd’hui (2018) - ont été ignorés par Si Barny.

Pour conclure, Madame la France a trouvé dans le bioupik barnyen une occasion très bon marché - ça ne mange pas de pain - de se redorer le blason auprès de ses encore-colonisés de tous les continents. Mais pas auprès des décolonisés, dont votre serviteur pense faire partie. À bon entendeur salut. Quant aux autistes et autres narcissiques konparézon*, qu’ils continuent à contempler leur nombril.

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Notes

1 - Karakouz : terme tunisien désignant le théâtre d'ombres d'ombres d'origine ottomane, dérivé du turc Karagöz (oeil noir), nom du personnage plébéien et lourdaud, devenu en Grèce Karagiorgios. Karakouz en tunisien désigne généralement le cirque politicard.

*Par un hasard qui n’a rien de curieux, le film a eu son avant-première au Festival de Marrakech, au Maroc, un royaume dont tout le monde sait, au moins depuis la disparition forcée de Mehdi Ben Barka, qu’il est un bastion avancé des luttes de libération des peuples opprimés.

**Konparézon : prétentieux en kréyòl gwadloupèyen (créole guadeloupéen)



26/02/2024

ROSA LLORENS
La Ferme des Bertrand : entre émotion et perplexité

Rosa Llorens, 26/2/2024 

La sortie de La ferme des Bertrand, de Gilles Perret, semble arriver au moment le plus opportun : elle constitue un hommage à un groupe d’agriculteurs et à leur travail à l’heure où les paysans sont obligés de défendre leur outil de travail contre Macron, Bruxelles et l’Empire US. Mais, malgré la force d’émotion du film, on peut se demander s’il éclaire vraiment la situation actuelle.

Le film reprend des images d’un premier documentaire, en noir et blanc, de Marcel Trillat, en 1972, d’un premier documentaire de G. Perret, de 1997, « Trois frères pour une vie », dont La ferme des Bertrand prend la suite. On suit donc, sur 50 ans, une famille d’éleveurs de Quincy, en Haute-Savoie (près de Genève), remarquable en ce qu’elle a réussi à préserver son exploitation à travers trois transmissions : trois frères ont d’abord repris la ferme de leurs parents, puis un de leurs neveux, avec sa femme Hélène, et maintenant un fils et un gendre d’Hélène. Le héros du film, c’est André, seul survivant de la fratrie originelle : au fil des trois films (et sur la belle affiche du film), on le voit vieillir et se recroqueviller (dans le troisième film, il a dû abandonner l’étable et limiter ses activités au poulailler). On suit d’abord les trois frères, puis André seul et ses descendants, dans leur vie quotidienne, dans l’étable, au pré, dans leur cuisine, en train de préparer leur soupe, ou de prendre un café arrosé, versé jusqu’à ras bord, dans des verres duralex (à cette occasion, on voit même le patriarche, leur père, la toute première génération). C’est donc le bilan de toute une vie que fait André, une vie de sacrifices (tous trois sont restés célibataires), et de dur travail, puisque, faute de capitaux, les trois frères ont dû tout faire à la force des bras (on les découvre même au départ dans une activité de casseurs de cailloux). 

 

 Tous les critiques relèvent la force des paroles d’André, leur impact sur le spectateur : la plupart d’entre nous ont encore des souvenirs de grands-parents paysans, souvenirs d’enfance qui imprègnent toute notre vie, aussi chacun peut-il voir en André un grand-père ou un père. Voilà un film qui montre la vraie vie, loin de tous ces films adultérés, idéologisés, dont les héroïnes bovaryennes n’ont d’autre problème que de « s’émanciper » du « patriarcat » et les héros de savoir si leur sexe leur convient ou non. C’est donc avec une profonde empathie qu’on voit le film : la vie des Bertrand, c’est la nôtre, telle qu’elle s’écoule, d’une saison à l’autre, d’une génération à l’autre, et on sort du cinéma la gorge un peu serrée.

Mais André n’a rien d’un nostalgique : il a toujours pris le parti de la modernité, c’est-à-dire de la mécanisation, au point que maintenant ses petits-neveux ne descendent de leur tracteur que pour suivre la gestion des bêtes sur l’ordinateur, et ne pensent plus à fignoler à la main le travail de la machine. Et sa nièce Hélène, qui va prendre sa retraite à plus de 65 ans, va être remplacée par une lourde machine à traire.

Cependant, ce parti-pris de modernité suscite moins d’empathie, pour diverses raisons.

D’abord, une raison qu’on peut taxer de sentimentale : on souffre de voir les bêtes soumises à un protocole imposé par les machines (tels des Palestiniens à un check-point) et défiler une par une sur des espèces de potences où elles sont traites. La mise bas d’une vache est encore plus pénible : l’éleveur tire sur les pattes avant du nouveau-né avec une corde pour accélérer la naissance (j’avais vu pire dans un film danois où le petit veau était attaché avec une chaîne sur laquelle l’éleveuse tirait comme une malade) ; la suite est encore pire : on écarte brutalement les pattes du veau : « Celui-là, c’est un mâle, il ira à la boucherie ». Puis on voit Hélène le nourrir au biberon en disant : « Il tète le lait de sa mère ». Peut-être, mais il ne connaîtra jamais sa mère, ni elle son petit, puisque les veaux sont élevés dans des boxes à part.

Il y a quelque chose de fondamentalement pervers dans l’élevage (et je ne parle même pas des poussins mâles jetés dans la broyeuse – pratique à laquelle on a théoriquement mis fin). Mais la solution n’est certainement pas de nous gaver d’insectes, et il faudrait en tout cas commencer par interdire l’importation de poulets ukrainiens produits dans d’abominables méga-usines [comme celles du groupe MHP, de l’oligarque Yuriy Kosyuk, plus gros producteur de poulets d’Europe, récemment épinglé par Macron].

Notre Ryaba [poule aux œufs d’or) : sans antibiotiques, sans hormones de croissance, existe aussi en version halal

Autre chose laisse perplexe dans ce film : oui, il est d’actualité parce qu’il y est question d’agriculteurs ; mais les Bertrand sont-ils représentatifs de leur profession ? On a parlé à propos du film de « conte de fées », et, effectivement, ils sont contents de leur sort, et la nouvelle génération peut même s’octroyer des vacances. Mais ils sont protégés par l’AOP Reblochon, qui leur garantit des prix convenables. Les agriculteurs qui manifestent aujourd’hui un peu partout en Europe de l’Ouest, ceux qui ont investi le Salon de l’Agriculture où paradait Macron (comme je ne regarde pas la télévision, je l’imagine en habit et culotte à rubans et perruque poudrée), luttent pour leur survie, et l’investissement en machines sophistiquées les endette irrémédiablement ; parmi eux, on compte, selon une statistique, un suicide tous les deux jours, selon une autre, deux suicides par jour.

La ferme des Bertrand est un film réussi (sans doute ce qu’on peut voir de mieux actuellement sur les écrans) et émouvant ; mais on peut s’étonner que le militant Gilles Perret, auteur en 2007 de Ma Mondialisation, produise un film aussi irénique. André conclut : « Notre vie est une réussite économique, mais un échec humain » (dans le domaine affectif) : si, sur le plan humain, il faudrait aussi parler de la satisfaction d’avoir mené à bien leur projet, sur le plan économique, il faudrait nuancer, tant leur prospérité (relative, bien sûr) paraît marginale dans la situation actuelle.

 

16/04/2023

ROSA LLORENS
L’Établi : un intellectuel chez les ouvriers

 Rosa Llorens, 16/4 /2023
Édité par Fausto Giudice, Tlaxcala 

L’Etabli raconte l’expérience de Robert, normalien de 24 ans et militant maoïste, qui se fait embaucher*, en septembre 1968, chez Citroën pour connaître la condition ouvrière et organiser des actions de lutte ; le film adapte le livre du même titre de Robert Linhart, qui date de 1978.


C’est un film réussi, dans un genre malaisé : les ouvriers au cinéma sont souvent peu vraisemblables, et la rencontre entre ouvriers (ou paysans) et intellectuel est souvent décrite avec arrogance à l’égard des premiers (Le Christ s’est arrêté à Eboli, pourtant d’un grand cinéaste, Francesco Rosi, en fait foi). L’Etabli échappe à ces deux dangers et produit un récit de grève convaincant et émouvant. L’actualité du film est évidente dans le contexte de lutte actuel ; mais que peut-on penser aujourd’hui du mouvement des « établis » ?

L’usine Citroën** de Paris 13ème, cadre de l’action, a été reconstituée à Clermont-Ferrand, dans des locaux désaffectés de Michelin. Robert découvre les difficultés du travail sur une chaîne de montage, et a d’abord du mal à s’y habituer (maladroit, il commence par se blesser, et travaillera pendant une partie du film avec des bandages autour des doigts). Mais la pénibilité de ce travail vient surtout de son caractère répétitif, et de la vigilance permanente qu’il exige : le soir venu, l’ouvrier est abruti (là-dessus, plutôt que Les Temps modernes de Chaplin, il faut citer La classe ouvrière va au Paradis, d’Elio Petri, avec Gian Maria Volonté, de 1971 ). La tension psychique est encore accrue par la surveillance des agents de maîtrise, qui se traduit par d’incessantes humiliations, notamment à l’égard des ouvriers racisés ; c’est ce qui amènera l’un des climax du film, lorsqu’un Sénégalais, insulté, pète les plombs et agresse un agent de maîtrise raciste.

Cette présentation des conditions de travail et l’adaptation de Robert au travail manuel constitue le premier centre d’intérêt du film. Le deuxième est l’action militante de Robert, déclenchée, en janvier 1969, par la décision de la direction de « récupérer » les heures de travail « perdues » du fait des grèves de mai-juin 68 : les ouvriers devront, pendant plusieurs mois, travailler, gratuitement, 3/4 d’heure de plus par jour (ainsi les augmentations de salaire accordées lors des accords de Grenelle n’auront été qu’un miroir aux alouettes). Mais cette mesure humiliante va déclencher la révolte : ce sera le moment jubilatoire du film, lorsque les ouvriers, pour défendre leur dignité, s’organisent, autour de Robert, et que la grève rallie de plus en plus de travailleurs.

Mais la fierté retrouvée et l’action solidaire ne dureront que quelques jours : la direction passe à la contre-attaque, et organise un vote sur la grève, qu’elle ne se privera pas de truquer (les élections marquent souvent la fin des mouvements sociaux !). Commence alors la répression, avec le renvoi des meneurs. C’est le troisième temps, l’échec.

Le quatrième temps, c’est celui du bilan, de la réflexion, des questions. Jusque-là, Robert s’est efforcé de se fondre dans la masse des ouvriers, faisant de l’agit-prop (secondé, de l’extérieur, par un étudiant mao qui distribue des tracts à la sortie de l’usine), organisant, mais poussant certains des ouvriers au premier plan. Maintenant, la barrière de classe réapparaît : les conséquences ne seront pas les mêmes pour l’intellectuel établi, et pour les ouvriers qui perdent leur logement (attribué, en foyer, par l’usine) et leur gagne-pain. Robert s’interroge alors sur ses responsabilités : il a poussé les ouvriers à la grève, mais lui retrouve tous les soirs un confortable appartement bourgeois*** et même, une fois renvoyé, un poste de professeur à l’Université (de Vincennes (plus tard transférée à Saint-Denis, devenant Paris-8). Que doit-on penser de cette expérience des établis et de la façon dont le film en rend compte ?

Mathias Gokalp, le réalisateur, montre tout le monde (sauf bien sûr la direction et ses chiens de garde, agents de maîtrise et milice patronale) sous un jour très sympathique : les ouvriers, avec chacun son histoire, privilégiant un groupe de trois ouvrières yougoslaves chargées de monter une pièce délicate, le compteur de vitesse (dans la réalité, c’étaient des hommes qui faisaient ce travail), comme les militants. Parmi ceux-ci, il faut mettre à part le prêtre ouvrier, délégué CGT (Olivier Gourmet) : il est appréciable que Gokalp ne le diabolise pas, alors qu’à l’époque les groupuscules gauchistes étaient en guerre contre les communistes « révisionnistes » ; mais il n’a rejoint les ouvriers grévistes qu’à titre personnel, la direction de la CGT refusant de les soutenir. Quant aux militants gauchistes, ils sont tous solidaires des ouvriers, sans aucun intérêt personnel ou sectaire : Robert renonce même à un poste à l’Université (pas celle de Vincennes, peut-être la Sorbonne) pour partager les luttes et les problèmes des ouvriers : n’y a-t-il pas là un certain angélisme ? Elio Petri, lui, se montre plus caustique et désabusé : il montre un ouvrier manipulé par les gauchistes qui, lorsqu’il est licencié, lui expriment leur sympathie mais l’abandonnent à son sort.

Que penser finalement de cette expérience « transclasses » ?

Certes, le film nous laisse sur des notes d’espoir : l’ouvrier qui avait toute la confiance de Robert, mais avait joué les agents provocateurs pour le compte de la direction, sort transformé de son compagnonnage avec l’établi, et organise des luttes dans son nouveau poste, et Robert, redevenu professeur, transforme son enseignement, passant des abstractions de la philosophie pure à des problèmes sociaux concrets. Mais l’« établissement » garde-t-il une actualité ?

Lire un extrait

Le mouvement des Gilets Jaunes a vu une nouvelle classe populaire tenir en échec un Etat autoritaire et violent en s’organisant d’elle-même ; selon Emmanuel Todd, le peuple, dont les meilleurs éléments ne vont plus offrir du sang neuf aux élites, faute d’ascenseur social, va devenir de plus en plus intelligent, face à des élites crétinisées par un enseignement supérieur à l’américaine. En 2016, déjà, Christophe Guilluy, dans Le Crépuscule de la France d’en haut, parlait du « marronnage » des classes populaires : comme des esclaves marrons, elles ont échappé à la tutelle des élites et ne veulent plus les entendre ; elles forgent leur propre réflexion et définissent leurs propres revendications. Certes, le marronnage pourrait tourner en marginalisation, c’était ce qu’estimait Emmanuel Todd, dans Les luttes de classes en France au XXIe siècle (Seuil, 2020). Mais, dans une interview plus récente, sa position semble avoir évolué : la crise du Covid a montré que les ouvriers et la production, et plus largement les employés dans les  services à la personne, étaient indispensables au pays ; il est donc possible qu’ils retrouvent une place centrale et que leurs revendications acquièrent plus de poids. Cela peut sembler paradoxal alors que la loi sur les retraites vient d’être nuitamment promulguée ; mais il se pourrait que ce soit une victoire à la Pyrrhus, tant on sent monter le malaise et l’exaspération.

 

➤France-Culture a consacré une émission au film et au livre L’Établi, avec la participation de Robert et Virginie Linhart :

Écouter le podcast de la série en 5 épisodes sur le livre L’Établi

 

NdE

*En juin 1967, l’UJCml (Union des jeunesses Communistes (marxiste-léniniste) lance la “longue marche”, “l’établissement” : plusieurs centaines de jeunes militants étudiants et lycéeens se font embaucher dans des usines ou vont travailler en milieu agricole, suivant ainsi l’exemple des Gardes rouges chinois, qui, pendant la Révolution culturelle, avaient appliqué la devise de Mao Zedong, “Le mandarin doit descendre de son cheval” [rappelons qu’à cette époque, ls enfants d’ouvriers ne représentaient que 8% des étudiants universitaires]. Interdite par Raymond Marcellin comme une douzaine de groupes gauchistes le 12 juin 1968, l’UJCml devient en septembre 1968 la Gauche prolétarienne (GP, alias les “mao-spontex », pour “spontanéistes”), dont les militants créeront des Comités de lutte dans diverses usines. Certains reviendront assez rapidement à leurs études, comme Linhart, qui quitta Citroën après un an, d’autres resteront ouvriers et deviendront souvent des militants des syndicats qu’ils avaient combattus. La GP s’autodissout en 1973

**Citroën rachète 1965 l’usine Panhard Levassor, créée en 1891 avenue d’Ivry à Paris 13ème et qui fut la première usine d’automobiles du monde, pour y assembler les légendaires 2CV fabriquées dans l’usine Citroën du Quai de Javel (15ème). Les deux usines fermeront en 1975.

***Virginie Linhart, la fille du protagoniste, a raconté que le décor bourgeois du film ne correspondait à aucune réalité vécue : « On campait, on n’avait même pas de table et j’ai dormi pendant des années sous une énorme affiche chinoise ».