Rosa Llorens, 16/4 /2023
Édité par Fausto Giudice, Tlaxcala
L’Etabli raconte l’expérience de Robert, normalien de 24
ans et militant maoïste, qui se fait embaucher*, en septembre 1968, chez
Citroën pour connaître la condition ouvrière et organiser des actions de
lutte ; le film adapte le livre du même titre de Robert Linhart, qui date
de 1978.
C’est un film réussi, dans un genre malaisé :
les ouvriers au cinéma sont souvent peu vraisemblables, et la rencontre entre
ouvriers (ou paysans) et intellectuel est souvent décrite avec arrogance à
l’égard des premiers (Le Christ s’est arrêté à Eboli, pourtant d’un
grand cinéaste, Francesco Rosi, en fait foi). L’Etabli échappe à ces
deux dangers et produit un récit de grève convaincant et émouvant. L’actualité
du film est évidente dans le contexte de lutte actuel ; mais que peut-on
penser aujourd’hui du mouvement des « établis » ?
L’usine Citroën** de Paris 13ème, cadre
de l’action, a été reconstituée à Clermont-Ferrand, dans des locaux désaffectés
de Michelin. Robert découvre les difficultés du travail sur une chaîne de
montage, et a d’abord du mal à s’y habituer (maladroit, il commence par se
blesser, et travaillera pendant une partie du film avec des bandages autour des
doigts). Mais la pénibilité de ce travail vient surtout de son caractère
répétitif, et de la vigilance permanente qu’il exige : le soir venu,
l’ouvrier est abruti (là-dessus, plutôt que Les Temps modernes de
Chaplin, il faut citer La classe ouvrière va au Paradis, d’Elio
Petri, avec Gian Maria Volonté, de 1971 ). La tension psychique est encore
accrue par la surveillance des agents de maîtrise, qui se traduit par
d’incessantes humiliations, notamment à l’égard des ouvriers racisés ;
c’est ce qui amènera l’un des climax du film, lorsqu’un Sénégalais, insulté,
pète les plombs et agresse un agent de maîtrise raciste.
Cette présentation des conditions de travail et
l’adaptation de Robert au travail manuel constitue le premier centre d’intérêt
du film. Le deuxième est l’action militante de Robert, déclenchée, en janvier
1969, par la décision de la direction de « récupérer » les heures de
travail « perdues » du fait des grèves de mai-juin 68 : les
ouvriers devront, pendant plusieurs mois, travailler, gratuitement, 3/4 d’heure
de plus par jour (ainsi les augmentations de salaire accordées lors des accords
de Grenelle n’auront été qu’un miroir aux alouettes). Mais cette mesure
humiliante va déclencher la révolte : ce sera le moment jubilatoire du
film, lorsque les ouvriers, pour défendre leur dignité, s’organisent, autour de
Robert, et que la grève rallie de plus en plus de travailleurs.
Mais la fierté retrouvée et l’action solidaire ne
dureront que quelques jours : la direction passe à la contre-attaque, et
organise un vote sur la grève, qu’elle ne se privera pas de truquer (les
élections marquent souvent la fin des mouvements sociaux !). Commence alors la
répression, avec le renvoi des meneurs. C’est le troisième temps, l’échec.
Le quatrième temps, c’est celui du bilan, de la
réflexion, des questions. Jusque-là, Robert s’est efforcé de se fondre dans la
masse des ouvriers, faisant de l’agit-prop (secondé, de l’extérieur, par un
étudiant mao qui distribue des tracts à la sortie de l’usine), organisant, mais
poussant certains des ouvriers au premier plan. Maintenant, la barrière de
classe réapparaît : les conséquences ne seront pas les mêmes pour
l’intellectuel établi, et pour les ouvriers qui perdent leur logement
(attribué, en foyer, par l’usine) et leur gagne-pain. Robert s’interroge alors
sur ses responsabilités : il a poussé les ouvriers à la grève, mais lui
retrouve tous les soirs un confortable appartement bourgeois*** et même, une
fois renvoyé, un poste de professeur à l’Université (de Vincennes (plus
tard transférée à Saint-Denis, devenant Paris-8). Que doit-on penser de cette
expérience des établis et de la façon dont le film en rend compte ?
Mathias Gokalp, le réalisateur, montre tout le
monde (sauf bien sûr la direction et ses chiens de garde, agents de maîtrise et
milice patronale) sous un jour très sympathique : les ouvriers, avec
chacun son histoire, privilégiant un groupe de trois ouvrières yougoslaves
chargées de monter une pièce délicate, le compteur de vitesse (dans la réalité,
c’étaient des hommes qui faisaient ce travail), comme les militants. Parmi
ceux-ci, il faut mettre à part le prêtre ouvrier, délégué CGT (Olivier
Gourmet) : il est appréciable que Gokalp ne le diabolise pas, alors qu’à
l’époque les groupuscules gauchistes étaient en guerre contre les communistes
« révisionnistes » ; mais il n’a rejoint les ouvriers grévistes
qu’à titre personnel, la direction de la CGT refusant de les soutenir. Quant
aux militants gauchistes, ils sont tous solidaires des ouvriers, sans aucun
intérêt personnel ou sectaire : Robert renonce même à un poste à
l’Université (pas celle de Vincennes, peut-être la Sorbonne) pour partager les
luttes et les problèmes des ouvriers : n’y a-t-il pas là un certain
angélisme ? Elio Petri, lui, se montre plus caustique et désabusé :
il montre un ouvrier manipulé par les gauchistes qui, lorsqu’il est licencié,
lui expriment leur sympathie mais l’abandonnent à son sort.
Que penser finalement de cette expérience
« transclasses » ?
Certes, le film nous laisse sur des notes d’espoir :
l’ouvrier qui avait toute la confiance de Robert, mais avait joué les agents
provocateurs pour le compte de la direction, sort transformé de son
compagnonnage avec l’établi, et organise des luttes dans son nouveau poste, et
Robert, redevenu professeur, transforme son enseignement, passant des
abstractions de la philosophie pure à des problèmes sociaux concrets. Mais
l’« établissement » garde-t-il une actualité ?
Lire
un extrait
Le mouvement des Gilets Jaunes a vu une nouvelle
classe populaire tenir en échec un Etat autoritaire et violent en s’organisant
d’elle-même ; selon Emmanuel Todd, le peuple, dont les meilleurs éléments
ne vont plus offrir du sang neuf aux élites, faute d’ascenseur social, va
devenir de plus en plus intelligent, face à des élites crétinisées par un
enseignement supérieur à l’américaine. En 2016, déjà, Christophe Guilluy, dans Le
Crépuscule de la France d’en haut, parlait du « marronnage »
des classes populaires : comme des esclaves marrons, elles ont échappé à
la tutelle des élites et ne veulent plus les entendre ; elles forgent leur
propre réflexion et définissent leurs propres revendications. Certes, le
marronnage pourrait tourner en marginalisation, c’était ce qu’estimait Emmanuel
Todd, dans Les
luttes de classes en France au XXIe
siècle (Seuil, 2020). Mais, dans une interview
plus récente, sa position semble avoir évolué : la crise du Covid a
montré que les ouvriers et la production, et plus largement les employés dans
les services à la personne, étaient
indispensables au pays ; il est donc possible qu’ils retrouvent une place
centrale et que leurs revendications acquièrent plus de poids. Cela peut
sembler paradoxal alors que la loi sur les retraites vient d’être nuitamment
promulguée ; mais il se pourrait que ce soit une victoire à la Pyrrhus,
tant on sent monter le malaise et l’exaspération.
➤France-Culture a consacré une émission au film et
au livre L’Établi, avec la participation de Robert et Virginie Linhart :
➤Écouter le podcast de la série en 5 épisodes sur
le livre L’Établi
NdE
*En juin 1967, l’UJCml (Union des jeunesses
Communistes (marxiste-léniniste) lance la “longue marche”, “l’établissement” :
plusieurs centaines de jeunes militants étudiants et lycéeens se font embaucher
dans des usines ou vont travailler en milieu agricole, suivant ainsi l’exemple
des Gardes rouges chinois, qui, pendant la Révolution culturelle, avaient
appliqué la devise de Mao Zedong, “Le mandarin doit descendre de son cheval”
[rappelons qu’à cette époque, ls enfants d’ouvriers ne représentaient que 8%
des étudiants universitaires]. Interdite par Raymond Marcellin comme une
douzaine de groupes gauchistes le 12 juin 1968, l’UJCml devient en septembre
1968 la Gauche prolétarienne (GP, alias les “mao-spontex », pour “spontanéistes”),
dont les militants créeront des Comités de lutte dans diverses usines. Certains
reviendront assez rapidement à leurs études, comme Linhart, qui quitta Citroën après
un an, d’autres resteront ouvriers et deviendront souvent des militants des
syndicats qu’ils avaient combattus. La GP s’autodissout en 1973
**Citroën rachète 1965 l’usine Panhard Levassor,
créée en 1891 avenue d’Ivry à Paris 13ème et qui fut la première
usine d’automobiles du monde, pour y assembler les légendaires 2CV fabriquées
dans l’usine Citroën du Quai de Javel (15ème). Les deux usines
fermeront en 1975.
***Virginie Linhart, la fille du protagoniste, a
raconté que le décor bourgeois du film ne correspondait à aucune réalité vécue : « On
campait, on n’avait même pas de table et j’ai dormi pendant des années sous une
énorme affiche chinoise ».