La cause palestinienne a ravivé un partenariat forgé à l’époque de la lutte pour les droits civiques, tout en créant de nouvelles tensions.
Daniel Bergner, The
New York Times, 18/1/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Daniel Bergner (1960) est un collaborateur du du New York Times Magazine et l’auteur de 7 livres, dont le plus récent est “The Mind and the Moon: My Brother’s Story, the Science of Our Brains, and the Search for Our Psyches”.
Eva
Borgwardt a embrassé la cause palestinienne pour la première fois l’été suivant
sa sortie du lycée. C’est arrivé à cause de Michael Brown. C’était en août
2014, et à Ferguson, dans le Maryland, non loin du quartier aisé de sa famille
à Saint-Louis, des manifestations éclataient après que Michael
Brown eut été tué par un policier. À la maison, Borgwardt s’est souvent
demandé qui elle aurait été à l’époque du mouvement pour les droits civiques.
Aurait-elle vraiment défendu ce qui était juste ? Aujourd’hui, alors que les
manifestations pour la justice raciale et contre les brutalités policières
dominent l’actualité, sa mère, professeure d’histoire et spécialiste des droits humains,
lui dit : « C’est un moment de ‘Où étais-tu dans l’histoire’ ».
Borgwardt s’est
rendue aux manifestations avec une grande glacière et a distribué des
bouteilles d’eau en marge de la manifestation. « J’étais une jeune fille
blanche de 18 ans qui essayait de se rendre utile » Lorsque les
manifestants défilaient, elle tirait sa glacière disgracieuse le long du défilé.
À Ferguson,
jour après jour, Borgwardt a été confrontée pour la première fois au racisme
systémique. « J’ai dû me rendre compte que dans ces manifestations, dans
les rues, les policiers ne sont pas les gentils. Que les structures, comme la
police, qui m’ont servi toute ma vie sont littéralement mortelles et conçues
pour opprimer les gens qui vivent dans ma ville. Je n’avais jamais été
confronté à ça auparavant ».
Lors des
manifestations, elle a été confrontée à autre chose : le lien entre la lutte
pour la justice raciale dans ce pays et le mouvement pour la libération de la
Palestine. Il y avait des Palestiniens aux rassemblements, dont les banderoles
proclamaient « Palestine Stands With Ferguson » et « Palestinian
Lives Matter ». Sur Twitter, Borgwardt a vu que les Palestiniens
tweetaient leur soutien à plus de 6 000 kilomètres de là, ainsi que des
conseils sur la manière de faire face aux gaz lacrymogènes lancés par la
police. Cet été-là, une attaque palestinienne meurtrière et les représailles de
l’armée israélienne en Cisjordanie ont entraîné des semaines de guerre entre
Israël et le Hamas à Gaza. « Soudain, se souvient Borgwardt, les
parallèles m’ont paru évidents. Les Noirs usaméricains face à une police
militarisée et les Palestiniens de Cisjordanie face à une armée chargée du
maintien de l’ordre ».
Eva
Borgwardt, qui est juive, a commencé à interpréter différemment le langage qu’elle
a entendu lors des manifestations. « J’ai été socialisée à percevoir des
phrases comme “Du fleuve à la mer” et “Palestine libre” comme menaçantes, comme
signifiant “effacer les Juifs de la carte”, au lieu de parler de liberté et d’égalité ».
Mais alors
qu’elle commençait à penser différemment, « la plupart des membres de ma
communauté juive, même les juifs de ma congrégation qui sont allés aux
manifestations », dit-elle, « paniquaient à propos de la solidarité
avec la Palestine lors des manifestations ». À propos d’une banderole « Free
Palestine », elle se souvient d’un commentaire d’un autre juif : « C’est
une honte qu’elle soit là ».
Deux ans
plus tard, alors qu’elle était étudiante à Stanford, cette tension est montée
en flèche. Le Movement for Black Lives (Mouvement pour les vies noires), le
consortium de groupes pour la justice raciale qui comprend Black
Lives Matter, a publié une tribune déclarant qu’Israël était “un État d’apartheid”
et que les USA étaient complices « du génocide perpétré contre le
peuple palestinien ». Des dénonciations furieuses et des accusations d’antisémitisme
sont venues de tout le monde juif. Borgwardt craignait que l’allégeance
farouche des Juifs usaméricains à Israël ne les écarte facilement de l’action
en faveur de la justice raciale.
Pendant et
après ses études, elle a donc entrepris de persuader les jeunes juifs de voir
réellement « l’oppression de l’occupation », les rapprochant ainsi de
la façon dont les militants noirs ont tendance à considérer Israël et les
Palestiniens. Dans les salles de réunion des universités et dans les centres
communautaires, elle a mené des discussions informelles sur des articles concernant
des villages palestiniens rasés par les forces israéliennes. Malgré le malaise
institutionnel des juifs à l’égard du Mouvement pour les vies noires et de
Black Lives Matter, elle a constaté que les juifs de son âge étaient « plus
susceptibles de sympathiser avec la cause palestinienne sur la base de la
politique de justice raciale menée dans leur pays ». Elle a mobilisé de
jeunes Juifs pour faire pression sur la Fédération de la communauté juive et le
Fonds de dotation de San Francisco afin qu’ils cessent de financer des groupes
qui, selon des articles de presse, ont favorisé l’expansion des colonies
israéliennes en Cisjordanie. (La fédération dément ces informations).
Aujourd’hui,
elle est d’autant plus passionnée. Borgwardt, de petite taille et aux cheveux
noirs bouclés, est la porte-parole nationale d’IfNotNow, une organisation
composée principalement de jeunes juifs à la pointe de l’activisme en faveur de
la libération de la Palestine. À la mi-octobre, devant le nombre croissant de
civils tués par
les bombardements israéliens sur Gaza en réponse à l’attaque du Hamas dans
le sud d’Israël le 7 octobre, qui a fait environ 1 200 morts, un nombre inconnu
de viols [sic] et de mutilations [resic] et plus de 240 otages,
IfNotNow est passé à l’action. L’organisation, ainsi que Jewish Voice for
Peace, un groupe de progressistes juifs partageant les mêmes idées, a entraîné
des milliers de personnes dans des rassemblements pro-palestiniens, bloquant
les portes de la Maison Blanche et investissant la rotonde du Capitole, ce qui
a donné lieu à des centaines d’arrestations. Tout au long de l’automne, dans la
région de la baie, à Boston, à New York, à Chicago et à Los Angeles, IfNotNow a
bloqué des ponts, organisé des sit-in aux heures de pointe sur les autoroutes
et occupé des bâtiments gouvernementaux.
J’ai
rencontré Eva Borgwardt à Washington au début du mois de novembre, lors de l’une
des plus grandes manifestations pro-palestiniennes jamais organisées sur le sol
usaméricain. Des cercueils factices, recouverts de drapeaux palestiniens,
étaient alignés au pied d’une scène. Au-dessus des cercueils, une longue banderole
rouge et noire exigeait : « Mettez fin au nettoyage ethnique de la
Palestine financé par les USA ». La foule, qui comptait entre 100 000 et
300 000 personnes, scandait : «Five, six, seven, eight, Israel is a terrorist
state” [ Cinq, six, sept, huit, Israël est un État terroriste].
Cette
manifestation n’était pas organisée par IfNotNow, mais le groupe de Borgwardt a
rassemblé un contingent assez important. Leurs pancartes se sont mélangées aux
pancartes artisanales qui flottaient dans l’air : L’une d’entre elles,
intitulée « Genocide Joe », fait référence au soutien apporté par le
président Biden à Israël par le biais d’une aide militaire se chiffrant en
milliards de dollars. « Cessez le feu maintenant », « Pas de
paix sur une terre volée », « Les Juifs disent non au génocide ! »,
« Révolution Intifada ! »
« Près
de 40 % des Juifs usaméricains de moins de 40 ans considèrent Israël comme un
État d’apartheid », m’a dit Borgwardt, fière d’avoir contribué à amener
les jeunes Juifs à cette conclusion. Cette statistique est issue d’un sondage réalisé en 2021 par l’Institut de l’électorat juif ;
elle suppose que ce chiffre est en augmentation.