La cause palestinienne a ravivé un partenariat forgé à l’époque de la lutte pour les droits civiques, tout en créant de nouvelles tensions.
Daniel Bergner, The
New York Times, 18/1/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Daniel Bergner (1960) est un collaborateur du du New York Times Magazine et l’auteur de 7 livres, dont le plus récent est “The Mind and the Moon: My Brother’s Story, the Science of Our Brains, and the Search for Our Psyches”.
Eva
Borgwardt a embrassé la cause palestinienne pour la première fois l’été suivant
sa sortie du lycée. C’est arrivé à cause de Michael Brown. C’était en août
2014, et à Ferguson, dans le Maryland, non loin du quartier aisé de sa famille
à Saint-Louis, des manifestations éclataient après que Michael
Brown eut été tué par un policier. À la maison, Borgwardt s’est souvent
demandé qui elle aurait été à l’époque du mouvement pour les droits civiques.
Aurait-elle vraiment défendu ce qui était juste ? Aujourd’hui, alors que les
manifestations pour la justice raciale et contre les brutalités policières
dominent l’actualité, sa mère, professeure d’histoire et spécialiste des droits humains,
lui dit : « C’est un moment de ‘Où étais-tu dans l’histoire’ ».
Borgwardt s’est
rendue aux manifestations avec une grande glacière et a distribué des
bouteilles d’eau en marge de la manifestation. « J’étais une jeune fille
blanche de 18 ans qui essayait de se rendre utile » Lorsque les
manifestants défilaient, elle tirait sa glacière disgracieuse le long du défilé.
À Ferguson,
jour après jour, Borgwardt a été confrontée pour la première fois au racisme
systémique. « J’ai dû me rendre compte que dans ces manifestations, dans
les rues, les policiers ne sont pas les gentils. Que les structures, comme la
police, qui m’ont servi toute ma vie sont littéralement mortelles et conçues
pour opprimer les gens qui vivent dans ma ville. Je n’avais jamais été
confronté à ça auparavant ».
Lors des
manifestations, elle a été confrontée à autre chose : le lien entre la lutte
pour la justice raciale dans ce pays et le mouvement pour la libération de la
Palestine. Il y avait des Palestiniens aux rassemblements, dont les banderoles
proclamaient « Palestine Stands With Ferguson » et « Palestinian
Lives Matter ». Sur Twitter, Borgwardt a vu que les Palestiniens
tweetaient leur soutien à plus de 6 000 kilomètres de là, ainsi que des
conseils sur la manière de faire face aux gaz lacrymogènes lancés par la
police. Cet été-là, une attaque palestinienne meurtrière et les représailles de
l’armée israélienne en Cisjordanie ont entraîné des semaines de guerre entre
Israël et le Hamas à Gaza. « Soudain, se souvient Borgwardt, les
parallèles m’ont paru évidents. Les Noirs usaméricains face à une police
militarisée et les Palestiniens de Cisjordanie face à une armée chargée du
maintien de l’ordre ».
Eva
Borgwardt, qui est juive, a commencé à interpréter différemment le langage qu’elle
a entendu lors des manifestations. « J’ai été socialisée à percevoir des
phrases comme “Du fleuve à la mer” et “Palestine libre” comme menaçantes, comme
signifiant “effacer les Juifs de la carte”, au lieu de parler de liberté et d’égalité ».
Mais alors
qu’elle commençait à penser différemment, « la plupart des membres de ma
communauté juive, même les juifs de ma congrégation qui sont allés aux
manifestations », dit-elle, « paniquaient à propos de la solidarité
avec la Palestine lors des manifestations ». À propos d’une banderole « Free
Palestine », elle se souvient d’un commentaire d’un autre juif : « C’est
une honte qu’elle soit là ».
Deux ans
plus tard, alors qu’elle était étudiante à Stanford, cette tension est montée
en flèche. Le Movement for Black Lives (Mouvement pour les vies noires), le
consortium de groupes pour la justice raciale qui comprend Black
Lives Matter, a publié une tribune déclarant qu’Israël était “un État d’apartheid”
et que les USA étaient complices « du génocide perpétré contre le
peuple palestinien ». Des dénonciations furieuses et des accusations d’antisémitisme
sont venues de tout le monde juif. Borgwardt craignait que l’allégeance
farouche des Juifs usaméricains à Israël ne les écarte facilement de l’action
en faveur de la justice raciale.
Pendant et
après ses études, elle a donc entrepris de persuader les jeunes juifs de voir
réellement « l’oppression de l’occupation », les rapprochant ainsi de
la façon dont les militants noirs ont tendance à considérer Israël et les
Palestiniens. Dans les salles de réunion des universités et dans les centres
communautaires, elle a mené des discussions informelles sur des articles concernant
des villages palestiniens rasés par les forces israéliennes. Malgré le malaise
institutionnel des juifs à l’égard du Mouvement pour les vies noires et de
Black Lives Matter, elle a constaté que les juifs de son âge étaient « plus
susceptibles de sympathiser avec la cause palestinienne sur la base de la
politique de justice raciale menée dans leur pays ». Elle a mobilisé de
jeunes Juifs pour faire pression sur la Fédération de la communauté juive et le
Fonds de dotation de San Francisco afin qu’ils cessent de financer des groupes
qui, selon des articles de presse, ont favorisé l’expansion des colonies
israéliennes en Cisjordanie. (La fédération dément ces informations).
Aujourd’hui,
elle est d’autant plus passionnée. Borgwardt, de petite taille et aux cheveux
noirs bouclés, est la porte-parole nationale d’IfNotNow, une organisation
composée principalement de jeunes juifs à la pointe de l’activisme en faveur de
la libération de la Palestine. À la mi-octobre, devant le nombre croissant de
civils tués par
les bombardements israéliens sur Gaza en réponse à l’attaque du Hamas dans
le sud d’Israël le 7 octobre, qui a fait environ 1 200 morts, un nombre inconnu
de viols [sic] et de mutilations [resic] et plus de 240 otages,
IfNotNow est passé à l’action. L’organisation, ainsi que Jewish Voice for
Peace, un groupe de progressistes juifs partageant les mêmes idées, a entraîné
des milliers de personnes dans des rassemblements pro-palestiniens, bloquant
les portes de la Maison Blanche et investissant la rotonde du Capitole, ce qui
a donné lieu à des centaines d’arrestations. Tout au long de l’automne, dans la
région de la baie, à Boston, à New York, à Chicago et à Los Angeles, IfNotNow a
bloqué des ponts, organisé des sit-in aux heures de pointe sur les autoroutes
et occupé des bâtiments gouvernementaux.
J’ai
rencontré Eva Borgwardt à Washington au début du mois de novembre, lors de l’une
des plus grandes manifestations pro-palestiniennes jamais organisées sur le sol
usaméricain. Des cercueils factices, recouverts de drapeaux palestiniens,
étaient alignés au pied d’une scène. Au-dessus des cercueils, une longue banderole
rouge et noire exigeait : « Mettez fin au nettoyage ethnique de la
Palestine financé par les USA ». La foule, qui comptait entre 100 000 et
300 000 personnes, scandait : «Five, six, seven, eight, Israel is a terrorist
state” [ Cinq, six, sept, huit, Israël est un État terroriste].
Cette
manifestation n’était pas organisée par IfNotNow, mais le groupe de Borgwardt a
rassemblé un contingent assez important. Leurs pancartes se sont mélangées aux
pancartes artisanales qui flottaient dans l’air : L’une d’entre elles,
intitulée « Genocide Joe », fait référence au soutien apporté par le
président Biden à Israël par le biais d’une aide militaire se chiffrant en
milliards de dollars. « Cessez le feu maintenant », « Pas de
paix sur une terre volée », « Les Juifs disent non au génocide ! »,
« Révolution Intifada ! »
« Près
de 40 % des Juifs usaméricains de moins de 40 ans considèrent Israël comme un
État d’apartheid », m’a dit Borgwardt, fière d’avoir contribué à amener
les jeunes Juifs à cette conclusion. Cette statistique est issue d’un sondage réalisé en 2021 par l’Institut de l’électorat juif ;
elle suppose que ce chiffre est en augmentation.
Pendant que nous parlions, Borgwardt a envoyé des SMS à des membres du Movement for Black Lives, qui se joignaient à la manifestation. Outre ses fonctions au sein d’IfNotNow, elle est membre de l’association Jews for Racial & Economic Justice (Juifs pour la justice raciale et économique), qui s’inspire « de nos valeurs juives », comme l’indique l’organisation , pour « démanteler les systèmes » d’iniquité. Elle m’a parlé de l’implication d’IfNotNow dans les récentes campagnes victorieuses de membres noirs du Congrès : Jamaal Bowman dans le nord du Bronx et la banlieue nord de New York, Summer Lee dans l’ouest de la Pennsylvanie, Cori Bush à Saint-Louis et à Ferguson. Tous sont politiquement progressistes - Bush est entrée en politique électorale après avoir dirigé la section de Saint-Louis de Black Lives Matter - et tous sont fortement liés à la cause palestinienne. IfNotNow a également soutenu l’élection de la représentante du Michigan, Rashida Tlaib, une USAméricaine d’origine palestinienne. Quelques jours après la manifestation à Washington, elle a été censurée par la Chambre des représentants pour avoir publié sur X une vidéo montrant des manifestants pro-palestiniens dans le Michigan chantant « Du fleuve à la mer », des mots que beaucoup entendent comme l’a fait Borgwardt, comme un souhait antisémite violent d’éradiquer les Juifs entre le Jourdain et la Méditerranée.
En écoutant
Borgwardt, j’ai pensé à la relation complexe qui existe actuellement entre l’activisme
noir et l’activisme juif. Elle remonte à l’époque de l’esclavage, lorsque
Harriet Tubman, dont la foi chrétienne s’inspirait profondément de l’histoire
de l’Exode, chantait le chant spirituel « Go Down Moses » (Descends,
Moïse) comme un signal pour les esclaves qui s’étaient enfuis et qu’elle
guidait vers la liberté. Le lien entre les Noirs et les Juifs a également
trouvé un écho chez les dirigeants noirs du début du XXe siècle.
Marcus Garvey, nationaliste noir et champion du mouvement Back to Africa, a
déclaré que son peuple avait été « réduit en esclavage comme les Juifs en
Égypte », et des intellectuels noirs contemporains ont comparé sa cause au
sionisme. La rhétorique de Marcus Garvey comportait de fortes traces
paradoxales d’antisémitisme, mais son rêve d’un retour de la diaspora noire en
Afrique était « aussi sérieux », déclarait-il, « que le
mouvement des Irlandais d’aujourd’hui pour avoir une Irlande libre, ou que la
détermination du Juif à récupérer la Palestine ».
Récemment,
le dévouement des militants noirs des USA à la cause palestinienne a contribué
à créer ce que les membres de Jewish Voice for Peace appellent “la tresse”.
Stefanie Fox, directrice exécutive de l’organisation, a raconté un parcours
similaire à celui d’Eva Borgwardt, de l’engagement sur les questions de justice
raciale aux USA à l’activisme pro-palestinien. Les deux causes, dit Fox, sont
moralement “tricotées ensemble”. Borgwardt a entrecroisé ses doigts pour
montrer comment l’engagement des jeunes juifs en faveur des droits civiques
est, de nos jours, étroitement lié à une solidarité inébranlable avec les
Palestiniens.
Alors que nous marchions au milieu des manifestants, Borgwardt m’a présenté à une alliée de longue date, Nicole Carty, qui est noire et a participé à l’encadrement de certains des principaux rassemblements de la dernière décennie contre l’injustice raciale et la brutalité policière. Fin 2014, après qu’un grand jury a refusé d’inculper le policier qui a tué Michael Brown, et après qu’un autre grand jury a décidé, moins de deux semaines plus tard, de ne pas inculper le policier new-yorkais qui a soumis Eric Garner à un étranglement fatal, Nicole Carty a participé à l’organisation d’une marche de dizaines de milliers de personnes dans les rues de Manhattan, avec des manifestants qui ont crié les derniers mots de Garner : « Je ne peux pas respirer ». Ensuite, avec un groupe appelé Momentum, Carty a formé les membres d’IfNotNow aux stratégies militantes. Elle a pleuré avec les dirigeants d’IfNotNow après la fusillade de masse de 2018 à la synagogue Tree of Life de Pittsburgh, où un nationaliste blanc a tué 11 fidèles. À Washington, alors que les manifestants défilaient et que des pancartes flottaient devant eux – « Décolonisons », « Gaza est un camp de concentration » - elle m’a dit qu’elle avait des sentiments d’espoir mais aussi de trouble quant au lien entre les militants noirs et juifs.
« Mon
peuple a été amené
en Amérique enchaîné », a déclaré le révérend Martin Luther King Jr. lors
d’une conférence du Congrès juif américain en 1958. « Votre peuple a été
conduit ici pour échapper aux chaînes fabriquées pour lui en Europe. Notre
unité est née de notre lutte commune depuis des siècles, non seulement pour
nous débarrasser de l’esclavage, mais aussi pour rendre impossible l’oppression
d’un peuple par un autre ». King bénissait, comme il le fera à plusieurs
reprises dans les années à venir, l’alliance entre Noirs et Juifs au sein du
mouvement des droits civiques. Les Juifs ont joué un rôle crucial dans la
fondation et le financement d’organisations telles que la N.A.A.C.P., de même
qu’ils ont plaidé de nombreuses affaires révolutionnaires du XXe
siècle en matière de droits civiques.
Lors de la
marche sur Washington en 1963, le rabbin Joachim Prinz s’est vu confier le
créneau juste avant que King ne monte sur le podium pour prononcer son discours
« I Have a Dream » (J’ai un rêve). « Notre histoire ancienne a
commencé par l’esclavage et l’aspiration à la liberté » a déclaré Prinz, qui avait
été expulsé d’Allemagne au moment où Hitler jetait les bases de l’Holocauste, à
une foule de plus de 200 000 personnes. « Au Moyen Âge, mon peuple a vécu
pendant mille ans dans les ghettos d’Europe ». Il y avait, a annoncé
Prinz, entre les Juifs et les Noirs usaméricains, un lien forgé par « un
sentiment d’identification et de solidarité totales ».
L’année
suivante, trois jeunes militants des droits civiques,
Michael Schwerner, Andrew Goodman et James Chaney, deux juifs et un noir,
ont été assassinés par le Ku Klux Klan alors qu’ils se rendaient ensemble dans
le Mississippi pour inscrire les électeurs noirs sur les listes électorales. En
1965, le rabbin Abraham Heschel, dont la mère et les trois sœurs avaient été
tuées par les nazis, a marché aux côtés de King sur le pont Edmund Pettus,
menant les marcheurs de Selma à Montgomery pour exiger la fin de la privation
des droits des citoyens noirs de l’Alabama.
Mais des
fissures dans l’alliance étaient sur le point de se creuser. Le Student
Nonviolent Coordinating Committee (S.N.C.C.), un groupe de défense des droits
civiques au début des années 1960, est devenu un élément clé du Black Power
Movement (mouvement du pouvoir noir). Dans la foulée, en 1966, le S.N.C.C.,
dirigé par Stokely Carmichael, a voté l’expulsion de son personnel et de ses
bénévoles blancs, dont beaucoup étaient juifs, parce que leur engagement
diluait l’autonomie des Noirs et suscitait la méfiance. « J’étais dévastée »,
m’a dit Dorothy Zellner, une militante juive qui avait contribué à l’élaboration
d’un logo pour les Panthères noires. « Le S.N.C.C., c’était ma vie ».
Zellner, qui a 86 ans, est une « mère louve », comme elle le dit, au
sein de Jewish Voice for Peace depuis cinq ans.
James
Baldwin a saisi un autre aspect du schisme entre Noirs et Juifs dans son essai
d’avril 1967 publié dans le Times et intitulé « Negroes
Are Antisemitic Because They’re Anti-White » (Les Noirs sont antisémites
parce qu’ils sont anti-Blancs). « Le Juif ne se rend pas compte »,
écrit Baldwin, « que la preuve qu’il offre, le fait qu’il a été méprisé et
massacré, n’améliore pas la compréhension du Noir. Elle accroît sa rage. Car ce
n’est pas ici, ni maintenant, que le Juif est massacré ». Il poursuit : « Le
travail du Juif s’est produit de l’autre côté de la mer et l’Amérique l’a sauvé
de la maison de l’esclavage. Mais l’Amérique est la maison de la
servitude pour le Noir, et aucun pays ne peut le sauver ».
Puis, avec
la victoire rapide d’Israël dans la guerre
israélo-arabe de juin 1967 - un conflit qui a commencé par des actes d’agression
égyptiens et a amené Israël à combattre l’Égypte, la Jordanie et la Syrie et à
prendre finalement des territoires, y compris Gaza et la Cisjordanie [sic]
- la domination juive oppressive et exploiteuse est devenue un thème
prédominant pour le mouvement du Black Power. Le S.N.C.C. a déclaré que le
sionisme était une entreprise impérialiste soutenue par des « gouvernements
coloniaux occidentaux blancs ». Il a longuement exposé cette leçon dans
son bulletin, avec un point culminant, tout en majuscules, reliant l’argent
juif au pillage de l’Afrique. « Saviez-vous que les célèbres juifs
européens, les Rothschild, qui contrôlent depuis longtemps les richesses de
nombreuses nations européennes, ont participé à la conspiration initiale avec
les Britanniques pour créer l’“État d’Israël” et comptent toujours parmi les
principaux soutiens d’Israël ? QUE LES ROTHSCHILD CONTRÔLENT ÉGALEMENT UNE
GRANDE PARTIE DES RICHESSES MINÉRALES DE L’AFRIQUE ? »
La
couverture de cette édition du bulletin d’information de la S.N.C.C. attirait l’attention
sur les meurtres d’hommes noirs par la police, avec le titre “Cops Run Wild-Where
will they strike next ?” [Les flics se déchaînent. Où frapperont-ils la
prochaine fois ?] Les résistances noire et palestinienne à la répression
étaient liées. Il en allait de même pour le Black Panther Party, dont le chef,
Huey P. Newton, annonçait en 1970 : « Nous soutenons à 100 % la juste
lutte des Palestiniens pour leur libération ». Au fur et à mesure que le
Black Power Movement prenait de l’ampleur, l’alliance judéo-noire se
désagrégeait.
Au cours des
décennies suivantes, la poursuite de la désintégration a été marquée par les
sermons du leader de la Nation de l’Islam, Louis Farrakhan, qui lance des invectives
contre la « synagogue de Satan » et met l’accent sur le pouvoir et la
manipulation des Juifs. « Nous avons été trompés », a-t-il déclaré
sur une radio de Washington en 2010, « en pensant que les Juifs étaient
nos alliés » dans la lutte pour les droits civiques. Il a demandé à ses
fidèles : « Y a-t-il un rappeur dans la salle ? Vous pouvez rapper, il n’y
a rien de mal à cela, mais au sommet de tout ça, il y a ceux qui contrôlent l’industrie ».
À l’automne
2022, semblant s’inspirer d’une longue série d’accusations portées par les
Noirs contre le pouvoir juif, le rappeur et créateur de mode Ye (anciennement
Kanye West) a déclaré à ses 31 millions d’abonnés sur Twitter : « Je
vais faire une connerie mortelle sur les JUIFS », et a ajouté : « Vous
avez joué avec moi et essayé de mettre au pilori tous ceux qui s’opposent à
votre programme ». Toujours à l’automne, la star de la N.B.A. Kyrie Irving
a recommandé à ses 4,5 millions d’abonnés le film « Hebrews to Negroes :
Wake Up Black America », qui prétend prouver la théologie des Israélites
hébreux noirs ou, comme le préfèrent certains membres du mouvement religieux,
simplement des Israélites hébreux. Cette théologie affirme qu’une immense
fraude a été perpétrée par les Juifs à l’encontre des Noirs. Elle affirme que
les Noirs sont les véritables enfants de Jacob et donc la véritable race
choisie par Dieu. Le film cite The International Jew, une série de
pamphlets publiés par l’industriel antisémite Henry Ford au début des années
1920 sur ce qu’il décrit comme une influence juive insidieuse et omniprésente.
Cette théologie semble avoir inspiré la fusillade de 2019 dans une épicerie
casher de Jersey City, perpétrée par un couple de Noirs qui a tué quatre
personnes avant de mourir dans un échange de tirs avec la police.
Pourtant,
ces dernières années, un nouveau lien entre les militants noirs et juifs est
apparu, catalysé en partie par la confluence des protestations en faveur des
droits civiques et de l’attention portée au sort des Palestiniens. Cette
alliance est « croissante et passionnante », m’a dit Nyle Fort,
militant noir et professeur adjoint d’études afro-américaines et de la diaspora
africaine à Columbia. L’activisme de Fort a commencé en 2011 avec l’affaire
controversée de Mumia Abu-Jamal, qui purge une peine de prison à vie pour le
meurtre d’un policier de Philadelphie, bien qu’il clame son innocence. Elle s’est
poursuivie à Ferguson, ce qui a conduit à un voyage en Cisjordanie. Ce voyage
était organisé par Dream Defenders, un groupe dont les causes vont de l’incarcération
de masse aux USA au mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions contre
Israël. En Cisjordanie, Fort a rencontré un père palestinien qui venait d’être
libéré après avoir passé trois ans dans une prison israélienne et qui lui a
rappelé son neveu, actuellement incarcéré. Plutôt que de discuter de l’inculpation
de son neveu, Fort a souligné que sa « peine de 10 ans reflète des
centaines d’années d’esclavage racial » et que le thème commun entre son
neveu et le père palestinien était l’assujettissement. Le Palestinien a été
enfermé pour avoir résisté à l’occupation israélienne, le neveu de Fort « essentiellement
pour », a déclaré Fort lorsque nous nous sommes parlés par Zoom, « le
fait d’être jeune, noir et pauvre ». Fort m’a parlé du partenariat entre
les groupes du Mouvement pour les vies noires, IfNotNow et Jewish Voice for
Peace sur les questions intérieures progressistes et sur Israël et les
Palestiniens. Ils sont en « communication constante », élaborent des
stratégies sur les élections politiques, planifient des campagnes pour façonner
l’opinion publique et mobilisent les gens pour qu’ils assistent aux actions des
uns et des autres.
Au-delà de
la collaboration, il y a une convergence et une amplification mutuelle de l’indignation.
Trois jours avant la manifestation de novembre à Washington, l’auteur Ta-Nehisi
Coates a participé à une sorte de “teach-in” devant une chapelle bondée de l’Union
Theological Seminary à Manhattan, suivie par des centaines d’autres personnes
dans des salles surpeuplées et par 2 200 autres personnes en direct. (Le
lendemain matin, il a de nouveau délivré son message lors de l’émission d’information
progressiste Democracy Now !, qui compte 1,9 million d’abonnés sur
YouTube. Coates a évoqué son premier voyage en Israël, au cours duquel il a
visité la mosquée Al Aqsa à Jérusalem et la ville d’Hébron en Cisjordanie. Ces
deux lieux ont une histoire sacrée qui remonte à Abraham ; les revendications
concurrentes des musulmans et des juifs ont provoqué des émeutes et des
massacres perpétrés par des fanatiques de chaque camp. Mais Coates a déclaré à
son auditoire qu’il avait été surpris par le manque de complexité morale de ce
qu’il avait rencontré. Les soldats israéliens portaient « les plus gros
fusils que j’aie jamais vus » et « l’argent de nos impôts
subventionne en fait », a-t-il dit, « un régime Jim Crow. Plus tard,
Morgan Bassichis, un organisateur de Jewish Voice for Peace, a pris la parole
et s’est identifié comme « l’un des nombreux juifs du pays et du monde
entier qui, de tout leur être, rejettent le sionisme comme l’idéologie raciste
et coloniale qu’il est ».
Deux
semaines plus tôt, le Movement for Black Lives avait décrété qu’alors qu’Israël
« déploie la violence et la rapidité du colonialisme de peuplement avec un
effet dévastateur, nous devons tous faire plus que promettre notre solidarité
avec la Palestine - nous devons la manifester dans les rues, dans les lieux de
pouvoir, sur toutes les tribunes, de toutes les manières ». Borgwardt et
IfNotNow ont envahi le siège du Comité national démocrate à Washington à la
mi-novembre, une manifestation qui s’est terminée par un affrontement avec la
police du Capitole.
Après que
Borgwardt nous
a présentés, je me suis assis avec Carty sur un trottoir, discutant par-dessus
les tambours des manifestants. Carty, qui a une trentaine d’années, s’est
familiarisée avec le conflit israélo-palestinien pendant ses études à l’université
Brown, en partie grâce à une pièce de théâtre intitulée « Mon nom est
Rachel Corrie ». L’intrigue est basée sur l’histoire d’une militante usaméricaine
qui a été écrasée par un bulldozer israélien à Gaza en 2003, alors qu’elle
tentait de protéger la maison d’une famille palestinienne de la destruction par
l’armée israélienne. Après l’université, Carty a été animatrice à Occupy Wall
Street, puis a appliqué les méthodes d’organisation qu’elle avait apprises à
des années de travail avec Momentum, qui soutient des groupes de justice
sociale tels que Dream Defenders et IfNotNow. Elle a enseigné à IfNotNow les
moyens de maintenir l’attention sur les problèmes et d’augmenter le nombre de
membres de l’organisation. Elle dirige aujourd’hui Get Free, un groupe dont l’objectif
est de « réaliser l’égalité en promouvant des réparations complètes »,
allant de l’indemnisation à la « reconnaissance des péchés originels de
notre pays et de l’héritage de l’esclavage des Noirs et du génocide des
Amérindiens ».
Carty s’est
montrée à la fois convaincue et sceptique quant à la solidarité judéo-noire qu’elle
voit se développer. Elle rappelle qu’elle a toujours collaboré avec des
organisateur·trices juif·ves. Elle croit en l’influence de l’alliance sur l’orientation
du progressisme juvénileet pense que ce
lien peut avoir un impact politique croissant. Mais elle se méfie. Elle s’inquiète
de la profondeur de l’engagement des juifs blancs, que la cause soit la
libération de la Palestine ou la justice raciale nationale.
« La
question pour les Juifs blancs, a-t-elle dit, est de savoir dans quelle mesure
l’assimilation à la blancheur signifie que vous ne perturbez pas la suprématie
blanche et l’oppression pour nous tous ». D’une certaine manière, ses
propos font écho à ceux de Baldwin. L’assimilation juive - le chemin
générationnel emprunté par de nombreux Juifs usaméricains après leur arrivée en
tant qu’immigrants, principalement d’Europe, dans la première moitié du XXe
siècle, depuis des vies marginalisées, appauvries et culturellement
distinctes jusqu’à la réussite générale et l’abandon de la différence
culturelle - est, dans l’esprit de Carty, une force permanente à laquelle les
Juifs doivent pleinement faire face. Cette nécessité demeure, même si elle
reconnaît que de nombreux Juifs d’origine européenne ne se considèrent pas
comme entièrement blancs et se sentent vulnérables aux attaques antisémites.
Elle avance une théorie selon laquelle la suprématie blanche fait miroiter aux
Juifs une promesse trompeuse d’inclusion afin de maintenir la zizanie entre
Juifs et Noirs. "Les juifs blancs, dit-elle, doivent décider ce qu’ils
vont faire du pouvoir qu’ils ont, comment ils vont le cibler ».
Carty
compare la répression des Palestiniens par Israël au système de castes raciales
qu’elle perçoit ici. Pour elle, le lien entre les Noirs et les Palestiniens est
personnel, viscéral. À l’instar de Coates, elle assimile ce qui se passe entre
Israël et les Palestiniens au Sud de l’ère Jim Crow, où son père a grandi. « L’expérience
palestinienne active le traumatisme des Noirs », adit-elle. La réponse
juive à l’asservissement des Palestiniens ressemblait presque à un test décisif
d’allié authentique. Elle a critiqué l’action menée par IfNotNow dans les
premiers jours qui ont suivi le 7 octobre. Le groupe a organisé des
rassemblements pour allumer des bougies et réciter le Kaddish, une prière juive
pour les morts, dans des parcs de Portland (Oregon), Chicago et New York. « Mes
amis juifs voulaient faire leur deuil », dit Carty. « Cela leur
paraissait normal. Mais ce n’était pas le cas pour moi. Je n’ai pas participé à
cette action. Cela ne correspondait pas au moment. J’ai essayé de faire preuve
de compassion, mais nous avons perdu du temps en nous exprimant de manière
politiquement ciblée contre le massacre des Palestiniens que nous pouvions tous
voir se produire ».
Bien que les
prières aient été prononcées non seulement en l’honneur des Israéliens tués par
le Hamas, mais aussi des Palestiniens tués par les bombardements israéliens, Carty
a relevé ce qu’elle considère comme une propension juive à la « myopie du
traumatisme ». Pour résoudre le dilemme de la blancheur assimilée, du
pouvoir accumulé et de la façon de les utiliser positivement, les juifs blancs,
selon Carty, devraient reconnaître que « l’histoire juive et sa relation
avec le traumatisme et la déshumanisation ont été rendues exceptionnelles »
alors qu’il y a eu « tant de génocides similaires ».
« J’ai
assisté à de nombreuses célébrations de la Pâque, ajoute-t-elle, et il est si
étrange que l’histoire ne parle que de l’asservissement des Juifs, alors que l’asservissement
est encore si présent pour d’autres personnes ». Elle poursuit : « L’histoire
des Noirs n’a toujours pas été honorée. On nous cache encore l’impact de l’esclavage
et l’impact persistant de la suprématie blanche ».
Lors de la
manifestation, les manifestants ont débordé de la rue sur le trottoir où nous
étions assis, et les tambours et les chants ont noyé certains des mots de
Carty, mais elle n’a pas voulu trouver un endroit plus calme. Elle a dit qu’elle
aimait l’énergie qui nous engloutissait. Les chants passaient de « Cessez
le feu maintenant ! » à « Vive l’Intifada ! », puis à « Une
seule solution. Intifada, révolution ! » Ce mot, “intifada”, résonnait
comme une paire de références. Il y a eu la première intifada, ou soulèvement,
de 1987 à 1993, lorsque les Palestiniens ont participé à des boycotts et ont
lancé des pierres et des cocktails Molotov sur les soldats israéliens. Il y a
eu la seconde, au début des années 2000, lorsque des membres du Hamas, mais
aussi du Djihad islamique et du Fatah, ont fait exploser des explosifs ou ont
commis des attentats-suicides dans des centres commerciaux, des gares
ferroviaires, des bus, des restaurants, une université, une discothèque et lors
d’un grand seder de la Pâque dans un hôtel israélien.
J’ai
interrogé Carty sur une chose qui m’a surpris et que j’avais également
constatée lors d’une manifestation antérieure : Il y avait peu de visages noirs
parmi les manifestants. Cela semblait étrange, compte tenu de l’engagement des
militants et des universitaires noirs, à commencer par les messages propalestiniens
des sections de Black Lives Matter juste après le 7 octobre. J’ai mentionné les
explications que j’ai entendues au cours d’une série d’entretiens, dont
certains ont eu lieu alors que je faisais un reportage sur les relations entre
Noirs et Juifs à Cleveland et dans ses environs. Frank Whitfield, un jeune Noir
ancien maire d’Elyria, dans l’Ohio, et Linda Lanier, une enseignante noire d’un
collège communautaire, sont tous deux des chrétiens dévoués qui s’investissent
dans les questions de justice sociale. Ils suggèrent que les églises noires
spirituellement conservatrices penchent vers la loyauté envers Israël et, selon
Linda Lanier, conservent leur influence même parmi les jeunes. Lanier et d’autres
ont évoqué un autre facteur. « Dans les communautés afro-usaméricaines où
il y a des interactions régulières avec les propriétaires arabes de magasins de
quartier qui, selon les gens, sont des prédateurs, il y a une animosité qui
conduit certains Afro-USAméricains à penser qu’ils n’ont rien à faire dans ce
combat ».
Carty avait
d’autres explications pour la rareté des visages noirs. Selon elle, il s’agit
plutôt d’un risque de sanction pour les prises de position propalestiniennes,
de la perte d’un emploi ou d’une offre d’emploi, du risque e plus élevé pour
les personnes les moins puissantes, les Noirs. Et « ils vivent dans le
racisme », dit-elle. « Ils n’ont pas le temps de lever les yeux ».
Bien que les
manifestants fussent pour la plupart blancs ou arabes, des militants noirs se
sont relayés au milieu des orateurs palestiniens sur la scène au-dessus des
cercueils. Asantewaa Nkrumah-Ture, de l’Alliance noire pour la paix, s’est
écriée : « Nous sommes aux côtés du peuple palestinien et de toutes ses
forces de résistance ». Marte White, une jeune militante noire de
Community Movement Builders, qui, selon elle, « lutte pour l’autodétermination
des Noirs ici dans la soi-disant Amérique », a annoncé : « Les
Palestiniens ont le droit de libérer leur terre, du fleuve à la mer, par tous
les moyens nécessaires - et je dis bien par tous les moyens nécessaires ! »
[référence au slogan de Malcolm X, « by any
means necessary », NdT]
Dans la
soirée, des manifestants se sont rassemblés devant les portes de la Maison
Blanche. « Biden, Biden, tu ne peux pas te cacher, nous t’accusons de
génocide ! » Lorsque Borgwardt m’a parlé de Biden, sa voix s’est chargée de colère. Elle
était organisatrice de terrain pour Biden en Arizona dans la période précédant
les élections générales de 2020, mais lors des prochaines élections,
prédit-elle, son soutien inconditionnel à Israël rendrait extrêmement difficile
le fait d’amener les jeunes progressistes à voter en nombre suffisant pour
empêcher Donald Trump ou un autre républicain d’accéder à la Maison-Blanche.
Au cours de
la semaine qui a suivi la manifestation à Washington, j’ai interrogé Carty et Borgwardt
au sujet d’une récente interview de Taher El-Nounou, conseiller médiatique du
Hamas, publiée dans le Times : « J’espère que l’état de guerre avec
Israël deviendra permanent sur toutes les frontières et que le monde arabe sera
à nos côtés », a-t-il déclaré. Ses propos ressemblent beaucoup à ceux
tenus par Ghazi Hamad, un haut responsable du Hamas, à la télévision libanaise.
Hamad a promis « une deuxième, une troisième, une quatrième » attaque
comme celle du 7 octobre, car « Israël est un pays qui n’a pas sa place
sur notre terre. Nous devons nous débarrasser de ce pays ». Il a précisé :
« Je parle de toutes les terres palestiniennes ».
Des
manifestants propalestiniens dans la rotonde du Cannon House Office Building à
Washington à la mi-octobre. Photo Matt McClain/The Washington Post, via Getty
Images
« Le
Hamas est une organisation fondamentaliste de droite », dit Carty. « Mais
nous devons comprendre qu’il s’agit d’une conséquence de l’occupation, de
générations de personnes radicalisées par l’oppression, par un système d’apartheid,
par l’effacement. Il faut revenir à la cause première. La violence engendre la
violence ».
Borgwardt
partage la position de Carty. « Le désespoir engendre le soutien au Hamas »,
dit-elle. « Et les années de siège implacable et de répression brutale par
les gouvernements israéliens successifs ont créé un environnement désespéré
dans la bande de Gaza ». Elle a ensuite évoqué les accords conclus par
Israël avec quatre pays arabes en 2020 et l’amélioration rapide de ses
relations avec l’Arabie saoudite dans les mois qui ont précédé le 7 octobre. « Le
gouvernement le plus à droite de l’histoire d’Israël normalisait ses relations
avec les pays arabes et consolidait un violent statu quo d’apartheid sur le
peuple palestinien. »
Parmi les juifs des générations plus anciennes, la façon dont de nombreux juifs plus jeunes se sont ralliés à la cause palestinienne suscite un profond malaise. Susan Talve est la rabbine fondatrice de la Central Reform Congregation à St. Louis, où Borgwardt a parfois pratiqué son culte lorsqu’elle était adolescente. Talve a grandi dans la banlieue de New York, et son rabbin, Michael Robinson, a rejoint Martin Luther King et a été emprisonné alors qu’il protestait contre la ségrégation en Floride en 1964. « J’ai dû y prêter attention », dit Mme Talve, qui est âgée de 71 ans. Lorsqu’elle a fondé Central Reform au milieu des années 1980, c’était avec le sentiment d’être investie d’une mission : « soutenir les gens qui étaient marginalisés, parce que si la Torah parle de quelque chose, c’est de rejeter les modèles de maîtres et d’esclaves, de hiérarchies, du nous et eux ». Cela signifie qu’elle a accueilli des juifs homosexuels pendant la crise du VIH/sida, qu’elle est devenue un foyer religieux pour les juifs de couleur et qu’elle s’est concentrée sur les questions de justice raciale. L’un de ses partenaires dans la fondation de la synagogue était un professeur de droit et un militant de la réforme de la police. « La synagogue a été créée par des gens qui voulaient agir », dit-elle.
Depuis le
jour de la mort de Michael Brown en 2014, Talve a toujours participé aux
manifestations de Ferguson et, une nuit, aux côtés d’autres membres du clergé,
elle s’est agenouillée dans la rue devant une phalange de policiers pour
protéger les manifestants. Ce n’était ni sa première ni sa dernière bataille
contre l’injustice raciale. Pourtant, à Ferguson, l’appréhension a brouillé son
ardeur, en raison de l’agenda palestinien qui se mêlait aux bannières et aux
cris de Black Lives Matter. « Je me suis sentie très mal à l’aise »,
m’a-t-elle dit, bien qu’elle ait mis ce sentiment de côté au nom de sa position
antiraciste et pour « ne pas laisser Mike Brown être mort en vain ».
Son malaise,
a-t-elle expliqué, « tenait au sentiment que la position propalestinienne
n’était pas nuancée », « qu’elle ne tenait pas compte de l’expérience
de mon peuple ». La perception était que « nous étions, qu’Israël
était, juste une entité colonialiste détruisant l’autonomie des peuples
indigènes ». L’histoire juive autochtone en Terre sainte ne semblait pas
pertinente, et le refuge que les Juifs ont trouvé sur cette terre après l’Holocauste
ou après leur expulsion par les pays arabes ne semblait pas reconnu. La terreur
de la seconde Intifada ne semble pas non plus avoir été prise en compte. Talve
s’est rendue plus d’une fois en Israël avec ses enfants à cette époque, « quand,
dit-elle, on ne pouvait pas prendre les transports en commun, on avait peur d’aller
dans une pizzeria, on le sentait dans ses os ». Sa voix s’est adoucie. « Je
me soucie et je me soucie profondément de l’injustice qui a été faite aux
Palestiniens, mais ce n’est pas ou l’un ou l’autre ».
En 2015,
Talve a été choisie pour donner une bénédiction de Hanoukka à la Maison Blanche
devant les Obama et Reuven Rivlin, alors président d’Israël. Quelques jours
auparavant, la section de Saint-Louis de Jewish Voice for Peace, dans une
lettre publique, l’a critiquée pour son soutien à l’American Israel Public
Affairs Committee, la plus grande organisation politique pro-israélienne des USA.
« Nous avons eu du mal à réconcilier votre juste position sur la lutte
contre le racisme intérieur usaméricain avec votre engagement déclaré en faveur
du sionisme et de la défense d’Israël », a écrit la section. La lettre
citait un voyage parrainé par l’AIPAC que Talve avait effectué en Israël alors
qu’ « Israël faisait pleuvoir sans pitié des bombes sur Gaza ».
Elle qualifie l’AIPAC d’ « organisation raciste, de droite, faucon, à
l’origine de l’envoi par les USA de milliards d’aide militaire - avions de
chasse, missiles, balles, gaz lacrymogènes - à Israël pour qu’il les utilise
contre le peuple palestinien ». (Un porte-parole de l’AIPAC a déclaré que
ces accusations étaient fausses, ajoutant : « Nous sommes une organisation
bipartisane et nos membres couvrent tout le spectre idéologique » [sic]).
La lettre de Jewish Voice for Peace cite également les lettres de Talve à ses
fidèles disant qu’il est « impossible et dangereux de prendre parti ».
Quand Talve
réfléchit à tout cela maintenant, elle pense en termes générationnels et
s'attarde sur une erreur qu'elle estime avoir commise, ainsi que d'autres
dirigeants juifs de son âge, dans l'éducation des jeunes juifs. Elle se
reproche de ne pas avoir inculqué à ses jeunes fidèles la capacité de réfléchir
avec une douloureuse complexité à Israël et aux Palestiniens, ainsi qu'aux
terribles échecs d'Israël. Elle considère que cette incapacité est omniprésente
chez les jeunes juifs usaméricains et pense que ses conséquences sont de plus
en plus graves.
Le sionisme
que sa génération leur a présenté, dit-elle, était trop positif. « Ils ont
été élevés à une époque où nous avions peur de dire du mal d’Israël en public.
Nous n’avons pas exposé nos enfants à l’ensemble du tableau de l’occupation.
Nous ne les avons pas préparés à la complexité de la situation. Et pendant tout
ce temps, nous les avons élevés dans la conviction que chaque personne a une
valeur infinie », que « la Torah consiste à exiger la liberté pour
tous ».
Puis, en
grandissant, « le voile s’est levé », dit-elle. Ils ont découvert par
eux-mêmes la réalité palestinienne, et le manque de franchise de leurs aînés a
été ressenti comme une duplicité, une profonde trahison. Le résultat, selon
Talve, a été un attachement à la pureté morale au lieu d’une lutte contre la
confusion morale. Il s’agissait d’un aveuglement face aux nécessités de l’auto-préservation
alors que l’on vivait à côté de nations et de peuples gravement hostiles.
Talve ne se
souvient pas de Borgwardt ; la famille de Borgwardt a déménagé à St. Louis
après sa bat mitzvah, et elle a passé ses années de lycée dans un internat. La
fréquentation de Central Reform par Borgwardt était sporadique, mais elle se
souvient s’être sentie sous-éduquée sur la brutalité d’Israël par la synagogue
à l’esprit libéral de la Bay Area qu’elle a fréquentée jusqu’à l’âge de 14 ans.
Ce sont les Juifs de la génération de Borgwardt que Talve a à l’esprit lorsqu’elle
considère son propre échec.
Aujourd’hui,
Borgwardt critique vivement Talve. Elle lui reproche d’avoir exprimé
publiquement sa consternation face aux commentaires propalestiniens de la
représentante Cori Bush et d’avoir soutenu le challenger de cette dernière dans
les prochaines primaires démocrates. Tout comme Talve, Bush était présente sans
relâche aux manifestations de Ferguson. C’est là, dit-elle, qu’elle a appris à
connaître la lutte des Palestiniens et le fait que les Noirs usaméricains et
les Palestiniens « ont vécu des situations d’oppression similaires ».
Au lendemain du 7 octobre, Cori Bush a qualifié la réponse d’Israël de « nettoyage
ethnique », a appelé à la fin du « soutien usaméricain à l’occupation
militaire et à l’apartheid israéliens » et a reproché à Biden et à ses
collègues du Congrès d’envoyer « des chèques en blanc à Israël pour l’achat
d’armes ».
Talve se
désespère de cette situation, tout comme elle se désespère de la certitude
fervente de jeunes gens comme Borgwardt. « Il est difficile de savoir si
Israël serait capable de se défendre sans le soutien des USA, et je me soucie
de la survie d’Israël », dit-elle. « Cette guerre à Gaza dépasse
tellement de limites. Je ne veux pas voir un autre Palestinien mourir.
Comprendre les deux camps doit vous briser le cœur. Mais d’un point de vue
existentiel, j’ai peur pour Israël ». Sa voix, pleine d’urgence, est
tombée à un niveau proche du murmure. « Israël a le droit d’exister et de
se transformer, de trouver un moyen de s’améliorer ».
« Ce
que je souhaite,
c’est une démocratie multiraciale, un État où toutes les personnes ont les
mêmes droits et où toutes les religions sont respectées" » m’a dit
Carty au téléphone en décembre, exposant ses espoirs pour l’avenir des
Israéliens et des Palestiniens. Elle envisage cela en partie en appliquant l’histoire
usaméricaine au Moyen-Orient. « ça
peut prendre du temps, mais je me méfie des gens qui disent que c’est
impossible ; on disait que l’égalité était impossible dans le Sud usaméricain.
Et même si la suprématie blanche n’est certainement pas réglée dans le Sud ou
dans l’ensemble des USA, c’est mieux qu’avant ».
La vision de
Borgwardt reflétait l’idéalisme de Carty. Elle n’est pas centrée sur une
solution à deux États ; une telle notion, dit-elle, n’est guère plus qu’une diversion,
une couverture pour l’expansionnisme israélien en Cisjordanie. Elle a parlé
avec passion de l’impératif de « liberté, de sécurité, d’égalité et de
justice » pour les Palestiniens et les Juifs. Elle a récité un précepte d’IfNotNow
selon lequel les Juifs d’Israël ne seront en sécurité que lorsque les
Palestiniens seront en sécurité, et que la domination israélienne n’équivaudra
jamais à une protection juive. Je lui ai demandé si sa réflexion sur l’avenir
incluait l’existence d’un État juif.
« C’est
une grande question », a-t-elle répondu. Elle a précisé qu’il était
difficile d’imaginer « un État d’Israël qui se définit comme juif, et qui
nécessite donc une majorité démographique juive », tout en accordant la
pleine citoyenneté avec des droits égaux à tous les Palestiniens et en
autorisant le retour de tous les membres de la diaspora palestinienne. La
pleine citoyenneté et le droit au retour sont des principes d’IfNotNow et, bien
que l’organisation ne le déclare pas ouvertement, les principes associés
excluent une nation juive. « Je n’ai jamais connu un Israël qui ne
nécessite pas l’oppression des Palestiniens », dit-elle.
J’ai évoqué
la “tresse”, une sorte de triade de l’activisme. L’allégeance des Noirs et des
Palestiniens est assez facile à comprendre, ai-je dit, et la solidarité des
Juifs et des Noirs a de longues racines dans le passé. Mais de nombreux Juifs,
comme Talve, qui placent Israël au cœur de l’expérience juive moderne, se
sentent troublés par le troisième côté du triangle et pourraient y voir quelque
chose qui frise l’autodestruction.
Borgwardt a
répondu par un souvenir. « Il y a quelques années, j’ai vu “Fiddler on the
Roof” pour la première fois depuis l’âge de 10 ans, et je n’ai pensé qu’à la
Nakba ». […]
« Dans
la pièce, cette famille juive est expulsée de chez elle par des pogroms, et je
sanglotais, je sanglotais pour la Nakba ».
Elle avait parcouru un long chemin depuis son éveil à l'injustice raciale à Ferguson. Elle avait été portée loin avec l'aide de la nouvelle alliance entre Noirs et Juifs. Ses larmes ne semblaient pas simplement être pour la Nakba ; elle semblait, en un sens, pleurer sur la nation juive [sic]. Elle semblait prête à y renoncer. [Bravo]
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