Rosa Llorens, 27/1/2024
Tout le monde parle du dernier ouvrage d’Emmanuel
Todd et, dans l’univers médiatique mainstream, pour le vilipender. Cela
prouve à la fois que cet intellectuel français est incontournable, et que ses
thèses sont un véritable brûlot, dangereux pour l’establishment. Il ne se
contente pas d’annoncer la défaite de l’Occident, il passe en revue les faits
qui la rendent inéluctable et irréversible, marquant une spectaculaire
évolution par rapport à La lutte des classes en France au XXIe
siècle (2020) : s’il y réaffirmait sa fidélité profonde aux USA, il
présente aujourd’hui ceux-ci comme un véritable Empire du Mal, la menace
principale pour la planète, un trou noir qui aspire avant tout ses alliés ou
plutôt ses vassaux. On pense à Fenrir, le grand loup de la mythologie
nordico-germanique, qui doit un jour ouvrir sa large gueule pour avaler hommes
et dieux, et amener la fin du monde.
Fenrir enchaîné, manuscrit islandais, 1680
La défaite de l’Occident est un grand livre à bien
des titres : d’abord, Todd apporte sa prestigieuse caution intellectuelle
à ceux qui voyaient depuis longtemps les USA (au moins depuis les bombardements
sur les villages de Normandie, sur Dresde, Hiroshima et Nagasaki et le Plan
Marshall) comme l’ennemi, en écrivant tout haut ce qu’on pensait tout
bas ; certes, les lumineuses démonstrations de Todd, toujours appuyées
sur des faits et des chiffres,
n’empêcheront pas la presse orwellienne
(qui construit une narration contraire à la réalité) de parler
d’anti-américanisme primaire, mais, s’agissant de Todd, c’est une accusation
grotesque.
Terre Promise, par Mark Bryan, peintre
californien
Puis, Emmanuel Todd, par sa présence même, par la
construction rigoureuse de ses ouvrages, apporte ce que les classes dirigeantes
de l’Occident essaient aujourd’hui de détruire : le lien avec l’Histoire,
la tradition. C’est en effet un grand intellectuel « à la
française » ; quand on lit des ouvrages US, même de bonne tenue et
favorables à nos propres idées, on est dérouté par leur manque de
cohérence : les auteurs passent sans prévenir de la démonstration au
story telling, multipliant les exemples sans aucune analyse. Todd, lui,
apporte un grand confort de lecture : tout est rigoureusement construit,
lié et justifié.
Il s’avère
même un descendant de Tocqueville, dans certaines analyses paradoxales :
ainsi, pourquoi chez les Ukrainiens une haine telle des Russes qu’ils préfèrent
s’autodétruire plutôt que de vivre de façon apaisée avec eux ? C’est
qu’ils souffrent d’un état d’inauthenticité et veulent se cacher qu’ils ne
veulent pas se séparer de la Russie, la guerre contre les Russes étant une
façon de rester liés à elle - et le seul moyen de se donner une identité.
La rigueur n’empêche pas l’humour : si, selon
lui, les Anglais, dans leur débâcle, ont complètement perdu le sens de l’humour
(ils ont sérieusement envisagé de déporter des immigrés sans papiers au Rwanda),
Todd, lui, a repris le flambeau, et distille souvent son humour en fin de
paragraphe. Exemple : à propos de la saisie d’avoirs russes, qui a effrayé
les riches dans le monde entier : « Saluons pourtant l’effet
démocratique involontaire des sanctions, qui ont, en pratique, rapproché de
leurs peuples les privilégiés du Reste du Monde ». Ou encore, à propos de
l’Allemagne dont Todd prédit que, contrairement aux USA, elle se sortira de la
crise : « Depuis que le journal britannique The Economist, qui
se trompe toujours, l’a présentée à nouveau (le 17 août 2023) comme l’homme
malade de l’Europe, j’en suis sûr ». En outre, lorsque Todd a des idées
qu’il ne peut pas prouver, il ne renonce pas à les exprimer : il les
introduit (et c’est parfois les plus stimulantes) sous forme de suggestions
humoristiques ; ainsi, pourquoi les pays de l’Est, qui ont pourtant eu
plus à souffrir de l’Allemagne que de l’URSS, la préfèrent-ils à la
Russie ? Lorsqu’il est de mauvaise humeur, nous dit Todd, il se demande
s’ils ne lui sont pas secrètement reconnaissants de les avoir débarrassés de
leur problème juif. (Ce serait là de l’humour juif plutôt qu’anglais).
Mais venons-en fond de l’ouvrage : Todd passe
en revue les atouts et les tares des principaux pays concernés, la Russie et
l’Ukraine, et des plus importants pays de l’Ouest, en finissant par les USA,
sans oublier le Reste du Monde dans son ensemble. Chaque fois, il s’appuie sur
l’histoire du pays étudié, et sur ses structures familiales, ce thème
anthropologique étant la source de sa légitimité ; mais, dans ce domaine,
Todd met de l’eau dans son vin : il reconnaît qu’on ne peut pas déduire
automatiquement la nature politique d’un pays de ses structures familiales, et
opère même une inversion dans ses jugements sur la famille nucléaire d’une part
(France, Grande-Bretagne et USA), et, d’autre part, les familles souche
(Allemagne) et communautaire (Russie): dans la mesure même où ces deux
dernières sont autoritaires et collectives, elles apportent des repères et un
support dans le monde chaotique qui est le nôtre. En revanche, la famille
nucléaire, censée favoriser la liberté, accroît aujourd’hui la désorientation
et la vulnérabilité et aboutit à l’anomie.
Todd est resté l’homme qui, dès 1976, dans La
chute finale, a prédit la fin de l’URSS à partir du taux de mortalité
infantile. Eh bien, entre 2000 et 2020, ce taux est passé de 19 pour 1000 à
4,4, passant au-dessous du taux des USA, 5,4 ; ce seul chiffre suffit à
montrer le redressement de la Russie sous la direction de Poutine. Mais on peut
ajouter que les taux de suicide, homicide et décès par alcoolisme ont suivi la
même tendance, ce qu’on peut opposer à la vague de décès par opioïdes chez les
hommes blancs de 45-54 ans aux USA. Autant dire que l’image de Poutine
véhiculée en Occident est strictement contraire aux faits réels. Mais elle
s’explique fort bien par l’attention de Poutine aux revendications ouvrières et
à sa popularité chez le peuple : pour les médias de l’Ouest, cela se
traduit par « populisme » et donc « fascisme ».
Inutile d’insister sur l’Ukraine, sauf pour dire
que Todd lui consacre pas moins de 9 cartes, qui prouvent son hétérogénéité,
(ainsi, le secteur le plus nationaliste, autour de Lvov, est lié à la Pologne
et au monde germanique, sans oublier que juste au Sud de ce secteur se trouve
la région d’Oujhorod, historiquement, linguistiquement hongroise) : depuis
la fin de l’ère soviétique, l’Ukraine n’a pas réussi à se constituer en Etat.
L’étude de l’évolution des pays de l’Ouest est
particulièrement riche en surprises et en concepts (c’est-à-dire outils de
réflexion). Toute une série d’entre eux réunit l’Europe de l’Ouest et les USA :
la religion zéro, le nihilisme, l’oligarchie.
On retrouve ici un grand classique toddien :
le rôle du protestantisme dans le décollage économique de l’Europe du Nord-Ouest,
puis des USA, mais aussi une thèse désormais admise : l’alphabétisation de
masse réalisée par le protestantisme, qui a d’abord favorisé la démocratie, a
débouché sur une nouvelle inégalité, entre les éduqués supérieurs et les
autres. Les éduqués supérieurs forment aujourd’hui une caste à part, qui ignore
le peuple : aussi le travail des politiciens est-il désormais de tromper
le peuple, pour lui faire accepter des politiques contraires à ses
intérêts ; le régime des pays occidentaux ne peut plus être appelé une
démocratie, nous sommes en oligarchie, et la guerre en cours n’est pas celle des démocraties
contre les régimes autoritaires, mais celle de l’oligarchie libérale contre la
démocratie autoritaire (et, dans ces deux formules, précise Todd, le substantif
est aussi important que l’adjectif).
L’oligarchie est évidemment en lutte contre tout
ce qui est collectif, contre les valeurs communes, contre la religion, et même
la « religion zombie » (où la croyance religieuse s’est effacée mais
où ses valeurs continuent à structurer la morale et les engagements
politiques). Dans ce contexte de religion zéro, on constate aujourd’hui une
atomisation de la société, et une anomie morale ; or, l’individu, réduit à
lui-même, n’a pas gagné en liberté, il s’est retrouvé angoissé et
impuissant : c’est le nihilisme. Ce désarroi généralisé est accru par la
guerre que les classes dominantes livrent à la réalité, propageant par les
médias des convictions contraires à la réalité : c’est le cas de l’idéologie
transgenre, qui nie le fait fondamental : il y a des hommes XY et des
femmes XX qui resteront toujours tels, quelle que soit la violence des
opérations que l’industrie chirurgicale et médicamenteuse peut leur faire
subir.
De ce point de vue de l’idéologie LGBT(etc),
l’étude consacrée à la Suède est intéressante : Todd démolit le mythe
d’une Suède égalitaire et pacifique : au XVIIe siècle, elle
s’est consacrée, sous Gustave II Adolphe, à une entreprise impérialiste,
devenant une puissance de premier plan dans l’atroce Guerre de Trente
Ans ; et, en 2017 (la boucle est bouclée), elle a rétabli le service
militaire, alors qu’elle se présente comme le pays le plus féministe du
monde : la présence de ministres femmes ne change rien à la politique d’un
pays. N’y aurait-il pas même un rapport entre féminisme et bellicisme ? demande
malicieusement Todd. Il semble qu’une fois au pouvoir, les femmes veulent
montrer qu’elles en ont autant que les hommes.
Mais les analyses les plus percutantes concernent
la Grande-Bretagne et les USA, et notamment leur évolution socio-religieuse.
Le chapitre sur la Grande-Bretagne a pour
sous-titre : « Croule Britannia » (jeu de mots avec Rule
Britannia, toujours l’humour anglais de Todd). Inutile de redonner les
chiffres de la désindustrialisation ; il est plus intéressant de remarquer
que plus la GB est affaiblie, plus elle est violemment belliciste, comme si les
gesticulations guerrières devaient cacher son état réel, et plus elle se lance
dans une politique d’affirmative action : les minorités ethniques
sont surreprésentées dans les public schools les plus prestigieuses,
comme au gouvernement : dans le gouvernement Liz Truss, on trouvait des
ministres originaires du Ghana, de Sierra Leone, d’Inde ; le gouvernement
actuel est présidé par un Anglo-indien, de nombreux Anglo-Pakistanais ont été
ou sont ministres. Cela veut-il dire que la GB a renoncé au racisme induit par
le protestantisme (les hommes ne sont pas égaux, certains sont des élus,
d’autres des réprouvés en puissance) ? La thèse de Todd est moins
naïve : le sentiment raciste a été reporté de la couleur sur la
classe ; depuis le XIXe siècle au moins les Anglais de la bonne
société considèrent les ouvriers comme une race à part (il suffit de voir le
type de langage qu’Agatha Christie prête aux rares ouvriers de ses romans,
analogue à la « langue paysanne » des comédies de Molière).
Aujourd’hui, ils se sentent bien plus proches des « coloured people »
riches et bien éduqués que des Anglais du peuple. On peut même considérer la
nomination de ministres de couleur comme une vengeance sadique à l’égard de
ceux-ci : les classes supérieures prennent plaisir à soumettre les classes
inférieures à des Noirs ou gens de couleur en général.
La Mort guidant le peuple,
par
Mark Bryan, 2020
Aux USA aussi, l’effondrement du protestantisme
met fin au dogme de l’inégalité des hommes ; mais, là, ce dogme avait
permis la cohésion du melting pot américain, en opposant des Indiens
d’abord, puis des Noirs inférieurs, à des Blancs supérieurs et donc égaux entre
eux. Si sa disparition met fin à un racisme systématique, il sonne aussi la fin
de l’égalité (symbolique, certes) des Blancs, d’où la frustration, la
démoralisation des Blancs perdants, ouvriers, chômeurs, électeurs de Trump,
bref des « deplorable » d’Hillary Clinton. Mais la situation
n’est pas plus réjouissante pour l’immense majorité des Noirs, dans un pays
soumis au néolibéralisme, où l’ascenseur social, comme en France, s’est
bloqué : s’ils sont surreprésentés au gouvernement, ils le sont aussi dans
les prisons et dans les catégories les plus pauvres.
Mais l’économie US n’est pas plus brillante que sa
société : leur PIB n’est qu’une illusion ; Todd propose de le
remplacer par un PIR (produit intérieur réel, ou réaliste), en le dégonflant de
toutes les activités inutiles, non productrices de richesse, voire néfastes
(« médecins tueurs », qui prescrivent des opioïdes pour assurer la
paix sociale, avocats surpayés, économistes, « grands prêtres du
mensonge », etc .) : Le PIB se verrait ainsi réduit de moitié.
En appliquant cette correction, on comprend comment la Russie, dont on nous
donne le PIB à 3,3 % de celui de l’Occident, peut fabriquer plus d’armes,
ultra-modernes, que lui. Le déclin économique des USA, encouragés par la
domination du dollar à délaisser les activités productrices au profit des
affaires (production d’argent sans aucune production réelle) aboutit à un
déficit sévère d’ingénieurs (deux fois plus peuplés que la Russie, ils
produisent, en pourcentage, trois fois moins d’ingénieurs, et, en quantité
absolue, pas très loin de deux fois moins).
Cette dégénérescence économique, morale, sociale
de l’Occident explique que le Reste du Monde ait refusé de suivre les USA dans
la condamnation de la Russie et les sanctions. Todd parle même d’un soft
power russe : si, au siècle dernier, c’était le communisme qui se
présentait comme une idéologie universelle, aujourd’hui c’est le
« conservatisme » moral de la Russie. L’Occident qui, dans son
arrogance, avec ses siècles de colonisation, était sûr de rallier le Reste du
Monde à ses valeurs, s’est rendu compte que celles-ci ne séduisaient pas, que,
tout au contraire, le Reste du Monde se reconnaissait dans le refus russe de la
domination LGBT, et de l’idéologie transgenriste. C’est ce « conservatisme »
qui permet à la Russie de rallier les pays les plus différents, et même
ennemis, comme on l’a vu récemment avec le rapprochement irano-saoudien, et, en
général, ce qu’on appelait le Tiers-Monde. « L’Occident a découvert qu’on
ne l’aime pas » : au contraire, son nihilisme suscite le dégoût.
La Découverte de Cabrillo, par Mark Bryan, 2021. Dans
un futur indéterminé, des Micronésiens rescapés de la Catastrophe mondiale,
abordent la Californie à San Diego, essayant de comprendre cette civilisation
disparue, symbolisée par les restes de la statue monumentale (4 mètres, 6
tonnes) du conquistador Cabrillo, offerte par Salazar aux USA en 1939
Les analyses de Todd sont décapantes et d’une
grande richesse. Certes, on pourrait lui reprocher, malgré tout, un tropisme
américain, lorsqu’il oppose à la mauvaise Amérique d’aujourd’hui la
« bonne Amérique » de Roosevelt et Eisenhower, et angélise le play
boy Obama : malgré toute sa perspicacité, il n’arrive pas, ici, à
éviter la naïveté. Mais il faut retenir à son actif sa prompte réaction à la
guerre de destruction d’Israël à Gaza (il ne va pas jusqu’à parler de
génocide) : dès le 30 octobre, il a ajouté à son livre un postscript ,
« Nihilisme américain : la preuve par Gaza ». Ce qui est
ici démontré, c’est soit le manque total de compétence du « blob » de
Washington, soit son irrationalité, les deux étant du reste cohérents :
les USA ignorent la diplomatie, ils ne connaissent qu’un seul type de réaction,
la violence, la destruction. Et ils font peur : en refusant un
cessez-le-feu, ils rejettent « la morale commune de l’humanité », et
n’entraînent derrière eux, outre Israël et l’Europe (en partie) que des
confetti insulaires comme Fidji, Tonga, Nauru… Il ne reste qu’à espérer une
défaite des USA, qui serait une « revanche ultime de la raison dans
l’Histoire ».
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le livre
➤ Emmanuel
Todd présente son livre le jeudi 1er février 2024 à la Librairie
Gallimard, 15, boulevard Raspail, 75007 PARIS. Téléphone : 01 45 48 24
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