Arsenic et vieilles dentelles (1944), de Frank Capra, est un chef d’œuvre du cinéma comique. C’est une farce macabre et désopilante à la mode Halloween, avec un Cary Grant déchaîné en meneur de revue. Mais le film rejoint aujourd’hui l’actualité brûlante, grâce à un personnage qui se prend pour le Président Théodore Roosevelt, promoteur du canal de Panama, et qu’on pourrait présenter comme l’inspirateur de Trump.
Le film est situé dans un contexte historique précis. Il nous introduit d’abord dans une ambiance hollandaise, loin du présent : la maison des deux gentilles empoisonneuses se trouve près d’un cimetière ouvert en 1654, avec des stèles portant des noms néerlandais (New York s’est d’abord appelée la Nouvelle Amsterdam et n’a été conquise par les Anglais qu’en 1664). Mais on va bientôt revenir à un passé plus proche, avec le personnage de Teddy, le frère des deux vieilles dames, qui nous offre un condensé de l’œuvre militaire et impérialiste des deux mandats (1901-1909) de Théodore Roosevelt.
En fait, il y a un rapport étroit entre la localisation (le cimetière hollandais du vieux Brooklyn) et le personnage de Th. Roosevelt : celui-ci est issu d‘ancêtres huguenots et hollandais, arrivés en Nouvelle Angleterre peu après le Mayflower [les Brewster du film sont, eux, des descendants des colons descendus du Mayflower]; il fait partie d’une grande famille patricienne, d’où vient aussi Franklin Roosevelt, son cousin éloigné, qui épousera sa nièce, Eleanor. (À eux deux, les Roosevelt totalisent 20 ans de règne, tantôt républicain, tantôt démocrate). Peut-on voir dans Arsenic... un hommage, ou une insolence, à l’égard de celui qui, lorsque la pièce de Joseph Kesselring (1941), puis le film sortirent, entamait ou terminait son deuxième et avant-dernier mandat présidentiel ?
Ainsi donc, nous voyons d’abord Teddy apporter, pour les œuvres de la police, une caisse de vieux jouets, contenant des maquettes de bateaux : Th. Roosevelt a été secrétaire adjoint à la Marine et a développé l’US Navy, notamment par la construction de cuirassés. Puis, Teddy se livre à sa lubie la plus spectaculaire, monter l’escalier quatre à quatre, en hurlant : « Chargez ! » ; lors de la guerre contre l’Espagne pour la possession de Cuba, Th. Roosevelt a démissionné de son poste pour fonder et entraîner les Rough Riders (les rudes cavaliers), régiment de cavalerie qui a participé à la guerre et à la tête duquel il chargeait en personne (il fut promu colonel, et Teddy porte parfois son uniforme). Le nom de ce régiment est resté très populaire, et se retrouve en particulier dans des noms de clubs sportifs.
Mais ce qui relie ce personnage à l’intrigue, c’est le canal de Panama : chaque fois que les deux charmantes meurtrières font une victime, elles déclarent à Teddy que c’est une victime de la fièvre jaune, et Teddy l’enterre dans ce qu’il croit être le Panama, c’est-à-dire la cave de la maison ; la construction du canal (d’abord sous contrôle français, puis usaméricain) a coûté plus de 30 000 morts [38 000 selon Trump*], dues surtout aux maladies, paludisme ou fièvre jaune. Ainsi, les cadavres s’entassent, dans la cave comme au Panama.
Par contre, il manque, au palmarès de Teddy/Roosevelt, un élément essentiel : la guerre qu’il a fomentée contre la Colombie pour en détacher ce qui n’était qu’une de ses provinces ; le gouvernement colombien acceptait bien de céder en bail la zone du canal, mais voulait un droit de contrôle que les USA ne voulaient pas lui céder. Roosevelt intervint donc militairement, pour, sous prétexte d’indépendance, annexer cette zone (1903). Le Panama « indépendant » fut bien sûr soumis à un protectorat US qui ne prit fin (officiellement) qu’en 1936 (sous le deuxième Roosevelt). Les Colombiens pourraient donc bien rétorquer à Trump : le Panama, c’est à nous.
Teddy sera finalement interné dans un asile de fous de luxe, malgré la réticence de son directeur, qui compte déjà parmi ses pensionnaires sept pseudo-Théodore Roosevelt, ce qui nous rappelle qu’il est considéré comme un des plus importants présidents usaméricains (il fait partie des quatre présidents dont les visages sont sculptés sur le Mont Rushmore).
Roosevelt apparaît donc de façon ambivalente, à la fois prestigieux et burlesque - ce qui pourrait le rapprocher de Trump. Ayant ajouté au domaine d’influence US plusieurs territoires, il a appliqué avant la lettre le slogan : Make America Great. Quant aux rodomontades de Trump, elles pourraient se résumer par le slogan : « Chargez ! ».
Bronco Buster, sous le portrait du président Andrew Jackson, un ancien marchand d'esclaves, à main gauche du bureau présidentiel
Chargez contre le Panama, chargez contre le Groenland, chargez contre le Canada, chargez contre le Mexique ! (On hésite à sourire, car on trouvera peut-être bien des cadavres dans la cave). Les analogies entre les deux présidents vont même jusqu’au détail : les Rough Riders offrirent à Roosevelt un moulage de la statuette Bronco Buster, œuvre de Frederic Remington, le peintre du Far West et du mythe du cow-boy ; Trump l’a replacé dans le bureau ovale.
Trump n’innove donc pas tellement : les USA se sont toujours agrandis par la guerre et le pillage, et Th. Roosevelt est le Président qui a durci la doctrine Monroe, revendiquant pour les USA un rôle de « gendarme » en Amérique. Ce qui est nouveau, c’est qu’ils veuillent maintenant piller leurs plus proches alliés, et même des blancs protestants, et qu’ils abandonnent pour cela leur masque démocratico-woke, se contentant de lancer le cri : « Chargez ! ».
NdE
*« Et nous redonnerons au Mont McKinley le nom du grand président William McKinley, là où il devrait être et là où il appartient. Le président McKinley a rendu notre pays très riche grâce à ses tarifs douaniers et à son talent. C'était un homme d'affaires né et il a donné à Teddy Roosevelt l'argent nécessaire pour réaliser bon nombre des grandes choses qu'il a faites, y compris le canal de Panama, qui a été bêtement donné au pays du Panama après que les États-Unis - les États-Unis, je veux dire, pensez-y, ont dépensé plus d'argent que jamais pour un projet auparavant et ont perdu 38 000 vies dans la construction du canal de Panama. » [Donald Trump, discours de prise de fonction, 20/1/2025]
No other land relance, un peu plus de 10 ans après, le problème soulevé par le film 5 caméras brisées (2011), qu’il semble réécrire : quel sens y a-t-il à promouvoir la lutte pacifique, caméra à la main, contre la puissance de la machine israélienne et de son armée ?
Dans 5 Caméras, Emad Burnat filmait la résistance des villageois de Bil’in, situé près de Ramallah, en Cisjordanie, au Nord de Jérusalem ; dans No other land, Basel Adra filme la résistance des villageois de Masafer Yatta (ensemble de 12 villages), situé au Sud d’Hébron, en Cisjordanie, au Sud de Jérusalem. Dans le premier cas, c’est le Mur qui était en question, et l’installation d’une colonie juive ; dans le deuxième, un décret interdisant d’habiter dans une zone, déclarée militaire, destinée à l’entraînement de l’armée, et décidant donc l’expulsion des habitants palestiniens (par contre, on a construit dans cette même zone une colonie juive). On voit bien que l’étau israélien se resserre autour de tous les villages palestiniens, qu’il s’agit d’isoler, d’étouffer et de détruire, éliminant toutes les taches palestiniennes qui subsistent sur la carte d’Israël. Aujourd’hui, on comprend même que l’unification du territoire israélien était une première étape, préludant à l’extension d’Israël aux dépens des pays voisins, pour réaliser le Grand Israël. Il est donc facile de conclure que toutes les initiatives pacifiques des Palestiniens sont vouées à l’échec, face à un projet national, patronné par les Etats-Unis, et mené méthodiquement et impitoyablement, au mépris de toutes les décisions internationales, depuis 1947.
Mais d’abord, il faut répéter tous les arguments en faveur du film No other land, les mêmes que ceux en faveur de 5 Caméras, pour qu’ils ne nous soient pas retournés (ils le seront de toute façon) en manière de reproche et de disqualification. Oui, il faut montrer les images concrètes de la situation des Palestiniens et des violences dont ils sont victimes de la part des soldats (et soldates) ninjas israéliens ; oui, il est impossible de ne pas être bouleversé quand on voit la démolition d’une école, d’un parc de jeux pour les enfants, ou la destruction d’un puits qu’on bouche en y versant du béton, tandis qu’on scie les tuyaux d’adduction d’eau, ou la confiscation d’un générateur électrique, qu’un villageois essaie de défendre, recevant une balle qui le blesse mortellement, et, face à ces crimes, la dignité et la volonté de résistance des Palestiniens. Indignons-nous, donc, comme disait Stéphane Hessel ; et après ? Le village sera malgré tout détruit : « C’est la loi », et les villageois de nouveau déplacés, vers où ? L’espace de vie pour les Palestiniens se réduit comme peau de chagrin.
C’est pourquoi la confiance placée dans la lutte pacifique et les caméras apparaît bien dérisoire : les actions en justice qui en sont le moyen suprême sont toujours tranchées (après parfois des dizaines d’années d‘arguties de retardement) en faveur des Israéliens : c’est une justice d’apartheid. La lutte que montre le film deviendrait même parfois grotesque, s’il n’y avait derrière tant de souffrance, lorsqu’on voit quelques dizaines de villageois manifester, des ballons à la main, noirs dans les cas les plus graves, ou lorsque le héros, devant chaque agression de l’armée, s’écrie : « Vite, ma caméra ! » (lors des massacres de Gaza on a vu que des soldats israéliens se filmaient eux-mêmes, tout fiers, en train de commettre leurs propres exactions), ou lorsque les deux auteurs dialoguent gravement sur la possibilité d’arriver un jour, pas à pas, à une démocratie apaisée. Ne nous répète-t-on pas depuis des dizaines d’années qu’Israël est la seule démocratie du Proche et Moyen-Orient ?
À quoi a mené cette stratégie des petits pas ? À la mainmise totale d’Israël sur la Palestine, à la relégation des Palestiniens dans des réserves, ou des camps de concentration, et finalement, au génocide à Gaza, mais aussi, plus silencieusement, dans toute la Cisjordanie où les colons, devenus des bêtes féroces du fait de leur totale impunité, assassinent tous les jours des Palestiniens.
Alors il faut poser la question qui fâche : cette position en faveur d’actions pacifiques, l’espoir qu’on place en elles, ne tiennent-ils pas au fait que les deux films, 5 Caméras et No other Land, sont réalisés par un duo israélo-palestinien et soutenus par une kyrielle d’organisations israéliennes, européennes et américaines ?
Dans le cas de 5 Caméras, la collaboration israélo-palestinienne n’est même qu’une tromperie : on répète dans toutes les critiques que c’est Imad qui filme : mais qui le filme quand on le voit filmer ? En réalité, il n’y a qu’un réalisateur, l’Israélien Davidi. La supercherie a été révélée lorsque le film a tenté de concourir dans un festival du film palestinien. Mais on aura beau chercher sur Google, on ne trouvera aucune référence aux articles, parus sur des sites ou des journaux arabo-musulmans, qui documentent ce fait, ni, même, aucune référence au débat sur l’auteur réel du film. Surprise, le cas est analogue pour No other Land. Certes, on insiste partout sur le duo de réalisateurs, Basel et Yuval, et les critiques les plus enthousiastes (celles qui donnent un 5 au film) s’engouffrent dans la brèche, jusqu’à la nausée : Critikat met son article, par ailleurs irréprochable, sous les auspices de L’amitié, donnant ainsi le premier rôle, non aux violences israéliennes contre les Palestiniens, mais aux relations individuelles entre les deux responsables du film. Avoiralire conclut de façon hallucinante : « Les auteurs offrent une lueur d’espoir à travers cet acte transnational de solidarité et de résistance. » En réalité, Basel a fourni son matériel filmé, mais c’est Yuval Abraham le seul réalisateur, c’est lui qui a organisé et monté le film.
Il ne s’agit pas de mettre en cause la sincérité, la bonne foi des deux Palestiniens : être pris en main par des Israéliens leur a permis de diffuser leur témoignage. Mais comment ne pas penser que les deux Israéliens ont canalisé ces témoignages dans le cadre de leurs propre positions, intérêts et objectifs ?
La projection de No other land au cinéma parisien Les 3 Luxembourg le mardi 7 janvier 2025 était suivie d’un débat avec trois représentantes d’associations de solidarité avec la Palestine ; mais, de débat sur les deux problèmes posés par le film, il n’y en n’a pas eu : la langue de bois est de mise partout, et elles ont refusé toute discussion sur le film. Et pour cause : ces associations fonctionnent, par définition, dans un cadre strictement légal, douter de l’efficacité des procédures légales, ce serait se remettre en cause elles-mêmes. Aussi ont-elles tout de suite noyé le poisson en enfourchant le dada de l’antisémitisme, en reprenant au vol le mot « juif ». Mais ce terme n’est pas, dans le cas d’Israël, une notion raciale ou religieuse, c’est une notion politique : en Israël, ce pays qui se conçoit comme « l’État des Juifs » (et là, oui, c’est un concept racial), il y a près de 2 millions de « citoyens » arabes, mais ils n’ont pas le même statut, les mêmes droits que les autres : les citoyens juifs le sont de plein exercice, les « citoyens » arabes ne sont que des citoyens de seconde zone. C’est pourquoi, pour savoir de quoi on parle, il faut préciser : Israéliens juifs ou Israéliens arabes. On a aussi eu droit à l’énumération des associations juives qui soutiennent les Palestiniens, ce qui permet de donner un alibi aux Israéliens, mais elles n’ont aucune incidence sur la politique d’Israël, et on a d’ailleurs pu constater, avec les massacres de Gaza qu’une très large majorité d’Israéliens soutient la politique du gouvernement, ne demandant qu’une chose : être débarrassés une bonne fois pour toutes des Palestiniens.
Que faire, donc, dans un cadre légal ? Les intervenantes ont instamment prié les personnes du public d’obliger leurs élus à respecter les décisions internationales concernant l’inculpation pour génocide de dirigeants israéliens ; comment fait-on, on écrit des lettres à Monsieur le Maire ? On lance des ballons devant la mairie ?
Il ne s’agit évidemment pas de dire que toute résistance est inutile : dans la situation des Palestiniens, la résistance est de toute façon une question de dignité et de survie morale, et il faut soutenir toute forme de résistance, mais sans essayer de bercer les gens d’illusions ; le sort des Palestiniens n’est pas entre leurs mains, ils sont le jouet d’ambitions impérialistes qui se livrent à bien plus vaste échelle que celle d’un village. De plus, on aimerait entendre la voix des Palestiniens eux-mêmes, sans le filtre de bienveillants (?) tuteurs juifs, pour soutenir vraiment la volonté des Palestiniens.
Les « droits » des Israéliens sur la Palestine reposent sur le don de la Terre Promise par Jahvé. Curieux que même dans ce pays radicalement laïque qu’est la France on prenne cette revendication au sérieux. Mais nous sommes habitués à considérer la Bible comme une référence sacrée, et sans doute y a-t-il encore beaucoup de gens qui croient que c’est le texte le plus ancien de l’humanité, alors qu’elle est plus récente que l’Iliade, et qu’elle reprend nombre de mythes racontés dans des textes akkadiens (comme l’histoire d’Uta-Napišti, devenu Noé) antérieurs de deux millénaires !
Mais, surtout, il est maintenant établi que la Bible, à côté des mythes empruntés, est un ensemble de textes propagandistes visant à justifier les entreprises impérialistes des Hébreux et à consolider l’État (antique, mais maintenant moderne) d’Israël, autour de la croyance au dieu unique et tribal Jahvé. Il n’est donc pas étonnant que la Bible soit imprégnée d’un esprit guerrier barbare, où l’Autre est systématiquement voué à l’extermination (les colons américains ont bien compris que c’était la stratégie la plus efficace pour s’assurer la possession des territoires conquis). Il ne faut donc pas y chercher de spiritualité – pacifique du moins : la « spiritualité » biblique est plutôt de l’ordre d’une complicité mafieuse entre une famille (le peuple juif) et son chef (Dieu). Au contraire, les passages cruels (dont l’horreur est masquée par l’habitude, et par des interprétations symboliques lénifiantes) sont innombrables. C’est le cas de ce qu’on pourrait appeler la fable d’Elisée, les enfants et les ours.
Agatha Christie, en bonne anglicane, connaissait la Bible sur le bout des doigts et, bien que fort conformiste, elle lève quelques lièvres intéressants, comme, dans Le Meurtre de Halloween, l’histoire de Yaël et Sisra (Yaël, la psychopathe au marteau), ou, dans Un meurtre est-il facile ? (Murder is easy, 1939)*, celle d’Elisée [Elisha].
Ce dernier roman met en scène un self made man vaniteux, Lord Whitfield (oui, un self made man, car il y a longtemps qu’en Angleterre les titres de noblesse récompensent simplement la richesse), persuadé que Dieu le protège et punit ses ennemis : « Mes ennemis, mes détracteurs sont jetés à terre et exterminés ! ». Ce langage biblique renvoie précisément à l’histoire d’Elisée : « Rappelez-vous les enfants qui se moquaient d’Elie : les ours sont venus les dévorer » (quoique bonne anglicane, Agatha Christie fait une confusion : ce n’est pas d’Elie qu’il s’agit, mais bien de son successeur, Elisée) : de la même façon, constate Lord Whitfield avec satisfaction, un petit garçon insolent qui s’était moqué de lui a trouvé la mort peu après.
Son interlocuteur tique un peu : « J’ai toujours trouvé qu’il s’agissait là d’une vindicte excessive ». Agatha Christie, bien sûr, n’en dira pas plus : son style, c’est plutôt les notations humoristiques que les dénonciations indignées. Mais elle exprime bien là la gêne qu’on éprouve à la lecture de ce passage des Rois, II, 2, 23-25 (traduction œcuménique de la Bible, 1972) : « Comme il [Elisée] montait par la route, des gamins sortirent de la ville et se moquèrent de lui en disant : « Vas-y, tondu ! Vas-y ! » Il se retourna, les regarda et les maudit au nom du SEIGNEUR. Alors, deux ourses sortirent du bois et déchiquetèrent 42 de ces enfants. » Et Elisée de poursuivre tranquillement sa route… Mais il y a plus étonnant et choquant que l’histoire elle-même, c’est le commentaire qu’en fait un site évangélique lancé en 2000 par l'Eglise Baptiste d'Angers, Lueur, un éclairage sur la foi. « Ce texte semble [c’est moi qui souligne] nous raconter quelque chose de choquant et d’incompréhensible dans notre conception d’un Dieu de grâce ». L’auteur fait semblant de croire que le Dieu de la Bible est le même que celui de l’Évangile, alors que le premier, loin d’être miséricordieux, ne respire que la vengeance – ce qui invalide toute la démonstration qui suit. Mais il est instructif de suivre précisément les arguments sophistiques par lesquels il s’attache à justifier Elisée et à contester le caractère excessif de sa vindicte (ou celle de Dieu). 1) Elisée vient juste d’assumer la lourde charge de prophète (porte-parole de Dieu), il doit donc encore s’affirmer et se faire respecter : faire tuer 42 enfants est une recette infaillible pour cela ! 2) le terme d’« enfants » peut aussi désigner des « jeunes » ou des « jeunes hommes » ; « il peut donc s’agir d’adolescents ou jeunes adultes ». La même mauvaise foi était à l’œuvre encore récemment (aujourd’hui, après les massacres de bébés et enfants à Gaza, ce n’est bien sûr pas possible, impossible de qualifier de « jeunes adultes » les tout petits linceuls qu’on a vus sur tant d’images) : une victime palestinienne de 12 ou 13 ans était désignée dans les médias comme un « jeune homme », une (rare) victime juive du même âge comme un « enfant ». 3) L’insulte « chauve » (Lueur n’utilise pas la traduction œcuménique) est très grave : Elisée pouvait « y voir une remise en cause de son investiture divine […] C’est un rejet complet, finalement, de Dieu en même temps que de son serviteur. » On hésitera dorénavant à utiliser l’expression « trois pelés et un tondu », qui est d’essence diabolique. 4) justification psychologique maintenant, et appel au bon sens universel sur le ton chattemite traditionnel des curés et pasteurs : « Comme la majorité des personnes, Elisée n’accepte pas qu’on se moque de lui et encore moins de Dieu et de l’Esprit qui repose sur lui ». 5) enfin, argument d’autorité : le châtiment peut sembler excessif, mais : « après tout, cela correspond aux châtiments prévus par la Loi (Lévitique 26 22 : « J’enverrai contre vous les animaux des champs, qui vous priveront de vos enfants »). Plus fort que la charia : si vous ne me respectez pas, je ferai dévorer vos enfants par les bêtes sauvages ! Ce châtiment est en fait prévu pour les idolâtres, qui élèvent des statues aux dieux païens, mais le 3) a pris soin d’assimiler les moqueries contre Elisée à un reniement de Dieu. Mais peut-être tous ces arguments risquent-ils de paraître spécieux, peu convaincants. Alors, l’auteur change son fusil d’épaule. La responsabilité d’Elisée tient dans un mot : « maudire », et la cruauté de Dieu dans un deuxième : « déchirer » ; l’auteur va donc se livrer à un examen lexical des termes hébreux correspondants (c’est-à-dire jouer sur les mots). - qalal signifie mépriser, maudire. Elisée ne se met pas en colère, il ne maudit pas, il « méprise » ; il laisse Dieu « rend[re] visible la malédiction dans laquelle ils se sont mis eux-mêmes [!] en rejetant Dieu ». Et l’auteur dégaine encore une citation biblique : « Il fera retomber sur eux leur iniquité. Il les anéantira par leur méchanceté ». (Psaumes, 94, 23). Ce n’est donc pas Dieu qui tue les « jeunes adultes », ni Elisée, ni même les ours, ou les ourses (selon la traduction œcuménique), c’est leur propre méchanceté ! En quelque sorte, ils se sont suicidés. - baqa est lui « aussi traduit de diverses manières » : passer au travers, disperser, se frayer un passage, fendre ; la troupe des « jeunes hommes » est donc « dispersée », leur lâcheté (se mettre à plusieurs contre un seul homme) est mise en évidence, ils sont « humiliés » - mais pas maltraités. Remarquable inversion de la charge : ce sont les victimes qui sont blâmées ! L’auteur termine sa démonstration par une jolie antiphrase, qui nie exactement et lucidement ce qu’il vient de faire : « Sans vouloir obliger les textes à coller à des a priori religieux et exégétiques, cela n’est-il pas plus en accord avec un Dieu de grâce mais qui rabaisse les moqueurs ? » Malheureusement, l’histoire du gentil Elisée se termine par une dernière prophétie où il ordonne au nouveau roi Joas : « Tu frapperas Aram à Afeq jusqu’à extermination », Rois II, 13, 17 (Aram désigne la Syrie). Et de conclure, de façon plutôt inquiétante : « Marchons comme Elisée ! ». L’histoire elle-même est édifiante : le massacre de 42 enfants est présenté dans la Bible comme la preuve du caractère sacré d’Elisée, et renforce sa bonne conscience. Mais l’exégèse de Lueur l’est tout autant : c’est la même rhétorique qui permet de justifier les crimes d’Israël et d’effacer l’horreur des massacres actuels.
*Un téléfilm avec Olivia de Havilland a été tiré du roman en 1982 par Claude Whatham
L’apparition insistante de Yaël
et Sisra dans plusieurs romans d’Agatha Christie m’a d’abord laissée perplexe :
ces personnages bibliques sont à peu près inconnus en France. Du reste, nous ne
connaissons à peu près rien de la Bible, dont la lecture, dans la tradition
catholique, était déconseillée (et pour cause !). Par contre, le
protestantisme, qui prônait un retour aux textes, en a fait son texte sacré,
remplaçant l’expression « parole d’Evangile » par « parole de la Bible » - ce
qui a mis en lumière bien des passages embarrassants.
Yaël et Sisra Artemisia Gentileschi,
1625-30
Huile sur toile, 93 × 128 cm
Budapest, musée des beaux-arts
Tout foyer anglo-saxon possède
une Bible, et on la lit (ou la lisait) à tout bout de champ, comme un oracle et
une panacée. Dans Mrs. Craddock (1902), de Somerset Maugham, un
personnage, pour consoler une amie dans l’affliction, après une naissance
mort-née, lui propose d’ouvrir la Bible au hasard, et de lui faire la lecture :
elle tombe sur une liste interminable de généalogies, mais persiste, impavide, dans
ces curieuses consolations. Quant aux pasteurs, leur sermon du dimanche, 52
semaines par an, consiste en une glose d’un passage de la Bible : ils ne
peuvent donc pas se contenter des épisodes les plus connus, mais doivent aller
chercher des histoires de derrière les fagots, dont les moins édifiantes ne
sont pas celles qui marquent le moins l’imagination de leurs ouailles.
L’histoire de Yaël et Sisra
semble avoir particulièrement intéressé Agatha Christie, qui y revient dans
plusieurs romans, en particulier dans Le crime de Halloween (1969). Mrs.
Oliver, le double intradiégétique d’Agatha Christie, réfléchit sur les prénoms
étranges que choisissent parfois les parents : « Qui est-ce, déjà, qui a
enfoncé des clous dans la tête de quelqu’un ? Yaël, ou Sisra. Je ne me rappelle
jamais qui est l’homme et qui est la femme, Yaël, sans doute. Je ne crois pas
avoir jamais connu un enfant baptisé Yaël. - Elle lui a servi du lait dans une
magnifique coupe d’albâtre », intervient la petite Miranda. « L’histoire de Yaël
et de Sisra m’a beaucoup plu. Je n’aurais jamais eu l’idée, ajouta-t-elle,
songeuse, de faire ça moi-même. D’enfoncer des clous, je veux dire, dans la
tête de quelqu’un qui dort ».
Cette histoire paraît
abracadabrante, et aurait plutôt sa place dans un recueil d’histoires gore
de Halloween, que dans un livre sacré ! Mais elle figure bel et bien dans la
Bible, dans le Livre des Juges, 4, 17-24. Après 20 ans de domination du roi de
Canaan Yavîn sur Israël, Baraq, inspiré par la juge et prophétesse Déborah, «
se lève » contre lui et écrase son général Sisra. Celui-ci cherche refuge auprès
de Héber le Qénite (descendant de Caïn), qui était alors en paix avec Yavîn. La
femme d’Héber l’accueille dans sa tente selon tous les rites de l’hospitalité :
« Arrête-toi, mon seigneur, arrête-toi chez moi, ne crains rien », dit-elle,
elle le recouvre d’une couverture, et lui donne à boire du lait d’une outre (la
« coupe d’albâtre » est sans doute due à l’imagination de Miranda). Sisra s’endort
profondément ; alors, « Yaël, femme d’Héber, prit un piquet de la tente, saisit
dans sa main le marteau, entra auprès de lui doucement et lui enfonça dans la
tempe le piquet ». Curieusement, Héber reste dans tout cet épisode à l’état
d’Arlésienne : on ne saura jamais comment il réagit à l’initiative de sa femme.
Ce qui conclut l’épisode, c’est
par contre le Cantique de Déborah, qui remercie Dieu, et exalte Yaël en
décrivant son exploit de façon encore plus sadique , retournant, on peut dire,
le couteau dans la plaie : « Elle étendit sa main vers le piquet et sa droite
vers le marteau des travailleurs, elle martela Sisra et lui broya la tête, elle
lui écrasa et transperça la tempe ». (le curieux « marteau des travailleurs »
n’apporte bien sûr pas une note marxiste-léniniste, il insiste en fait sur le
côté sordide et sadique du modus operandi de Yaël : Sisra n’est pas tué
par l’épée, arme noble, mais par un vulgaire outil, brutalement manié). Et Déborah
lance un appel à la guerre sainte : « Lorsqu’Israël se consacre totalement, lorsque
le peuple s’offre librement, bénissez le Seigneur ».
En effet, une note de la
traduction œcuménique de la Bible éclaire ce passage : « ‘se consacrer
totalement’, c’est se consacrer à Dieu en vue de la guerre sainte ». Il y est
aussi précisé que le cantique de Déborah est un des plus anciens textes de la
Bible : la visée propagandiste et guerrière de ce livre est donc présente dès
le départ et, comme souvent, les positions les plus dures sont incarnées par
des femmes. (Dans le monde traditionnel, ce sont les femmes qui sont les gardiennes
de la tradition et des valeurs nationales ; on trouve la même chose dans la
mythologie grecque : contrairement à l’interprétation habituelle, Antigone
n’est pas une rebelle, elle défend au contraire le droit du sang immémorial
contre le droit novateur de la Cité).
Yaël et
Sisra
Lucas van Leyden, vers 1517
Gravure sur bois (24 × 17 cm) Rijksmuseum, Amsterdam
L’histoire de Judith et
Holopherne sera plus tard un autre « roman pieux et patriotique » conçu sur le
même modèle. Yaël se distingue cependant par son mépris total des règles de
l’hospitalité, sacrées dans le monde antique. On peut bien opposer à cette
histoire celle de Loth, dans la Genèse, qui protège les deux anges, ses hôtes,
de la concupiscence des habitants de Sodome ; mais ici, le respect des règles
de l’hospitalité par Loth ne sert qu’à condamner les Sodomites et aboutit à un
génocide, perpétré par Jéhovah.
Yaël se distingue aussi en
inaugurant un type d’« héroïne bricoleuse», dont les trafiqueurs et
trafiqueuses de bipeurs et talkie walkies d'aujourd'hui sont les dignes émules.
Ce vers
de la tragédie de Racine Esther (1689) est d’une actualité brûlante ; il
conviendrait donc de jeter un coup d’œil à sa source, le Livre d’Esther, qui,
s’il n’a aucune valeur historique, peut nous dire beaucoup de choses sur l’état
d’esprit des Juifs qui se nourrissent, quotidiennement ou hebdomadairement, de
la Bible.
Esther dénonçant
Hamas au roi Asuerus, par Ernest Normand, 1888
On sait (ou
on devrait savoir) que les livres pseudo-historiques de la Bible sont des
reconstructions de pure propagande ; ils témoignent surtout d’un ethnocentrisme
effarant, mais qui continue à formater notre vision du Proche et Moyen-Orient :
alors que, pendant la période de leur rédaction, les tribus juives ne jouent
aucun rôle actif dans cette histoire, et que la plupart des historiens de
l’époque les ignorent, les rédacteurs de la Bible ont persuadé les pays
chrétiens, pendant maintenant près de deux millénaires, que les Juifs étaient
au centre, et que les peuples prestigieux qui les entourent n’existaient qu’en
fonction d’eux, et de leur hostilité ou bienveillance à leur égard.
Aman, le «
méchant » de l’histoire d’Esther, est issu des Amalécites, peuple qui vivait entre Égypte et Jordanie ;
ils sont traités sur Google avec un parti-pris impudent : toutes les références
données adoptent le point de vue de la Bible.
On lit ainsi
dans wikipédia : « Selon la Bible [cet effort d’objectivité, « selon », sera
vite oublié], ils furent toujours acharnés contre les Hébreux, qui à leur tour
[« à leur tour » : ce n’est qu’une réaction aux exactions des Amalécites] les
regardent comme une race maudite ». Aussi Dieu ordonne-t-il à Saül de les exterminer.
Plus tard, «selon le Livre d’Esther, les exilés du premier Temple auront à
pâtir des volontés génocidaires d’Haman ». Et l’article se termine,
tranquillement, par une citation de la Bible (Deutéronome) : « Quand donc
l’éternel ton Dieu t’aura délivré de tous les ennemis qui t’entourent, et qu’il
aura ainsi assuré la sécurité dans le pays [l’expression donne froid dans le
dos] qu’il te donne en héritage pour que tu en prennes possession, tu effaceras
la mémoire d’Amalek de dessous le ciel ».
Quelle est
l’idée qui se dégage de ce texte ? Les Amalécites projetaient d’exterminer les
Juifs ; ceux-ci avaient donc le droit, pour assurer leur sécurité, d’exterminer
les Amalécites et de détruire même tout souvenir d’eux sur cette terre (c’est
ainsi que les Israéliens détruisent même les cimetières palestiniens). On
reconnaît bien ce type de discours et, même, la théorie usaméricaine de la guerre
préventive, exemplairement appliquée en Irak.
Mais il y a
pire que wikipédia : l’article du site catho Aleteia (quelle antiphrase!
ἀλήθεια signifie vérité en
grec) : « Les Amalécites sont surtout connus dans le récit biblique pour leurs
batailles » ; celle qui les oppose à Moïse « se trouve relatée par la Bible au
livre de l’Exode, en un récit épique et haut en
couleur » : l’auteur (on sent le ton enjoué et cafard par lequel il veut
éveiller l’intérêt des enfants) présente l’extermination des Amalécites comme «
haute en couleur » ! « Malheureusement pour les Hébreux, cette fameuse bataille
[…] n’allait pas pour autant rayer de la carte les Amalécites », qui se manifesteront
encore comme des brigands. Aussi Dieu dit à Saül : « Tu frapperas Amalek ; et
vous devrez vouer à l’anathème tout ce qui lui appartient [la traduction
œcuménique de la Bible dit ici : « vous devrez vouer à l’interdit », ce qui est
l’expression rituelle pour dire : exterminer]. Tu ne l’épargneras pas. Tu
mettras à mort : l’homme comme la femme, l’enfant comme le nourrisson, le bœuf
comme le mouton, le chameau comme l’âne ». Malheureusement pour lui, Saül épargne
le roi amalécite, plus quelques agneaux ; pour ce crime, Dieu lui retire son
soutien, il le fera périr avec ses trois fils, et le remplacera par David.
Conclusion d’Aleteia
: « les Amalécites, ce peuple ennemi d’Israël, disparaîtra du désert du Sinaï,
de l’Histoire et du récit biblique au profit de tribus amies d’Israël ». On
notera l’assimilation du « récit biblique » à l’Histoire : si c’est dans la
Bible, c’est vrai. Les premières études critiques de la Bible ont été le fait
de savants bénédictins : cette tradition semble bien perdue dans l’Église d’aujourd’hui
! On notera aussi que seules les « tribus amies d’Israël » ont droit à
l’existence.
Le Livre
d’Esther raconte donc une histoire censée se passer pendant l’exil à Babylone (Ve siècle avant
J-C) : la reine Vashti étant tombée en disgrâce, on organise un concours de
beauté pour que le roi Assuérus puisse se choisir une nouvelle épouse. Il est
séduit par la beauté d’Esther, une orpheline juive élevée par son oncle
Mardochée [Mordecaï], qui va hanter le Palais pour garder un œil sur
elle ; mais il refuse de s’incliner devant le vizir Haman qui, furieux, le
dénonce au Roi, et demande l’extermination des Juifs (!). Mais Assuérus se
souvient que Mardochée lui avait dénoncé un complot contre sa personne et le récompense.
Mardochée décide alors de faire intervenir Esther : elle demande au Roi de
révoquer le décret d’extermination des Juifs… et de le remplacer par un décret
d’extermination des Amalécites, ancêtres d’Haman ! Aux termes de ce décret, «
Le Roi octroie aux Juifs [….]d’exterminer, de tuer et d’anéantir toute bande,
d’un peuple ou d’une province, qui les opprimerait, […] et de piller leurs
biens ».
En
conséquence de quoi, « les Juifs frappèrent alors leurs ennemis à coups d’épée
». Le roi tire le bilan de l’opération, pour la plus grande satisfaction
d’Esther : « A Suse-la-Citadelle, les Juifs ont tué, anéantissant 500 hommes,
plus les dix fils d’Haman. Dans le reste des provinces royales, qu’est-ce
qu’ils ont dû faire ! » Après le massacre, « ils se reposèrent » et décidèrent
d’instituer une fête, « jour de banquet et de joie », la fête des Purim.
Mais, malgré
les notices fidéistes de wikipédia et autres, rien de tout cela n’est vrai ! Le
récit, selon les études critiques, est absurde et puéril : le rédacteur imagine
les rapports du Roi avec ses femmes, la nature de son pouvoir, sa politique, la
position des Juifs auprès du Roi de façon aberrante. Assuérus/Xerxès Ier
n’a jamais eu d’épouse juive, il n’a jamais promulgué de décret
d’extermination, et ses décisions n’étaient pas prises sur simple caprice ; au
contraire, son souci était de maintenir la tranquillité et la cohésion chez
tous les peuples de son Empire. Seules deux ou trois petites lignes laissent
passer un petit élément de réalité, lorsqu’on précise qu’on envoie les ordres
du Roi « à chaque province selon son écriture, à chaque peuple selon sa langue
». En effet, au Ve siècle, coexistaient les systèmes idéographique
(le sumérien, repris par les Akkadiens qui y ajoutèrent des éléments
syllabiques – ce système restera longtemps la langue de l’administration),
syllabique et alphabétique (le phénicien, repris par les Grecs).
Le Livre
d’Esther est donc plein d’une folle arrogance : alors qu’ils font partie de
l’Empire Perse, et que les historiens de l’époque les ignorent, les Juifs
prétendent diriger sa politique, en faisant exterminer les peuples qui leur
déplaisent. En fait, Xerxès avait d’autres chats à fouetter : son règne est
marqué par la première Guerre Médique, où les Perses seront arrêtés à Marathon
; et là, tout à coup, l’Histoire se remet à l’endroit, loin des élucubrations bibliques.
Mais
l’histoire d’Esther est encore sujette à caution pour une autre raison :
James Frazer, étudiant dans Le rameau d’or les rites du bouc émissaire, s’arrête sur la fête des Pourim et
l’histoire d’Esther. Il remarque que les noms qui y apparaissent ne sont pas
hébreux, mais d’origine mésopotamienne : Esther/Ishtar, Mardochée/Mardouk
(grand dieu akkadien et en particulier dieu protecteur de Babylone), Pourim de
l’assyrien « pour », sort, destin. L’histoire d’Esther serait donc un
camouflage, une légende étiologique pour naturaliser une fête empruntée à
Babylone. Elle est néanmoins devenue très populaire, car elle célèbre la
victoire des Juifs sur leurs ennemis.
Racine
reprend fidèlement ce morceau d’« Histoire sainte », avec une seule différence
: Esther s’abstient de réclamer l’extermination des Amalécites. Dans un
contexte chrétien, et de la part d’un personnage décrit comme une petite chose
douce et sensible, cela aurait pu choquer ! Racine se contente d’une allusion
placée dans la bouche d’Assuérus : « Je romps le joug funeste où les
Juifs sont soumis ; je leur livre le sang de tous leurs ennemis », où le « tous
» renvoie discrètement à l’idée d’extermination.
-Tu
ne tueras point
-Mais bon sang, on est au XXIème siècle
Jeff Danziger
Toutefois,
cette discrétion est bien hypocrite, car derrière l’histoire de la douce
Esther, se cache encore une histoire de massacres : Racine a écrit Esther à la
demande de Mme de Maintenon, pour que les pensionnaires de Saint Cyr,
institution créée par elle pour les jeunes filles pauvres de la noblesse,
puissent faire du théâtre avec décence. Les rapports entre Esther et Assuérus
renvoient donc aux rapports entre Louis XIV et la Maintenon, devenue son épouse
morganatique en 1683. Et la requête d’Esther renvoie au lobbying exercé par
celle-là pour obtenir, peu avant la pièce, en 1685, la Révocation de l’Edit de
Nantes, précédée et suivie, dans les années 1680, par les fameuses et sinistres
dragonnades (sans doute aussi « hautes en couleur » que les batailles contre
les Amalécites), contre les protestants. Racine n’a pas osé convertir le Roi
Xerxès au judaïsme, mais les dernières paroles d’Assuérus : « que tout tremble
au nom du dieu qu’Esther adore » sont, elles aussi, une allusion aux opérations
militaires lancées pour obtenir la conversion des protestants.
Dans le même
temps, la Bible servait déjà de feuille de route aux colons anglais dans leur
conquête des terres américaines et l’extermination des Indiens.
L'avocat sud-africain Tembeka Ngcukaitobi évoque devant la Cour internationale de Justice les citations répétes de Netanyahou de l'injonction biblique à "tuer tous les Amalécites"
Mia Mottley, Première Ministre des Barbades, répond à Netanyahou, le tueur d'Amalécites à la 79ème AG des Nations Unies
La sortie de La ferme des Bertrand, de Gilles Perret, semble arriver au moment le plus opportun : elle constitue un hommage à un groupe d’agriculteurs et à leur travail à l’heure où les paysans sont obligés de défendre leur outil de travail contre Macron, Bruxelles et l’Empire US. Mais, malgré la force d’émotion du film, on peut se demander s’il éclaire vraiment la situation actuelle.
Le film reprend des images d’un premier documentaire, en noir et blanc, de Marcel Trillat, en 1972, d’un premier documentaire de G. Perret, de 1997, « Trois frères pour une vie », dont La ferme des Bertrand prend la suite. On suit donc, sur 50 ans, une famille d’éleveurs de Quincy, en Haute-Savoie (près de Genève), remarquable en ce qu’elle a réussi à préserver son exploitation à travers trois transmissions : trois frères ont d’abord repris la ferme de leurs parents, puis un de leurs neveux, avec sa femme Hélène, et maintenant un fils et un gendre d’Hélène. Le héros du film, c’est André, seul survivant de la fratrie originelle : au fil des trois films (et sur la belle affiche du film), on le voit vieillir et se recroqueviller (dans le troisième film, il a dû abandonner l’étable et limiter ses activités au poulailler). On suit d’abord les trois frères, puis André seul et ses descendants, dans leur vie quotidienne, dans l’étable, au pré, dans leur cuisine, en train de préparer leur soupe, ou de prendre un café arrosé, versé jusqu’à ras bord, dans des verres duralex (à cette occasion, on voit même le patriarche, leur père, la toute première génération). C’est donc le bilan de toute une vie que fait André, une vie de sacrifices (tous trois sont restés célibataires), et de dur travail, puisque, faute de capitaux, les trois frères ont dû tout faire à la force des bras (on les découvre même au départ dans une activité de casseurs de cailloux).
Tous les critiques relèvent la force des paroles
d’André, leur impact sur le spectateur : la plupart d’entre nous ont
encore des souvenirs de grands-parents paysans, souvenirs d’enfance qui
imprègnent toute notre vie, aussi chacun peut-il voir en André un grand-père ou
un père. Voilà un film qui montre la vraie vie, loin de tous ces films
adultérés, idéologisés, dont les héroïnes bovaryennes n’ont d’autre problème
que de « s’émanciper » du « patriarcat » et les héros de savoir
si leur sexe leur convient ou non. C’est donc avec une profonde empathie qu’on
voit le film : la vie des Bertrand, c’est la nôtre, telle qu’elle
s’écoule, d’une saison à l’autre, d’une génération à l’autre, et on sort du
cinéma la gorge un peu serrée.
Mais André n’a rien d’un nostalgique : il a
toujours pris le parti de la modernité, c’est-à-dire de la mécanisation, au
point que maintenant ses petits-neveux ne descendent de leur tracteur que pour
suivre la gestion des bêtes sur l’ordinateur, et ne pensent plus à fignoler à
la main le travail de la machine. Et sa nièce Hélène, qui va prendre sa
retraite à plus de 65 ans, va être remplacée par une lourde machine à traire.
Cependant, ce parti-pris de modernité suscite
moins d’empathie, pour diverses raisons.
D’abord, une raison qu’on peut taxer de
sentimentale : on souffre de voir les bêtes soumises à un protocole imposé
par les machines (tels des Palestiniens à un check-point) et défiler une
par une sur des espèces de potences où elles sont traites. La mise bas d’une
vache est encore plus pénible : l’éleveur tire sur les pattes avant du
nouveau-né avec une corde pour accélérer la naissance (j’avais vu pire dans un
film danois où le petit veau était attaché avec une chaîne sur laquelle
l’éleveuse tirait comme une malade) ; la suite est encore pire : on
écarte brutalement les pattes du veau : « Celui-là, c’est un mâle, il
ira à la boucherie ». Puis on voit Hélène le nourrir au biberon en
disant : « Il tète le lait de sa mère ». Peut-être, mais il ne
connaîtra jamais sa mère, ni elle son petit, puisque les veaux sont élevés dans
des boxes à part.
Il y a quelque chose de fondamentalement pervers
dans l’élevage (et je ne parle même pas des poussins mâles jetés dans la
broyeuse – pratique à laquelle on a théoriquement mis fin). Mais la solution
n’est certainement pas de nous gaver d’insectes, et il faudrait en tout cas
commencer par interdire l’importation de poulets ukrainiens produits dans
d’abominables méga-usines [comme celles du groupe MHP,
de l’oligarque Yuriy Kosyuk, plus gros producteur de poulets d’Europe, récemment
épinglé par Macron].
Notre Ryaba [poule aux œufs d’or) : sans
antibiotiques, sans hormones de croissance, existe aussi en version halal
Autre chose laisse perplexe dans ce film :
oui, il est d’actualité parce qu’il y est question d’agriculteurs ; mais
les Bertrand sont-ils représentatifs de leur profession ? On a parlé à
propos du film de « conte de fées », et, effectivement, ils sont
contents de leur sort, et la nouvelle génération peut même s’octroyer des
vacances. Mais ils sont protégés par l’AOP Reblochon, qui leur garantit des
prix convenables. Les agriculteurs qui manifestent aujourd’hui un peu partout
en Europe de l’Ouest, ceux qui ont investi le Salon de l’Agriculture où
paradait Macron (comme je ne regarde pas la télévision, je l’imagine en habit
et culotte à rubans et perruque poudrée), luttent pour leur survie, et
l’investissement en machines sophistiquées les endette irrémédiablement ;
parmi eux, on compte, selon une statistique, un suicide tous les deux jours,
selon une autre, deux suicides par jour.
La ferme des Bertrand est un film réussi (sans
doute ce qu’on peut voir de mieux actuellement sur les écrans) et
émouvant ; mais on peut s’étonner que le militant Gilles Perret, auteur en
2007 de Ma Mondialisation, produise un film aussi irénique. André
conclut : « Notre vie est une réussite économique, mais un échec
humain » (dans le domaine affectif) : si, sur le plan humain, il
faudrait aussi parler de la satisfaction d’avoir mené à bien leur projet, sur
le plan économique, il faudrait nuancer, tant leur prospérité (relative, bien
sûr) paraît marginale dans la situation actuelle.
Tout le monde parle du dernier ouvrage d’Emmanuel
Todd et, dans l’univers médiatique mainstream, pour le vilipender. Cela
prouve à la fois que cet intellectuel français est incontournable, et que ses
thèses sont un véritable brûlot, dangereux pour l’establishment. Il ne se
contente pas d’annoncer la défaite de l’Occident, il passe en revue les faits
qui la rendent inéluctable et irréversible, marquant une spectaculaire
évolution par rapport à La lutte des classes en France au XXIe
siècle (2020) : s’il y réaffirmait sa fidélité profonde aux USA, il
présente aujourd’hui ceux-ci comme un véritable Empire du Mal, la menace
principale pour la planète, un trou noir qui aspire avant tout ses alliés ou
plutôt ses vassaux. On pense à Fenrir, le grand loup de la mythologie
nordico-germanique, qui doit un jour ouvrir sa large gueule pour avaler hommes
et dieux, et amener la fin du monde.
Fenrir enchaîné, manuscrit islandais, 1680
La défaite de l’Occident est un grand livre à bien
des titres : d’abord, Todd apporte sa prestigieuse caution intellectuelle
à ceux qui voyaient depuis longtemps les USA (au moins depuis les bombardements
sur les villages de Normandie, sur Dresde, Hiroshima et Nagasaki et le Plan
Marshall) comme l’ennemi, en écrivant tout haut ce qu’on pensait tout
bas ; certes, les lumineuses démonstrations de Todd, toujours appuyées
surdes faits et des chiffres,
n’empêcheront pas la presse orwellienne(qui construit une narration contraire à la réalité) de parler
d’anti-américanisme primaire, mais, s’agissant de Todd, c’est une accusation
grotesque.
Terre Promise, par Mark Bryan, peintre
californien
Puis, Emmanuel Todd, par sa présence même, par la
construction rigoureuse de ses ouvrages, apporte ce que les classes dirigeantes
de l’Occident essaient aujourd’hui de détruire : le lien avec l’Histoire,
la tradition. C’est en effet un grand intellectuel « à la
française » ; quand on lit des ouvrages US, même de bonne tenue et
favorables à nos propres idées, on est dérouté par leur manque de
cohérence : les auteurs passent sans prévenir de la démonstration au
story telling, multipliant les exemples sans aucune analyse. Todd, lui,
apporte un grand confort de lecture : tout est rigoureusement construit,
lié et justifié.
Il s’avère
même un descendant de Tocqueville, dans certaines analyses paradoxales :
ainsi, pourquoi chez les Ukrainiens une haine telle des Russes qu’ils préfèrent
s’autodétruire plutôt que de vivre de façon apaisée avec eux ? C’est
qu’ils souffrent d’un état d’inauthenticité et veulent se cacher qu’ils ne
veulent pas se séparer de la Russie, la guerre contre les Russes étant une
façon de rester liés à elle - et le seul moyen de se donner une identité.
La rigueur n’empêche pas l’humour : si, selon
lui, les Anglais, dans leur débâcle, ont complètement perdu le sens de l’humour
(ils ont sérieusement envisagé de déporter des immigrés sans papiers au Rwanda),
Todd, lui, a repris le flambeau, et distille souvent son humour en fin de
paragraphe. Exemple : à propos de la saisie d’avoirs russes, qui a effrayé
les riches dans le monde entier : « Saluons pourtant l’effet
démocratique involontaire des sanctions, qui ont, en pratique, rapproché de
leurs peuples les privilégiés du Reste du Monde ». Ou encore, à propos de
l’Allemagne dont Todd prédit que, contrairement aux USA, elle se sortira de la
crise : « Depuis que le journal britannique The Economist, qui
se trompe toujours, l’a présentée à nouveau (le 17 août 2023) comme l’homme
malade de l’Europe, j’en suis sûr ». En outre, lorsque Todd a des idées
qu’il ne peut pas prouver, il ne renonce pas à les exprimer : il les
introduit (et c’est parfois les plus stimulantes) sous forme de suggestions
humoristiques ; ainsi, pourquoi les pays de l’Est, qui ont pourtant eu
plus à souffrir de l’Allemagne que de l’URSS, la préfèrent-ils à la
Russie ? Lorsqu’il est de mauvaise humeur, nous dit Todd, il se demande
s’ils ne lui sont pas secrètement reconnaissants de les avoir débarrassés de
leur problème juif. (Ce serait là de l’humour juif plutôt qu’anglais).
Mais venons-en fond de l’ouvrage : Todd passe
en revue les atouts et les tares des principaux pays concernés, la Russie et
l’Ukraine, et des plus importants pays de l’Ouest, en finissant par les USA,
sans oublier le Reste du Monde dans son ensemble. Chaque fois, il s’appuie sur
l’histoire du pays étudié, et sur ses structures familiales, ce thème
anthropologique étant la source de sa légitimité ; mais, dans ce domaine,
Todd met de l’eau dans son vin : il reconnaît qu’on ne peut pas déduire
automatiquement la nature politique d’un pays de ses structures familiales, et
opère même une inversion dans ses jugements sur la famille nucléaire d’une part
(France, Grande-Bretagne et USA), et, d’autre part, les familles souche
(Allemagne) et communautaire (Russie): dans la mesure même où ces deux
dernières sont autoritaires et collectives, elles apportent des repères et un
support dans le monde chaotique qui est le nôtre. En revanche, la famille
nucléaire, censée favoriser la liberté, accroît aujourd’hui la désorientation
et la vulnérabilité et aboutit à l’anomie.
Todd est resté l’homme qui, dès 1976, dans La
chute finale, a prédit la fin de l’URSS à partir du taux de mortalité
infantile. Eh bien, entre 2000 et 2020, ce taux est passé de 19 pour 1000 à
4,4, passant au-dessous du taux des USA, 5,4 ; ce seul chiffre suffit à
montrer le redressement de la Russie sous la direction de Poutine. Mais on peut
ajouter que les taux de suicide, homicide et décès par alcoolisme ont suivi la
même tendance, ce qu’on peut opposer à la vague de décès par opioïdes chez les
hommes blancs de 45-54 ans aux USA. Autant dire que l’image de Poutine
véhiculée en Occident est strictement contraire aux faits réels. Mais elle
s’explique fort bien par l’attention de Poutine aux revendications ouvrières et
à sa popularité chez le peuple : pour les médias de l’Ouest, cela se
traduit par « populisme » et donc « fascisme ».
Inutile d’insister sur l’Ukraine, sauf pour dire
que Todd lui consacre pas moins de 9 cartes, qui prouvent son hétérogénéité,
(ainsi, le secteur le plus nationaliste, autour de Lvov, est lié à la Pologne
et au monde germanique, sans oublier que juste au Sud de ce secteur se trouve
la région d’Oujhorod, historiquement, linguistiquement hongroise) : depuis
la fin de l’ère soviétique, l’Ukraine n’a pas réussi à se constituer en Etat.
L’étude de l’évolution des pays de l’Ouest est
particulièrement riche en surprises et en concepts (c’est-à-dire outils de
réflexion). Toute une série d’entre eux réunit l’Europe de l’Ouest et les USA :
la religion zéro, le nihilisme, l’oligarchie.
On retrouve ici un grand classique toddien :
le rôle du protestantisme dans le décollage économique de l’Europe du Nord-Ouest,
puis des USA, mais aussi une thèse désormais admise : l’alphabétisation de
masse réalisée par le protestantisme, qui a d’abord favorisé la démocratie, a
débouché sur une nouvelle inégalité, entre les éduqués supérieurs et les
autres. Les éduqués supérieurs forment aujourd’hui une caste à part, qui ignore
le peuple : aussi le travail des politiciens est-il désormais de tromper
le peuple, pour lui faire accepter des politiques contraires à ses
intérêts ; le régime des pays occidentaux ne peut plus être appelé une
démocratie, nous sommes en oligarchie, et la guerreen cours n’est pas celle des démocraties
contre les régimes autoritaires, mais celle de l’oligarchie libérale contre la
démocratie autoritaire (et, dans ces deux formules, précise Todd, le substantif
est aussi important que l’adjectif).
L’oligarchie est évidemment en lutte contre tout
ce qui est collectif, contre les valeurs communes, contre la religion, et même
la « religion zombie » (où la croyance religieuse s’est effacée mais
où ses valeurs continuent à structurer la morale et les engagements
politiques). Dans ce contexte de religion zéro, on constate aujourd’hui une
atomisation de la société, et une anomie morale ; or, l’individu, réduit à
lui-même, n’a pas gagné en liberté, il s’est retrouvé angoissé et
impuissant : c’est le nihilisme. Ce désarroi généralisé est accru par la
guerre que les classes dominantes livrent à la réalité, propageant par les
médias des convictions contraires à la réalité : c’est le cas de l’idéologie
transgenre, qui nie le fait fondamental : il y a des hommes XY et des
femmes XX qui resteront toujours tels, quelle que soit la violence des
opérations que l’industrie chirurgicale et médicamenteuse peut leur faire
subir.
De ce point de vue de l’idéologie LGBT(etc),
l’étude consacrée à la Suède est intéressante : Todd démolit le mythe
d’une Suède égalitaire et pacifique : au XVIIe siècle, elle
s’est consacrée, sous Gustave II Adolphe, à une entreprise impérialiste,
devenant une puissance de premier plan dans l’atroce Guerre de Trente
Ans ; et, en 2017 (la boucle est bouclée), elle a rétabli le service
militaire, alors qu’elle se présente comme le pays le plus féministe du
monde : la présence de ministres femmes ne change rien à la politique d’un
pays. N’y aurait-il pas même un rapport entre féminisme et bellicisme ? demande
malicieusement Todd. Il semble qu’une fois au pouvoir, les femmes veulent
montrer qu’elles en ont autant que les hommes.
Mais les analyses les plus percutantes concernent
la Grande-Bretagne et les USA, et notamment leur évolution socio-religieuse.
Le chapitre sur la Grande-Bretagne a pour
sous-titre : « Croule Britannia » (jeu de mots avec Rule
Britannia, toujours l’humour anglais de Todd). Inutile de redonner les
chiffres de la désindustrialisation ; il est plus intéressant de remarquer
que plus la GB est affaiblie, plus elle est violemment belliciste, comme si les
gesticulations guerrières devaient cacher son état réel, et plus elle se lance
dans une politique d’affirmative action : les minorités ethniques
sont surreprésentées dans les public schools les plus prestigieuses,
comme au gouvernement : dans le gouvernement Liz Truss, on trouvait des
ministres originaires du Ghana, de Sierra Leone, d’Inde ; le gouvernement
actuel est présidé par un Anglo-indien, de nombreux Anglo-Pakistanais ont été
ou sont ministres. Cela veut-il dire que la GB a renoncé au racisme induit par
le protestantisme (les hommes ne sont pas égaux, certains sont des élus,
d’autres des réprouvés en puissance) ? La thèse de Todd est moins
naïve : le sentiment raciste a été reporté de la couleur sur la
classe ; depuis le XIXe siècle au moins les Anglais de la bonne
société considèrent les ouvriers comme une race à part (il suffit de voir le
type de langage qu’Agatha Christie prête aux rares ouvriers de ses romans,
analogue à la « langue paysanne » des comédies de Molière).
Aujourd’hui, ils se sentent bien plus proches des « coloured people »
riches et bien éduqués que des Anglais du peuple. On peut même considérer la
nomination de ministres de couleur comme une vengeance sadique à l’égard de
ceux-ci : les classes supérieures prennent plaisir à soumettre les classes
inférieures à des Noirs ou gens de couleur en général.
La Mort guidant le peuple,
par
Mark Bryan, 2020
Aux USA aussi, l’effondrement du protestantisme
met fin au dogme de l’inégalité des hommes ; mais, là, ce dogme avait
permis la cohésion du melting pot américain, en opposant des Indiens
d’abord, puis des Noirs inférieurs, à des Blancs supérieurs et donc égaux entre
eux. Si sa disparition met fin à un racisme systématique, il sonne aussi la fin
de l’égalité (symbolique, certes) des Blancs, d’où la frustration, la
démoralisation des Blancs perdants, ouvriers, chômeurs, électeurs de Trump,
bref des « deplorable » d’Hillary Clinton. Mais la situation
n’est pas plus réjouissante pour l’immense majorité des Noirs, dans un pays
soumis au néolibéralisme, où l’ascenseur social, comme en France, s’est
bloqué : s’ils sont surreprésentés au gouvernement, ils le sont aussi dans
les prisons et dans les catégories les plus pauvres.
Mais l’économie US n’est pas plus brillante que sa
société : leur PIB n’est qu’une illusion ; Todd propose de le
remplacer par un PIR (produit intérieur réel, ou réaliste), en le dégonflant de
toutes les activités inutiles, non productrices de richesse, voire néfastes
(« médecins tueurs », qui prescrivent des opioïdes pour assurer la
paix sociale, avocats surpayés, économistes, « grands prêtres du
mensonge », etc .) : Le PIB se verrait ainsi réduit de moitié.
En appliquant cette correction, on comprend comment la Russie, dont on nous
donne le PIB à 3,3 % de celui de l’Occident, peut fabriquer plus d’armes,
ultra-modernes, que lui. Le déclin économique des USA, encouragés par la
domination du dollar à délaisser les activités productrices au profit des
affaires (production d’argent sans aucune production réelle) aboutit à un
déficit sévère d’ingénieurs (deux fois plus peuplés que la Russie, ils
produisent, en pourcentage, trois fois moins d’ingénieurs, et, en quantité
absolue, pas très loin de deux fois moins).
Cette dégénérescence économique, morale, sociale
de l’Occident explique que le Reste du Monde ait refusé de suivre les USA dans
la condamnation de la Russie et les sanctions. Todd parle même d’un soft
power russe : si, au siècle dernier, c’était le communisme qui se
présentait comme une idéologie universelle, aujourd’hui c’est le
« conservatisme » moral de la Russie. L’Occident qui, dans son
arrogance, avec ses siècles de colonisation, était sûr de rallier le Reste du
Monde à ses valeurs, s’est rendu compte que celles-ci ne séduisaient pas, que,
tout au contraire, le Reste du Monde se reconnaissait dans le refus russe de la
domination LGBT, et de l’idéologie transgenriste. C’est ce « conservatisme »
qui permet à la Russie de rallier les pays les plus différents, et même
ennemis, comme on l’a vu récemment avec le rapprochement irano-saoudien, et, en
général, ce qu’on appelait le Tiers-Monde. « L’Occident a découvert qu’on
ne l’aime pas » : au contraire, son nihilisme suscite le dégoût.
La Découverte de Cabrillo, par Mark Bryan, 2021. Dans
un futur indéterminé, des Micronésiens rescapés de la Catastrophe mondiale,
abordent la Californie à San Diego, essayant de comprendre cette civilisation
disparue, symbolisée par les restes de la statue monumentale (4 mètres, 6
tonnes) du conquistador Cabrillo, offerte par Salazar aux USA en 1939
Les analyses de Todd sont décapantes et d’une
grande richesse. Certes, on pourrait lui reprocher, malgré tout, un tropisme
américain, lorsqu’il oppose à la mauvaise Amérique d’aujourd’hui la
« bonne Amérique » de Roosevelt et Eisenhower, et angélise le play
boy Obama : malgré toute sa perspicacité, il n’arrive pas, ici, à
éviter la naïveté. Mais il faut retenir à son actif sa prompte réaction à la
guerre de destruction d’Israël à Gaza (il ne va pas jusqu’à parler de
génocide) : dès le 30 octobre, il a ajouté à son livre un postscript ,
« Nihilisme américain : la preuve par Gaza ». Ce qui est
ici démontré, c’est soit le manque total de compétence du « blob » de
Washington, soit son irrationalité, les deux étant du reste cohérents :
les USA ignorent la diplomatie, ils ne connaissent qu’un seul type de réaction,
la violence, la destruction. Et ils font peur : en refusant un
cessez-le-feu, ils rejettent « la morale commune de l’humanité », et
n’entraînent derrière eux, outre Israël et l’Europe (en partie) que des
confetti insulaires comme Fidji, Tonga, Nauru… Il ne reste qu’à espérer une
défaite des USA, qui serait une « revanche ultime de la raison dans
l’Histoire ».