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08/11/2025

Influence, sécurité, neutralité : comment mettre fin à la Guerre Froide 2.0. ?

 Ci-dessous quatre contributions à un débat fondamental : comment établir une véritable coexistence pacifique sur la planète ? Jeffrey Sachs a une proposition, discutée par John Mearsheimer et Biljana Vankovska. François Vadrot commente ces contributions. Toute autre contribution bienvenue[email].





Les sphères de sécurité : refermer le cercle de la sécurité du siècle multipolaire

Jeffrey Sachs, Neutrality Studies, 27/8/2025, suivi d’un échange avec John J. Mearsheimer

1. Sphères de sécurité contre sphères d’influence : repenser les frontières des grandes puissances

Peu de notions en relations internationales sont aussi débattues que celle de « sphère d’influence ». Des partages coloniaux du XIX siècle à la division de l’Europe pendant la guerre froide, les grandes puissances ont revendiqué le droit d’intervenir dans les affaires politiques, économiques et militaires de leurs voisins. Mais ce langage familier confond deux idées très différentes :

– la nécessité légitime pour une grande puissance d’éviter un encerclement hostile ;
– et la prétention illégitime à intervenir dans les affaires intérieures d’États plus faibles.

La première relève d’une sphère de sécurité, la seconde d’une sphère d’influence.

Reconnaître cette distinction n’est pas une question de vocabulaire : elle détermine ce qui doit être jugé légitime dans la politique mondiale et ce qui doit être rejeté. Elle éclaire aussi des doctrines historiques telles que la Doctrine Monroe et son corollaire rooseveltien, et permet d’aborder les débats contemporains entre la Russie, la Chine et les USA sous l’angle de la sécurité nationale. Enfin, elle ouvre une voie pratique pour les petits États pris entre grandes puissances : la neutralité, qui respecte les préoccupations sécuritaires des puissants sans se soumettre à leur domination.

Définir la distinction

Une sphère d’influence est l’affirmation d’un droit de contrôle d’une grande puissance sur les affaires intérieures d’un autre pays. Elle suppose que l’État puissant puisse dicter ou orienter fortement les politiques internes et extérieures d’États plus faibles, au moyen de la force militaire, de la pression économique, de l’ingérence politique ou de la domination culturelle.

Une sphère de sécurité, au contraire, reconnaît la vulnérabilité d’une grande puissance face à la possible intrusion d’une autre grande puissance. Elle ne relève pas de la domination, mais d’un intérêt défensif légitime : empêcher qu’un rival établisse des bases, opérations secrètes ou systèmes d’armes à ses frontières. Ainsi, les USA n’ont pas besoin de contrôler le gouvernement mexicain pour affirmer légitimement qu’aucun missile russe ou chinois ne doit être déployé au Mexique ; de même, la Russie n’a pas à diriger la politique intérieure de l’Ukraine pour être légitimement préoccupée par la présence d’infrastructures de l’OTAN ou d’opérations de la CIA à ses portes.

La Doctrine Monroe comme sphère de sécurité

Le texte de 1823, souvent cité comme la première affirmation de domination hémisphérique des USA, était en réalité plus modeste : James Monroe déclarait que les puissances européennes ne devaient plus coloniser ni s’ingérer dans les affaires du Nouveau Monde, tandis que les USA s’engageaient à ne pas interférer dans les affaires européennes. C’était une doctrine de sécurité réciproque : l’Amérique cherchait à se protéger des rivalités européennes, non à contrôler ses voisins.

Le corollaire Roosevelt comme sphère d’influence

Huit décennies plus tard, Theodore Roosevelt réinterpréta la Doctrine Monroe en affirmant non seulement le droit, mais le devoir d’intervenir dans les pays latino-américains jugés « faillibles ». Sous couvert de « police internationale », les USA envoyèrent les Marines, occupèrent les douanes et prirent le contrôle des finances de plusieurs nations. Le corollaire rooseveltien transforma une posture défensive en projet impérial : les USA se firent gendarmes de leur hémisphère.

Les concepts russes et chinois de « sécurité indivisible »

Les notions modernes de sécurité indivisible et de sécurité collective, souvent invoquées par Moscou et Pékin, s’accordent avec celle de sphère de sécurité. La sécurité indivisible stipule qu’aucun État ne peut renforcer sa sécurité au détriment d’un autre. Pour la Russie, l’expansion de l’OTAN en Ukraine ou en Géorgie constitue une menace directe ; pour la Chine, les alliances militaires américaines autour de ses côtes sont perçues comme des intrusions.

Les critiques américaines accusent ces deux pays d’utiliser ce concept pour masquer leurs ambitions régionales, sans reconnaître leurs inquiétudes légitimes quant aux bases et missiles américains, ni le fait que Washington refuserait toute présence comparable dans l’hémisphère occidental.

La neutralité comme voie vers la sécurité sans influence

Comment, dès lors, les petits États peuvent-ils préserver à la fois leur indépendance et la sécurité de leurs grands voisins ? Par la neutralité, solution crédible et éprouvée. Une Ukraine neutre, souveraine et démocratique, mais sans bases de l’OTAN ni de la Russie, respecterait la sphère de sécurité de Moscou tout en échappant à sa sphère d’influence. L’exemple autrichien de 1955 ou finlandais de la guerre froide montre que cette voie peut garantir la stabilité mutuelle. La neutralité n’est pas la soumission : c’est une position diplomatique active, visant à maximiser la souveraineté tout en reconnaissant la géographie et la puissance des voisins.

Pourquoi la distinction importe

1.      Clarifier la légitimité : les préoccupations de sécurité aux frontières sont légitimes ; les ingérences politiques ne le sont pas.

2.     Guider la diplomatie : les négociations sur l’Ukraine ou Taïwan doivent se concentrer sur des garanties réciproques de sécurité, non sur la domination.

3.     Renforcer le droit international : la reconnaissance de sphères de sécurité peut s’intégrer dans des traités de neutralité et de contrôle des armements.

4.    Favoriser la stabilité : respecter les sphères de sécurité réduit les risques de guerre entre grandes puissances, tout en affirmant la souveraineté égale des nations.

2. La critique de John J. Mearsheimer

Dans un échange d’e-mails daté du 26-27 août 2025, Jeffrey Sachs propose à John Mearsheimer de distinguer clairement sphère de sécurité et sphère d’influence. Mearsheimer lui répond qu’aucun précédent historique n’existe et qu’une telle distinction ne peut fonctionner que dans un monde hautement coopératif, où les États s’engagent de manière crédible à ne pas interférer. Autrement dit, il faudrait suspendre la logique réaliste elle-même.

Sachs rétorque qu’une « Doctrine Monroe réciproque » pourrait stabiliser le monde : les USA reconnaîtraient la sphère de sécurité de la Russie (Ukraine) ; la Russie, celle des USA (Caraïbes, Mexique, Amérique centrale). L’Ukraine, neutre, cesserait d’être champ de bataille entre empires.

Mearsheimer reconnaît l’intérêt du concept, mais souligne que la politique internationale reste marquée par la compétition : les engagements sont réversibles, les États doivent rester vigilants et, souvent, s’ingérer dans les affaires de leurs voisins pour prévenir d’éventuelles menaces — ce qui ruine l’idée même de sphère de sécurité.

Conclusion

La confusion entre sécurité et influence a longtemps nourri les interventions, les guerres et les hégémonies. Mais distinguer les deux notions, les reconnaître et les articuler à la neutralité, offrirait un cadre stable pour la coexistence des puissances. Les sphères de sécurité, si elles étaient admises réciproquement, pourraient refermer le cercle de la sécurité mondiale : non par la domination, mais par la reconnaissance mutuelle des vulnérabilités.


Ce que le débat Sachs–Mearsheimer omet
Le monde est une sphère, mais il a besoin de zones de paix
Biljana Vankovska, Substack, 6/11/2025

En tant que membres d’un public intellectuel mondial, soucieux non seulement de savoir mais aussi de la survie de l’humanité, nous aspirons à des débats aussi rigoureux que transformateurs — c’est-à-dire capables d’imaginer un ordre mondial fondamentalement différent. Le récent échange entre deux des plus éminents professeurs américains, Jeffrey Sachs et John Mearsheimer, s’est révélé à la fois fascinant et nécessaire. Pourtant, à mon sens, il ne transcende pas les paradigmes existants (malgré l’introduction du concept de « sphères de sécurité ») et n’apporte aucune solution aux problèmes structurels et enracinés. Comme promis, quoiqu’avec un certain retard, j’entre dans l’arène de ces géants intellectuels des relations internationales et de l’économie politique. Mon intention n’est pas de contester leur intelligence ni leur intégrité, mais de plaider pour une pluralisation des voix et des perspectives. Les petits États et les périphéries postcoloniales continuent de payer le prix de la « politique des grandes puissances » ; peut-être alors que les penseurs venus des marges ont, eux aussi, le droit — et même le devoir — de penser à voix haute, de déranger, et d’apporter leur propre éclairage à ce débat.

Nous devons d’urgence introduire la perspective des petits États dans cette vaste conversation théorique. Le cadre binaire des « sphères d’influence ou de sécurité » efface en réalité l’agentivité des petits États, les réduisant à de simples zones tampons de sécurité plutôt qu’à des acteurs moraux et politiques à part entière. De plus, le débat reste remarquablement silencieux sur la question de la moralité, tandis que les perspectives de gauche et la théorie critique sont trop souvent exclues du discours dominant en relations internationales.

Rappelons la maxime toujours actuelle de Robert Cox : « Toute théorie est faite pour quelqu’un et pour un but. » Aucune théorie, aussi bienveillante soit-elle, n’est jamais neutre. Chacune naît d’un contexte historique particulier et sert certains intérêts — explicitement ou implicitement.

C’est dans cet esprit que je propose les réflexions critiques suivantes :

1. Le piège du réalisme stato-centrique

Malgré sa rigueur analytique, le débat demeure enfermé dans la grammaire du réalisme stato-centrique. Les deux penseurs, malgré leurs divergences, acceptent la hiérarchie des États comme un fait fixe et inévitable. La distribution inégale du pouvoir — qu’il soit dur ou doux — est traitée comme une donnée. Autrement dit, le pouvoir (militaire, économique ou culturel) est considéré comme un fait exogène, et non comme une construction sociale. Le principe d’égalité souveraine, inscrit dans la Charte des Nations unies, est discrètement écarté au profit d’une hiérarchie des préoccupations et des intérêts des puissances « légitimes ». L’inégalité systémique entre « ceux qui décident » et « ceux qui doivent s’adapter » demeure intacte. Ainsi, le débat reproduit le même déterminisme géopolitique qu’il prétend expliquer. Toute critique qui ne va pas jusqu'à la couche la plus profonde — la base systémique — est vaine. Le véritable débat ne devrait donc pas opposer « influence » et « sécurité », mais « pouvoir » et « justice » — ou, selon les termes de Johan Galtung, « paix négative » et « paix positive ».

2. Le complexe militaro-industriel-médiatique-académique

Leur regard stato-centrique néglige aussi les véritables racines et moteurs du pouvoir mondial. L’orthodoxie réaliste nous aveugle face aux véritables centres du pouvoir au XXI siècle. Les États ne sont plus des acteurs autonomes ; ils opèrent au sein de ce que l’on peut appeler le Complexe militaro-industriel-médiatique-académique (MIMAC), une vaste machinerie qui fusionne inégalités, coercition, idéologie, production et spectacle. Le MIMAC ne se contente pas de fabriquer le consentement et de contrôler les récits ; il prédétermine aussi les frontières de l’imagination et de l’action politiques. Il façonne l’opinion publique, militarise le savoir et marchandise aussi bien la guerre que la paix. Même si les grandes puissances adoptaient des « sphères de sécurité » prétendument bienveillantes, le MIMAC garantirait que l’exploitation, le changement de régime et la marchandisation de la souffrance humaine demeurent le moteur vital du système. L’économie politique du génocide de Gaza en est l’accusation la plus flagrante. Le monde actuel ne peut plus être compris simplement comme une interaction entre États souverains ; il doit être conçu comme une totalité de structures capitalistes imbriquées et d’un appareil d’État privatisé qui perpétue l’inégalité, la dépendance et la violence systémique sous des bannières idéologiques sans cesse renouvelées. Ce que Galtung appelait la violence structurelle n’est pas seulement vivant : il a été affiné, globalisé et esthétisé par les mécanismes du pouvoir moderne.

3. Le danger moral des « sphères »

L’idée même de tracer des sphères est à la fois conceptuellement obsolète et moralement dangereuse. Elle suppose que le globe puisse être découpé selon le pouvoir, comme si les peuples, les cultures et les écosystèmes étaient des actifs négociables. Comment, par exemple, ces « sphères de sécurité » intégreraient-elles les relations entre la Russie et la Chine, ou entre l’Inde et ses voisins ? Qu’en est-il des États voyous comme Israël, ou des peuples sans État comme les Palestiniens ? Dans tous les cas, les « intérêts légitimes » des forts sont privilégiés au détriment des droits existentiels des faibles. La multipolarité, ainsi cadrée, risque de devenir une version modernisée de l’ancien paradigme « l’Occident et le reste », simplement remplacé par « les grandes puissances et le reste ». Les hiérarchies demeurent ; seuls les noms changent.

4. Socialisme ou barbarie : un choix civilisateur

D’un point de vue de gauche, la véritable question n’est pas de savoir quelles puissances dominent le monde, mais pourquoi la domination persiste. Le choix fondamental devant l’humanité est celui qu’avait identifié Rosa Luxemburg il y a plus d’un siècle : socialisme ou barbarie. Soit nous démocratisons le pouvoir mondial et réorganisons la production, la gouvernance et la connaissance autour de la justice et de l’égalité ; soit nous sombrons davantage dans la barbarie de la guerre perpétuelle, de l’effondrement écologique et de la déshumanisation. Ce que Sachs et Mearsheimer présentent comme un « dilemme stratégique » est en réalité un dilemme de civilisation. Le concept de paix positive de Galtung — fondé sur l’égalité, la justice sociale et l’absence de violence structurelle — offre un cadre pour dépasser la logique déterministe du réalisme ou du libéralisme des grandes puissances. La vision de Galtung ne cherche pas à restaurer les anciens équilibres de puissance, mais à inventer de nouvelles formes de coopération tournées vers l’avenir, qui autonomisent les sociétés au lieu de les subjuguer. Pour sortir de cette impasse, nous devons retrouver et élargir la tradition de la pensée créatrice de la paix. La paix positive possède à la fois des dimensions internes et internationales ; plus encore, elle fournit la base d’une politique et d’un ordre international émancipateurs. Une telle paix exige de démanteler la machine du capitalisme militarisé et d’y substituer des systèmes coopératifs fondés sur la solidarité sociale, la responsabilité écologique et une gouvernance participative à la fois locale et mondiale. Il ne s’agit pas d’« équilibrer » les pouvoirs, mais de transformer la logique même du pouvoir.

5. Des précédents existent

Le modèle de l’ASEAN, malgré toutes ses imperfections, démontre que le consensus et le dialogue peuvent garantir la stabilité sans coercition. Les zones exemptes d’armes nucléaires et les cadres régionaux de désarmement prouvent que des États peuvent volontairement limiter leur propre capacité de destruction au nom de la sécurité collective. Même des nations petites et vulnérables ont innové par des politiques de neutralité et de coopération régionale défiant les diktats des grandes puissances. Ces exemples éclairent la voie à suivre : concevoir la paix et la sécurité comme des projets humains partagés, non comme des marchandages stratégiques ou des découpages territoriaux. Les géants intellectuels, du haut de leur empire, ne voient peut-être pas que, pour les sociétés petites et fragiles, « sphères d’influence » et « sphères de sécurité » se ressemblent : deux formes de domination extérieure justifiées par un nouveau vocabulaire. Dans ma région du monde, nous parlons depuis une épistémologie des marges. Et c’est une position légitime dans le monde actuel — peut-être même dominante si l’on prend en compte les préoccupations du Sud global. Nous devons déconstruire le privilège épistémique occidental et réaffirmer l’universalité morale.

La critique d’extrême gauche met également à nu la faillite morale du discours géopolitique contemporain. La souffrance de millions de personnes — sous l’occupation, les sanctions ou la dévastation écologique — reste invisible, tandis que le cadre du grand débat demeure obsédé par la protection des intérêts « légitimes » des puissants. Le Sud global, les dépossédés, les précaires  ne sont pas les notes de bas de page de l’histoire : ils en sont la conscience. Un débat véritablement transformateur sur la multipolarité doit placer la sécurité humaine au centre, démanteler la privatisation du pouvoir et contester les inégalités structurelles.

6. Pour une refondation radicale de la gouvernance mondiale

Pour atteindre cet objectif, il nous faut une refondation radicale de la gouvernance mondiale. Renforcer l’ONU doit signifier non seulement une réforme procédurale, mais un renouveau moral et structurel : restaurer son rôle de gardienne de la paix collective plutôt que d’instrument des puissants. La neutralité et le non-alignement doivent redevenir des expressions d’autonomie démocratique, non des dépendances imposées. Les puissances émergentes ne doivent pas reproduire les schémas impériaux occidentaux, mais forger une multipolarité post-impériale fondée sur la justice, non sur la domination.

Conclusion : pour des zones de paix

Le débat Sachs–Mearsheimer nous rappelle moins combien nous savons que combien nous osons peu imaginer. Le réalisme peut expliquer le monde, mais il est incapable de le transformer. Comme le souligne la tradition socialiste, l’explication sans transformation revient à la complicité avec la décadence hyper-impériale. La véritable question n’est pas de savoir comment gérer des sphères d’influence, d’intérêt ou de sécurité, mais comment construire des zones de paix et de coopération authentiques.

Nous vivons bien sur une sphère commune. Le défi n’est pas d’y tracer des lignes, mais de veiller à ce qu’elle demeure habitable, juste et libre. Pour parvenir à cette sphère harmonieuse de vie partagée, nous avons besoin de débats sur l’avenir — non de retours nostalgiques à des modèles antérieurs à l’ONU. Mon ami Jan Øberg a parfaitement raison d’insister sur la nécessité de dialogues sur des futurs possibles (au pluriel), seule voie pour en créer un meilleur ensemble. Les débats géopolitiques, en revanche, sont profondément déficients : ils se concentrent sur les événements présents (et le statu quo), sans vision d’un avenir différent, sans voie vers des solutions structurelles. Ils se bornent à négocier des compromis minimaux pour éviter la catastrophe nucléaire — fût-ce au prix d’un monde aliéné, appauvri et sans âme.

Les géants et les marges : repenser le monde après Sachs et Mearsheimer

François Vadrot, 7/11/2025

Le débat entre Jeffrey Sachs et John Mearsheimer a suscité un intérêt planétaire, à la mesure du poids intellectuel de ces deux figures. L’un parle au nom de la morale internationale, l’autre au nom du réalisme stratégique. Ensemble, ils dessinent les contours d’un monde multipolaire qu’ils pensent régénérer, sans voir qu’ils en reconduisent la structure. Leur affrontement, présenté comme une opposition entre humanisme et pragmatisme, repose sur une même prémisse : il y aurait des grandes puissances, dont la sécurité constitue la clé de l’équilibre mondial, et des nations périphériques, condamnées à vivre sous leur ombre. C’est cette évidence tacite que Biljana Vankovska a choisie de briser, en appelant à sortir du face-à-face des empires pour ouvrir des zones de paix.

Sa critique est d’autant plus précieuse qu’elle vient d’une voix marginale, universitaire d’un petit pays des Balkans, et donc hors du cercle de reconnaissance où se distribue la légitimité intellectuelle occidentale. Elle rappelle que le débat entre sphères d’influence et sphères de sécurité n’est qu’une variation rhétorique d’un même langage de domination. La question n’est pas de savoir comment les puissants se protégeront sans s’affronter, mais pourquoi le monde continue d’accepter la hiérarchie qui les place au-dessus des autres. Tant que cette hiérarchie n’est pas remise en cause, la paix reste un sous-produit de la puissance, un moment d’équilibre entre deux menaces, jamais un ordre autonome.

Biljana Vankovska relève aussi que ce débat, comme la quasi-totalité des discussions géopolitiques contemporaines, reste enfermé dans le cadre du réalisme d’État. La souveraineté est envisagée comme propriété exclusive des grandes puissances, la sécurité comme une fonction de leur capacité à dissuader. Le reste du monde, qu’il s’agisse des nations du Sud ou des petits États européens, est réduit à un rôle de tampon. Ce cadrage théorique ne tient que parce qu’il est soutenu par une machine beaucoup plus vaste : le complexe militaro-industriel-médiatique-universitaire (MIMAC), qui façonne la perception de la réalité politique et fixe les limites du pensable. Même la dissidence intellectuelle, comme celle de Sachs, circule à l’intérieur de ce système, alimentée par les mêmes circuits économiques et médiatiques. Le MIMAC tolère la critique à condition qu’elle reste dans le cadre du spectacle : une opposition intégrée, qui soulage la conscience du public sans menacer la structure. C’est le même mécanisme que celui d’Hollywood : un monde de catastrophes évitées, de héros solitaires et de rédemptions morales qui neutralisent toute réflexion sur les causes structurelles de la domination.

Ce verrouillage narratif est visible dans un épisode passé presque inaperçu : la déclaration de Tulsi Gabbard, le 31 octobre 2025, lors du Dialogue de Manama. Nous l’avions qualifiée d’armistice militaire, faisant suite à l’armistice économique de Séoul la veille. Cette double détente aurait pu marquer un tournant symbolique, une sortie du cycle d’escalade entre Washington et Pékin. Pourtant, elle n’a été reprise par personne, ni dans la presse dite mainstream, ni dans la presse dite alternative. Les premières y ont vu une anomalie, les secondes un piège. Dans les deux cas, le principe est le même : la paix n’est pas une information valide. Elle rompt le tempo du désastre, menace la dynamique de peur qui nourrit à la fois le pouvoir politique et la critique permanente. Ce silence partagé illustre parfaitement la remarque de Biljana Vankovska : dans un monde saturé de sécurité, il est devenu impossible de nommer la paix sans la discréditer.

C’est dans ce contexte que la référence de Biljana à l’ASEAN prend tout son sens. L’Asie du Sud-Est expérimente une forme de coexistence qui n’entre dans aucun des modèles dominants. Ni bloc, ni alliance, ni neutralité passive : une architecture souple, où le temps devient instrument de souveraineté. Chaque État avance à son rythme, ajuste ses dépendances, ajourne les décisions irréversibles. C’est une forme de paix active, sans vainqueur ni garant, où l’ambiguïté elle-même devient ressource politique. Ce modèle, largement ignoré en Occident, offre une démonstration empirique de ce que pourraient être les « zones de paix » évoquées par Biljana : des espaces de régulation mutuelle, fondés non sur la peur, mais sur la gestion concrète de l’interdépendance.

L’autre transformation majeure, que le débat entre les deux géants ignore tout autant, est celle du passage d’une domination par la tête à une domination par la colonne vertébrale. L’Occident a gouverné le monde par le récit : idéologies, valeurs, soft power, gestion de la croyance. La Chine, elle, gouverne par la matière : production, logistique, métaux rares, infrastructures. Là où l’empire américain cherchait à convaincre, la puissance chinoise relie. Ce transfert de l’hégémonie intellectuelle vers l’hégémonie structurelle modifie la nature même du pouvoir mondial : la dépendance n’est plus seulement idéologique, elle devient organique. Paradoxalement, ce déplacement ouvre peut-être la voie à l’équilibre souhaité par Biljana Vankovska : une interdépendance contrainte, mais stabilisatrice, où le conflit d’idées cède la place à la symbiose des flux.

Ce que Biljana appelle « zones de paix » pourrait alors se lire comme la traduction politique de cette interdépendance matérielle : des espaces où la sécurité n’est plus gérée par des traités, mais par des chaînes logistiques partagées ; où la souveraineté ne s’oppose plus à la coopération, mais s’y inscrit. Dans cette configuration, la paix n’est plus un idéal abstrait, mais une condition d’équilibre systémique. Elle ne dépend ni des moralistes ni des stratèges ; elle se construit dans les marges, entre les flux, par ceux qui refusent de penser le monde uniquement depuis les hauteurs du pouvoir.

L’erreur de Sachs et Mearsheimer n’est pas d’avoir tort, mais d’avoir cru que l’histoire se joue encore entre géants. Elle se joue désormais ailleurs : dans les marges, dans les interstices, dans ces zones de paix que personne ne regarde parce qu’elles ne font pas de bruit. C’est là, peut-être, que se prépare la véritable transformation du monde : non pas la fin d’un empire, mais la décentralisation du réel.