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17/06/2025

La capacité de défense, le contrôle des armements et la compréhension mutuelle, conditions du maintien de la paix en Europe
Un manifeste de responsables sociaux-démocrates allemands

 Alors que le congrès fédéral du SPD doit se tenir du 27 au 29 juin à Berlin, plus d'une centaine de dirigeants et responsables sociaux-démocrates, rejoints par 12 000 citoyens, viennent de publier un Manifeste appelant à la désescalade et à une reprise du dialogue avec la Russie, remettant ainsi en cause la politique menée par leurs dirigeants suprêmes, coalisés au sein du gouvernement fédéral avec la CDU de Friedrich Merz. Ci-dessous une traduction de ce manifeste

 


07/06/2025

GABOR STEINGART
“Si tu veux la paix, parle à tes ennemis, pas à tes amis” : entretien avec Klaus von Dohnanyi

     NdT

“La plus grande menace pour l’Allemagne ne vient pas de Poutine, mais des conséquences sociales, humanitaires et démocratiques du changement climatique.”

Klaus von Dohnanyi, Hamburger Abendblatt, 23/6/2023

Klaus von Dohnanyi, 97 ans, est un dinosaure de la „bonne Allemagne”, celle qui n’a pas oublié l’histoire et qui a tout simplement une conscience. Il a de qui tenir : son père Hans fut un résistant, exécuté par les nazis en avril 1945 à Sachsenhausen, sa mère Christel échappa de peu à la pendaison, son oncle Dietrich, pasteur militant de l’Église confessante, fut lui aussi pendu, en avril 1945, au camp de concentration de Flossenburg. Klaus, militant du SPD depuis 1957, fut ministre de Willy Brandt et Premier maire de Hambourg de 1981 à 1988. Très critique à l’égard de la politique belliciste des dirigeants du SPD et des Verts, il a déclaré en juillet 2024 qu’il soutenait l’Alliance Sahra Wagenknecht pour ses positions sur la guerre d’Ukraine tout en restant membre du SPD. Ci-dessous un entretien avec von Dohnanyi, Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala 

 Gabor Steingart, The Pioneer, 7/6/2025

À 97 ans, Klaus von Dohnanyi est le témoin d’un siècle mouvementé. En tant qu’ancien membre du Bundestag, comment voit-il les événements mondiaux actuels ? Il s’entretient avec Gabor Steingart sur le pouvoir de la diplomatie, la sécurité de l’Europe dans l’ombre de la Russie et Donald Trump.

The Pioneer : Donald Trump affirme que l’UE a été fondée pour obtenir des avantages commerciaux vis-à-vis des USA. Les USAméricains, que nous avons connus comme des transatlantistes, sont-ils encore nos amis ?

Klaus von Dohnanyi : ça dépend des USAméricains auxquels vous faites référence. Dans l’ensemble, ils ne l’ont jamais été. Ils ont toujours eu leurs propres intérêts. L’USAmérique est toujours intervenue en Europe et nous a en réalité plus nui qu’aidé.

Mais au départ, l’Amérique nous a tout de même aidés – non seulement avec le plan Marshall, mais aussi plus tard avec l’OTAN, qui nous a énormément aidés à devenir le pays que nous sommes aujourd’hui. Ce ton hostile n’est apparu qu’avec Donald Trump. Ou diriez-vous plutôt que ce ton s’inscrit dans la continuité des intérêts ?

Il s’inscrit dans la continuité des intérêts, qui ont bien sûr évolué en fonction des circonstances. Pendant la guerre froide et après la chute du mur, c’était différent.

Devrions-nous donc nous imposer la sérénité et ne pas nous énerver autant ? Ou devrions-nous reconnaître nos intérêts, peut-être aussi européens, et répondre à la grossièreté par la grossièreté ?

Je trouve cette façon de penser trop euro-américaine. La Russie fait bien sûr partie de l’Europe et du reste du monde, d’une manière particulière. La Russie est voisine de l’Europe et n’est manifestement pas sans danger. Et plus un voisin est dangereux, plus il faut s’intéresser à lui et lui parler. J’ai lu récemment cette belle phrase : « Si tu veux la paix, parle à tes ennemis, pas à tes amis. »

C’est à mon avis un avertissement important. Nous nous sommes complètement laissé exclure de tout contact avec la Russie et continuons aujourd’hui encore à agir comme si les USAméricains étaient nos tuteurs – ils doivent tirer les marrons du feu pour nous, alors qu’ils ont en partie jeté eux-mêmes ces marrons dans le feu.

Ça veut dire que nous devons nous prendre en main et prendre notre destin en main, d’autant plus que l’homme à la Maison Blanche ne veut plus être notre tuteur.

C’est exact. Et pour ça, nous devons avoir le courage de faire deux choses : premièrement, parler nous-mêmes avec la Russie et Poutine. Et deuxièmement, expliquer aux USAméricains que c’est aussi notre devoir. Si nous suivons vraiment le principe « Si tu veux la paix, parle avec tes ennemis », je pense que nous avons plus de chances d’instaurer la paix en Europe que si nous attendons Trump.

Vladimir Poutine à Moscou le 26 mai 2025 © Imago

La Russie est-elle notre ennemie historique ?

Non, et la Russie ne doit pas être notre ennemie historique. Nous avons également connu de bonnes périodes et de bonnes formes de coopération, et le fait que nous n’y parvenions pas actuellement est d’ailleurs peut-être aussi un problème qui sert les intérêts des USA. Il existe un livre célèbre du politologue et conseiller à la sécurité du présidentus américain Jimmy Carter, Zbigniew Brzeziński, qui postule qu’une amitié entre la Russie et l’Allemagne serait dangereuse pour les USA. C’est pourquoi je pense que certains problèmes trouvent leur origine non seulement en Russie, mais sont également alimentés par les USA.

Vous voulez dire que USA ont intérêt à ce que nous ne nous engagions pas trop avec notre grand voisin géographique – qui nous surpasse à bien des égards, non seulement en termes de ressources naturelles, mais aussi en termes de superficie – du point de vue usaméricain ?

Tout à fait. Même en temps de paix, avant la guerre en Ukraine, les USAméricains sont intervenus dans le projet Nord Stream 1 et 2, car ils trouvaient que ça rapprochait trop l’Allemagne et la Russie. Cette relation historique, qui remonte à l’époque où le tsar a été l’un des libérateurs de l’Allemagne pendant la guerre napoléonienne, est une épine dans le pied des USAméricains. Brzeziński le décrit très intensément dans son ouvrage important intitulé Le grand échiquier.

Vous avez toutefois également constaté que vous vous étiez trompé dans votre évaluation des intérêts stratégiques de Poutine, d’où la réédition de votre livre. Comment le voyez-vous aujourd’hui ?

Lorsque j’ai écrit cela, je partais du principe que le président Joe Biden était un homme raisonnable et qu’il ne se laisserait pas entraîner à aller à l’encontre des intérêts des USA et de l’Europe en soulevant à nouveau la question de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Trump avait tout à fait raison lorsqu’il a déclaré récemment que nous étions d’accord, en USAmérique et en Occident, de ne pas accepter l’Ukraine dans l’OTAN. Pourquoi Biden doit-il revenir là-dessus en 2021, 2022 ? Lui et son secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, ont, à mon avis, une grande part de responsabilité dans cette affaire. C’était inutile et provocateur – et on peut comprendre que Poutine ne veuille pas de l’Ukraine dans l’OTAN et donc en Crimée.

Joe Biden, Olaf Scholz et Jens Stoltenberg (à droite) lors du sommet de l’OTAN le 10 juillet 2024 © dpa

Poutine a-t-il vraiment servi ses intérêts, même en gardant à l’esprit les exemples historiques, ou les a-t-il plutôt exagérés ? Même après trois ans de guerre, il n’a pas réussi.

Eh bien, que signifie « exagérés » ? Imaginez un peu : l’Ukraine conserve la Crimée. La Crimée décide de l’accès de la Russie à des eaux chaudes. Croyez-vous vraiment que Poutine serait resté les bras croisés jusqu’à ce que l’OTAN s’installe à Sébastopol ? Tout est lié.

Mais qu’est-ce que ça signifie pour la suite des événements ? Quel peut être notre intérêt, qu’avons-nous à lui offrir et qu’a-t-il à nous offrir ?

C’est très, très difficile à dire. Poutine veut une Ukraine faible qui ne se mette plus en travers de son chemin. Et l’Ukraine elle-même veut être forte et, si possible, récupérer tous les territoires conquis par la Russie. C’est une situation sans issue.

À l’époque, le SPD et le chancelier Helmut Schmidt, dont vous faisiez partie du cabinet, avaient organisé la situation grâce à toute une série d’accords et de négociations – par exemple la conférence d’Helsinki – sur la réorganisation de l’Europe et une coexistence fondée sur des règles entre le bloc communiste et le bloc capitaliste. Cela pourrait-il servir de modèle pour les négociations actuelles ?

Permettez-moi de revenir un peu en arrière : Lorsque Bismarck est parti en 1890, son successeur, le secrétaire d’État Holstein, a rompu le traité dit « de réassurance » deux ans plus tard, quelques années seulement après la démission de Bismarck. Plus tard, Willy Brandt – et j’en ai moi-même été témoin – a compris, avec Egon Bahr, au prix d’un travail minutieux, que la paix et la sécurité sont le fruit d’un travail quotidien. Ces efforts du gouvernement Brandt ont tout simplement été réduits à néant. Les gens disent que c’était une erreur, que c’était trop conciliant et que la politique de paix passe par le recours aux armes. C’est absurde. Bien sûr, la dissuasion peut garantir la sécurité, mais cela ne suffit pas. Il faut avoir la volonté d’instaurer la paix.

Congrès électoral du SPD en 1980 à Essen : Egon Bahr et Willy Brandt.  © Imago

C’est pourquoi, rétrospectivement, votre gouvernement de l’époque n’était pas pacifiste, mais a même investi une part plus importante du produit intérieur brut dans l’armement que le gouvernement actuel.

C’est vrai, Brandt n’était pas pacifiste. Brandt et Bahr étaient conscients de la nécessité de la force. Mais ils savaient aussi que cela ne suffisait pas. Si vous voulez la paix, vous devez respecter les intérêts de l’autre partie, même si vous ne les suivez pas toujours. Helmut Schmidt l’a très bien écrit dans son livre à l’époque : « S’il y a une réunification, nous devons d’abord veiller à ce qu’elle ne porte pas trop atteinte à la sécurité de l’Union soviétique. » Et malheureusement, nous ne l’avons pas fait. Dès la chute du mur, nous avons veillé à ce que les pays du côté soviétique soient admis dans l’OTAN. Ce fut une erreur fondamentale.

Beaucoup en Europe disent qu’il faut maintenant plus que jamais se réarmer pour montrer à Poutine où sont les limites. Ou diriez-vous qu’il faut abandonner l’Ukraine ?

Non, mais il faut discuter sérieusement avec l’Ukraine pour qu’elle rétablisse une situation qu’elle ne peut pas créer elle-même. Et les USAméricains disent actuellement que la patate est trop chaude pour eux. Il faut dire à Volodymyr Zelensky qu’il y a des choses sur lesquelles il ne peut pas insister. À mon avis, l’Ukraine n’a aucun droit sur la Crimée et le Donbass. Le Donbass est tellement russe dans sa structure que l’Ukraine doit comprendre que cette partie ne lui appartiendra pas à l’avenir. Et il va sans dire que la Crimée n’appartient pas à l’Ukraine. Elle appartient à la Russie depuis 1783.

Explosion en Crimée en août 2022. © Imago

Et l’Ukraine devrait se contenter de ce reste d’État amputé ? Pour garantir quoi ? Sa vie et sa survie à l’Ouest, dans l’UE et dans l’OTAN ?

Pas dans l’OTAN, mais dans l’UE. En ce qui concerne l’OTAN, je pense que la décision est prise depuis longtemps. Même les USAméricains ne le veulent plus, et ne l’ont d’ailleurs jamais voulu. Je ne comprends pas pourquoi Biden est revenu sur sa position. Je pense qu’il faut remonter plus loin que la période où il luttait pour la présidence pour comprendre l’état d’esprit de Biden.

L’Ukraine doit donc être pacifiée le plus rapidement possible – et après ?

L’Ukraine entrera dans l’UE, comme ça a été promis. Ce sera une situation très difficile pour l’UE, car il n’est pas facile d’avoir un membre qui est structurellement hostile à notre grand voisin. Mais c’est probablement la solution. L’Ukraine doit renoncer aux territoires qu’elle ne peut récupérer.

Si nous supposons un accord de paix sur cette base, que se passera-t-il ensuite ? Le commerce germano-russe reprendra-t-il là où il s’était arrêté avant les sanctions ?

Nous ne devons en aucun cas nous préparer à une hostilité permanente avec la Russie. La guerre en Ukraine, déclenchée par Poutine et la Russie, a considérablement compliqué la situation. Mais nous devons essayer de nous entendre à nouveau avec ce grand voisin. Il n’est pas nécessaire de viser immédiatement une amitié. Nous devons être prêts à parler nous-mêmes avec Poutine et ne pas laisser cette tâche à Trump. Nous ne sommes pas sous la tutelle de Washington.

Mais dans quel but ? La Russie a trouvé de nouveaux partenaires entre-temps.

Les relations commerciales ne seront plus ce qu’elles étaient avant la guerre en Ukraine, ni ce qu’elles étaient peut-être dans la grande tradition entre la Russie et l’Europe occidentale. Mais nous devons les relancer.

Le ministre-président de Saxe, Michael Kretschmer, se dit favorable à des discussions avec la Russie sur Nord Stream – les gazoducs pourraient être réactivés.

Les deux gazoducs ont en fait été abandonnés à cause des sanctions usaméricaines. Ces sanctions ont été mises en place par Biden et ses prédécesseurs, y compris Barack Obama. Elles pourraient être levées un jour avec Trump. Les USAméricains pourraient eux-mêmes avoir intérêt à rapprocher la Russie de l’Occident.

Friedrich Merz a trouvé votre point de vue sur l’USAmérique scandaleux. Pensez-vous être aujourd’hui plus proche de lui, ce qui pourrait être dû non seulement à sa candidature à la chancellerie, mais aussi à l’évolution de la situation avec l’USAmérique ?

Le président Trump reçoit le chancelier Merz à la Maison Blanche  © dpa

J’apprécie beaucoup Merz, c’est notre chancelier fédéral et je le soutiendrais partout si possible. Mais il s’est mis en travers de mon chemin et je pense qu’il ne le ferait plus aujourd’hui. Je pense qu’il doit reconnaître aujourd’hui que mon évaluation de l’égocentrisme des intérêts usaméricains s’est confirmée depuis lors et que je ne faisais pas fausse route.

Vous aviez déjà une attitude très, très critique envers les USA à l’époque. Depuis que Trump sévit, y compris envers ses amis allemands, on a l’impression que vous avez peut-être même minimisé les choses.

Un ancien Premier ministre anglais, Lord Palmerston, disait déjà au XVIIIe siècle : « En politique internationale, il n’y a pas d’amis, il n’y a que des intérêts. » C’est toujours vrai aujourd’hui. Si nos intérêts s’opposent, les USAméricains choisiront toujours les leurs – et je pense que l’Allemagne devrait en faire autant.

Votre livre s’intitule “Nationale Interessen” (Intérêts nationaux). Je ne fais pas partie de ceux qui veulent abandonner précipitamment l’État-nation. Néanmoins, sous la pression de l’USAmérique et de Moscou, quelque chose de nouveau est en train de se former. L’UE ne semble-t-elle pas heureusement se révéler être plus qu’une simple solution d’urgence après la guerre ?

Oui, c’est tout à fait vrai. Nous faisons également des progrès en matière de politique commerciale. En matière de politique étrangère, je ne pense pas que ce sera le cas, ne serait-ce que parce que les intérêts au sein de l’UE sont très divergents. Chacun est responsable de sa propre politique étrangère et il serait de notre devoir de diriger l’Europe en matière de politique étrangère.

Vous ne voyez donc pas de politique étrangère européenne, mais plutôt un rôle de leader pour l’Allemagne ? En matière de politique de défense, nous sommes déjà plus proches de la réalité paneuropéenne.

Je ne partage pas votre avis selon lequel nous sommes plus avancés en matière de politique de défense européenne. Essayez donc de trouver un point commun entre l’Espagne, la France et la Pologne. Je ne pense pas non plus que la bombe atomique française, ou même britannique, offre une quelconque protection à l’Europe.

L’Europe ne doit-elle pas alors se débrouiller seule et penser par elle-même, y compris en ce qui concerne l’OTAN ?

C’est une question très difficile. À l’heure actuelle, une stratégie de dissuasion sur le continent européen est inconcevable sans les USAméricains – et ils ne le souhaitent pas non plus. Car les USA savent que s’ils perdent leur domination en Europe, ils perdent aussi leur domination mondiale. La tête de pont est d’une importance cruciale pour la politique mondiale usaméricaine.

On ne peut pas être tout à fait sûr que Trump reconnaisse l’importance de cette tête de pont eurasienne pour la puissance mondiale usaméricaine.

Trump ne sera pas éternel. C’est pourquoi je pense que l’intérêt usaméricain pour l’Europe ne disparaîtra pas complètement.

Dans le même temps, on se demande où se situe votre parti, le SPD, dans ce débat stratégique sur l’Europe et les relations avec la Russie et les USA.

Vous me demandez où se situe le SPD en matière de politique étrangère et de sécurité ? Je vous réponds : nulle part.


Willy Brandt lors du congrès fédéral du SPD en 1972 © Imago

Comment est-ce possible ?

On a enterré l’héritage de Willy Brandt. On ne comprend toujours pas aujourd’hui l’importance qu’a eu cette tentative de maintenir et de développer un pont pendant la guerre froide.

Mais à qui revient-il de répondre à cette question aujourd’hui ? Le SPD occupe tout de même le poste de ministre de la Défense. Helmut Schmidt l’a également occupé pendant un certain temps – c’est une position qui permet, voire qui oblige à participer à ces débats.

Avez-vous déjà entendu le collègue Boris Pistorius [ministre SPD de la Défense, NdT] dire que la diplomatie est également un facteur de sécurité ? On ne l’entend parler que lorsqu’il s’agit de canons, de chars, de dépenses pour l’armement ou la Bundeswehr. Et c’est une erreur. La politique de sécurité dépend fortement de la diplomatie – et de la volonté de connaître son adversaire, de dialoguer avec lui et de le rallier à sa cause. Je trouve que c’est une véritable lacune de ce ministre de la Défense par ailleurs très estimé.

Lorsque le nouveau ministre des Affaires étrangères, Johann Wadephul, a récemment évoqué un budget de défense de 5 % du produit intérieur brut, soit le double, le ministre de la Défense du SPD s’est contenté de répondre qu’il était compétent en la matière. Cela ne m’a pas semblé être une réponse adéquate à cette demande. Que répondriez-vous ?

Je ne peux pas juger du montant nécessaire pour disposer d’une Bundeswehr dissuasive dans le cadre de la défense européenne. Mais je lierais toujours cela à la nécessité d’un dialogue diplomatique avec la Russie. Je n’ai jamais entendu Pistorius dire un mot à ce sujet. Et je trouve cela effrayant, car c’était toujours un thème central pour le ministre de la Défense Helmut Schmidt.

Le ministre des Finances Lars Klingbeil © dpa

Le président du SPD, Lars Klingbeil, aurait très bien pu briguer le poste de ministre des Affaires étrangères, qui avait servi de tremplin à Willy Brandt pour accéder à la chancellerie. Était-ce une erreur de se présenter au poste de ministre des Finances pour des raisons de politique intérieure ?

Si Klingbeil l’avait fait, cela n’aurait eu de sens qu’avec une autre politique étrangère. La politique étrangère doit reposer sur deux piliers : la sécurité, c’est-à-dire l’armement et le développement d’une capacité de défense, qui n’est toujours pas pleinement effective, et la tentative d’une politique de sécurité fondée sur la diplomatie, la conciliation des intérêts, etc. Tout l’héritage de Willy Brandt a été trahi, et ce dès l’époque d’Olaf Scholz.

Scholz sait ce que vous savez sur la politique étrangère, et il n’a fait aucune tentative sérieuse pour s’opposer aux souhaits de Washington en faveur d’un changement de régime à Moscou.

Je pense que c’est là que réside le grand échec du SPD. Le parti a toujours puisé sa grande force dans deux racines : la politique sociale et la politique de paix. On a trahi cette partie du SPD qui prônait la paix. On aurait peut-être dû s’armer davantage, en particulier à l’époque d’Angela Merkel. C’est possible, je n’y connais pas grand-chose. Mais on ne doit jamais renoncer à la nécessité de combiner l’armement avec le dialogue avec l’autre partie. On s’est laissé entraîner dans cette politique antirusse qui, à mon avis, n’était pas utile à la paix en Europe.

Conseilleriez-vous au nouveau chancelier de se rappeler la politique de détente de Brandt et Helmut Kohl et de ne pas se laisser mettre dans le pétrin ?

Je l’encouragerais principalement à poursuivre le développement des relations diplomatiques avec la Russie. D’après ce que je sais, l’ambassadeur allemand à Moscou, Alexander Graf Lambsdorff, est un ennemi déclaré de la Russie. Je ne sais pas si je le nommerais à ce poste, j’ai des doutes.

Avez-vous une meilleure nomination en tête ?

Non, mais il y a des gens intelligents qui pourraient éventuellement être recrutés. Les USA ont eu de grands ambassadeurs comme William Burns, qui est devenu plus tard le chef de la CIA sous Biden. Nous devons renouer avec cette tradition.

Aujourd’hui, de nombreux politiciens disent que c’est une image naïve et peut-être aussi romantique de Poutine. La situation a changé, l’homme n’est plus accessible par le dialogue.

Une chose est absolument certaine : si l’on n’engage pas les meilleurs diplomates pour traiter avec la Russie, on ne réussira pas.

The Pioneer : Il ne s’agit donc pas de simplifier l’adversaire, mais de laisser agir la diplomatie à long terme, avec une issue incertaine ?


Willy Brandt et Klaus von Dohnanyi, 1982. © Imago

Oui, tout est incertain dans la vie. Nous le savons bien. J’ai accompagné Willy Brandt pendant une grande partie de son travail, et lui aussi a connu des moments de désespoir où il pensait ne pas parvenir à ses fins dans les négociations avec l’Union soviétique. Et à la fin de sa carrière politique, il y avait aussi Mikhaïl Gorbatchev, si vous voulez. Du côté russe, une confiance s’est installée dans l’idée qu’il était vraiment possible de dialoguer et de traiter avec cette Allemagne. Le nouveau gouvernement fédéral doit comprendre que sa mission n’est pas de défendre le statu quo actuel, mais de le changer.

Vous avez vécu la Seconde Guerre mondiale, vous aviez dix ans au début du conflit. Sommes-nous à l’aube d’une nouvelle phase d’entente ou au début d’une situation guerrière dans toute l’Europe ?

Il n’est pas nécessaire qu’il y ait une grande guerre. Il existe des possibilités de concilier les intérêts et de parvenir à nouveau à une entente, y compris avec la Russie et la Chine. Mais si l’on veut absolument avoir raison, si l’on se moque des intérêts de l’autre partie et que l’on considère que cette autre partie a de toute façon tort et est mauvaise, alors on ne pourra peut-être pas éviter la guerre.

Monsieur von Dohnanyi, merci beaucoup pour cet entretien.

 

05/06/2025

VERA WEIDENBACH
La position de l’Allemagne à l’égard d’Israël est devenue un dilemme politique sans précédent

Vera WeidenbachHaaretz, 3/6/2025

Vera Weidenbach est une auteure et journaliste indépendante allemande qui vit à Berlin. En tant que reporter, elle écrit sur la politique nationale allemande. Son livre „Die unerzählte Geschichte - Wie Frauen die moderne Welt erschufen und warum wir sie nicht kennen“ [L’histoire cachée : comment les femmes ont créé le monde moderne et pourquoi nous l’ignorons] a été publié en 2022. Elle a étudié la philosophie, la biologie et la politique à l’université Humboldt de Berlin et au King’s College de Londres avant de fréquenter l’école de journalisme de Munich.

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Malgré la volonté du nouveau gouvernement de Berlin de critiquer la conduite de la guerre de Gaza par Israël, ce dernier n’a encore subi aucune répercussion de la part de l’Allemagne. Le chancelier Friedrich Merz devra finir par choisir entre des menaces en l’air et la sauvegarde du droit humanitaire.

Le changement était la plus grande promesse de Friedrich Merz lorsqu’il a fait campagne pour devenir chancelier de l’Allemagne. Les temps d’hésitation et de stagnation seraient révolus, promettait-il, lorsque son parti, l’Union chrétienne-démocrate (CDU) de centre-droit, prendrait la tête du pays. Finies les querelles qui ont finalement entraîné la chute de ce que les Allemands appellent la coalition feu tricolore - l’union des partis soc-dém, libéral et vert, dirigée plus récemment par l’ancien chancelier Olaf Scholz. Merz s’est engagé à faire avancer les choses et à agir rapidement.


C’est un génocide
ou de la légitime défense ?
Contentons tout le monde et disons que c'est les deux
Dans ce cas, on a besoin d'une nouvelle terminologie
Je propose “légitime défense génocidaire”
ça devrait donner du grain à moudre aux deux parties
Dessin de Joe Sacco

De nombreux Allemands ont été surpris de constater que le plus grand changement opéré par Merz après trois semaines de mandat était une violation de l’un des principes directeurs de la politique étrangère de l’Allemagne : ne pas critiquer Israël trop intensément. Plus sévère que tous les chanceliers allemands avant lui, Merz a critiqué le gouvernement israélien pour sa conduite de la guerre en cours et la situation humanitaire désastreuse dans la bande de Gaza.

Dans une interview accordée le 27 mai, il a estimé que l’offensive actuelle d’Israël “n’est plus compréhensibleet a déclaré : « Porter atteinte à la population civile dans une telle mesure, comme cela a été de plus en plus souvent le cas ces derniers jours, ne peut plus être justifié comme une lutte contre le terrorisme du Hamas ».

Pendant sa campagne et lors de l’accord conclu avec les sociaux-démocrates (SPD) pour former son gouvernement de coalition, Merz s’est positionné comme étant fortement pro-israélien et a souligné ses relations personnelles étroites avec le Premier ministre Benjamin Netanyahou - qui, selon Merz, l’a appelé pour le féliciter juste après qu’il eut remporté les élections de février. Au cours de ce long appel téléphonique, Merz a déclaré qu’il avait promis à Netanyahou de « trouver les moyens de lui permettre de se rendre en Allemagne et de pouvoir repartir sans être arrêté ».

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Cette déclaration a suscité l’indignation des autres partis politiques, l’Allemagne étant l’un des plus grands soutiens de la Cour pénale internationale, qui a a délivré un mandat d’arrêt à l’encontre de Netanyahou en novembre, en raison des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité qu’il aurait commis à Gaza.

Le revirement rhétorique de Merz à l’égard d’Israël intervient dans un contexte de pression politique croissante en Allemagne et dans toute l’Europe pour condamner l’offensive israélienne en cours à Gaza. L’UE a annoncé son intention de réexaminer la base juridique de son accord d’association de 1995 avec Israël. Entre-temps, le Royaume-Uni a suspendu ses négociations commerciales. Et L’Espagne a intensifié ses efforts diplomatiques pour inciter ses alliés européens à imposer des sanctions à Israël.

Pour la nouvelle coalition gouvernementale CDU-SPD, le sujet présente un potentiel de conflit, une impression que Merz souhaite éviter. Lars Klingbeil, chef de file du SPD et ministre des Finances, a annoncé que la coalition avait l’intention d’accroître la pression politique sur Israël. « Nous devons également faire comprendre à nos amis, compte tenu de la responsabilité historique que nous portons à l’égard d’Israël, ce qui n’est plus acceptable », a déclaré Klingbeil. le 26 mai, ajoutant que ce point a été atteint.

À la différence de plusieurs hauts responsables du SPD, Klingbeil s’est toutefois abstenu d’appeler à un embargo sur les armes à destination d’Israël. Le manque d’unité des sociaux-démocrates sur cette question donne à la CDU une plus grande marge de manœuvre.

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Zeitenwende, Peter Wall, Allemagne, 2024. Acrylique sur toile 100 x 120 cm

Merz s’est engagé à devenir un “Außenkanzler” [“exochancelier”], c’est-à-dire qu’il s’est engagé à faire de son mandat de chancelier une affaire de politique étrangère. Pour la première fois depuis plus de cinquante ans, la CDU dirige le ministère des Affaires étrangères. L’ancien chancelier Olaf Scholz est largement considéré comme n’ayant pas tenu sa promesse de “Zeitenwende” (tournant historique, changement d’époque) concernant le rôle de l’Allemagne en tant que puissance de premier plan en Europe et l’augmentation de ses capacités militaires pour contrer l’agression russe contre l’Ukraine.

Et c’est là que le soutien de l’Allemagne à Israël entre en conflit non seulement avec les principes normatifs de l’Allemagne, mais aussi avec ses intérêts politiques, explique Maya Sion-Tzidkiyahu, maîtresse de conférences à l’Université hébraïque de Jérusalem et directrice du programme de relations Israël-Europe de la boîte à idées Mitvim. Elle souligne qu’en Europe, les attentes à l’égard de Merz ne concernent pas principalement Israël.

« Un alignement non critique sur Israël risque de miner la crédibilité de l’Allemagne et de l’exposer à des accusations croissantes de deux poids-deux mesures. Cela pourrait diminuer la crédibilité de l’Allemagne dans l’arène géopolitique au sens large, notamment en ce qui concerne la guerre entre la Russie et l’Ukraine », dit Sion-Tzidkiyahu.

Merz a clairement l’ambition de faire de l’Allemagne un acteur diplomatique de premier plan, ce qui est étroitement lié au fait de jouer un rôle important dans la fin de la guerre en Ukraine. Depuis son entrée en fonction, le nouveau chancelier allemand a rencontré à deux reprises le président ukrainien Volodymyr Zelenskyy et a promis d’accroître le soutien militaire de l’Allemagne.

Selon Mme Sion-Tzidkiyahu, la mise en œuvre par l’Allemagne de mesures politiques à l’encontre d’Israël dépendra en grande partie de la manière dont le gouvernement Netanyahou choisira de poursuivre la guerre à Gaza. Si la guerre se transforme en une occupation à long terme - ce qui est de plus en plus probable au vu de l’évolution de la situation sur le terrain, car Israël continue de repousser les civils de Gaza dans trois zones tout en exerçant un contrôle militaire sur 75 % de la bande. Cela pourrait amener Netanyahou à suivre les demandes de ses copains de la coalition d’extrême droite, qui rêvent de voir Tsahal administrer Gaza de la même manière que la Cisjordanie.

« Si ce scénario devait se réaliser, l’Allemagne serait confrontée à de sérieuses difficultés politiques et juridiques pour justifier la poursuite des exportations d’armes vers Israël », prédit Sion-Tzidkiyahu. « « Dans ce cas, la question dépasserait le stade de la rhétorique et entrerait dans le domaine des changements politiques concrets.

Portes fermées, téléphones ouverts

Par le passé, Merz s’était largement abstenu de critiquer publiquement le gouvernement israélien, privilégiant ce que lui et son ministre des Affaires étrangères, Johann Wadephul, appellent la “diplomatie des portes fermées”, c’est-à-dire que l’Allemagne fait part de ses préoccupations dans le cadre de discussions directes, plutôt qu’en public.

Wadephul a assuré qu’il était en contact téléphonique quasi quotidien avec des responsables israéliens pour discuter des préoccupations de l’Allemagne. Lors de sa visite en Israël il y a deux semaines, le ministre a publiquement appelé à une augmentation de l’aide humanitaire à Gaza, tout en acceptant largement les justifications du gouvernement israélien pour la guerre en cours. Mercredi, son homologue israélien Gideon Sa’ar se rendra à Berlin et les deux hommes auront à nouveau l’occasion de discuter de cette question en face à face.


Staatsräson, par Peter Wall, 2013

Depuis la reprise des combats à Gaza, Wadephul décrit la position de l’Allemagne à l’égard d’Israël comme un dilemme politique et moral. Le principe selon lequel la sécurité d’Israël est une raison d’État - Staatsräson, une idée lancée par l’ancienne chancelière Angela Merkel en 2008 en référence à la responsabilité historique de l’Allemagne après l’Holocauste - contredit l’engagement de l’Allemagne à respecter le droit humanitaire et international.

Malgré cette nouvelle volonté du gouvernement allemand de critiquer plus ouvertement, les conséquences concrètes restent assez vagues. Wadephul a rejeté un embargo sur les armes proposé par le gouvernement espagnol, en évoquant la responsabilité de l’Allemagne en matière de sécurité d’Israël. Dans une récente interview, le ministre a laissé entendre que le Conseil fédéral de sécurité, un comité du cabinet qui décide des livraisons d’armes, examinera si l’utilisation d’armes allemandes dans la bande de Gaza est conforme au droit international.

Un arrêt des livraisons d’armes allemandes à Israël ne semble pas très probable dans un avenir proche, d’autant plus qu’il existe une résistance au sein de la CDU et de la CSU, la branche bavaroise la plus conservatrice du parti.

 

“Espérons que ça marche !”. Sur la caisse : ARMES - SEULEMENT POUR LES GENTILS ! À  N'UTILISER QUE CONTRE DES MÉCHANTS !
Dessin d'ERL, 2014

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04/06/2025

NATALIE NAIMARK-GOLDBERG
Le groupe de femmes juives qui ont osé exprimer des idées pacifistes dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres

Il y a un siècle, alors que l’Allemagne était confrontée à la montée du militarisme, la Ligue des femmes juives [Jüdischer Frauenbund] n’a pas hésité à prendre position contre le danger qui se profilait.

Natalie Naimark-Goldberg, Haaretz 29/5/2025

Natalie Naimark-Goldberg (1964) est une chercheuse sur l’histoire des femmes juives en Allemagne à l’époque moderne. Elle est l’auteure de « Jewish Women in Enlightenment Berlin » (Littman Library of Jewish Civilization).

Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala


Une organisation de jeunes démocrates organise une manifestation “Plus jamais de guerre” à Berlin en 1922. Photo  Hulton Archive / Getty Images

Au milieu d’une guerre sans fin, alors que tout discours sur la paix est timide et hésitant, il était fascinant de trouver dans la recherche historique des mots insistants qui ont été écrits il y a un siècle par des membres d’organisations de femmes juives en Allemagne. Ces écrits, diffusés parmi les membres de la communauté juive dans les années 1920, témoignaient d’un profond rejet de la guerre, dans le sillage des horreurs de la “Grande Guerre” - la Première Guerre mondiale - qui avait fait des millions de victimes et laissé derrière elle des millions de blessés.

Profondément inquiets et craignant que cette guerre ne soit pas celle qui mettra fin à toutes les guerres, ils ont osé exprimer des idées pacifistes dans un pays où l’éthique militariste “sang et fer” d’Otto von Bismarck prévalait encore et où les personnes qui croyaient en la paix et en la conciliation entre les nations étaient considérées comme des imbéciles, voire des ennemis du peuple.

Malgré l’atmosphère dominante de suspicion à l’égard du pacifisme en Allemagne, des représentantes d’organisations de femmes juives se sont regroupées au sein d’un mouvement prônant la paix, qui comprenait un groupe restreint mais déterminé d’adeptes, et ont participé avec enthousiasme à ses activités.

Leur décision de s’adresser au grand public découle d’un sentiment d’obligation morale face à l’urgence de persuader les autres du bien-fondé de l’idée de paix, en raison des dangers qui guettaient le monde dans son ensemble et les juifs et les femmes en particulier si un nouveau conflit militaire devait éclater en Europe. Promouvoir cette idée tant décriée était à leurs yeux une tâche à laquelle ni les femmes ni les juifs ne pouvaient se soustraire.

Les femmes, qui accordent, favorisent et préservent la vie, ne pouvaient souhaiter son anéantissement par la violence, comme le soulignait Clare Marck, active au sein de la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté. En avril 1926, Marck a déclaré aux participants d’une conférence de la Ligue des femmes juives - une organisation nationale comptant quelque 50 000 membres - que, bien que l’association entre les femmes et le pacifisme fût perçue comme naturelle, les développements récents avaient montré que cette affinité était fragile.

Comme l’a fait remarquer Mme Marck, le fait est que les femmes allemandes, y compris celles qui, avant 1914, avaient été des partisanes de la paix, se sont jointes en masse à l’effort national lorsque la Première Guerre mondiale a éclaté. Elles pensaient que toute autre attitude serait une trahison, sans comprendre que le contraire était vrai : le soutien à la paix est la forme la plus élevée d’amour de la nation.

Le soutien des femmes à la guerre a eu des conséquences graves et profondes. « Peut-on imaginer quelles souffrances, quels soucis, quelles pertes auraient été épargnés à la patrie allemande si non seulement un petit nombre, mais toutes les femmes d’Allemagne avaient adhéré à la Ligue des femmes pour la paix et la liberté ? », écrivit Herta Michel dans un article intitulé « Les femmes et la paix », publié en juin 1926 dans le journal de la Ligue des femmes juives.

Michel n’écrivait pas seulement par tristesse pour le passé, mais aussi par inquiétude pour l’avenir, à la lumière de la situation qui se déroulait alors sous ses yeux. Dans les années 1920, les organisations de femmes allemandes, comme leurs homologues masculins, étaient de plus en plus attirées par le nationalisme et rejetaient le pacifisme. Même après la terrible guerre, écrit-elle, « le monde des femmes allemandes n’a pas le courage de s’engager ouvertement dans l’idée d’une conciliation entre les nations, d’adhérer à toute association qui cherche à mettre en œuvre les principes de moralité, d’humanité et de justice au sein de leur propre nation et dans les liens avec d’autres nations ».

C’est à cette situation que Michel et ses collaboratrices souhaitaient remédier.

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Outre l’étroite affinité entre le pacifisme et les femmes, les femmes juives qui ont écrit dans l’Allemagne des années 1920 ont noté un autre lien : entre le pacifisme et le judaïsme. L’idée de paix, soulignent-elles, est « l’un des fondements du judaïsme » - la paix est un principe qui caractérise les Juifs et les distingue de leurs voisins.

En 1926, Bertha Fraenkel-Ehrentreu, une femme sioniste orthodoxe qui a vécu à Munich avant de s’installer en Palestine mandataire en 1937, a publié un article dans une revue féminine juive allemande sur « L’idée de paix dans les écrits juifs ». Son thème principal était le contraste qui existait, selon elle, entre les approches juives et non juives de la guerre et de la paix.


Bertha Fraenkel-Ehrentreu

Fille de rabbin et femme d’action à part entière, Fraenkel-Ehrentreu cite le Talmud - « Grande est la paix, car la paix est au monde ce que le levain est à la pâte » - un verset qui ouvre la section sur la paix dans le traité mineur Derekh Eretz Zuta - afin de prouver son argument sur la centralité du sujet dans la pensée juive. Elle a opposé au concept talmudique les paroles du philosophe Héraclite, qui a dit que « la guerre est le père de toute chose », incarnant ainsi l’approche grecque et l’état d’esprit qui prévalait dans la culture occidentale.

Ces citations, a-t-elle suggéré, démontrent la différence fondamentale entre le judaïsme et le monde classique, dont la vision, selon Fraenkel-Ehrentreu, a prévalu même pendant l’ère humaniste de la fin du XVIIIe siècle, et a continué à prévaloir à son époque également. Le contraste est flagrant entre les principes inculqués par les enseignants juifs - la paix, selon eux, est le fondement du développement dans le monde - et le point de vue implanté par les enseignants non juifs : les éducateurs allemands de l’époque enseignaient encore l’approche grecque, selon laquelle la force motrice était la guerre.

Pour étayer sa thèse selon laquelle le judaïsme embrassait une philosophie de la paix, Fraenkel-Ehrentreu a donné d’autres exemples tirés des sources. Elle a cité, par exemple, l’« accord de paix » qu’Abraham a proposé à Lot lorsque leurs chemins se sont séparés, selon le livre de la Genèse (13:9) : « Si tu vas au nord, j’irai au sud ; et si tu vas au sud, j’irai au nord ». Le roi David, notait-elle, n’a pas eu le privilège de construire le Temple parce que ses mains étaient couvertes de sang - c’est son fils Salomon, un homme de paix, qui a accompli cette tâche.

Fraenkel-Ehrentreu n’a pas présenté les Juifs comme des parangons de paix - les écrits sacrés sont remplis de descriptions de la violence et de la guerre - ni le judaïsme comme un exemple de pacifisme absolu, qui signifie un refus total de participer à la guerre. Au contraire, elle a souligné qu’« il n’y a pas d’interdiction de la guerre dans la Bible, même si la guerre est considérée comme une malédiction et un malheur, et que l’effusion de sang est l’un des crimes les plus graves ».

En matière de guerre, explique-t-elle, la loi religieuse juive adopte une position similaire à celle qu’elle adopte à l’égard de l’esclavage. Dans l’Antiquité, l’esclavage était une institution considérée comme allant de soi et donc tolérée, bien que de nombreuses règles aient été édictées pour la rendre plus humaine et pour en éliminer les effets pernicieux. Un rejet global de la guerre impliquerait le sacrifice de soi. C’est pourquoi, écrit-elle, une guerre de défense est permise et même obligatoire. Il n’en va pas de même pour une guerre offensive, qui est interdite même si elle est préventive.

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Elfriede Bergel-Gronemann, dirigeante sioniste et membre active de la Ligue des femmes juives d’Allemagne, a également fait référence aux différentes conceptions du militarisme chez les Juifs et les non-Juifs et, par conséquent, à l’allégation selon laquelle les Juifs seraient lâches et faibles, ou en un mot : féminins. Dans un article de 1929, elle écrit : « Peut-être qu’une moindre disposition à la guerre n’est pas un défaut, n’est pas de la “lâcheté”, mais qu’au contraire, ses racines se trouvent dans une culture spirituelle plus profonde... ».

Il est clair que Bergel-Gronemann a bien saisi l’énigme dans laquelle se trouvaient les Juifs pacifistes, en particulier les hommes juifs, qui craignaient que leur plaidoyer en faveur de la conciliation entre les nations ne mette en doute leur loyauté envers la patrie. Comme pour les encourager à ne pas renoncer à leur approche pacifiste, elle ajoute : « C’est précisément ici que l’on voit à quel point l’enthousiasme pour la guerre est éloigné de notre approche. Nous, les Juifs, estimons l’esprit plus que la force. Nous avons une autre conception de l’honneur ». Et elle conclut : « Oui, nous sommes pacifistes ». Le message qu’elle souhaite faire passer est donc la nécessité de ne pas abandonner le pacifisme inhérent au judaïsme, car il n’a pas de défaut, il n’a que des vertus.

 
“Plus jamais de guerre”, affiche de l’artiste allemande Käthe Kollwitz, 1924

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Si une femme, de par sa nature, ne pouvait qu’être pacifiste, tandis qu’un juif, ne pouvait que l’être que du fait des principes de sa religion, il était inconcevable qu’une femme juive se soustraie à ces principes.

En 1928, Hanny Loew-Tachauer pose une question rhétorique : « Peut-il y avoir des femmes dans la Ligue des femmes juives qui ne veulent pas la paix et la conciliation ? Une femme juive qui agit consciemment dans le cadre de son judaïsme peut-elle accepter l’idée même de la guerre, la souhaiter et rejeter la paix ? » Sa réponse fut, bien sûr, négative. « Je peux imaginer qu’une femme ait des doutes sur la possibilité d’atteindre cet objectif ; je peux aussi imaginer qu’il y ait des femmes juives qui ne considèrent pas comme correcte la voie suivie par le mouvement officiel pour la paix et qui, par conséquent, s’en tiennent éloignées.

« Mais, a-t-elle poursuivi, la femme juive, selon son approche fondamentale, son origine, son cœur et ses souhaits, a toujours été la première à rejeter la violence, et c’est elle qui se souviendra toujours de l’éthique juive et de l’impératif “Tu ne tueras point”. La sainteté de la vie est une loi suprême chez les Juifs ».

La conclusion qui s’imposait est donc la suivante : « Aucune femme de la Ligue ne peut accepter la guerre en tant que phénomène et la violence en tant que moyen politique, et rejeter le point de vue développé ci-dessus. » En d’autres termes, une femme juive ne pouvait qu’être pacifiste.

En effet, des femmes juives se sont illustrées dans les rangs des pacifistes - par exemple Frida Perlen, Gertrude Baer et Constanze Hallgarten, figures centrales de la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté - ainsi que des hommes, comme le journaliste Kurt Tucholsky, qui a abondamment écrit sur le sujet, ou encore Albert Einstein et Leo Baeck, membres d’une ligue juive pour la paix, fondée à Berlin en 1929.

Malgré tout, ni les femmes ni le grand public ne se sont ralliés au mouvement pacifiste dans les décennies qui ont précédé la Seconde Guerre mondiale. Même de nombreux partisans du pacifisme se sont tenus à l’écart des mouvements pacifistes, « par excès de considération pour leur entourage et pour les courants antisémites ».

Même si les partisans de la paix au sein de la Ligue des femmes juives n’ont manifestement pas réussi à provoquer des changements et à recruter des partisans, leur activité publique a certainement été impressionnante. Outre la rédaction d’articles d’opinion et les conférences, elles s’impliquent dans l’éducation, qui est l’un des principaux vecteurs de l’activité pacifiste dans les années 1920 ; elles tentent de promouvoir la représentation des femmes en politique, convaincues que leur présence contribuera à prévenir les guerres à l’avenir ; elles rejoignent des groupes pacifistes, participent à des conférences et organisent des assemblées et des séminaires internationaux.

Au début des années 1930, l’activité pacifiste de la Ligue des femmes juives s’oriente vers la lutte pour le désarmement. Ses membres ont participé activement à un effort international qui a abouti à une pétition signée par des millions de femmes dans le monde entier, qui a été soumise en 1932 à la Conférence mondiale du désarmement qui s’est tenue à Genève sous les auspices de la Société des Nations.

L’aspiration à la paix, qui n’a jamais été très forte en Allemagne, s’est encore affaiblie dans la seconde moitié des années 1920, alors que l’esprit militariste reprenait le dessus et que les appels à la guerre se multipliaient. Avec l’arrivée au pouvoir des nazis, qui considéraient les partisans de la paix comme des ennemis politiques à persécuter, la voix des femmes pacifistes est devenue muette.

Quoi qu’il en soit, les efforts de la minorité pacifiste en Allemagne n’ont pas suffi à empêcher la guerre suivante. Ce n’est qu’à la suite de ce conflit et des horreurs qu’il a engendrées que l’éthique militariste profondément enracinée de l’Allemagne s’est finalement estompée.

L’histoire des femmes juives qui ont milité pour la paix à l’époque de la République de Weimar est celle d’une persévérance extraordinaire et d’une foi inébranlable - que beaucoup qualifieraient de naïve - dans le caractère pratique de l’idéal pacifiste. Le cours de l’histoire, demandaient-elles, ne montre-t-il pas qu’il est possible de surmonter des pratiques que l’on disait inhérentes à la nature humaine, telles que l’esclavage, la torture et les conflits sanglants ?

Les cris de mépris et de dédain que les femmes rapportent dans leurs écrits ne les découragent pas. À ceux qui les dépréciaient en disant que l’idée de paix était une utopie, elles répondaient par des mots qui n’ont pas perdu leur validité : « Tout progrès humain a été un jour un rêve. Nous pouvons tou·tes contribuer à en faire une réalité ».