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27/02/2025

Allemagne : l’Alliance Sahra Wagenknecht et ses cinq contradictions principales


L’Alliance Sahra Wagenknecht, le nouveau parti né d’une scission du parti Die Linke en janvier 2024, échoué à entrer au parlement fédéral allemand le 23 février 2025, 13 435 voix lui manquant pour passer le seuil des 5% [de nombreux électeurs résidant à l'étranger [213 000 inscrits] ont reçu leurs bulletins de vote trop tard pour voter et des votes pour l'Alliance SW ont été comptabilisés comme votre pour une autre liste, celle de l'Alliance pour l'Allemagne, de droite]. Dans un article publié avant ces élections, ses deux auteurs analysent les contradictions principales de cet OVNI, « ni de gauche ni de droite », ou « de gauche et de droite », qui a échoué dans sa tentative de récupérer une partie des électeurs de l’AfD en reprenant le discours anti-immigration du parti d’extrême-droite, lequel a obtenu 20% des voix et 152 députés, ce qui en fait le 2ème parti d’Allemagne en termes électoraux. Une fois de plus, il semble bien que les électeurs préfèrent les originaux aux photocopies.-FG

Lors des élections régionales est-allemandes, l’Alliance Sahra Wagenknecht a connu un grand succès. Mais à l’approche des élections fédérales, les sondages sont en baisse.

Sebastian Friedrich et Ingar Solty, Junge Welt, 18/1/2025
 Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala 

Sebastian Friedrich est un chercheur en sciences sociales et journaliste allemand.
Ingar Solty est un collaborateur de la fondation allemande Rosa-Luxemburg.

Des cris de joie ont retenti lors du congrès fédéral de l’Alliance Sahra Wagenknecht (BSW) lorsque la fondatrice, présidente et éponyme du parti est finalement montée sur scène vers la fin. Une grande partie des 600 personnes présentes se sont levées de leurs chaises, ont applaudi et acclamé. « Bon sang, quelle bonne ambiance ! », a-t-elle dit. Ceux qui pensent que l’ambiance est mauvaise ont dû se tromper de salle, selon Wagenknecht.

Un an après sa création officielle, la BSW se bat pour faire son entrée au prochain Bundestag. Les sondages actuels placent le parti autour de quatre à six pour cent - une zone critique qui détermine le succès ou l’échec. Il s’agit de la première crise sérieuse du jeune parti, après avoir fait sensation avec un départ impressionnant : lors des élections européennes de juin, la BSW a obtenu 6,2 pour cent des voix en partant de zéro, et lors des élections régionales dans le Brandebourg, la Saxe et la Thuringe, il a même obtenu des résultats à deux chiffres. Mais la crise actuelle ne vient pas de nulle part. Elle est le résultat de cinq contradictions centrales qui accompagnent la BSW depuis sa création.

« Bon sang, quelle bonne ambiance ! » : Sahra Wagenknecht lors du congrès fédéral de la formation politique qui porte son nom, Bonn, 12 janvier 2025)

 Capital contre travail

Lors de la conférence de presse fédérale de l’automne 2023, au cours de laquelle la création a été annoncée, et lors du congrès fondateur du 27 janvier 2024, la jeune formation a mis l’accent sur quatre thèmes centraux : la raison économique, la justice sociale, la paix ou la politique de détente ainsi que la revendication de la liberté d’expression. Ces thèmes centraux révèlent déjà des contradictions. Celles-ci sont particulièrement évidentes dans le rapport de tension entre l’orientation plutôt à gauche de la politique salariale et du marché du travail et le concept de “raison économique”. Ce dernier s’oriente en premier lieu vers les intérêts des classes moyennes et des petites et moyennes entreprises (PME) en crise et promet d’éviter les augmentations d’impôts. Dans le même temps, le parti prône la justice sociale, par exemple en augmentant les salaires minimums et le niveau des retraites, ce qui est toutefois en contradiction avec son orientation favorable aux classes moyennes.

Cette contradiction n’est pas résolue au sein de la BSW, mais elle est masquée par des priorités. Depuis sa création, la “raison économique” a toujours occupé la première place, avant même des thèmes comme la "justice sociale" ou le travail. Cela se reflète également dans le programme électoral pour le Bundestag, qui commence par un “come-back pour l’économie allemande”, avant que le deuxième chapitre ne traite de la justice sociale. Cet ordre peut être interprété comme une décision stratégique d’un nouveau parti qui souhaite se démarquer - notamment de la gauche en crise - et qui reste volontairement vague sur le plan programmatique afin de gagner le plus de voix possible dans différents camps politiques. Le fait de se décrire comme le représentant d’un “conservatisme de gauche”, comme l’a formulé Wagenknecht, renforce le caractère d’un parti “attrape-tout”.

Le programme politico-économique de la BSW reflète également le changement idéologique de la fondatrice du parti. Dans ses publications, Wagenknecht est passée de ses débuts socialistes au sein de la Plateforme communiste du PDS et de ses convictions marxistes, qui ont marqué par exemple son livre “Kapitalismus im Koma” (2003) ainsi que des travaux sur la théorie marxienne de la valeur travail, à des approches ordolibérales. Cela apparaît clairement dans ses livres ultérieurs tels que “Freiheit statt Kapitalismus” (2011) et “Reichtum ohne Gier” (2016). Cette transformation idéologique marque également l’orientation fondamentale de la politique économique de la BSW, qui se distingue clairement de la politique de classe et du programme social-démocrate de gauche de la gauche.

Néanmoins, une certaine évolution se dessine au sein de la BSW. Alors que dans la phase initiale, la rhétorique était encore très axée sur les PME, les revendications concrètes du programme électoral pour le Bundestag sont désormais davantage orientées vers les intérêts des salariés. Le parti offre étonnamment peu aux PME. D’un côté, il promet de réduire la bureaucratie. Cela correspond à l’expérience bien réelle des petites entreprises, à savoir que la dérégulation profite aux grands groupes, mais que pour elles-mêmes, le néolibéralisme s’est accompagné d’un nombre croissant de réglementations. D’autre part, il y a la promesse des conséquences macroéconomiques possibles d’une politique conjoncturelle intérieure plus forte. La solution proposée pour sortir de la crise économique - le soi-disant retour de l’économie allemande - repose sur un mélange d’investissements dans l’avenir et d’augmentation de la demande agrégée.

La contradiction fondamentale entre l’orientation de la politique économique et l’accent mis sur la classe ouvrière demeure cependant. La BSW veut- elle être un parti ordolibéral dans l’intérêt de la classe moyenne, ce qui le mettrait en concurrence avec le FDP et l’AfD ? Ou veut-il être un parti de la classe ouvrière ? Cette question est centrale pour l’orientation stratégique et le développement futur de la BSW. Elle reste pour l’instant sans réponse.

La BSW tente de traiter la contradiction entre la raison économique et la justice sociale en soulignant le lien évident entre la crise économique actuelle et les conséquences de la gestion de la guerre en Ukraine par le gouvernement fédéral. Une préoccupation centrale est de réduire les coûts énergétiques pour l’industrie et les ménages. Pour cela, la BSW propose d’entamer des négociations avec la Russie après un accord de paix diplomatique en Ukraine, afin que la partie encore opérationnelle du gazoduc Nord Stream soit à nouveau utilisée pour les livraisons de gaz en provenance de Russie. L’objectif est de réduire la dépendance vis-à-vis du gaz de schiste coûteux en provenance des USA, qui pèse sur la compétitivité de l’industrie et sur le coût de la vie des ménages.

D’autres mesures prises par le gouvernement actuel, telles que la loi sur le chauffage et la tarification du CO2, qui, selon la BSW, font peser les coûts de la protection du climat de manière inégale sur les individus, doivent également être retirées. Le parti reconnaît néanmoins la nécessité de protéger le climat et demande des investissements dans les technologies d’avenir. En matière de politique fiscale, la BSW plaide pour la réintroduction de l’impôt sur la fortune et une réforme du frein à l’endettement, à l’instar de Die Linke, du SPD, de l’Alliance 90/Die Grünen et d’une partie de l’Union - non pas pour augmenter les dépenses d’armement, mais pour financer des projets sociaux et économiques.

La croissance économique, la BSW l’espère surtout en renforçant la demande intérieure. Le parti réclame entre autres un salaire minimum plus élevé de 15 euros, une augmentation des conventions collectives et une plus grande cogestion au sein des entreprises, ce qui la rapproche des positions du SPD et de La Gauche. L’État social doit être renforcé : Il est prévu de réformer les retraites en vue d’une assurance citoyenne à laquelle cotiseraient également les fonctionnaires. En matière de politique de santé, une caisse d’assurance maladie obligatoire doit également être introduite sous forme d’assurance citoyenne, couvrant des prestations supplémentaires telles que les prothèses dentaires et les lunettes. En outre, la BSW demande un système de soins dans lequel les coûts seraient pris en charge par les pouvoirs publics.

Il est frappant de constater que la BSW dirige désormais l’idée de la méritocratie moins fortement contre les bénéficiaires du revenu citoyen que contre les bénéficiaires de revenus non performants issus de capitaux boursiers ou immobiliers. L’objectif est un pays « où les travailleurs, et non les héritiers, sont récompensés ».

En matière de politique du marché du travail et de politique sociale, la BSW se positionne ainsi à gauche du SPD, notamment par rapport à sa pratique gouvernementale. Le programme semble en grande partie classiquement social-démocrate et réformiste et s’engouffre dans le vide laissé par le SPD. En même temps, le programme apparaît en grande partie comme une version édulcorée de l’ancien programme du parti et de l’actuel programme électoral du Parti de gauche moins une systématique globale. En effet, Die Linke, qui se rapproche lentement de la barre des 5 % et mise sur une entrée tout à fait réaliste au Bundestag grâce à au moins trois mandats directs, propose toujours des concepts plus élaborés, même si sur certains points, il existe encore (ou à nouveau) des recoupements programmatiques importants.

La contradiction entre l’orientation vers les PME d’une part et la classe ouvrière d’autre part va s’accentuer pour la BSW dans les années à venir, car celles-ci seront probablement marquées par de durs affrontements de classe, notamment par une lutte de classe accrue par le haut. La tentative de la BSW de s’adresser à la fois aux PME et aux salariés sera mise à rude épreuve dans le contexte de l’“Agenda 2030” annoncé par le nouveau chancelier putatif Friedrich Merz (CDU). Ces plans comprennent des mesures telles que des réductions d’impôts pour les entreprises et les personnes aisées, un démantèlement social, une retraite “volontaire” à 70 ans, des luttes pour le maintien du salaire en cas de maladie et une extension du temps de travail normal à 42 heures par semaine.

Sahra Wagenknecht vue par Paolo Calleri

Visions illusoires

Dans cette situation, le « modèle allemand de la fin du XXe  siècle » propagé par la BSW, dans lequel règne l’harmonie des classes et où le capital profite de l’État social , s’avère être une dangereuse illusion. La crise actuelle du modèle d’exportation allemand - due à la somnolence du passage à l’électromobilité, à la concurrence croissante de l’étranger et à l’inflation liée aux prix de l’énergie en raison de la guerre économique usaméricaine contre la Chine et de la guerre en Ukraine - rend cette idée irréaliste.

Ce qui sera décisif, ce sont les lignes de front et les antagonismes que la BSW ouvrira dans le débat public. Wagenknecht a souvent formulé sa critique du gouvernement de coalition “feu tricolore” [SPD, FDP, Verts] et des conséquences de la guerre et de la crise dans une perspective de classe moyenne. Ce faisant, elle voit la contradiction principale entre l’Allemagne et les USA, mais moins celle entre les classes. Cela pose problème, car les PME apparaissent souvent comme les adversaires les plus véhéments des syndicats, des comités d’entreprise, des conventions collectives régionales, des salaires minimums, des impôts et de la redistribution. Leur dépendance structurelle vis-à-vis du grand capital et leur position dans la lutte concurrentielle font d’elles une base peu fiable pour un parti qui souhaiterait également défendre les intérêts des travailleurs.

Certains observateurs considèrent que la mise en avant de vagues intérêts nationaux, comme l’exprime le slogan central de la BSW « Notre pays mérite mieux », n’est ni une rhétorique populiste ni une stratégie durable, mais une alliance temporaire entre le capital non monopoliste et les salariés. Même dans un tel contexte, la perspective des salariés pourrait être défendue plus clairement. Or, c’est précisément ce que Wagenknecht omet souvent de faire, comme l’a critiqué Torsten Teichert, ancien social-démocrate, devenu par la suite politicien de Die Linke et qui a entre-temps quitté le BSW.

Dans la critique nécessaire de l’alliance étroite du gouvernement fédéral avec les USA, il est important d’utiliser des formulations précises afin de ne pas tomber dans des discours nationalistes qui masquent l’antagonisme de classe à l’intérieur et attisent les illusions politiques sur un nouveau compromis de classe dans une situation de crise.

Verticalisme contre capacité d’action

La deuxième contradiction occupe également la BSW depuis sa création : celle qui existe entre la forme choisie pour le parti et les exigences d’une force politique capable d’agir. Les fondateurs du parti ont opté pour une structure verticale stricte, organisée du haut vers le bas. Il ne s’agit toutefois pas d’un retour au modèle marxiste-léniniste du parti d’avant-garde ou de cadres. Le caractère autoritaire et hiérarchique du parti n’est pas motivé par l’idéologie, mais résulte plutôt d’une nécessité pragmatique.

Il résulte des conditions particulières qui ont permis l’émergence même de la BSW. Le parti n’aurait probablement pas existé si nous n’étions pas dans un moment propice au populisme, caractérisé par la conjonction de trois évolutions : une crise économique, une crise politique et une méfiance croissante d’une partie significative de la population envers les partis établis. De plus en plus de personnes se détachent des partis traditionnels et cherchent des alternatives - comme la BSW.

Mais une telle situation de départ entraîne également des défis spécifiques pour les partis populistes. Parmi les nombreuses personnes en recherche qui servent de surface de projection à une nouvelle force politique comme la BSW, on trouve souvent des personnes qui n’ont été politisées qu’au moment de la crise. Ces personnes sont souvent inexpérimentées sur le plan politique et n’ont pas de vision du monde solide. Beaucoup ont été politisées par la gestion sociale de la pandémie de coronavirus – la BSW demande une commission d’enquête sur la politique pandémique du gouvernement, des indemnités pour les victimes de la vaccination, etc. De plus, la BSW - comme tout nouveau parti - est confronté à des aventuriers, des intrigants et des fouteurs de merde, qui représentent un potentiel de perturbation considérable pour le projet du parti.

Pour faire face à de tels défis, la BSW a mis en place des règles strictes concernant la composition de ses membres. Les demandes d’adhésion doivent être approuvées par le conseil d’administration et peuvent être refusées sans justification. En outre, un délai d’opposition d’un an a été introduit pour les adhésions, afin de pouvoir agir ultérieurement contre les membres indésirables. Ce contrôle strict a pour conséquence que le nombre de membres du parti est très faible. Selon ses propres informations, la BSW compte 25 000 soutiens, mais seulement environ 1 100 membres.

La composition du noyau interne du parti reflète également ce besoin de contrôle. Sahra Wagenknecht, marquée par les conflits internes acharnés au sein du Parti La Gauche, a créé un environnement d’affidés qui se caractérise en premier lieu par la loyauté et moins par des convergences idéologiques.

Cette approche comporte toutefois des défis. D’une part, la BSW veut tenir à l’écart du parti ceux qui pourraient mettre le projet en péril. D’autre part, elle doit maintenir l’enthousiasme et l’engagement militant - une tâche qui ne peut guère être accomplie sans une base plus large. Les flyers ne se distribuent pas tout seuls, des stands d’information doivent être mis en place et tenus, des affiches électorales doivent être collées. Même la BSW, qui bénéficie de quelques dons individuels très importants, ne peut pas compter à long terme sur des forces rémunérées. Après les campagnes électorales passées et l’organisation de deux congrès du parti, les millions de dons pourraient être en grande partie épuisés.

Cette contradiction a déjà des conséquences négatives. Le mécontentement grandit, même parmi les membres éminents du parti. Ainsi, le député européen BSW Friedrich Pürner a critiqué dans une interview au Spiegel l’admission restrictive des membres, la qualifiant de “catastrophique” : « On doit travailler et payer pour le parti, mais on ne peut pas être membre ». Les querelles internes autour de différentes associations BSW à Hambourg sont également l’expression de ce conflit. Il semble que le parti ait actuellement du mal à mobiliser sa base et ses partisans. Jusqu’à présent, seuls quelques événements ont été annoncés pour la campagne électorale, et il n’y a plus eu de mobilisation de masse - par exemple contre la politique ukrainienne du gouvernement fédéral - depuis longtemps. La BSW tente de désamorcer cette contradiction en assouplissant les règles strictes d’adhésion. Lors du congrès du parti à Bonn, Oskar Lafontaine a annoncé vouloir ouvrir davantage le parti aux personnes qui le soutiennent.

Anti-establishment contre participation à des gouvernements régionaux

La troisième contradiction réside dans l’autoprésentation simultanée de la BSW en tant que parti anti-establishment et la volonté formulée d’assumer des responsabilités gouvernementales. C’est surtout dans le traitement des mesures Corona, dans la guerre en Ukraine et dans la critique des crimes de guerre du gouvernement israélien et de son soutien par le gouvernement fédéral que la BSW peut se positionner comme une véritable alternative aux partis établis. Dans ces domaines, le parti donne l’impression d’être rebelle et inadapté. C’est surtout sur la question de la paix que la BSW apparaît, pour de nombreux anciens fonctionnaires et électeurs de Die Linke, comme le parti pour la paix le plus conséquent, libre de l’attitude d’opposition “oui, mais” de l’organisation mère. Pour de nombreux anciens électeurs de Die Linke qui ont soutenu la BSW pour la première fois lors des élections européennes de l’année dernière, le comportement des anciens dirigeants de Die Linke en est la preuve : alors que la tête de liste sans étiquette Carola Rackete a voté en faveur de nouvelles livraisons d’armes à l’Ukraine, l’ex- président du parti Martin Schirdewan s’est abstenu - un acte qui a été perçu comme un abandon d’une politique de paix conséquente.

Mais la BSW a souligné sa volonté de participer aux gouvernements de Länder, notamment lors des campagnes électorales en Saxe, en Thuringe et dans le Brandebourg. Cette volonté, qui n’était peut-être que rhétorique au départ, est rapidement devenue réalité : en Thuringe et dans le Brandebourg, la BSW a effectivement assumé des responsabilités gouvernementales. Cela est sans doute moins dû à l’enthousiasme des partenaires de coalition potentiels pour le nouveau projet qu’au fait que, compte tenu du fort score de l’AfD aux trois élections, il n’aurait guère été possible d’obtenir des majorités en dehors d’alliances avec l’extrême droite. Le fait que la BSW soit désormais aux affaires devrait également être lié au soutien de ses propres partisans. Selon une enquête menée par ARD-Deutschlandtrends peu avant les élections régionales en Saxe et en Thuringe, 99 % des partisans de la BSW au niveau national étaient favorables à une participation à un gouvernement régional. Dans le même temps, Wagenknecht s’est privée de sa propre position de négociation lorsque, le soir des élections, elle a elle-même et sans nécessité écarté la possibilité de tolérer un gouvernement minoritaire en déclarant à la télévision que les Länder est-allemands avaient besoin d’un gouvernement stable.

Le double rôle de la BSW, à la fois parti de gouvernement et alternative populiste anti-establishment crédible, recèle cependant une contradiction insoluble. La BSW hérite ainsi en quelque sorte d’une contradiction de son ancien parti mère, Die Linke, dont la résistance au feu tricolore a été freinée avant les élections par des espoirs illusoires d’un gouvernement fédéral rouge-rouge-vert” et ensuite par la force des fédérations régionales dans lesquelles Die Linke gouverne ou a gouverné avec le SPD et les Verts. Pour la BSW, la contradiction de l’establishment pourrait également être une cause de son bas niveau actuel dans les sondages. Depuis les élections régionales dans les Länder est-allemands en septembre dernier, où la BSW se situait encore à environ neuf pour cent au niveau national, les valeurs ont chuté de manière presque linéaire. L’aggravation de ce conflit interne semble peser durablement sur le parti.

Socio-économie contre choc des cultures

L’autodésignation de la BSW comme force conservatrice de gauche, souvent entendue surtout au début, repose sur l’hypothèse qu’il existe en Allemagne un déficit de représentation : un groupe de personnes plutôt conservateur sur les questions sociopolitiques, mais de gauche sur les questions socio-économiques. Cette thèse, longtemps débattue en sciences politiques, a été l’une des conditions centrales de sa fondation. Indépendamment du bien-fondé de cette hypothèse et de la question de savoir si l’ampleur réelle de cet écart de représentation correspond aux attentes des politologues, le fait de se concentrer sur les positions conservatrices en matière de politique sociétale et sur les positions sociales-démocrates (de gauche) en matière socio-économique comporte le risque d’une nouvelle contradiction.

La politique migratoire est un sujet particulièrement sensible. Au début, celle-ci jouait un rôle secondaire au sein de la BSW, mais elle est devenue une priorité à partir de l’été 2024. Outre les thèmes de la guerre en Ukraine, de l’économie et du social, la politique migratoire a été reprise activement et à plusieurs reprises, notamment par Wagenknecht. En juillet 2024, elle a durci sa rhétorique en parlant de “bombes à retardement” à propos des demandeurs d’asile gravement criminels. Sur le plan programmatique également, la BSW défend ici des positions qui sont plutôt à classer à droite : ainsi, le parti demande que les procédures d’asile se déroulent autant que possible en dehors de l’UE et que les immigrants gravement criminels soient refoulés et, si nécessaire, expulsés. Aucun droit de séjour ne doit être accordé aux ressortissants de “pays tiers” [hors UE et Suisse] et il est souligné que l’Allemagne a besoin d’un “répit” par rapport à l’immigration incontrôlée.

En se concentrant de plus en plus sur les thèmes de la politique migratoire, la BSW se place dans l’arène politique de l’AfD et reprend les champs de discours de celle-ci. Cette orientation provoque également des tensions au sein du parti. D’une part, les représentants de la BSW les plus proches des syndicats et les plus à gauche misent notamment sur la politisation des conflits, c’est-à-dire sur les conflits de classe entre le ceux d’en haut et ceux d’en bas D’autre part, il y a une tendance à lier la question sociale à la question de la migration. Wagenknecht a par exemple mis en relation les coûts mensuels des réfugiés - par exemple pour les prestations en espèces, le logement et l’infrastructure - avec la retraite d’une femme « qui a travaillé dur toute sa vie et a élevé deux enfants » [exemple classique des discours de l’extrême-droite en Europe, notamment Vox en Espagne, NdT].

Au-delà de la gauche et de la droite ?

Enfin, la cinquième contradiction réside dans l’auto-description du parti comme se positionnant au-delà des catégories de gauche et de droite, considérées comme dépassées, et le problème d’un manque de clarté sur ce que le parti représente réellement. C’est justement sur le thème de la « gauche et de la droite » que règne un désaccord considérable, même au sein du parti. Aujourd’hui, gauche signifie souvent tout et rien, y compris des choses opposées. Mais la BSW ne veut pas non plus être “socialiste”. Christian Leye, secrétaire général de la BSW, l’a qualifiée de parti de gauche au sens classique du terme dans une interview accordée à Neues Deutschland - Der Tag. Une telle classification est toutefois en contradiction avec l’auto-classification que l’ancienne députée de Die Linke au Bundestag, Sabine Zimmermann, a effectuée lors de la campagne électorale du Land de Saxe, lorsqu’elle a déclaré - en s’emmurant ainsi dans l’establishment - que l’on se situait « à droite du SPD et à gauche de la CDU ».

Cette désorientation politique se manifeste également dans l’approche contradictoire de l’AfD. Au début, la BSW se positionnait comme une “alternative sérieuse” au parti d’Alice Weidel et de Björn Höcke. Wagenknecht, en particulier, a souligné la différence entre ceux qui, au sein de l’AfD, sont considérés comme des fascistes et ceux qui, selon elle, ne sont pas d’extrême droite. En février 2024, Wagenknecht a déclaré à propos d’Alice Weidel que la coprésidente de l’AfD « ne défend pas des positions d’extrême droite, mais des positions conservatrices et économiques libérales ». Weidel tient certes des discours agressifs, mais Wagenknecht ne voit pas d’idéologie völkisch [national-populiste] chez elle.

Alors que Wagenknecht et ses compagnons de route avaient misé, dans la phase de fondation, sur le fait de ne pas s’attaquer à l’AfD, mais de se présenter comme une opposition résolue aux Verts, l’AfD semble désormais avoir été choisie comme adversaire stratégique principal de la BSW dans la phase chaude de la campagne électorale pour le Bundestag. Quoi qu’il en soit, l’AfD a également été durement attaquée lors du congrès fédéral du parti à Bonn.

Ce changement de cap pourrait s’expliquer par les résultats actuels des sondages : Alors que la BSW perd continuellement des voix depuis septembre, l’AfD enregistre des valeurs en hausse. Avec 21% actuellement, elle n’a aucun souci à se faire pour entrer au Bundestag - contrairement à la BSW qui doit craindre pour son existence.

 

24/02/2025

Friedrich Merz, un portrait

Friedrich Merz, chef des chrétiens-démocrates conservateurs, s’est engagé à renforcer le leadership en Europe, où la nouvelle administration Trump a semé l’inquiétude.

Steven Erlanger et Christopher F. Schuetze, The New York Times, 24/2/2025
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Steven Erlanger est le correspondant diplomatique en chef du New York Times pour l'Europe, basé à Berlin. Il a réalisé des reportages dans plus de 120 pays, dont la Thaïlande, la France, Israël, l’Allemagne et l’ex-Union soviétique.

Christopher F. Schuetze est un reporter du Times basé à Berlin, couvrant la politique, la société et la culture en Allemagne, en Autriche et en Suisse

Friedrich Merz, l’homme qui est presque certain d’être le prochain chancelier d’Allemagne, est un homme d’affaires conservateur qui n’a jamais été ministre et qui a été contraint de quitter le gouvernement il y a des années lors d’une lutte de pouvoir avec Angela Merkel.

Chef de l’Union chrétienne-démocrate conservatrice, qui a terminé en tête des élections de dimanche, Merz a fait fortune dans le secteur privé avant de revenir à la politique à 63 ans.

Cette expérience du monde des affaires a séduit de nombreux Allemands dans un contexte de turbulences politiques causées en partie par la stagnation de l’une des plus grandes économies européennes.

Merz, aujourd’hui âgé de 69 ans, est né et vit toujours dans le Sauerland, une région de l’ouest de l’Allemagne connue pour ses collines, sa gastronomie et sa nature pittoresque. C’est de là qu’il a été élu pour la première fois au Parlement européen en 1989, puis au Parlement allemand en 1994.

Bien qu’il soit issu du même parti que Merkel, l’ancienne chancelière, Merz, un politicien pugnace de la vieille école, est à bien des égards son opposé.

Il a gravi les échelons pour diriger le groupe parlementaire des chrétiens-démocrates, mais a été évincé par l’ étoile montante du parti, Merkel. C’est alors que Merz a quitté la politique et s’est lancé dans une lucrative carrière d’avocat.

Il s’est enrichi en travaillant comme avocat et lobbyiste. Lorsque Merkel s’apprêtait à prendre sa retraite, Merz est revenu à la politique. En 2018, à son retour sur la scène politique, il a promis qu’il pourrait endiguer la montée du parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne, connu sous le nom d’AfD, en déplaçant son parti plus à droite sur des questions clés telles que la migration et la criminalité.

Merz est revenu au Parlement en 2021 et, après deux tentatives infructueuses, a remporté la direction du parti en 2022.

En tant que chef du parti, il a toutefois commis un certain nombre de gaffes, comme lorsqu’il a affirmé en septembre 2023 que les demandeurs d'asile se faisaient refaire les dents aux frais des contribuables alors que les patients allemands ordinaires ne pouvaient pas obtenir de rendez-vous. (Le président de l’Association dentaire allemande a démenti ces propos.) Et son insistance à dire qu’il n’est qu’un membre ordinaire de la classe moyenne - malgré des moyens personnels importants - a été raillée par certains Allemands qui le considèrent comme déconnecté de la réalité économique à laquelle sont confrontés de nombreux membres de la classe moyenne.

Néanmoins, Merz a réussi à rallier son parti autour de lui et à le faire évoluer vers une position conservatrice plus traditionnelle après que le long mandat de Merkel eut fait basculer le parti plus à gauche. Son expérience des affaires est considérée comme un atout, car il promet de relancer la croissance de l’économie allemande.

En tant que chancelier, conservateur et atlantiste engagé, Merz serait considéré comme un meilleur choix pour le président Trump que l’actuel chancelier social-démocrate, Olaf Scholz. Merz devrait également mener une politique étrangère plus conforme aux idées de Trump sur la prise en charge par l’Europe de sa propre défense.

Néanmoins, Merz, connu pour être assertif et direct, bien qu’un peu maladroit, a vivement réagi aux derniers commentaires de Trump, qui a pris le parti de la Russie au sujet de l’Ukraine, ainsi qu’à ce qui a été considéré comme une ingérence dans les élections allemandes de la part du vice-président JD Vance, qui a critiqué l’Europe pour avoir marginalisé les électeurs d’extrême droite et leurs partis.

Selon les analystes, Merz se caractérise par son audace, qui reflète sa conviction que l’Allemagne doit s’engager plus fermement dans les affaires européennes et mondiales. Scholz a souvent été critiqué pour son hésitation et sa prudence, même au sein de sa propre coalition.

Le mois dernier, Merz a montré sa volonté d’agir avec audace en présentant au Parlement une mesure sur l’immigration, puis un projet de loi qu’il savait ne pouvoir faire adopter qu’avec  les voix de l’AfD, parti d’extrême droite, malgré ses promesses antérieures de ne jamais travailler avec eux. La manœuvre politique n’a pas bien fonctionné : elle a incité des centaines de milliers d’Allemands à descendre dans la rue pour protester, a provoqué des dissensions au sein de son parti et lui a valu une rare réprimande publique de la part de Merkel.

Merz s’est engagé à donner à l’Allemagne un rôle plus important au sein de l’Union européenne et de l’OTAN, à améliorer les relations avec la France et la Pologne et à adopter une position plus ferme à l’égard de la Chine, qu’il a décrite comme un membre à part entière de « l’axe des autocraties ».

Il a également promis un soutien plus franc à l’Ukraine dans sa lutte contre la Russie, affirmant par exemple qu’il fournirait à l’Ukraine le missile de croisière à longue portée allemand Taurus. Et il a promis que l’Allemagne atteindrait et dépasserait l’objectif actuel de l’OTAN de consacrer à long terme 2 % du produit intérieur brut aux dépenses militaires.

Dans un récent discours sur la politique étrangère prononcé à la Fondation Körber, Merz, ancien membre du Parlement européen, a promis d’assurer le leadership allemand en Europe, ce qui n’a pas été une priorité pour Scholz, et de créer un conseil national de sécurité à la chancellerie.

 

 

DAVID ISSACHAROFF
Les vrais gagnants des élections allemandes ? L’extrême droite et le gouvernement israélien de Netanyahou

Alors que le monde entier sera choqué par le fait qu’un cinquième des électeurs allemands soutiennent l’AfD, parti d’extrême droite, le gouvernement Netanyahou se concentrera sur ceux avec qui il fera affaire : les chrétiens-démocrates de centre-droit

David Issacharoff, Haaretz, 23/2/2025
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala


David Issacharoff est rédacteur à l’édition anglaise de Haaretz. Il a étudié les sciences politiques et l’histoire à l’Université hébraïque de Jérusalem et à l’Université Humboldt de Berlin. Il est actuellement chercheur invité au Spiegel dans le cadre du Programme international des journalistes (IJP).

 

Alors que l’Allemagne a basculé brusquement à droite dimanche, enregistrant son meilleur résultat pour l’extrême droite depuis les années 1930, le gouvernement israélien dirigé par Netanyahou sortira également vainqueur de ces élections.

 


Friedrich Merz, chef des chrétiens-démocrates, célèbre la victoire de l’ “Union” [CDU-CSU] à la Konrad-Adenauer-Haus à Berlin, dimanche soir. Photo Michael Kappeler/AP

 

Alors que l’attention du monde entier se portera sur le choc causé par le fait qu’un cinquième des électeurs allemands soutiennent le parti populiste d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD), Jérusalem se concentrera sur les partenaires de ce parti : ses homologues au sein du prochain gouvernement, les chrétiens-démocrates de centre-droit.



Friedrich Merz, qui dirigera les chrétiens-démocrates à la chancellerie, s’est engagé à plusieurs reprises à renforcer le soutien déjà généreux de l’Allemagne à Israël.

 

Il a promis de « tout faire » pour que le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou puisse se rendre en Allemagne en dépit des mandats d’arrêt émis par la Cour pénale internationale pour crimes de guerre à Gaza, tout en promettant de « mettre fin à l’embargo » sur les exportations d’armes vers Israël imposé par le gouvernement sortant – la même coalition qui a approuvé plus de 164 millions de dollars d’exportations d’armes vers Israël en 2024.

 

Si cela est considéré comme un « embargo », combien d’armes supplémentaires Israël peut-il attendre de lui ?

 

Ces deux positions ne représentent pas un écart spectaculaire par rapport à la politique de l’Allemagne à l’égard d’Israël. Mais ensuite est venu le plan du président usméricain Donald Trump de prendre le contrôle de la bande de Gaza et de déplacer de force sa population palestinienne.

 

Alors que les sociaux-démocrates de centre-gauche ont qualifié le plan d’« inacceptable », et qu’un parti centriste, les Verts, l’a jugé « contraire au droit international », les chrétiens-démocrates n’ont manifestement pas trouvé de mots pour le condamner.

 

« C’est une bonne chose que les USA prennent leurs responsabilités », a déclaré Johann Wadephul, député chrétien-démocrate et porte-parole du parti pour la politique étrangère. « Nous partageons l’avis selon lequel le statu quo actuel n’est pas viable à long terme. »

 

Il n’a pas mentionné Gaza comme un endroit où la population palestinienne pourrait continuer à vivre, donnant ainsi le feu vert des chrétiens-démocrates pour les expulser. Cela a donné une indication claire et inquiétante de la manière dont les chrétiens-démocrates pourraient revoir la position de l’Allemagne sur le conflit israélo-palestinien afin de donner du pouvoir au gouvernement israélien d’extrême droite et belliciste.

 

Paolo Lombardi, Italie

Israël n’attend pas Trump et met déjà en œuvre une politique de nettoyage ethnique contre les Palestiniens. Dimanche, le ministre israélien de la Défense, Israel Katz, a déclaré qu’environ 40 000 Palestiniens avaient été « évacués » des camps de réfugiés de Cisjordanie, tout en promettant qu’Israël « ne les laisserait pas revenir ». La semaine dernière, il a annoncé la création d’une nouvelle direction au sein de son ministère chargée de permettre aux Palestiniens de quitter Gaza.

 

Les chrétiens-démocrates, qui dirigeront à nouveau le bloc majoritaire allemand, continueront de soutenir que « le droit d’Israël à exister » n’est pas négociable. Cela reflète une vision dangereusement erronée et dépassée d’Israël, qui n’est pas menacé dans son existence, comme l’ont montré les 15 derniers mois. Cette position ne fera que coûter plus de vies alors que le gouvernement Netanyahou refuse catégoriquement de créer un horizon politique à cette guerre.

 

La prochaine coalition allemande – probablement un autre mariage forcé – sera instable, ce qui permettra à l’AfD d’extrême droite d’exploiter sa position de chef de l’opposition et de renforcer sa base de soutien avec le soutien total des USA et d’Elon Musk.

 

L’extrême droite en Allemagne n’est pas considérée par le gouvernement Netanyahou comme une menace, mais plutôt comme un allié potentiel, malgré sa minimisation de l’importance de l’Holocauste et son déni total de l’antisémitisme contemporain d’extrême droite visant les Juifs en Allemagne.

 

Pour Israël, l’AfD est la cerise sur le gâteau : elle lui fournit une plateforme pour poursuivre leur croisade commune contre les musulmans et les Palestiniens en Allemagne à des fins intéressées, tout en profitant du chèque en blanc que lui donnent les chrétiens-démocrates au pouvoir.



Tjeerd Royaards, Pays-Bas

11/01/2025

TIMOTHY W. RYBACK
Comment Hitler a démantelé une démocratie en 53 jours : il a utilisé la constitution pour la faire voler en éclats

Timothy W. Ryback (Ann Arbor, Michigan, 1954) est un historien usaméricain, directeur de l’Institut pour la justice historique et la réconciliation à La Haye. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’Allemagne hitlérienne, dont le plus récent est Takeover : Hitler’s Final Rise to Power.

 
 
Adolf Hitler et son cabinet, le 30 janvier 1933, le jour où il est devenu chancelier de l’Allemagne. (Everett Collection / Alamy)
 
Il y a 92 ans ce mois-ci, le lundi 30 janvier 1933 au matin, Adolf Hitler était nommé 15e chancelier de la République de Weimar. Dans l’une des transformations politiques les plus étonnantes de l’histoire de la démocratie, Hitler a entrepris de détruire une république constitutionnelle par des moyens constitutionnels. Ce qui suit est un compte-rendu étape par étape de la manière dont Hitler a systématiquement désactivé puis démantelé les structures et processus démocratiques de son pays en moins de deux mois - plus précisément, un mois, trois semaines, deux jours, huit heures et 40 minutes. Les minutes, comme nous le verrons, ont compté.
Hans Frank a été l’avocat privé d’Hitler et son principal stratège juridique dans les premières années du mouvement nazi. Alors qu’il attendait plus tard son exécution à Nuremberg pour sa complicité dans les atrocités nazies, Hans Frank a commenté l’étrange capacité de son client à sentir « la faiblesse potentielle inhérente à toute forme formelle de droit » et à l’exploiter impitoyablement. Après l’échec du Putsch de Munich  de novembre 1923, Hitler avait renoncé à renverser la République de Weimar par des moyens violents, mais pas à son engagement de détruire le système démocratique du pays, une détermination qu’il a réitérée dans un Legalitätseid (serment de légalité) devant la Cour constitutionnelle en septembre 1930. Invoquant l’article 1 de la constitution de Weimar, qui stipule que le gouvernement est l’expression de la volonté du peuple, Hitler a informé la Cour qu’une fois parvenu au pouvoir par des moyens légaux, il avait l’intention de modeler le gouvernement comme il l’entendait. Il s’agissait d’une déclaration étonnamment effrontée.
« Alors, par des moyens constitutionnels ? » a demandé le président du tribunal.
« Jawohl ! », a répondu Hitler.


Comment Monsieur Hitler met le mot « légal » à sa bouche.
Caricature de Jacobus Belsen dans « Der Wahre Jacob » n° 53 (27 février 1932)

En janvier 1933, les faiblesses de la République de Weimar - dont la constitution de 181 articles encadrait les structures et les processus de ses 18 États fédérés - étaient aussi évidentes qu’abondantes. Ayant passé une décennie dans l’opposition, Hitler savait de première main à quel point un programme politique ambitieux pouvait être facilement sabordé. Pendant des années, il avait coopté ou écrasé des concurrents de droite et paralysé les processus législatifs. Au cours des huit mois précédents, il avait pratiqué une politique d’obstruction, contribuant à la chute de trois chanceliers et forçant à deux reprises le président à dissoudre le Reichstag et à convoquer de nouvelles élections.
Lorsqu’il est devenu chancelier, Hitler a voulu empêcher les autres de lui faire ce qu’il leur avait fait. Bien que le nombre de voix de son parti national-socialiste ait augmenté - lors des élections de septembre 1930, après le krach boursier de 1929, leur représentation au Reichstag a presque été multipliée par neuf, passant de 12 à 107 députés, et lors des élections de juillet 1932, ils ont plus que doublé leur mandat pour atteindre 230 sièges -, ils sont encore loin d’avoir la majorité. Leurs sièges ne représentent que 37 % du corps législatif, et la grande coalition de droite dont fait partie le parti nazi contrôle à peine 51 % du Reichstag, mais Hitler estime qu’il doit exercer un pouvoir absolu : « 37 % représentent 75 % de 51 % », affirme-t-il à un journaliste usaméricain, ce qui signifie que la possession de la majorité relative d’une majorité simple suffit à lui conférer une autorité absolue. Mais il savait que dans un système politique multipartite, avec des coalitions changeantes, son calcul politique n’était pas aussi simple. Il pensait qu’une Ermächtigungsgesetz (« loi des pleins pouvoirs ») était cruciale pour sa survie politique. Mais l’adoption d’une telle loi - qui démantèlerait la séparation des pouvoirs, accorderait à l’exécutif hitlérien le pouvoir de légiférer sans l’approbation du Parlement et permettrait à Hitler de gouverner par décret, en contournant les institutions démocratiques et la Constitution - nécessitait le soutien d’une majorité des deux tiers au sein du Reichstag, qui était en proie à des dissensions.
Le processus s’est avéré encore plus difficile que prévu. Hitler a vu ses intentions dictatoriales contrariées dès les six premières heures de son mandat de chancelier. À 11h30 ce lundi matin, il a prêté serment de respecter la constitution, puis s’est rendu à l’hôtel Kaiserhof pour déjeuner, avant de retourner à la chancellerie du Reich pour une photo de groupe du « Cabinet Hitler », suivie de sa première réunion officielle avec ses neuf ministres à 17 heures précises.
Hitler a ouvert la réunion en se vantant que des millions d’Allemands avaient accueilli son accession à la chancellerie avec « jubilation », puis il a exposé ses plans pour expulser les principaux fonctionnaires du gouvernement et pourvoir leurs postes par des loyalistes. C’est à ce moment-là qu’il a abordé son principal point à l’ordre du jour : la loi des pleins pouvoirs, qui, selon lui, lui donnerait le temps (quatre ans, selon les stipulations du projet de loi) et l’autorité nécessaires pour tenir ses promesses de campagne, à savoir relancer l’économie, réduire le chômage, augmenter les dépenses militaires, se retirer des obligations découlant des traités internationaux, purger le pays des étrangers qui, selon lui, « empoisonnent » le sang de la nation et se venger des opposants politiques. « Les têtes vont rouler dans le sable », avait promis Hitler lors d’un rassemblement.
Mais comme les sociaux-démocrates et les communistes disposaient collectivement de 221 sièges, soit environ 38 % des 584 sièges du Reichstag, le vote des deux tiers dont Hitler avait besoin était une impossibilité mathématique. « Si l’on interdisait le parti communiste et si l’on annulait ses votes, il serait possible d’obtenir une majorité au Reichstag », propose Hitler.
Le problème, a poursuivi Hitler, est que cela provoquerait presque certainement une grève nationale des 6 millions de communistes allemands, ce qui pourrait à son tour entraîner un effondrement de l’économie du pays. Une autre solution consisterait à rééquilibrer les pourcentages au Reichstag en organisant de nouvelles élections. « Qu’est-ce qui représente le plus grand danger pour l’économie ? » demande Hitler. « Les incertitudes et les inquiétudes liées à de nouvelles élections ou une grève générale ? » Il en conclut que l’organisation de nouvelles élections est la solution la plus sûre.
Le ministre de l’économie Alfred Hugenberg n’est pas d’accord. En fin de compte, selon lui, si l’on veut obtenir une majorité des deux tiers au Reichstag, il n’y a aucun moyen de contourner l’interdiction du parti communiste. Bien entendu, Hugenberg avait ses propres raisons de s’opposer à de nouvelles élections au Reichstag : lors des élections précédentes, il avait détourné 14 sièges des nationaux-socialistes d’Hitler au profit de son propre parti, les nationalistes allemands, ce qui faisait de lui un partenaire indispensable dans le gouvernement de coalition actuel d’Hitler. De nouvelles élections risquaient de faire perdre des sièges à son parti et de diminuer son pouvoir.
Lorsque Hitler s’est demandé si l’armée pouvait être utilisée pour écraser toute agitation publique, le ministre de la Défense Werner von Blomberg a rejeté l’idée du revers de la main, observant « qu’un soldat a été formé pour voir un ennemi extérieur comme son seul adversaire potentiel ». En tant qu’officier de carrière, Blomberg ne pouvait imaginer que des soldats allemands reçoivent l’ordre de tirer sur des citoyens allemands dans les rues allemandes pour défendre le gouvernement d’Hitler (ou tout autre gouvernement allemand).
Hitler avait fait campagne en promettant d’assécher le « marais parlementaire » -den parlamentarischen Sumpf- mais il se retrouvait maintenant dans un bourbier de politique partisane et se heurtait aux garde-fous constitutionnels. Il a réagi comme il le faisait invariablement lorsqu’il était confronté à des opinions divergentes ou à des vérités dérangeantes : il les a ignorées et a redoublé d’efforts.
Le lendemain, Hitler annonce de nouvelles élections au Reichstag, qui se tiendront début mars, et publie un mémorandum à l’intention des dirigeants de son parti. « Après treize ans de lutte, le mouvement national-socialiste a réussi à entrer au gouvernement, mais la lutte pour gagner la nation allemande ne fait que commencer », proclame Hitler, avant d’ajouter avec venin : « Le parti national-socialiste sait que le nouveau gouvernement n’est pas un gouvernement national-socialiste, même s’il n’est pas en mesure de le faire : « Le parti national-socialiste sait que le nouveau gouvernement n’est pas un gouvernement national-socialiste, même s’il est conscient qu’il porte le nom de son chef, Adolf Hitler ». Il déclare la guerre à son propre gouvernement.
Nous en sommes venus à percevoir la nomination d’Hitler au poste de chancelier comme faisant partie d’une montée inexorable vers le pouvoir, une impression qui repose sur des générations d’études d’après-guerre, dont une grande partie a nécessairement marginalisé ou ignoré les alternatives au récit standard de la prise de pouvoir nazie (Machtergreifung) avec ses persécutions politiques et sociales, son affirmation d’un régime totalitaire (Gleichschaltung, « mise au pas ») et les agressions ultérieures qui ont conduit à la Seconde Guerre mondiale et au cauchemar de l’Holocauste. Lors de mes recherches et de la rédaction de cet article, j’ai intentionnellement ignoré ces résultats ultimes et j’ai plutôt retracé les événements tels qu’ils se sont déroulés en temps réel, avec les incertitudes et les évaluations erronées qui les accompagnent. Un exemple concret : Le 31 janvier 1933, l’article du New York Times sur la nomination d’Hitler au poste de chancelier s’intitulait « Hitler met de côté son ambition d’être dictateur ».
 

À la fin des années 1980, lorsque j’étais étudiant à Harvard et que j’enseignais dans le cadre d’un cours sur l’Allemagne de Weimar et l’Allemagne nazie, j’avais l’habitude de citer une observation faite après la guerre par Hans Frank à Nuremberg, qui soulignait la fragilité de la carrière politique d’Hitler. « Le Führer était un homme qui n’était possible en Allemagne qu’à ce moment précis », a rappelé le stratège juridique nazi. « Il est arrivé exactement à cette terrible période transitoire où la monarchie avait disparu et où la république n’était pas encore assurée ». Si le prédécesseur d’Hitler à la chancellerie, Kurt von Schleicher, était resté en poste six mois de plus, ou si le président allemand Paul von Hindenburg avait exercé ses pouvoirs constitutionnels de manière plus judicieuse, ou si une faction de députés conservateurs modérés du Reichstag avait voté différemment, alors l’histoire aurait pu prendre une tournure très différente. Mon dernier livre, Takeover : Hitler’s Final Rise to Power, se termine au moment où commence l’histoire racontée ici. Je me suis rendu compte que l’ascension d’Hitler au poste de chancelier et son écrasement des garde-fous constitutionnels une fois qu’il y est parvenu sont des histoires de contingence politique plutôt que d’inévitabilité historique.
La nomination d’Hitler au poste de chancelier de la première république démocratique du pays a surpris autant Hitler que le reste du pays. Après une ascension politique vertigineuse de trois ans, Hitler avait essuyé un camouflet lors des élections de novembre 1932, perdant 2 millions de voix et 34 sièges au Reichstag, dont près de la moitié au profit des nationalistes allemands [Deutschnationale Volkspartei, Parti populaire national allemand] de Hugenberg. En décembre 1932, le mouvement d’Hitler est en faillite sur le plan financier, politique et idéologique. Hitler confie à plusieurs de ses proches collaborateurs qu’il envisage de se suicider.
Mais une série d’accords en coulisses, dont le limogeage surprise du chancelier Schleicher à la fin du week-end de janvier 1933, a propulsé Hitler à la chancellerie. Schleicher se souviendra plus tard qu’Hitler lui avait dit que « ce qui était étonnant dans sa vie, c’est qu’il était toujours sauvé au moment où il avait lui-même perdu tout espoir ».
Cette nomination de dernière minute s’accompagne d’un prix politique élevé. Hitler a laissé plusieurs de ses lieutenants les plus loyaux sur le carreau sur cette voie rapide inattendue vers le pouvoir. Pire encore, il s’est retrouvé avec un cabinet trié sur le volet par un ennemi politique, l’ancien chancelier Franz von Papen, dont Hitler avait contribué à renverser le gouvernement et qui occupait désormais le poste de vice-chancelier d’Hitler. Pire encore, Hitler était l’otage de Hugenberg, qui disposait de 51 voix au Reichstag et du pouvoir de faire ou défaire la chancellerie d’Hitler. Il a failli la briser.
En ce lundi matin de janvier 1933, alors que le président Hindenburg attend de recevoir Hitler, Hugenberg s’oppose à ce dernier sur la question des nouvelles élections au Reichstag. La position de Hugenberg : « Nein ! Nein ! Nein ! » Alors que Hitler et Hugenberg se disputent dans le foyer devant le bureau du président, Hindenburg, un héros militaire de la Première Guerre mondiale qui occupe le poste de président allemand depuis 1925, s’impatiente. Selon Otto Meissner, chef de cabinet du président, si la querelle entre Hitler et Hugenberg avait duré quelques minutes de plus, Hindenburg serait parti. Si cela s’était produit, la coalition maladroite mise en place par Papen au cours des 48 heures précédentes se serait effondrée. Il n’y aurait pas eu de chancellerie hitlérienne, ni de Troisième Reich.
En fait, Hitler n’obtient que deux postes ministériels dérisoires à pourvoir - et aucun des postes les plus importants concernant l’économie, la politique étrangère ou l’armée. Hitler choisit Wilhelm Frick comme ministre de l’Intérieur et Hermann Göring comme ministre sans portefeuille. Mais avec son instinct infaillible pour détecter les faiblesses des structures et des processus, Hitler a mis ses deux ministres au travail pour s’attaquer aux principaux piliers démocratiques de la République de Weimar : la liberté d’expression, le respect de la légalité, le référendum public et les droits de l’État.
Frick était responsable du système fédéré de la république, ainsi que du système électoral et de la presse. Il a été le premier ministre à révéler les plans du gouvernement d’Hitler : « Nous présenterons au Reichstag une loi d’habilitation qui, conformément à la constitution, dissoudra le gouvernement du Reich », déclare Frick à la presse, expliquant que les projets ambitieux d’Hitler pour le pays nécessitaient des mesures extrêmes, une position que Hitler a soulignée dans son premier discours national à la radio, le 1er  février. « Le gouvernement national considérera donc comme sa tâche première et suprême de restaurer l’unité d’esprit et de volonté du peuple allemand », a déclaré Hitler. « Il préservera et défendra les fondements sur lesquels repose la force de notre nation ».
Frick est également chargé de supprimer la presse d’opposition et de centraliser le pouvoir à Berlin. Pendant que Frick sapait les droits des États et interdisait les journaux de gauche, dont le quotidien communiste Die Rote Fahne et le journal social-démocrate Vorwärts, Hitler nommait également Göring ministre de l’Intérieur par intérim de la Prusse, l’État fédéré qui représentait les deux tiers du territoire allemand. Göring est chargé de purger la police d’État prussienne, la plus grande force de sécurité du pays après l’armée, et un bastion du sentiment social-démocrate.
Rudolf Diels est le chef de la police politique prussienne. Un jour du début du mois de février, Diels est assis dans son bureau, au 76 Unter den Linden, lorsque Göring frappe à sa porte et lui dit en termes très clairs qu’il est temps de faire le ménage. « Je ne veux rien avoir à faire avec ces vauriens qui sont assis ici », lui dit Göring.
Il s’en est suivi un Schiesserlass, ou « décret sur les tirs » [ou, pour le dire à la chilienne, "loi de la gâchette facile", adoptée en...2023, NdT]. Il permet à la police d’État de tirer à vue sans craindre de conséquences. « Je ne peux pas compter sur la police pour s’attaquer à la racaille rouge si elle doit craindre des sanctions disciplinaires alors qu’elle ne fait que son travail », explique Göring. Il leur accorde son soutien personnel pour qu’ils puissent tirer en toute impunité. « Lorsqu’ils tirent, c’est moi qui tire », a déclaré Göring. « Lorsque quelqu’un gît là, mort, c’est moi qui l’ai abattu ».
Göring a également désigné les Sturmtruppen [troupes d’assaut] nazies comme Hilfspolizei, ou « police auxiliaire », obligeant l’État à fournir des armes de poing aux voyous en chemise brune et leur conférant une autorité de police dans leurs combats de rue. Diels notera plus tard que cette manipulation de la loi pour servir ses objectifs et légitimer la violence et les excès de dizaines de milliers de chemises brunes était une « tactique hitlérienne bien rodée ».
Alors qu’Hitler s’efforce de s’assurer le pouvoir et d’écraser l’opposition, des rumeurs circulent sur la disparition imminente de son gouvernement. L’une d’entre elles affirme que Schleicher, le dernier chancelier déchu, prépare un coup d’État militaire. Une autre affirmait qu’Hitler était une marionnette de von Papen et un plouc autrichien au service involontaire des aristocrates allemands. D’autres encore prétendaient qu’Hitler n’était qu’un homme de paille pour Hugenberg et une conspiration d’industriels qui avaient l’intention de démanteler les protections des travailleurs au profit de profits plus élevés. (L’industriel Otto Wolff aurait « rentabilisé » son financement du mouvement hitlérien). Selon une autre rumeur, Hitler ne ferait que gérer un gouvernement provisoire pendant que le président Hindenburg, monarchiste dans l’âme, préparerait le retour du Kaiser.
Il n’y a pas grand-chose de vrai dans tout cela, mais Hitler doit faire face à la réalité politique et tenir ses promesses de campagne auprès des électeurs allemands frustrés avant les élections au Reichstag de mars. La Rote Fahne a publié une liste des promesses de campagne d’Hitler aux travailleurs, et le Parti du centre a publiquement exigé des garanties qu’Hitler soutiendrait le secteur agricole, lutterait contre l’inflation, éviterait les « expériences politico-financières » et adhérerait à la constitution de Weimar. Dans le même temps, le désarroi des partisans de la droite qui avaient applaudi la demande de pouvoir dictatorial d’Hitler et son refus d’entrer dans une coalition se traduisit par l’observation lapidaire suivante : « Pas de Troisième Reich, même pas 2½ ».
Le 18 février, le journal de centre-gauche Vossische Zeitung écrit qu’en dépit des promesses de campagne d’Hitler et de ses prises de position politiques, rien n’a changé pour l’Allemand moyen. Au contraire, les choses ont empiré. La promesse d’Hitler de doubler les droits de douane sur les importations de céréales s’est enlisée dans des complexités et des obligations contractuelles. Lors d’une réunion du cabinet, Hugenberg informe Hitler que les « conditions économiques catastrophiques » menacent « l’existence même du pays ». « En fin de compte, prédit le Vossische Zeitung, la survie du nouveau gouvernement ne dépendra pas des mots mais des conditions économiques. Hitler a beau parler d’un Reich de mille ans, il n’est pas certain que son gouvernement tienne le mois ».
Au cours des huit mois qui ont précédé la nomination d’Hitler au poste de chancelier, Hindenburg a écarté trois autres personnes - Heinrich Brüning, von Papen et Schleicher - de leur fonction, exerçant ainsi son autorité constitutionnelle inscrite dans l’article 53. Son mépris pour Hitler était de notoriété publique. Au mois d’août précédent, il avait déclaré publiquement que, « pour l’amour de Dieu, de ma conscience et du pays », il ne nommerait jamais Hitler chancelier. En privé, Hindenburg avait plaisanté sur le fait que s’il devait nommer Hitler à un poste quelconque, ce serait en tant que directeur général des Postes, « pour qu’il puisse me lécher par derrière sur mes timbres ». En janvier, Hindenburg accepte finalement de nommer Hitler, mais avec beaucoup de réticence, et à la condition de ne jamais être laissé seul dans une pièce avec son nouveau chancelier. Fin février, tout le monde se demande, comme l’écrit le Vorwärts, combien de temps encore le maréchal vieillissant supportera son caporal bohémien.
Cet article du Vorwärts est paru le samedi 25 février au matin, sous le titre « Wie lange? » (Pour combien de temps ?) Deux jours plus tard, le lundi soir, peu avant 21 heures, le Reichstag s’enflamme, des gerbes de feu font s’effondrer la coupole de verre de la salle plénière et illuminent le ciel nocturne de Berlin. Des témoins se souviennent avoir vu l’incendie depuis des villages situés à une quarantaine de kilomètres. L’image du siège de la démocratie parlementaire allemande en flammes a provoqué un choc collectif dans tout le pays. Les communistes accusent les nationaux-socialistes. Les nationaux-socialistes accusent les communistes. Un communiste néerlandais de 23 ans, Marinus van der Lubbe, a été arrêté en flagrant délit, mais le chef des pompiers de Berlin, Walter Gempp, qui a supervisé l’opération de lutte contre l’incendie, a vu des preuves de l’implication potentielle des nazis.
Lorsque Hitler réunit son cabinet pour discuter de la crise le lendemain matin, il déclare que l’incendie fait clairement partie d’une tentative de coup d’État communiste. Göring détaille les plans communistes prévoyant d’autres incendies criminels de bâtiments publics, ainsi que l’empoisonnement des cuisines publiques et l’enlèvement des enfants et des épouses de hauts responsables. Le ministre de l’intérieur Frick présente un projet de décret suspendant les libertés civiles, autorisant les perquisitions et les saisies et limitant les droits des États en cas d’urgence nationale.
Von Papen craint que le projet proposé « ne se heurte à une résistance », en particulier de la part des « États du Sud », c’est-à-dire de la Bavière, qui n’est dépassée que par la Prusse en termes de taille et de puissance. Von Papen a suggéré que les mesures proposées soient discutées avec les gouvernements des États afin d’assurer « un accord à l’amiable », faute de quoi elles pourraient être considérées comme une usurpation des droits des États. En fin de compte, seul un mot a été ajouté pour suggérer des éventualités de suspension des droits d’un État. Hindenburg signe le décret dans l’après-midi.
Entré en vigueur une semaine seulement avant les élections de mars, le décret d’urgence a donné à Hitler le pouvoir d’intimider et d’emprisonner l’opposition politique. Le parti communiste est interdit (comme Hitler le souhaitait depuis sa première réunion de cabinet), les membres de la presse d’opposition sont arrêtés et leurs journaux fermés. Göring procédait déjà ainsi depuis un mois, mais les tribunaux avaient invariablement ordonné la libération des personnes détenues. Avec l’entrée en vigueur du décret, les tribunaux ne peuvent plus intervenir. Des milliers de communistes et de sociaux-démocrates sont arrêtés.
Le dimanche 5 mars au matin, une semaine après l’incendie du Reichstag, les électeurs allemands se sont rendus aux urnes. « Aucune élection plus étrange n’a peut-être jamais été organisée dans un pays civilisé », écrit Frederick Birchall ce jour-là dans le New York Times. Il se dit consterné par la volonté apparente des Allemands de se soumettre à un régime autoritaire alors qu’ils avaient la possibilité d’opter pour une solution démocratique. « Dans n’importe quelle communauté américaine ou anglo-saxonne, la réaction serait immédiate et écrasante », écrit-il.
Plus de 40 millions d’Allemands se sont rendus aux urnes, soit plus de 2 millions de plus que lors des élections précédentes, ce qui représente près de 89 % des électeurs inscrits. « Depuis la création du Reichstag allemand en 1871, il n’y a jamais eu un taux de participation aussi élevé », rapporte la Vossische Zeitung. La plupart de ces 2 millions de nouveaux votes sont allés aux nazis. « Les énormes réserves de voix ont presque entièrement profité aux nationaux-socialistes », indique le journal.
Bien que les nationaux-socialistes n’aient pas atteint les 51 % promis par Hitler, avec seulement 44 % des électeurs - malgré une répression massive, les sociaux-démocrates n’ont perdu qu’un seul siège au Reichstag - l’interdiction du parti communiste a permis à Hitler de former une coalition avec la majorité des deux tiers du Reichstag nécessaire pour faire passer la loi d’habilitation.
Le lendemain, les nationaux-socialistes prennent d’assaut les administrations des États dans tout le pays. Des bannières à croix gammée sont accrochées aux bâtiments publics. Les hommes politiques de l’opposition s’enfuient pour sauver leur vie. Otto Wels, le leader social-démocrate, part pour la Suisse. Il en va de même pour Heinrich Held, ministre-président de Bavière. Des dizaines de milliers d’opposants politiques sont placés en Schutzhaft (« détention préventive »), une forme de détention dans laquelle un individu peut être détenu sans motif pour une durée indéterminée.
Hindenburg reste silencieux. Il ne demande pas à son nouveau chancelier de rendre compte des violents excès publics contre les communistes, les sociaux-démocrates et les juifs. Il n’a pas exercé les pouvoirs que lui confère l’article 53. Au lieu de cela, il signe un décret autorisant la bannière à croix gammée des nationaux-socialistes à flotter à côté des couleurs nationales. Il accède à la demande d’Hitler de créer un nouveau poste ministériel, celui de ministre de l’information et de la propagande, qui sera rapidement occupé par Joseph Goebbels. Goebbels écrit à propos de Hindenburg dans son journal : « Quelle chance pour nous tous de savoir que ce vieil homme imposant est avec nous, et quel changement de destin que nous avancions maintenant ensemble sur le même chemin ».
Une semaine plus tard, le soutien de Hindenburg à Hitler s’affiche au grand jour. Il apparaît en tenue militaire en compagnie de son chancelier, qui porte un costume sombre et un long manteau, lors d’une cérémonie à Potsdam. L’ancien maréchal et le caporal de Bohême se sont serré la main. Hitler s’incline en signe de déférence. Le « jour de Potsdam » marque la fin de tout espoir d’une solution au problème de la chancellerie hitlérienne par un recours présidentiel à l’article 53.
Ce même mardi 21 mars, un décret au titre de l’article 48 a été publié, amnistiant les nationaux-socialistes condamnés pour des crimes, y compris des meurtres, perpétrés « dans la bataille pour le renouveau national ». Les hommes condamnés pour trahison sont désormais des héros nationaux. Le premier camp de concentration est ouvert cet après-midi-là, dans une ancienne brasserie près du centre-ville d’Oranienburg, au nord de Berlin. Le lendemain, le premier groupe de détenus arrive dans un autre camp de concentration, dans une usine de munitions désaffectée à l’extérieur de la ville bavaroise de Dachau.
Des projets de loi excluant les Juifs des professions juridiques et médicales, ainsi que des fonctions gouvernementales, sont en cours, bien que la promesse d’Hitler de déporter massivement les 100 000 Ostjuden, immigrants juifs d’Europe de l’Est, s’avère plus compliquée. Nombre d’entre eux ont acquis la nationalité allemande et ont un emploi rémunéré. Alors que la peur de la déportation augmente, une ruée sur les banques locales provoque la panique dans d’autres banques et entreprises. Les comptes des déposants juifs sont gelés jusqu’à ce que, comme l’explique un fonctionnaire, « ils aient réglé leurs obligations avec des hommes d’affaires allemands ». Hermann Göring, désormais président du Reichstag nouvellement élu, tente de calmer le jeu en assurant aux citoyens juifs d’Allemagne qu’ils bénéficient de la même « protection de la loi pour leur personne et leurs biens » que tous les autres citoyens allemands. Il s’en prend ensuite à la communauté internationale : les étrangers ne doivent pas s’immiscer dans les affaires intérieures du pays. L’Allemagne fera de ses citoyens ce qu’elle jugera bon de faire.
 

Discours d’Adolf Hitler devant le Reichstag le 23 mars 1933, à l’Opéra Kroll. Ce jour-là, la majorité des députés votent l’élimination de presque toutes les restrictions constitutionnelles imposées au gouvernement d’Hitler. (Ullstein Bild / Getty)

Le jeudi 23 mars, les députés du Reichstag se réunissent à l’opéra Kroll, juste en face des ruines calcinées du Reichstag. Le lundi suivant, l’aigle traditionnel est enlevé et remplacé par un énorme aigle nazi, dramatiquement rétro-éclairé, les ailes déployées et une croix gammée dans les serres. Hitler, désormais vêtu d’un uniforme brun de membre des Sturmtruppen avec un brassard à croix gammée, est arrivé pour présenter son projet de loi d’habilitation, désormais officiellement intitulé « Loi pour remédier à la détresse du peuple et du Reich ». À 16 h 20, il monte sur le podium. Paraissant inhabituellement mal à l’aise, il brasse une liasse de feuillets avant de commencer à lire de façon hésitante un texte préparé à l’avance. Ce n’est que progressivement qu’il adopte son style rhétorique animé habituel. Il énumère les échecs de la République de Weimar, puis expose ses projets pour les quatre années de la loi d’habilitation qu’il propose, notamment le rétablissement de la dignité allemande et de la parité militaire avec l’étranger, ainsi que de la stabilité économique et sociale à l’intérieur du pays. « La trahison de notre nation et de notre peuple sera à l’avenir réprimée avec une barbarie impitoyable », promet Hitler.
Le Reichstag se retire pour délibérer sur l’acte. Lorsque les députés se réunissent à nouveau à 18 h 15 ce soir-là, la parole est donnée à Otto Wels, le dirigeant social-démocrate, qui est revenu de son exil suisse, malgré les craintes pour sa sécurité personnelle, pour défier Hitler en personne. Alors que Wels commence à parler, Hitler fait un geste pour se lever. Von Papen touche le poignet d’Hitler pour le retenir.
« En cette heure historique, nous, sociaux-démocrates allemands, nous engageons solennellement à respecter les principes d’humanité et de justice, de liberté et de socialisme », déclare Wels. Il reproche à Hitler d’avoir cherché à saper la République de Weimar et d’avoir semé la haine et la discorde. Indépendamment des maux qu’Hitler entendait infliger au pays, poursuit Wels, les valeurs démocratiques fondatrices de la république perdureront. « Aucune loi de pleins pouvoirs ne vous donne le pouvoir de détruire des idées qui sont éternelles et indestructibles », lance-t-il.
Hitler se lève. « Les belles théories que vous venez de proclamer, monsieur le député, sont des mots qui arrivent un peu trop tard dans l’histoire du monde », commence-t-il. Il rejette les allégations selon lesquelles il représenterait une quelconque menace pour le peuple allemand. Il rappelle à Wels que les sociaux-démocrates avaient eu 13 ans pour s’attaquer aux questions qui comptaient vraiment pour le peuple allemand : l’emploi, la stabilité, la dignité. « Où était cette bataille pendant que vous aviez le pouvoir en main ? » demande Hitler. Les députés nationaux-socialistes, ainsi que les observateurs dans les tribunes, applaudissent. Les autres députés restent immobiles. Plusieurs d’entre eux se lèvent pour manifester leurs préoccupations et de leurs positions sur la proposition de loi de pleins pouvoirs.
Les centristes, ainsi que les représentants du parti populaire bavarois, se déclarent prêts à voter oui malgré des réserves « qui, en temps normal, auraient difficilement pu être surmontées ». De même, Reinhold Maier, chef du parti d’État allemand, s’inquiète de ce qu’il adviendra de l’indépendance de la justice, des droits de la défense, de la liberté de la presse et de l’égalité des droits de tous les citoyens devant la loi, et dit avoir de « sérieuses réserves » quant à l’octroi à Hitler de pouvoirs dictatoriaux. Mais annonce ensuite que son parti votera lui aussi en faveur de la loi, ce qui suscite des rires dans l’assistance.
Peu avant 20 heures, le vote est terminé. Les 94 députés sociaux-démocrates présents votent contre la loi. (Parmi les sociaux-démocrates se trouvait l’ancien ministre de l’intérieur de la Prusse, Carl Severing, qui avait été arrêté plus tôt dans la journée alors qu’il s’apprêtait à entrer dans le Reichstag, mais qui fut temporairement libéré pour pouvoir voter). Les autres députés du Reichstag, 441 au total, votent en faveur de la nouvelle loi, donnant à Hitler une majorité des quatre cinquièmes, plus que suffisante pour que la loi d’habilitation entre en vigueur sans amendement ni restriction. Le lendemain matin, l’ambassadeur usaméricain Frederic Sackett envoie un télégramme au département d’État : « Sur la base de cette loi, le cabinet d’Hitler peut reconstruire l’ensemble du système gouvernemental en éliminant pratiquement toutes les contraintes constitutionnelles ».
Joseph Goebbels, qui était présent ce jour-là en tant que député national-socialiste au Reichstag, s’émerveillera plus tard que les nationaux-socialistes aient réussi à démanteler une république constitutionnelle fédérée entièrement par des moyens constitutionnels. Sept ans plus tôt, en 1926, après avoir été élu au Reichstag parmi les douze premiers députés nationaux-socialistes, Goebbels avait été frappé de la même manière : il fut surpris de découvrir que lui et ces 11 autres hommes (dont Hermann Göring et Hans Frank), assis sur une seule rangée à la périphérie d’une salle plénière dans leurs uniformes bruns avec des brassards à croix gammée, avaient - même en tant qu’ennemis autoproclamés de la République de Weimar - bénéficié de voyages en train gratuits en première classe et de repas subventionnés, ainsi que de la capacité de perturber, d’obstruer et de paralyser les structures et les processus démocratiques à leur guise. « La grande blague de la démocratie, observait-il, c’est qu’elle donne à ses ennemis mortels les moyens de sa propre destruction ».