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09/04/2025

OFER ADERET
Avec le recul, l’historien israélien Tom Segev estime que le sionisme a été une erreur


Ofer Aderet, Haaretz, 4/4/2025
Traduit par 
Fausto GiudiceTlaxcala

Pendant des décennies, l’historien Tom Segev a documenté de manière critique des événements importants concernant les Juifs, Israël et ses voisins. Récemment, il s’est également penché sur l’histoire de sa propre vie. Aujourd’hui, à 80 ans, il donne son avis sur l’état actuel de la nation.

Tom Segev : “La règle fondamentale qui me guide est le scepticisme. C’est une autre définition de la liberté : douter de tout”.  Photo Olivier Fitoussi

Ce n’est qu’aujourd’hui, à l’âge de 80 ans, que Tom Segev est prêt à admettre qu’il a été élevé dans le mensonge. Ces dernières années, cet historien et journaliste de longue date, qui a publié de nombreux livres et articles sur la vie des autres, a réexaminé sa propre biographie et découvert quelques détails intrigants. Depuis que son père est mort pendant la guerre d’indépendance, Segev a cru qu’il était le fils de l’un des soldats tombés pendant les guerres d’Israël, le soldat Heinz Schwerin, qui « a été frappé par une balle meurtrière alors qu’il montait la garde » dans le quartier d’Arnona, à Jérusalem. C’est le texte qui figure sur le site de commémoration Izkor du ministère de la défense.

Segev, qui avait 3 ans à l’époque, ne se souvient de rien, bien sûr. Sa mère, Ricarda, lui a dit, « depuis le jour où j’ai été en âge de comprendre », comme il le dit, que son père « a été abattu par un sniper arabe ». Elle a également reçu après sa mort le ruban de la guerre d’indépendance en l’honneur de sa participation aux combats. À l’école, lorsque ses camarades l’interrogeaient sur son père, « je pouvais dire qu’il avait été tué pendant la guerre d’indépendance et que j’étais orphelin de guerre », se souvient-il.


Jutta Schwerin : jeune communiste, elle refuse d'effectuer le service militaire en 1958, invoquant le fait que sa mère n'est pas juive. Elle écrit à Ben Gourion, qui l'invite à une conversation, après quoi elle est exemptée de service. Elle deviendra la première députée allemande ouvertement lesbienne. Elle a publié en 2012 un livre de mémoires [Ricardas Tochter, La fille de Ricarda] dans lequel elle ne nomme jamais son frère autrement que "le petit" ou mon frère"

Une personne connaissait la vérité depuis toutes ces années mais l’a gardée pour elle : sa sœur aînée, Jutta, qui a quitté Israël en 1960 et s’est installée en Allemagne - le pays d’où leurs parents communistes avaient fui les nazis, en 1935. Jutta, qui est devenue membre du Bundestag au sein du parti des Verts [qu'elle a quitté en 1994, lorsque Joschka Fiuscher a abandonné le pacifisme, NdT], avait 7 ans pendant la guerre de 1948. Le 3 février 1948, son père a été affecté à la garde du site sur le toit d’un immeuble résidentiel non loin de leur maison. Jutta l’accompagne.

Lorsqu’ils ont atteint le bâtiment, ils ont trouvé la porte d’entrée fermée à clé. Jutta raconte que son père, âgé de 38 ans à l’époque, a décidé d’escalader le tuyau de descente d’eau. Alors qu’il avait presque atteint le troisième étage, il a perdu prise et a fait une chute mortelle. Schwerin a été enterré au Mont des Oliviers. Son nom est inscrit sur les monuments commémorant ceux qui sont tombés dans le quartier juif de la vieille ville et les combattants qui ont été tués lors de la bataille de Jérusalem.

De Samson à Bibi

Tom Segev a eu 80 ans le 1er mars 2025. « La vie est comme une histoire. Comme une série infinie d’histoires. C’est étonnant », dit-il à Haaretz lors d’une conversation dans sa maison de Jérusalem, parlant ouvertement et publiquement, pour la première fois [en hébreu en Israël, NdT], de l’histoire de sa propre vie. Alors qu’il cherche à en savoir plus sur les circonstances de la mort de son père pendant la guerre d’indépendance, une sirène d’alerte aérienne retentit et il se réfugie dans l’espace protégé, attendant des informations sur le missile en provenance du Yémen. « On ne pouvait pas organiser cette interview de manière plus folle », plaisante-t-il.

La carrière de Segev en tant que journaliste, qui a débuté dans les années 1960, englobe son travail au légendaire journal étudiant de l’Université hébraïque, Pi Haaton, ainsi qu’aux quotidiens Al Hamishmar et Maariv, à Radio Israël, au magazine Koteret Rashit - et à Haaretz, où Segev a publié des centaines de reportages et de chroniques. Il a écrit de nombreux livres sur Israël, le conflit judéo-arabe, l’Holocauste et d’autres sujets ; certains de ses ouvrages sont des best-sellers et ont été traduits dans plusieurs langues. Ces ouvrages ont rendu l’histoire du sionisme accessible au grand public de manière vivante et vibrante, mais aussi sous un jour critique et iconoclaste, comme personne [en hébreu et en Israël, NdT] ne l’avait fait avant lui.

Segev travaille actuellement sur son prochain projet, un article pour une publication australienne, qui documente l’histoire juive de Gaza. “De Samson à Bibi”, dit-il en souriant.

La vaste expérience qu’il a accumulée lui a appris une leçon cruciale sur l’écriture de l’histoire et sur le journalisme en général. « La règle fondamentale qui me guide est le scepticisme. C’est une autre définition de la liberté : douter de tout et tout vérifier ».

Et maintenant que vous avez atteint l’âge vénérable de 80 ans, vous avez trouvé le temps d’appliquer cette règle à vous-même.

« Je me suis dit : “Avant tout, acquiers la compétence et l’expérience nécessaires pour travailler sur les histoires des autres - ce n’est qu’ensuite que tu pourras mieux maîtriser ta propre histoire”. J’ai fait avec moi-même ce que je fais avec les autres : j’ai écrit sur moi comme s’il s’agissait de l’histoire de quelqu’un d’autre. Je me suis traité comme une histoire - j’ai tout vérifié méticuleusement. J’ai su dès le départ que certaines des histoires que l’on m’avait racontées n’étaient pas correctes ».

Il a raconté sa vie exceptionnelle dans des mémoires publiées uniquement en Allemagne, “Jerusalem Ecke Berlin : Erinnerungen [Au coin Jérusalem Berlin : souvenirs]. À première vue, la décision de Segev de le publier dans sa langue maternelle a quelque chose de symbolique. Mais comme il n’écrit qu’en hébreu, l’ouvrage a été traduit en allemand par quelqu’un d’autre [Ruth Achlama].

L’histoire de son père suscite de multiples questions. Par exemple, pourquoi sa mère lui a-t-elle menti, et pourquoi sa sœur a-t-elle attendu jusqu’à il n’y a pas si longtemps pour lui dire la vérité ? Du point de vue de Segev, la question la plus difficile est la suivante : « Comment vais-je vivre désormais avec cette histoire, et qu’est-ce que j’en fais ? Où me situe-t-elle par rapport aux vrais orphelins de guerre, aux veuves et aux parents endeuillés ? »

En ce qui concerne sa mère, il écrit : « Peut-être n’a-t-elle jamais pensé que je ne connaissais pas [la vérité]. Peut-être a-t-elle encore du mal à partager avec moi le traumatisme qui a façonné toute sa vie ». Son voyage tardif à la recherche de la vérité l’a conduit à une connaissance de la famille qui a affirmé que son père ne s’était pas présenté pour un tour de garde, mais pour apporter du café aux personnes sur le toit. Segev a également trouvé une lettre qu’un ami de son père avait envoyée à des amis communs après sa mort.

« Il a grimpé à une hauteur d’environ 10 mètres et a ensuite chuté. Telle est la situation de fait », indique la lettre. « Maintenant, on tente d’expliquer cela d’une manière ou d’une autre, en disant qu’il a servi dans la Haganah (l’armée juive d’avant l’État) et ainsi de suite - tout cela pour que l’Agence juive paie... De toute façon, vous ne savez rien, je vous en supplie tous. Il ne reste pas d’argent non plus, seulement des dettes ».

L’ami qui a écrit la lettre pensait donc qu’un accident ordinaire n’aurait pas donné droit à une allocation de veuvage à votre mère, et il a voulu la protéger par ce mensonge.

« Dans ce récit, je perçois une solidarité humaine touchante au sein d’une petite communauté de Jérusalem qui se défend. Chacun essaie d’aider, prêt même à tromper les autorités de l’État convoité qui n’existe pas encore. Tout cela pour que ma mère puisse bénéficier d’une allocation de veuvage. Tout le monde sait et tout le monde est d’accord pour ne rien dire. Alors ce sont peut-être de bonnes raisons pour ne pas me dire la vérité non plus ».


Heinz Schwerin [né à Kattowitz, 1910] dans son atelier de jouets en bois de Jérusalem 1936/37. Stiftung Bauhaus Dessau © Jutta Schwerin/Tom Segev

Emil Schwerin, le père de Heinz...


...et son grand magasin (Dom Towarowy/Kaufhaus) à Kattowitz (aujourd'hui Katowice)

Par la suite, Segev s’est adressé à l’unité du ministère de la défense chargée des morts de guerre pour obtenir de plus amples informations. « J’ai essayé de trouver le premier lien dans cette histoire. Comment les mots “balle meurtrière”  sont apparus, qui est la première personne à les avoir prononcés et comment ils se sont insinués dans la vérité officielle ». Tout ce qu’il a trouvé, c’est une enveloppe contenant quelques documents. L’un d’entre eux, datant de 1954, a attiré son attention. Il s’agit d’un mémorandum d’un fonctionnaire à un autre.

Le ministère de la défense préparait alors un livre Izkor (souvenir) et avait recueilli des données sur près de 6 000 personnes tuées pendant la guerre d’indépendance. Il n’y avait pas de détails sur son père. Le document indique que des fonctionnaires ont écrit à sa mère pour lui demander plus d’informations, mais qu’ils n’ont pas reçu de réponse. Il n’y a pas de photo de son père sur le site ouèbe du mémorial. « Je ne me suis jamais rendu sur sa tombe au Mont des Oliviers, que je peux voir depuis la fenêtre de mon appartement. À ce jour, je n’ai pas réussi à l’expliquer », dit-il.


Ricarda Meltzer (Göttingen 1912-Jérusalem 1999)

Les parents de Segev se sont rencontrés à la célèbre école de design et d’architecture Bauhaus de Dessau. Sa mère, Ricarda, étudiait la photographie et son père, Heinz, l’architecture. Lorsque les nazis sont arrivés au pouvoir, ils ont trouvé refuge en Palestine mandataire, même s’ils n’étaient pas sionistes. Ils s’installent à Jérusalem, où naissent Tom et Jutta. Ses parents vivent d’un atelier de jouets qu’ils ont créé. Segev possède encore certains de ces jouets.

Comment votre enfance a-t-elle été affectée par le fait d’avoir grandi sans père à partir de l’âge de 3 ans ?

« Je n’ai aucun souvenir de lui. Je ne peux pas vraiment dire que j’ai manqué quelque chose parce que je ne savais rien d’autre. Je n’en étais pas vraiment conscient. Je pense que je l’ai simplement refoulé, parce qu’il ne pouvait pas s’agir d’une situation normale. Je ne suis pas assez conscient de moi-même pour le savoir - ce n’est pas quelque chose que je cache. Je ne sais tout simplement pas comment j’ai pu grandir en tant que garçon sans père ».

Vos parents ne sont pas vraiment tombés amoureux de la Terre d’Israël, c’est le moins que l’on puisse dire.

« Après la Seconde Guerre mondiale, mon père a décidé de retourner en Allemagne et a commencé à correspondre avec des amis de son passé. Mes parents ont commencé à planifier leur retour en Allemagne. Ils n’ont jamais été sionistes et ils voulaient rentrer chez eux. Un mois après la dernière lettre que mon père a écrite à un ami pour lui dire à quel point il voulait rentrer, il a été tué ».

Dans son autobiographie, Segev cite des lettres écrites par sa mère à sa famille et à ses amis restés en Allemagne, dans lesquelles elle décrit les difficultés d’acclimatation à la vie en Palestine. « Il y a beaucoup de cris, de la saleté, une odeur nauséabonde et des masses d’Arabes qui sont en fait habillés comme les gens sur les images des “Mille et une nuits” », écrit-elle à propos de ses premières impressions en débarquant du bateau.

En revanche, elle a brossé un tableau très différent de Tel Aviv dans sa première lettre du pays. « Une ville propre, presque européenne, de belles maisons modernes, beaucoup de jeunes gens joyeux et de bons magasins où l’on peut tout acheter à des prix raisonnables ».

Pour sa part, Segev se souvient que sa mère lui a raconté des choses très différentes sur la première ville hébraïque. « Tel Aviv lui apparaissait comme un gros tas de sable... La chaleur était intolérable, tout comme les insectes », écrit-il dans son livre.

Lors de sa première visite à Tel Aviv, elle lui a raconté qu’elle avait vu une nappe blanche ornée de points noirs sur la table d’un restaurant, ce qui lui avait fait plaisir. Il écrit : « Lorsqu’elle s’est approchée, les points noirs se sont éloignés. C’étaient des mouches ».

Qui ou que croit l’historien Tom Segev ? Les histoires que lui a racontées sa mère ou les descriptions contenues dans les lettres qu’elle a envoyées à ses proches ? En général, il penche plutôt pour la documentation écrite et répugne à se fier aux témoignages oraux ou à la mémoire humaine. C’est pourquoi il a réagi avec un sourire aux commentaires de David Ben-Gourion, lors d’une interview réalisée en 1968 pour le journal étudiant qui a précédé Pi Haaton, selon lesquels l’ancien premier ministre était devenu sioniste à l’âge de 3 ans.

« M. Ben-Gourion, vous saviez ça à l’âge de 3 ans ? », s’étonne effrontément le jeune Segev. « Bien sûr, bien sûr, naturellement. Nous étions tous sionistes », répond Ben-Gourion. « J’ai pensé qu’il n’avait peut-être pas les deux pieds sur terre », dit aujourd’hui Segev.

Aujourd’hui, vous avez presque l’âge qu’avait Ben-Gourion lorsque vous vous êtes rencontrés. Avez-vous appris au fil des ans à être critique vis-à-vis de vos propres souvenirs ?

« Il m’arrive de découvrir qu’un événement dont je me souviens soi-disant dans les moindres détails n’a pas pu se dérouler de cette manière. En général, mon histoire telle que je me la remémore est plus intéressante que ce qui s’est réellement passé. De plus, elle s’améliore avec les années, ce qui gêne considérablement le travail de l’historien. Les gens ne se souviennent pas des choses, ou ils les falsifient, même si ce n’est pas intentionnel, et les cachent. Et oui, on peut aussi dire d’emblée que la transcription d’une réunion d’un cabinet gouvernemental peut aussi être falsifiée, et qu’une personne peut se souvenir d’un événement sur lequel il n’existe aucun document. Mais pour écrire l’histoire, je dois être sûr des faits ».

Segev avec Ben-Gourion, en 1968. Segev le dépeint comme un homme de chair et de sang, avec des angoisses et une tendance à fuir la réalité.

Au fil des ans, Segev a découvert d’autres failles dans les récits de son enfance. Sa mère a raconté que son père s’était échappé du camp de concentration de Sachsenhausen, en Allemagne, avant leur départ pour la Palestine. « Je l’ai traité comme un véritable héros [...] Ça m’a rempli de fierté », écrit Segev. Plus tard, il a appris que la réalité était différente : son père n’aurait pas pu être incarcéré à Sachsenhausen, car le camp, situé à l’extérieur de Berlin, n’a été créé qu’en 1936, alors que son père était déjà hors du pays et en sécurité.

La véritable histoire est qu’en 1933, son père a été placé en détention avec d’autres étudiants, soupçonnés d’avoir trahi la patrie en appelant à la résistance violente au régime nazi. Ça s’est passé dans le quartier de Sachsenhausen à Francfort.

L’une des histoires dont il se souvient de son enfance, entre la guerre d’indépendance et la guerre des six jours de 1967, est celle d’un âne qui est apparu près de sa maison après s’être égaré, et de la tentative de le ramener, à l’issue de laquelle Segev et un ami ont été arrêtés par les Jordaniens. « J’aimais beaucoup la Jérusalem d’antan et les gens bizarres qui s’y promenaient, avant qu’elle ne devienne une ville intolérable », note Segev.

Pourquoi avez-vous décidé de rester à Jérusalem ?

« La plupart de mes amis ont quitté la ville. Je suis resté par habitude et parce que de ma fenêtre, je peux voir les murs de la vieille ville, le mont Sion et la mer Morte ».

Segev est un ancien élève de Leyada, l’école secondaire de l’université hébraïque, une institution prestigieuse qui se perçoit généralement comme le vivier de l’élite intellectuelle israélienne. En dernière année, il a obtenu une note de 6 (sur 10) dans la matière “expression hébraïque”. « Ses résultats sont tout juste satisfaisants et ne correspondent pas à ses capacités. Il doit apprendre à organiser ses idées de manière plus raisonnable », écrit le professeur.

Apparemment, vous avez appris à un moment donné à organiser vos idées.

« En fin de compte, j’étais un mauvais élève. J’interrompais souvent les cours et je n’étais pas un enfant heureux. Je n’aimais vraiment pas l’école. Et elle ne m’aimait pas beaucoup non plus ».

Vous avez gâché les célébrations de leur 50e anniversaire en écrivant dans l’un des journaux : “Vous avez exercé une forte pression sur nous et favorisé une atmosphère excessivement compétitive - et donc excessivement frustrante. Il me semble que vous vouliez nous imposer la conviction que nous étions plus talentueux et meilleurs que les autres... Chez beaucoup d’entre nous, il y a quelque chose de condescendant et de déconnecté. Je n’aime pas ça” ».

« L’école était élitiste et nous formait à devenir des professeurs d’université. Jusqu’à mon service militaire, je ne savais pas qu’il y avait aussi des Marocains dans le monde ».

Où avez-vous fait votre service militaire ?

« J’étais bibliothécaire au Collège de sécurité nationale à Jérusalem ».

C’est à cette époque qu’il a hébraïsé son nom : Thomas Schwerin est devenu Tom Segev. Pendant son service militaire, révèle-t-il aujourd’hui, il a été contacté par un représentant du Mossad qui lui a proposé d’étudier le chinois à Harvard et de travailler ensuite pour l’agence. « Lorsque j’ai hésité un instant, il m’a dit : « En Amérique, tu auras une voiture ». Je lui ai dit que c’était peut-être intéressant, mais que je ne voulais pas être un espion sous un réverbère à Hanoï ». L’homme du Mossad le corrige : “Hanoi n’est pas en Chine”.

Segev a découvert son penchant pour l’histoire dès son plus jeune âge, lorsqu’il a commencé à collectionner les autographes de personnes célèbres. « Pas des acteurs célèbres, seulement des personnages importants de l’histoire », explique-t-il. Comme d’autres enfants, il tendait des embuscades aux députés devant la maison Froumine, dans le centre de Jérusalem, où la Knesset était alors temporairement installée. Il a également écrit à des hommes d’État à l’étranger pour leur demander un autographe.

« C’était assez incroyable de voir que des gens du monde entier répondaient à mes lettres », se souvient-il. « Mais il y avait aussi quelques canailles qui ne me répondaient pas. Outre des personnalités locales - députés et ministres - sa collection comprend des autographes de Churchill et de Kennedy, même s’il a appris plus tard que le bureau du président usaméricain avait envoyé un fac-similé de la signature, et non la vraie, à de jeunes collectionneurs comme Segev.

Dans ce contexte, Segev se souvient d’une histoire insolite de son enfance à Jérusalem. « Je me trouvais dans la rue et j’ai vu deux moines qui cherchaient quelque chose. Je me suis approché d’eux et je leur ai proposé mon aide. Ils m’ont dit qu’ils cherchaient un certain Tommy. Je leur ai dit que c’était moi. Ils avaient une grande enveloppe. Il s’est avéré qu’ils venaient de la légation du Vatican dans la vieille ville ». Le pape Jean XXIII avait envoyé un autographe au jeune Segev, âgé de 12 ans, à sa demande. Peut-être, se demande-t-on, cela était-il lié à la position pro-juive du pontife et à son soutien à Israël.

En 1977, avant de commencer à travailler à Haaretz, Segev a été chef de cabinet du maire de Jérusalem, Teddy Kollek. « J’ai considéré ça comme une expérience journalistique », explique-t-il. « Des célébrités du monde entier venaient lui rendre visite. Un jour, je suis arrivé au bureau et j’ai trouvé Kirk Douglas. Je lui ai dit : “Oh, mon Dieu, Frank Sinatra”. Il a cru que j’essayais d’être drôle, mais j’étais en fait dans l’erreur, car Sinatra était venu avant lui », remarque Segev.

Après avoir obtenu une licence en histoire et en sciences politiques à l’Université hébraïque de Jérusalem, il a passé un doctorat en histoire à l’Université de Boston, rédigeant sa thèse sur les officiers SS qui commandaient les camps de concentration. Cette thèse, basée sur la documentation des archives SS, a été publiée plus tard sous le titre “Soldiers of Evil” (édition anglaise, 1991). Après avoir terminé la partie archivistique de ses recherches pour son doctorat, Segev a entrepris un voyage à travers l’Allemagne, à la recherche des commandants de camp survivants et des adjoints, assistants, veuves, enfants et connaissances de ceux qui étaient morts.

« Je me rendais à la Kneipe [bistrot] locale et engageais la conversation avec le barman, ou je rendais visite à un prêtre chez lui. « Les gens se souvenaient des choses : “Oui, vous parlez du type qui est devenu quelqu’un d’important dans la SS” », écrit-il. C’est ainsi qu’il est parvenu à rencontrer l’adjoint du commandant d’Auschwitz, Rudolf Höss, le fils du commandant du camp de concentration du Stutthof [à Dantzig] et du commandant d’un autre camp.

Dans “Soldats du mal”, Segev révèle comment certaines personnes ont été enrôlées dans la campagne de massacre de l’Allemagne, en décrivant qui elles étaient et ce qui les a incitées à rejoindre le mouvement nazi et les SS. Il s’interroge sur la nature de la volonté des officiers de servir dans les camps de concentration et sur l’origine de la résilience intérieure qui leur a permis de s’acquitter de leurs tâches.

« Il n’a pas été facile d’interviewer ces personnes ; le fait que je vienne d’Israël a rendu la chose encore plus difficile », écrit-il. « Ils ont accepté de me parler parce que leur passé les hantait et qu’ils ne savaient pas comment y échapper. Les questions que je soulevais les préoccupaient - et les intriguaient - sans cesse depuis des décennies. C’est sur cette base que se sont déroulées nos conversations. Chacun espérait qu’il parviendrait, ne serait-ce que partiellement, à apurer son passé».

À la suite du procès d’Adolf Eichmann en Israël, en 1961, le concept de “banalité du mal” - inventé par la philosophe Hannah Arendt, qui estimait que « nous sommes tous des Eichmann en puissance » - a fait l’objet de nombreuses discussions. Segev connaissait Arendt personnellement, en tant qu’amie de sa mère, et lorsqu’ils se rencontraient, écrit-il dans la conclusion du livre, elle s’emportait parfois contre lui : « Pourquoi est-ce que tu dois te demander pourquoi les commandants des camps de concentration ont fait ce qu’ils ont fait, ou comment ils auraient pu le faire ? Ils l’ont fait, tout simplement, et c’est tout ce qu’il y a à dire".

Segev n’a pas reculé. « Elle s’est trompée. Eichmann, par exemple, a fait tout ce qu’il a fait par conviction idéologique profonde. Ce n’est pas la banalité du mal, qui prétend que tout le monde pourrait le faire », dit-il. Il écrit dans son livre : « Ce n’est pas la banalité du mal qui les caractérise [les commandants des camps], mais plutôt l’identification intérieure au mal ». Il conclut à partir des dossiers personnels des commandants : « C’étaient des gens médiocres, sans imagination, sans courage, sans initiative... la plupart d’entre eux semblent avoir eu une personnalité superficielle ».

Segev reconnaît qu’il y avait parmi eux des opportunistes et des sadiques, ainsi que des hommes sans émotions qui se comportaient comme des “robots”. Cependant, son point de vue est différent. « Ce sont des animaux politiques qui s’identifient à la méthode », affirme-t-il.

Le livre de Segev publié en 1993, « Le Septième million : Les Israéliens et le génocide » [fr. en 2003] commence par un prologue brûlant intitulé « Le voyage de Ka-Tzetnik ». L’un des principaux scoops de la carrière de Segev (qu’il avait initialement rapporté dans Koteret Rashit), décrit le traitement au LSD que Yehiel De-Nur, survivant d’Auschwitz et auteur, qui écrivait sous le pseudonyme de Ka-Tzetnik, a subi après l’Holocauste.

« Il était perturbé », se souvient Segev. « C’est triste à dire, mais c’est ainsi que les choses se sont passées. Un jour, il m’a soudain dit : “Il y avait six millions. Il y avait six millions. Où sont ces millions ? Il n’en reste plus un seul”. J’ai répondu par l’affirmative - et il s’est avéré qu’il parlait de 6 millions de shekels à la banque qu’il prétendait lui être dus en tant que droits d’auteur pour ses livres ».

Dans « Le septième million », Segev décrit les “conversations plutôt longues et étranges” que les deux écrivains ont eues, au cours desquelles son interlocuteur « parlait de l’intérieur de la tempête de son âme ». Il y avait de « longs monologues, dont je ne comprenais pas complètement certaines parties et dont d’autres me terrifiaient - des souvenirs des atrocités d’Auschwitz combinés à des visions mystiques et apocalyptiques ».

La rencontre entre les Israéliens et l’Holocauste, observe Segev, a suivi deux axes principaux. L’un est passé de l’insularité nationale et de la xénophobie à l’ouverture universelle et humaniste, tandis que l’autre s’est déplacé entre l’identité israélienne et l’identité juive. Plus l’Holocauste s’éloignait, plus sa présence s’approfondissait et se transformait en un traumatisme personnel et familial qui a déterminé le cours de la vie des Israéliens, leur composition émotionnelle et leur vision du monde - d’où ils ont tiré des éléments de leur identité en tant qu’individus et en tant que collectivité, ajoute-t-il. Entre le grand silence qu’ils se sont imposé dans les années 1950 et les voyages scolaires de leurs enfants dans les camps de la mort en Pologne des années plus tard, le souvenir a influencé une série de décisions fatidiques que les Israéliens ont prises entre une guerre et la suivante.

Et son texte, datant d’il y a 34 ans, aurait pu être écrit hier matin : « Le pays était isolé, à l’écart de son environnement. Sa religion, sa culture, ses valeurs et sa mentalité étaient différentes. Il vivait dans l’insécurité. Les menaces extérieures et l’image isolationniste de soi unissent les Israéliens et les enveloppent d’un sentiment d’anxiété constant - et les empêchent de créer une forme d’existence permanente », poursuit-il. « L’élément de temporalité est dominant dans la vie qu’ils mènent. Ils partent du principe que tout peut arriver à tout moment ».

Segev a constaté que l’héritage de l’Holocauste peut être façonné et exploité en fonction de différentes exigences idéologiques et politiques, comme il l’a expliqué dans Le septième million : « Les élèves ont été avertis à maintes reprises que l’Holocauste signifiait qu’ils devaient rester en Israël. On ne leur a pas dit que l’Holocauste les obligeait à renforcer la démocratie, à lutter contre le racisme, à défendre les minorités et les droits civils, et à refuser d’obéir à des ordres manifestement illégaux ».


Segev avec Netanyahou en 1999. « Qui ne le soutient pas ? Les 200 000 personnes qui défendent leur statut d’élite obsolète ». Photo Alex Levac

Comme beaucoup de vos sujets de recherche, ces commentaires restent extraordinairement pertinents aujourd’hui, alors que de nombreux dirigeants et citoyens israéliens établissent des comparaisons entre les événements du 7 octobre et l’Holocauste, et entre le Hamas et les nazis.

« La remarque de Netanyahou selon laquelle il s’agit de nazis, et la déclaration selon laquelle le 7 octobre est la pire chose qui soit arrivée au peuple juif depuis l’Holocauste, sont très problématiques. Pendant la guerre d’indépendance, 6 000 Israéliens ont été tués. Il n’y a pas eu autant de morts [israéliens] dans la guerre actuelle. Peut-être que l’Holocauste, en tant qu’élément central de l’identité israélienne, fait maintenant l’objet d’une compétition. Il se pourrait bien que la guerre [dans la bande de Gaza] éclipse la mémoire de l’Holocauste ».

Un autre des livres de Segev qui a ouvert les yeux est “Les premiers Israéliens” [hébreu 1984, anglais 1986, français 1998]. Au cours de ses recherches sur la première année dramatique de l’existence de l’État juif, il a découvert des documents de l’Agence juive qui, pour la première fois, ont révélé les politiques discriminatoires appliquées à l’encontre des nouveaux immigrants du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, tout en favorisant les nouveaux arrivants de Pologne. « L’exécutif de l’Agence juive était parvenu à la conclusion que les Juifs polonais méritaient un meilleur accueil que leurs prédécesseurs », écrit Segev, faisant référence aux Mizrahim - Juifs originaires du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord - qui étaient arrivés un peu plus tôt.

« “Il y a beaucoup de gens respectables parmi eux”, a-t-on dit en guise d’explication. Pour leur épargner les difficultés des camps [de transit], il est proposé de les loger dans des hôtels... En même temps, l’Agence juive s’empresse de prendre des dispositions pour leur logement permanent, [en partie] dans des maisons déjà réservées aux immigrants des pays arabes... Les membres de l’exécutif parlent ouvertement de donner la préférence aux immigrants polonais, et certains disent qu’ils devraient avoir des privilèges spéciaux ».

Les documents cités par Segev parlent d’eux-mêmes. Eliahu Dobkin, membre de l’exécutif de l’Agence juive et signataire de la Déclaration d’indépendance, aurait déclaré : « Nous devons accorder à cette immigration [d’Europe de l’Est] des privilèges spéciaux et je n’ai pas peur de le dire », et aussi : « Un effort exceptionnel doit être fait pour faciliter l’absorption de ces personnes ».

Le collègue de Dobkin à l’agence, Yitzhak Gruenbaum, qui deviendra plus tard le premier ministre de l’intérieur d’Israël, a déclaré : « Nous devons nous dépêcher pour ne pas être pris au dépourvu et pour que les gens respectables ne soient pas obligés d’aller dans les camps [de transit] ». Il a ajouté : « Au lieu de mettre les Juifs polonais dans cette situation, il vaudrait mieux le faire avec les Juifs de Turquie et de Libye. Ce ne sera pas difficile pour eux... Mettriez-vous un médecin [polonais] dans un camp comme Beit Lidd, ou Pardes Hannah - comment pensez-vous qu’il se sentira, que pensera-t-il ? »

En outre, Yitzhak Rafael, qui a ensuite été député et ministre du Parti national religieux, a fait remarquer que « les Juifs polonais vivaient bien. Pour eux, les camps sont beaucoup plus difficiles que pour les Yéménites, pour qui même les conditions de vie dans les camps sont synonymes de libération... Ils [les Juifs polonais] ne sont pas comme les immigrants du Yémen, dont on a du mal à comprendre le nom. Lorsqu’un juif polonais obtient un prêt, il sait qu’il doit le rendre ».

Deux autres livres écrits par Segev dans son style particulier relatent les grandes périodes de l’histoire du peuple israélien et de son État : “ C’était en Palestine au temps des coquelicots” (2000) et “1967 : Six jours qui ont changé le monde” (2007). Le premier a été écrit à l’époque des accords d’Oslo. « J’étais très optimiste à l’époque », dit-il. « Ce que je demandais dans le livre, c’était quand les Juifs et les Arabes avaient vécu ensemble pour la dernière fois et comment cela s’était passé ».

Pourtant, le souvenir de l’optimisme de Segev est également trompeur - la lecture des conclusions du livre aujourd’hui ne laisse pas beaucoup de place à l’espoir. Il décrit deux mouvements nationaux concurrents dont les identités ont été forgées en Palestine et qui se sont inexorablement rapprochés de la confrontation. Ainsi, à partir de 1917, il n’y avait que deux possibilités : soit les Arabes vaincront les sionistes, soit les sionistes vaincront les Arabes. La guerre entre eux est inévitable. Certains membres de l’administration britannique s’identifient aux Arabes, d’autres aux Juifs. D’autres sont rebutés par les deux camps. « Je les déteste tous de la même manière », aurait déclaré un fonctionnaire de la Mandature.

1967” de Segev, qui traite de la guerre des six jours et de ses conséquences, a fait la une des journaux à la suite d’une décision singulière de la censure militaire. L’éditeur israélien, Keter Books, a reçu l’ordre de rappeler tous les exemplaires du livre et d’utiliser du blanc pour couvrir la moitié de la ligne mentionnant les mots “armes non conventionnelles”. Une fois de plus, Segev avait mis au jour des actes de folie étayés par des documents d’archives. Le journaliste et auteur Amos Elon l’a noté de manière frappante dans une critique du livre publiée dans Haaretz le 22 juillet 2005.

« Aujourd’hui, nous savons que le triomphe d’Israël en 1967 était une victoire à la Pyrrhus. Le livre 1967 de Tom Segev le montre plus clairement que tout ce qui a été écrit sur le sujet », a écrit Elon. « Segev documente cette tragédie historique avec brio et autorité, comme personne ne l’a fait auparavant. Pour la première fois, Israël disposait de suffisamment de territoires pour les échanger contre la paix, mais il a laissé passer l’occasion de signer un traité avec la Jordanie quelques mois seulement après la guerre... Il n’y avait pas de leadership. Il ne s’agissait pas tant d’une pénurie de “grands dirigeants” [...] que de manque de dirigeants éclairés ayant le sens de l’histoire et sachant ce qui risque d’arriver à un pays qui s’étend au-delà de ses proportions naturelles [sic], en particulier sur le plan démographique. [...] En conséquence, la guerre des Six Jours n’a fait que déboucher sur une autre guerre, encore plus terrible, avec un bilan toujours plus lourd en termes de vies humaines. Tom Segev documente cette tragédie historique ».

Le débat sur l’issue de cette guerre nous occupe toujours, après 58 ans.

« La plus grande erreur du sionisme est de ne pas avoir rendu aux Arabes, le septième jour [de cette guerre], tout ce qu’ils possédaient, y compris Jérusalem-Est. Rien de tout cela ne nous intéresse. Nous aurions dû rendre ces territoires même sans la paix, tout comme Ben-Gourion a décidé de ne pas conquérir certains territoires pendant la guerre d’indépendance. Nous nous sommes retrouvés coincés avec ces territoires ».

Dans son court ouvrage de 2002 intitulé “Elvis in Jerusalem : Post-Zionism and the Americanization of Israel” [inédit en français], Segev s’est demandé si le sionisme avait achevé son rôle historique. Il a également écrit d’éblouissantes biographies du chasseur de nazis Simon Wiesenthal et de David Ben-Gourion. Ce dernier se révèle être non seulement un leader national plus grand que nature, mais aussi un homme de chair et de sang, avec des angoisses, des crises de dépression, une tendance à fuir la réalité et à tromper sa femme de façon répétée.

Des recherches méticuleuses dans les archives, combinées à la capacité de raconter une histoire et d’être incisif, détaché et non conventionnel, ont fait de Segev l’un des historiens israéliens les plus estimés à l’étranger. En revanche, ses détracteurs l’ont qualifié de "post-sioniste" et l’ont "accusé" de faire partie du groupe des "nouveaux historiens" qui ont étudié le conflit arabo-juif d’une manière très critique. Segev n’accepte pas ces étiquettes.

« On a aussi dit que j’étais antisioniste, mais je ne suis pas un idéologue ni un philosophe, et je ne pense pas en termes d’idéologies », explique-t-il. « On a dit que je voulais briser les mythes. Mais ce n’est pas vrai non plus. Je ne faisais pas partie des "nouveaux historiens", mais plutôt des "premiers historiens". En ce qui concerne la création de l’État, il n’y avait pas d’histoire ici, seulement de la mythologie et beaucoup d’endoctrinement. Dans les années 1980, nous avons ouvert des documents dans les archives et nous avons dit : "Ouaou, ce n’est pas ce qu’on nous a appris à l’école" ».

À propos de quoi, par exemple ?

« Sur l’expulsion des Arabes [il veut dire Palestiniens, NdT] et l’attitude à l’égard des Mizrahim, par exemple. Les sionistes ont toujours agi avec le sentiment profond d’avoir raison et ont toujours voulu présenter un sionisme plus beau que la réalité ».

Qui d’autre vous a critiqué ?

« Mes critiques les plus sévères sont les professeurs d’histoire. Souvent, ils ne savent pas écrire ou ils détestent écrire, et leurs livres ne sont pas destinés au grand public ».

Cet entretien a lieu à un moment dramatique de l’histoire de l’État. La guerre, qui a commencé après le massacre du 7 octobre perpétré par le Hamas, est en train de reprendre, de même que le coup d’État [judiciaire]. Historiquement, ce n’est pas la meilleure période pour vivre ici.

« Progressivement, je suis arrivé à la conclusion que le conflit n’a pas de solution, parce qu’il ne porte pas sur des questions rationnelles. Il ne s’agit pas d’une question de frontières ou de partition du pays. Il s’agit de deux identités nationales qui s’affrontent. Chacun des deux peuples définit son identité à travers l’ensemble du territoire, de sorte que tout compromis exige que nous renoncions à une partie de notre identité. Je ne vois pas comment il est possible de résoudre ce problème. J’envisage une période où ce conflit sera considéré comme quelque chose d’historique, qui a disparu d’une manière ou d’une autre et qui a trouvé sa solution. Mais dans la situation actuelle, ce n’est pas possible. Il faut que quelque chose de terriblement dramatique se produise pour que les gens commencent à réfléchir à nouveau ».

Dans votre biographie de Ben-Gourion de 2019, "Un État à tout prix", je lis la citation suivante de lui : « Tout le monde voit la difficulté des relations entre Juifs et Arabes, mais tout le monde ne voit pas qu’il n’y a pas de solution à cette question... Nous voulons que la Palestine soit notre en tant que nation. Les Arabes veulent qu’elle soit leur - en tant que nation. Je ne vois pas quel Arabe accepterait que la Palestine appartienne aux Juifs ».

« À l’âge de 80 ans, je commence à penser que ce n’était peut-être pas bien dès le départ, toute cette histoire de sionisme. La plupart des Israéliens sont des réfugiés ou des descendants de réfugiés. Pas des sionistes, mais des réfugiés. Vous me direz : “Ça justifie le sionisme, parce que c’est une terre où ils ont pu venir”. Mais nous devons nous rappeler que la majorité des survivants de l’Holocauste ne sont pas venus vivre en Israël et que la majorité des Juifs du monde ne viennent pas en Israël. Ils le peuvent, mais ils ne veulent pas vivre dans ce pays. Le sionisme n’est donc pas une grande réussite. Il n’assure pas non plus la sécurité des Juifs. Il est plus sûr pour les Juifs de vivre en dehors d’Israël ».

Vous ne pourrez pas écrire la biographie de Netanyahou - les documents relatifs à sa période ne seront déclassifiés, si tant est qu’ils le soient, que dans des décennies.

« Si je devais écrire à l’avenir sur l’histoire de cette période, je commencerais par l’une des grandes erreurs de l’État : le procès de Netanyahou. Il nous cause des dommages terribles et injustifiés. Je suis le procès et je n’ai pas les cheveux qui se dressent sur la tête - et ce n’est pas parce que je n’ai pas de cheveux. Grâce à ce procès, [Itamar] Ben-Gvir et [Bezalel] Smotrich ont rejoint le gouvernement, et toutes sortes de serpents ont commencé à sortir de leur trou. Le procès de Netanyahou a été une grave erreur. Certainement en ce qui concerne ses relations avec les médias. Il n’y a pas d’abus de confiance de sa part ; la personne qui a commis un abus de confiance est l’éditeur qui a vendu son journal à un politicien ».

D’autres historiens présenteront des points de vue contradictoires. Mais comment l’histoire se souviendra-t-elle de Bibi par rapport au 7 octobre, à votre avis ?

« Netanyahou a poursuivi une conception erronée du Hamas [en renforçant l’organisation et en lui transférant de l’argent qatari]. Mais c’est compréhensible, car dans les relations du mouvement sioniste avec les Arabes, quelqu’un a toujours été soudoyé. Le problème, c’est que les Arabes acceptent toujours les pots-de-vin et ne livrent jamais la marchandise [sic; sans doute au second degré]».

De la Bible au XXIe siècle

Avant que les lecteurs ne s’imaginent que Segev soutient le gouvernement de quelque manière que ce soit, il ajoute un commentaire sinistre : « Comme tout le monde, je suis choqué par le 7 octobre et par la question des otages. Mais depuis le début de la guerre, j’éprouve un sentiment de culpabilité très désagréable, auquel je ne sais pas comment faire face. Culpabilité pour les dizaines de milliers de personnes qui ont été tuées, dont la moitié étaient des civils, et parmi eux 10 000 enfants », dit-il en faisant référence aux Palestiniens tués dans la bande de Gaza. « Le massacre que le Hamas a perpétré contre nous ne justifie pas une telle vengeance, et nous n’avons pas la moindre idée de ce à quoi celle-ci est censée conduire ».

Juste après le déclenchement de la guerre, vous avez évoqué le terme de “seconde Nakba”.

« Entretemps, tout le monde parle maintenant d’une deuxième Nakba. Il est possible que Netanyahou voie ici une occasion de fomenter une expulsion à grande échelle des Arabes de Gaza, puis de se présenter devant les caméras et de dire : “Depuis l’époque de Ben-Gourion, personne n’a fait plus pour le sionisme que moi”. J’ai été étonné de voir la joie avec laquelle Israël a accepté l’idée de Trump, au point qu’aujourd’hui, il est déjà acceptable de dire que les Arabes doivent être expulsés ».


Segev avec Itayu Abera. “Nous savions que nous étions père et fils. Nous le savions tout simplement”

Êtes-vous inquiet ?

« Je suis très inquiet pour mes petits-enfants. Je ne sais pas où ils trouveront leur bonheur dans le monde ».

La mention des petits-enfants amène Segev à une autre anecdote personnelle. « Je dois mon fils Itay à Haaretz », dit-il. En 1991, Segev a été envoyé par le journal en Éthiopie pour couvrir les préparatifs de l’opération Salomon, au cours de laquelle des Juifs éthiopiens ont été transportés par avion en Israël. À son arrivée à l’ambassade d’Israël à Addis-Abeba, un spectacle stupéfiant l’attend, rapporte-t-il : « Des milliers de personnes, parmi lesquelles des personnages bibliques vêtus de robes blanches, étaient assises le long de la route menant au bâtiment et attendaient d’être appelées. Elles sont arrivées dans un flot soudain de réfugiés et de vision messianique, cherchant à rejoindre leurs familles en Israël. Beaucoup d’entre eux vont ainsi catapulter 2 000 ans d’histoire en plein XXIe siècle ».


Itayu dans l'avion l'emportant vers Israël, en 1991

L’un des protagonistes de l’article était un enfant de 11 ans, Itayu Abera, dont le sourire captivant a attiré l’attention de Segev. « Itayu est un garçon adorable qui dégage une sorte d’intelligence rêveuse. J’ai appris à le connaître un peu. Il aime jouer au football et veut devenir enseignant quand il sera grand », écrit Segev. « Il sait écrire son nom en hébreu et en anglais... D’Israël, il sait que c’est un pays propre, qu’il n’y a pas de voleurs et qu’il y a une grande ville appelée Kiryat Ata. C’est là que vivent ses proches. Il a l’impression qu’il s’entendra bien avec les enfants en Israël. Il connaît un peu le karaté et sait aussi jongler, comme un acrobate ».

Segev a décidé de rester en contact avec le garçon et de rédiger une série d’articles sur son intégration dans la société israélienne. « Je voulais montrer comment un enfant éthiopien devient un Israélien », explique-t-il. En 1996, il a publié un article : « Itayu est un jeune intelligent. Il a un sens de l’humour subtil. Cinq ans après son arrivée, tout droit sorti de l’âge de la Bible, il possède un ordinateur personnel... Chaque fois qu’il le peut, il a un walkman branché sur les oreilles ».  La même année, Segev a accompagné l’adolescent lors d’un voyage de “racines familiales” dans le village éthiopien où il est né, et a consigné ses impressions dans un article monumental paru dans Haaretz, intitulé “Retour au figuier”. « Ce fut un voyage dramatique et émouvant », se souvient Segev.

Les liens entre les deux se sont resserrés. « J’avais 50 ans à l’époque et je n’avais pas d’enfants. Lorsque nous sommes revenus, nous savions que nous étions père et fils. Nous le savions tout simplement. Ce n’est enregistré nulle part. Ce n’est pas une véritable adoption, mais c’était comme ça sur le plan émotionnel et c’est comme ça depuis », explique Segev. Itayu est devenu Itay, qui travaille aujourd’hui comme ingénieur électricien chez Israel Aerospace Industries. Il a également sa propre famille. « Quand je veux l’embêter, je lui dis qu’il est un cliché sioniste », ajoute Segev.

Participez-vous à des manifestations ces jours-ci ?

« Je me suis retrouvé à une manifestation dans la rue Azza, près de l’épicerie où je fais mes courses. Et je me suis dit que 200 000 personnes, c’est ce qu’il y a. La nation n’est ni divisée ni déchirée. Il n’y a pas de parité entre les partisans et les opposants au coup d’État. La nation soutient Netanyahou. Qui ne le soutient pas ? Les 200 000 personnes qui défendent leur statut d’élite obsolète ».

« Il n’y aura pas de guerre civile », poursuit-il, « parce que les manifestants ne provoqueront pas de guerre et que l’autre camp constitue de toute façon la majorité. Et de ce point de vue, la démocratie israélienne n’a jamais été réelle. Pendant 20 ans, tous les Arabes [d’Israël] ont été soumis à la loi martiale, puis il y a eu la guerre des six jours, et ensuite toute la population [des territoires occupés] a été soumise à cette forme de régime ».

Malgré cela, le pays est dans la tourmente.

« En ce qui concerne la réforme [judiciaire], ce qui est fait aujourd’hui peut être défait demain. Nous avons traversé des périodes de crise extrêmement difficiles en Israël. Pas seulement les guerres et l’austérité. Mais aussi [des débâcles politiques et/ou liées à la sécurité, notamment], l’affaire Lavon et l’affaire du bus 300, Sabra et Chatila, les commissions d’enquête. À chaque fois, nous avons l’impression que tout s’écroule, mais d’une manière ou d’une autre, la vie redevient beaucoup moins difficile par la suite ».

Pourtant, Segev admet au cours de notre conversation qu’il s’est trompé par le passé dans ses tentatives de prédire l’avenir ou d’évaluer le présent. « Immédiatement après la guerre des Six Jours, j’ai fait une visite chez Matityahu Drobles, chef de la division des colonies de l’Agence juive. Il nous a montré une carte avec le plan des colonies. J’ai écrit par la suite qu’il fantasmait et que cela ne pourrait jamais arriver. Depuis, j’ai compris qu’il valait mieux écrire ce qui s’était passé et ne pas faire de prévisions, parce que je me trompe toujours ».

Quelles sont les autres erreurs que vous avez commises ?

« Abba Kovner, qui s’est rendu en Europe après l’Holocauste pour empoisonner six millions d’Allemands dans le cadre du Nakam (un groupe de survivants cherchant à se venger des nazis), a déclaré avoir reçu du poison de la part de Haïm Weizmann. J’ai trouvé que c’était une belle histoire, mais je n’ai trouvé aucune mention du fait que Weizmann se trouvait dans le même pays que Kovner, et j’ai supposé qu’il était impossible qu’il lui ait fourni du poison.

« Des années plus tard, [l’historienne] Dina Porat a découvert que Kovner avait reçu le poison d’Ephraïm Katzir [un scientifique de premier plan de l’institut fondé par et au nom de Weizmann, plus tard président d’Israël]. C’est dire à quel point j’étais étroit d’esprit et borné ».

Segev avec Arafat dans la Mouqatah assiégée en 2002. À gauche Uri Avnery - qui connaissait Arafat depuis qu'il lui avait rendu visite à Beyrouth assiégée en 1982 - organisateur de la visite d'une douzaine de journalistes israéliens. Ségev raconte dans ses mémoires :

« Un jour, je me suis rendu à Ramallah avec Uri Avnery et un groupe de journalistes pour rendre visite à Yasser Arafat. Les accords d'Oslo avaient alors déjà fait place à une nouvelle vague d'attentats terroristes palestiniens. Arafat était pratiquement assigné à résidence ; les soldats israéliens avaient bouclé son quartier général. Il nous a invités à déjeuner. Il voulait un État indépendant dans les territoires occupés et la souveraineté sur le Mont du Temple à Jérusalem. Il était prêt à accepter les colons israéliens dans les territoires comme citoyens de son État, mais les réfugiés de 1948 devraient pouvoir choisir entre le retour dans leurs foyers et une indemnisation, comme l'avait décidé l'ONU. Il n'y avait aucune chance qu'Israël y consente un jour, et c'est pourquoi la solution à deux États n'était plus pertinente, dis-je en lui demandant s'il pouvait encore imaginer un accord avec Israël, lui qui avait consacré toute sa vie à lutter contre ce pays. Arafat fouilla dans son assiette avec irritation : « Pourquoi pensez-vous que je ne peux pas faire ce que Nelson Mandela a fait ? » C'était environ deux ans avant sa mort. Dans son étrange uniforme, il répandait des fantasmes moroses et un calme résigné, il semblait isolé et en quelque sorte éteint […] »

« Lors d'un dîner privé au Cap, Nelson Mandela était parmi les invités. Je lui ai raconté ma rencontre avec Yasser Arafat à Ramallah quelques semaines auparavant. Il a dit qu'il pouvait faire la même chose que vous, ai-je répondu. Mandela a écouté en silence, plongé dans ses pensées, soit étonné face à l'audace d'Arafat, soit amusé par son arrogance. Finalement, un sourire discret, à peine perceptible, est apparu aux commissures de ses lèvres : « C'est donc ce qu'il dit ? », a-t-il dit en riant. Puis il s'est montré très inquiet de la montée en puissance des nationalistes de droite en Israël. Je partageais son avis […] »




27/02/2025

Allemagne : l’Alliance Sahra Wagenknecht et ses cinq contradictions principales


L’Alliance Sahra Wagenknecht, le nouveau parti né d’une scission du parti Die Linke en janvier 2024, échoué à entrer au parlement fédéral allemand le 23 février 2025, 13 435 voix lui manquant pour passer le seuil des 5% [de nombreux électeurs résidant à l'étranger [213 000 inscrits] ont reçu leurs bulletins de vote trop tard pour voter et des votes pour l'Alliance SW ont été comptabilisés comme votre pour une autre liste, celle de l'Alliance pour l'Allemagne, de droite]. Dans un article publié avant ces élections, ses deux auteurs analysent les contradictions principales de cet OVNI, « ni de gauche ni de droite », ou « de gauche et de droite », qui a échoué dans sa tentative de récupérer une partie des électeurs de l’AfD en reprenant le discours anti-immigration du parti d’extrême-droite, lequel a obtenu 20% des voix et 152 députés, ce qui en fait le 2ème parti d’Allemagne en termes électoraux. Une fois de plus, il semble bien que les électeurs préfèrent les originaux aux photocopies.-FG

Lors des élections régionales est-allemandes, l’Alliance Sahra Wagenknecht a connu un grand succès. Mais à l’approche des élections fédérales, les sondages sont en baisse.

Sebastian Friedrich et Ingar Solty, Junge Welt, 18/1/2025
 Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala 

Sebastian Friedrich est un chercheur en sciences sociales et journaliste allemand.
Ingar Solty est un collaborateur de la fondation allemande Rosa-Luxemburg.

Des cris de joie ont retenti lors du congrès fédéral de l’Alliance Sahra Wagenknecht (BSW) lorsque la fondatrice, présidente et éponyme du parti est finalement montée sur scène vers la fin. Une grande partie des 600 personnes présentes se sont levées de leurs chaises, ont applaudi et acclamé. « Bon sang, quelle bonne ambiance ! », a-t-elle dit. Ceux qui pensent que l’ambiance est mauvaise ont dû se tromper de salle, selon Wagenknecht.

Un an après sa création officielle, la BSW se bat pour faire son entrée au prochain Bundestag. Les sondages actuels placent le parti autour de quatre à six pour cent - une zone critique qui détermine le succès ou l’échec. Il s’agit de la première crise sérieuse du jeune parti, après avoir fait sensation avec un départ impressionnant : lors des élections européennes de juin, la BSW a obtenu 6,2 pour cent des voix en partant de zéro, et lors des élections régionales dans le Brandebourg, la Saxe et la Thuringe, il a même obtenu des résultats à deux chiffres. Mais la crise actuelle ne vient pas de nulle part. Elle est le résultat de cinq contradictions centrales qui accompagnent la BSW depuis sa création.

« Bon sang, quelle bonne ambiance ! » : Sahra Wagenknecht lors du congrès fédéral de la formation politique qui porte son nom, Bonn, 12 janvier 2025)

 Capital contre travail

Lors de la conférence de presse fédérale de l’automne 2023, au cours de laquelle la création a été annoncée, et lors du congrès fondateur du 27 janvier 2024, la jeune formation a mis l’accent sur quatre thèmes centraux : la raison économique, la justice sociale, la paix ou la politique de détente ainsi que la revendication de la liberté d’expression. Ces thèmes centraux révèlent déjà des contradictions. Celles-ci sont particulièrement évidentes dans le rapport de tension entre l’orientation plutôt à gauche de la politique salariale et du marché du travail et le concept de “raison économique”. Ce dernier s’oriente en premier lieu vers les intérêts des classes moyennes et des petites et moyennes entreprises (PME) en crise et promet d’éviter les augmentations d’impôts. Dans le même temps, le parti prône la justice sociale, par exemple en augmentant les salaires minimums et le niveau des retraites, ce qui est toutefois en contradiction avec son orientation favorable aux classes moyennes.

Cette contradiction n’est pas résolue au sein de la BSW, mais elle est masquée par des priorités. Depuis sa création, la “raison économique” a toujours occupé la première place, avant même des thèmes comme la "justice sociale" ou le travail. Cela se reflète également dans le programme électoral pour le Bundestag, qui commence par un “come-back pour l’économie allemande”, avant que le deuxième chapitre ne traite de la justice sociale. Cet ordre peut être interprété comme une décision stratégique d’un nouveau parti qui souhaite se démarquer - notamment de la gauche en crise - et qui reste volontairement vague sur le plan programmatique afin de gagner le plus de voix possible dans différents camps politiques. Le fait de se décrire comme le représentant d’un “conservatisme de gauche”, comme l’a formulé Wagenknecht, renforce le caractère d’un parti “attrape-tout”.

Le programme politico-économique de la BSW reflète également le changement idéologique de la fondatrice du parti. Dans ses publications, Wagenknecht est passée de ses débuts socialistes au sein de la Plateforme communiste du PDS et de ses convictions marxistes, qui ont marqué par exemple son livre “Kapitalismus im Koma” (2003) ainsi que des travaux sur la théorie marxienne de la valeur travail, à des approches ordolibérales. Cela apparaît clairement dans ses livres ultérieurs tels que “Freiheit statt Kapitalismus” (2011) et “Reichtum ohne Gier” (2016). Cette transformation idéologique marque également l’orientation fondamentale de la politique économique de la BSW, qui se distingue clairement de la politique de classe et du programme social-démocrate de gauche de la gauche.

Néanmoins, une certaine évolution se dessine au sein de la BSW. Alors que dans la phase initiale, la rhétorique était encore très axée sur les PME, les revendications concrètes du programme électoral pour le Bundestag sont désormais davantage orientées vers les intérêts des salariés. Le parti offre étonnamment peu aux PME. D’un côté, il promet de réduire la bureaucratie. Cela correspond à l’expérience bien réelle des petites entreprises, à savoir que la dérégulation profite aux grands groupes, mais que pour elles-mêmes, le néolibéralisme s’est accompagné d’un nombre croissant de réglementations. D’autre part, il y a la promesse des conséquences macroéconomiques possibles d’une politique conjoncturelle intérieure plus forte. La solution proposée pour sortir de la crise économique - le soi-disant retour de l’économie allemande - repose sur un mélange d’investissements dans l’avenir et d’augmentation de la demande agrégée.

La contradiction fondamentale entre l’orientation de la politique économique et l’accent mis sur la classe ouvrière demeure cependant. La BSW veut- elle être un parti ordolibéral dans l’intérêt de la classe moyenne, ce qui le mettrait en concurrence avec le FDP et l’AfD ? Ou veut-il être un parti de la classe ouvrière ? Cette question est centrale pour l’orientation stratégique et le développement futur de la BSW. Elle reste pour l’instant sans réponse.

La BSW tente de traiter la contradiction entre la raison économique et la justice sociale en soulignant le lien évident entre la crise économique actuelle et les conséquences de la gestion de la guerre en Ukraine par le gouvernement fédéral. Une préoccupation centrale est de réduire les coûts énergétiques pour l’industrie et les ménages. Pour cela, la BSW propose d’entamer des négociations avec la Russie après un accord de paix diplomatique en Ukraine, afin que la partie encore opérationnelle du gazoduc Nord Stream soit à nouveau utilisée pour les livraisons de gaz en provenance de Russie. L’objectif est de réduire la dépendance vis-à-vis du gaz de schiste coûteux en provenance des USA, qui pèse sur la compétitivité de l’industrie et sur le coût de la vie des ménages.

D’autres mesures prises par le gouvernement actuel, telles que la loi sur le chauffage et la tarification du CO2, qui, selon la BSW, font peser les coûts de la protection du climat de manière inégale sur les individus, doivent également être retirées. Le parti reconnaît néanmoins la nécessité de protéger le climat et demande des investissements dans les technologies d’avenir. En matière de politique fiscale, la BSW plaide pour la réintroduction de l’impôt sur la fortune et une réforme du frein à l’endettement, à l’instar de Die Linke, du SPD, de l’Alliance 90/Die Grünen et d’une partie de l’Union - non pas pour augmenter les dépenses d’armement, mais pour financer des projets sociaux et économiques.

La croissance économique, la BSW l’espère surtout en renforçant la demande intérieure. Le parti réclame entre autres un salaire minimum plus élevé de 15 euros, une augmentation des conventions collectives et une plus grande cogestion au sein des entreprises, ce qui la rapproche des positions du SPD et de La Gauche. L’État social doit être renforcé : Il est prévu de réformer les retraites en vue d’une assurance citoyenne à laquelle cotiseraient également les fonctionnaires. En matière de politique de santé, une caisse d’assurance maladie obligatoire doit également être introduite sous forme d’assurance citoyenne, couvrant des prestations supplémentaires telles que les prothèses dentaires et les lunettes. En outre, la BSW demande un système de soins dans lequel les coûts seraient pris en charge par les pouvoirs publics.

Il est frappant de constater que la BSW dirige désormais l’idée de la méritocratie moins fortement contre les bénéficiaires du revenu citoyen que contre les bénéficiaires de revenus non performants issus de capitaux boursiers ou immobiliers. L’objectif est un pays « où les travailleurs, et non les héritiers, sont récompensés ».

En matière de politique du marché du travail et de politique sociale, la BSW se positionne ainsi à gauche du SPD, notamment par rapport à sa pratique gouvernementale. Le programme semble en grande partie classiquement social-démocrate et réformiste et s’engouffre dans le vide laissé par le SPD. En même temps, le programme apparaît en grande partie comme une version édulcorée de l’ancien programme du parti et de l’actuel programme électoral du Parti de gauche moins une systématique globale. En effet, Die Linke, qui se rapproche lentement de la barre des 5 % et mise sur une entrée tout à fait réaliste au Bundestag grâce à au moins trois mandats directs, propose toujours des concepts plus élaborés, même si sur certains points, il existe encore (ou à nouveau) des recoupements programmatiques importants.

La contradiction entre l’orientation vers les PME d’une part et la classe ouvrière d’autre part va s’accentuer pour la BSW dans les années à venir, car celles-ci seront probablement marquées par de durs affrontements de classe, notamment par une lutte de classe accrue par le haut. La tentative de la BSW de s’adresser à la fois aux PME et aux salariés sera mise à rude épreuve dans le contexte de l’“Agenda 2030” annoncé par le nouveau chancelier putatif Friedrich Merz (CDU). Ces plans comprennent des mesures telles que des réductions d’impôts pour les entreprises et les personnes aisées, un démantèlement social, une retraite “volontaire” à 70 ans, des luttes pour le maintien du salaire en cas de maladie et une extension du temps de travail normal à 42 heures par semaine.

Sahra Wagenknecht vue par Paolo Calleri

Visions illusoires

Dans cette situation, le « modèle allemand de la fin du XXe  siècle » propagé par la BSW, dans lequel règne l’harmonie des classes et où le capital profite de l’État social , s’avère être une dangereuse illusion. La crise actuelle du modèle d’exportation allemand - due à la somnolence du passage à l’électromobilité, à la concurrence croissante de l’étranger et à l’inflation liée aux prix de l’énergie en raison de la guerre économique usaméricaine contre la Chine et de la guerre en Ukraine - rend cette idée irréaliste.

Ce qui sera décisif, ce sont les lignes de front et les antagonismes que la BSW ouvrira dans le débat public. Wagenknecht a souvent formulé sa critique du gouvernement de coalition “feu tricolore” [SPD, FDP, Verts] et des conséquences de la guerre et de la crise dans une perspective de classe moyenne. Ce faisant, elle voit la contradiction principale entre l’Allemagne et les USA, mais moins celle entre les classes. Cela pose problème, car les PME apparaissent souvent comme les adversaires les plus véhéments des syndicats, des comités d’entreprise, des conventions collectives régionales, des salaires minimums, des impôts et de la redistribution. Leur dépendance structurelle vis-à-vis du grand capital et leur position dans la lutte concurrentielle font d’elles une base peu fiable pour un parti qui souhaiterait également défendre les intérêts des travailleurs.

Certains observateurs considèrent que la mise en avant de vagues intérêts nationaux, comme l’exprime le slogan central de la BSW « Notre pays mérite mieux », n’est ni une rhétorique populiste ni une stratégie durable, mais une alliance temporaire entre le capital non monopoliste et les salariés. Même dans un tel contexte, la perspective des salariés pourrait être défendue plus clairement. Or, c’est précisément ce que Wagenknecht omet souvent de faire, comme l’a critiqué Torsten Teichert, ancien social-démocrate, devenu par la suite politicien de Die Linke et qui a entre-temps quitté le BSW.

Dans la critique nécessaire de l’alliance étroite du gouvernement fédéral avec les USA, il est important d’utiliser des formulations précises afin de ne pas tomber dans des discours nationalistes qui masquent l’antagonisme de classe à l’intérieur et attisent les illusions politiques sur un nouveau compromis de classe dans une situation de crise.

Verticalisme contre capacité d’action

La deuxième contradiction occupe également la BSW depuis sa création : celle qui existe entre la forme choisie pour le parti et les exigences d’une force politique capable d’agir. Les fondateurs du parti ont opté pour une structure verticale stricte, organisée du haut vers le bas. Il ne s’agit toutefois pas d’un retour au modèle marxiste-léniniste du parti d’avant-garde ou de cadres. Le caractère autoritaire et hiérarchique du parti n’est pas motivé par l’idéologie, mais résulte plutôt d’une nécessité pragmatique.

Il résulte des conditions particulières qui ont permis l’émergence même de la BSW. Le parti n’aurait probablement pas existé si nous n’étions pas dans un moment propice au populisme, caractérisé par la conjonction de trois évolutions : une crise économique, une crise politique et une méfiance croissante d’une partie significative de la population envers les partis établis. De plus en plus de personnes se détachent des partis traditionnels et cherchent des alternatives - comme la BSW.

Mais une telle situation de départ entraîne également des défis spécifiques pour les partis populistes. Parmi les nombreuses personnes en recherche qui servent de surface de projection à une nouvelle force politique comme la BSW, on trouve souvent des personnes qui n’ont été politisées qu’au moment de la crise. Ces personnes sont souvent inexpérimentées sur le plan politique et n’ont pas de vision du monde solide. Beaucoup ont été politisées par la gestion sociale de la pandémie de coronavirus – la BSW demande une commission d’enquête sur la politique pandémique du gouvernement, des indemnités pour les victimes de la vaccination, etc. De plus, la BSW - comme tout nouveau parti - est confronté à des aventuriers, des intrigants et des fouteurs de merde, qui représentent un potentiel de perturbation considérable pour le projet du parti.

Pour faire face à de tels défis, la BSW a mis en place des règles strictes concernant la composition de ses membres. Les demandes d’adhésion doivent être approuvées par le conseil d’administration et peuvent être refusées sans justification. En outre, un délai d’opposition d’un an a été introduit pour les adhésions, afin de pouvoir agir ultérieurement contre les membres indésirables. Ce contrôle strict a pour conséquence que le nombre de membres du parti est très faible. Selon ses propres informations, la BSW compte 25 000 soutiens, mais seulement environ 1 100 membres.

La composition du noyau interne du parti reflète également ce besoin de contrôle. Sahra Wagenknecht, marquée par les conflits internes acharnés au sein du Parti La Gauche, a créé un environnement d’affidés qui se caractérise en premier lieu par la loyauté et moins par des convergences idéologiques.

Cette approche comporte toutefois des défis. D’une part, la BSW veut tenir à l’écart du parti ceux qui pourraient mettre le projet en péril. D’autre part, elle doit maintenir l’enthousiasme et l’engagement militant - une tâche qui ne peut guère être accomplie sans une base plus large. Les flyers ne se distribuent pas tout seuls, des stands d’information doivent être mis en place et tenus, des affiches électorales doivent être collées. Même la BSW, qui bénéficie de quelques dons individuels très importants, ne peut pas compter à long terme sur des forces rémunérées. Après les campagnes électorales passées et l’organisation de deux congrès du parti, les millions de dons pourraient être en grande partie épuisés.

Cette contradiction a déjà des conséquences négatives. Le mécontentement grandit, même parmi les membres éminents du parti. Ainsi, le député européen BSW Friedrich Pürner a critiqué dans une interview au Spiegel l’admission restrictive des membres, la qualifiant de “catastrophique” : « On doit travailler et payer pour le parti, mais on ne peut pas être membre ». Les querelles internes autour de différentes associations BSW à Hambourg sont également l’expression de ce conflit. Il semble que le parti ait actuellement du mal à mobiliser sa base et ses partisans. Jusqu’à présent, seuls quelques événements ont été annoncés pour la campagne électorale, et il n’y a plus eu de mobilisation de masse - par exemple contre la politique ukrainienne du gouvernement fédéral - depuis longtemps. La BSW tente de désamorcer cette contradiction en assouplissant les règles strictes d’adhésion. Lors du congrès du parti à Bonn, Oskar Lafontaine a annoncé vouloir ouvrir davantage le parti aux personnes qui le soutiennent.

Anti-establishment contre participation à des gouvernements régionaux

La troisième contradiction réside dans l’autoprésentation simultanée de la BSW en tant que parti anti-establishment et la volonté formulée d’assumer des responsabilités gouvernementales. C’est surtout dans le traitement des mesures Corona, dans la guerre en Ukraine et dans la critique des crimes de guerre du gouvernement israélien et de son soutien par le gouvernement fédéral que la BSW peut se positionner comme une véritable alternative aux partis établis. Dans ces domaines, le parti donne l’impression d’être rebelle et inadapté. C’est surtout sur la question de la paix que la BSW apparaît, pour de nombreux anciens fonctionnaires et électeurs de Die Linke, comme le parti pour la paix le plus conséquent, libre de l’attitude d’opposition “oui, mais” de l’organisation mère. Pour de nombreux anciens électeurs de Die Linke qui ont soutenu la BSW pour la première fois lors des élections européennes de l’année dernière, le comportement des anciens dirigeants de Die Linke en est la preuve : alors que la tête de liste sans étiquette Carola Rackete a voté en faveur de nouvelles livraisons d’armes à l’Ukraine, l’ex- président du parti Martin Schirdewan s’est abstenu - un acte qui a été perçu comme un abandon d’une politique de paix conséquente.

Mais la BSW a souligné sa volonté de participer aux gouvernements de Länder, notamment lors des campagnes électorales en Saxe, en Thuringe et dans le Brandebourg. Cette volonté, qui n’était peut-être que rhétorique au départ, est rapidement devenue réalité : en Thuringe et dans le Brandebourg, la BSW a effectivement assumé des responsabilités gouvernementales. Cela est sans doute moins dû à l’enthousiasme des partenaires de coalition potentiels pour le nouveau projet qu’au fait que, compte tenu du fort score de l’AfD aux trois élections, il n’aurait guère été possible d’obtenir des majorités en dehors d’alliances avec l’extrême droite. Le fait que la BSW soit désormais aux affaires devrait également être lié au soutien de ses propres partisans. Selon une enquête menée par ARD-Deutschlandtrends peu avant les élections régionales en Saxe et en Thuringe, 99 % des partisans de la BSW au niveau national étaient favorables à une participation à un gouvernement régional. Dans le même temps, Wagenknecht s’est privée de sa propre position de négociation lorsque, le soir des élections, elle a elle-même et sans nécessité écarté la possibilité de tolérer un gouvernement minoritaire en déclarant à la télévision que les Länder est-allemands avaient besoin d’un gouvernement stable.

Le double rôle de la BSW, à la fois parti de gouvernement et alternative populiste anti-establishment crédible, recèle cependant une contradiction insoluble. La BSW hérite ainsi en quelque sorte d’une contradiction de son ancien parti mère, Die Linke, dont la résistance au feu tricolore a été freinée avant les élections par des espoirs illusoires d’un gouvernement fédéral rouge-rouge-vert” et ensuite par la force des fédérations régionales dans lesquelles Die Linke gouverne ou a gouverné avec le SPD et les Verts. Pour la BSW, la contradiction de l’establishment pourrait également être une cause de son bas niveau actuel dans les sondages. Depuis les élections régionales dans les Länder est-allemands en septembre dernier, où la BSW se situait encore à environ neuf pour cent au niveau national, les valeurs ont chuté de manière presque linéaire. L’aggravation de ce conflit interne semble peser durablement sur le parti.

Socio-économie contre choc des cultures

L’autodésignation de la BSW comme force conservatrice de gauche, souvent entendue surtout au début, repose sur l’hypothèse qu’il existe en Allemagne un déficit de représentation : un groupe de personnes plutôt conservateur sur les questions sociopolitiques, mais de gauche sur les questions socio-économiques. Cette thèse, longtemps débattue en sciences politiques, a été l’une des conditions centrales de sa fondation. Indépendamment du bien-fondé de cette hypothèse et de la question de savoir si l’ampleur réelle de cet écart de représentation correspond aux attentes des politologues, le fait de se concentrer sur les positions conservatrices en matière de politique sociétale et sur les positions sociales-démocrates (de gauche) en matière socio-économique comporte le risque d’une nouvelle contradiction.

La politique migratoire est un sujet particulièrement sensible. Au début, celle-ci jouait un rôle secondaire au sein de la BSW, mais elle est devenue une priorité à partir de l’été 2024. Outre les thèmes de la guerre en Ukraine, de l’économie et du social, la politique migratoire a été reprise activement et à plusieurs reprises, notamment par Wagenknecht. En juillet 2024, elle a durci sa rhétorique en parlant de “bombes à retardement” à propos des demandeurs d’asile gravement criminels. Sur le plan programmatique également, la BSW défend ici des positions qui sont plutôt à classer à droite : ainsi, le parti demande que les procédures d’asile se déroulent autant que possible en dehors de l’UE et que les immigrants gravement criminels soient refoulés et, si nécessaire, expulsés. Aucun droit de séjour ne doit être accordé aux ressortissants de “pays tiers” [hors UE et Suisse] et il est souligné que l’Allemagne a besoin d’un “répit” par rapport à l’immigration incontrôlée.

En se concentrant de plus en plus sur les thèmes de la politique migratoire, la BSW se place dans l’arène politique de l’AfD et reprend les champs de discours de celle-ci. Cette orientation provoque également des tensions au sein du parti. D’une part, les représentants de la BSW les plus proches des syndicats et les plus à gauche misent notamment sur la politisation des conflits, c’est-à-dire sur les conflits de classe entre le ceux d’en haut et ceux d’en bas D’autre part, il y a une tendance à lier la question sociale à la question de la migration. Wagenknecht a par exemple mis en relation les coûts mensuels des réfugiés - par exemple pour les prestations en espèces, le logement et l’infrastructure - avec la retraite d’une femme « qui a travaillé dur toute sa vie et a élevé deux enfants » [exemple classique des discours de l’extrême-droite en Europe, notamment Vox en Espagne, NdT].

Au-delà de la gauche et de la droite ?

Enfin, la cinquième contradiction réside dans l’auto-description du parti comme se positionnant au-delà des catégories de gauche et de droite, considérées comme dépassées, et le problème d’un manque de clarté sur ce que le parti représente réellement. C’est justement sur le thème de la « gauche et de la droite » que règne un désaccord considérable, même au sein du parti. Aujourd’hui, gauche signifie souvent tout et rien, y compris des choses opposées. Mais la BSW ne veut pas non plus être “socialiste”. Christian Leye, secrétaire général de la BSW, l’a qualifiée de parti de gauche au sens classique du terme dans une interview accordée à Neues Deutschland - Der Tag. Une telle classification est toutefois en contradiction avec l’auto-classification que l’ancienne députée de Die Linke au Bundestag, Sabine Zimmermann, a effectuée lors de la campagne électorale du Land de Saxe, lorsqu’elle a déclaré - en s’emmurant ainsi dans l’establishment - que l’on se situait « à droite du SPD et à gauche de la CDU ».

Cette désorientation politique se manifeste également dans l’approche contradictoire de l’AfD. Au début, la BSW se positionnait comme une “alternative sérieuse” au parti d’Alice Weidel et de Björn Höcke. Wagenknecht, en particulier, a souligné la différence entre ceux qui, au sein de l’AfD, sont considérés comme des fascistes et ceux qui, selon elle, ne sont pas d’extrême droite. En février 2024, Wagenknecht a déclaré à propos d’Alice Weidel que la coprésidente de l’AfD « ne défend pas des positions d’extrême droite, mais des positions conservatrices et économiques libérales ». Weidel tient certes des discours agressifs, mais Wagenknecht ne voit pas d’idéologie völkisch [national-populiste] chez elle.

Alors que Wagenknecht et ses compagnons de route avaient misé, dans la phase de fondation, sur le fait de ne pas s’attaquer à l’AfD, mais de se présenter comme une opposition résolue aux Verts, l’AfD semble désormais avoir été choisie comme adversaire stratégique principal de la BSW dans la phase chaude de la campagne électorale pour le Bundestag. Quoi qu’il en soit, l’AfD a également été durement attaquée lors du congrès fédéral du parti à Bonn.

Ce changement de cap pourrait s’expliquer par les résultats actuels des sondages : Alors que la BSW perd continuellement des voix depuis septembre, l’AfD enregistre des valeurs en hausse. Avec 21% actuellement, elle n’a aucun souci à se faire pour entrer au Bundestag - contrairement à la BSW qui doit craindre pour son existence.