Ruth Margalit, The New
Yorker, 14/4/2019
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Ruth Margalit est une
écrivaine israélienne qui vit à Tel Aviv après une décennie à New York. Ses écrits sont parus
entre autres dans The New Yorker, The New York Times Magazine, The New York
Review of Books, Columbia Journalism Review et Slate. Elle a fait partie de la rédaction du New
Yorker, a étudié la littérature anglaise et l'histoire à l'université de
Tel Aviv et a obtenu un master en journalisme à l'université de Columbia. @ruthmargalit
La série israélienne "Shtisel"
exploite dramatiquement les restrictions de la vie ultra-orthodoxe mais ne suggère pas que ses
personnages centraux veulent ou doivent s'en échapper. Netflix
D'aussi loin que
je me souvienne, j'ai toujours été fascinée par la communauté haredi, ou
ultra-orthodoxe, d'Israël. J'ai grandi dans un quartier de Jérusalem situé à
une courte distance en voiture de leur enclave la plus insulaire, à Mea
Shearim, et lors des déplacements qui nécessitaient de passer par cette partie
de la ville - chez le dentiste, chez le père d'un ami - j'avais l'habitude
d'observer leurs grandes familles avec envie : des groupes d'enfants courant
côte à côte dans les rues pavées, les filles portant des robes de velours qui
semblaient avoir été coupées dans un seul tissu, dans ce qui me semblait alors
être un spectacle élaboré de sororité.
Au fil des ans,
cette envie s'est transformée en quelque chose que je ne peux que qualifier de
pitié. J'ai observé non pas les enfants haredi, mais leurs sœurs plus âgées et
leurs jeunes mères harassées, souvent cachées derrière une poussette à deux
places. Sous le soleil israélien sans pitié, elles portaient des collants en
forme de treillis, des pulls en laine et des perruques lourdes. Elles avaient
l'air épuisées. Le film Kadosh, réalisé en 1999 par le réalisateur
israélien (non religieux) Amos Gitai, a semblé réaffirmer mes préjugés :
racontant l'histoire de deux sœurs haredi, l'une à qui on conseille de quitter
son mari parce qu'ils ne peuvent pas concevoir et l'autre contrainte à un
mariage sans amour, le film dépeint les femmes haredi comme des esclaves qui
aspirent à se libérer. Ayant grandi avec certaines libertés, il m'a été
impossible d'envisager la non-liberté autrement qu'avec un jugement désinvolte.
Un désir de validation s'insinue également. Plus le monde dépeint est étrange,
plus il est étouffant, plus les contours du nôtre n’irritent plus.
Un besoin de
voyeurisme prend le dessus lorsqu'il s'agit de sociétés isolées et
autosuffisantes. Nous prétendons vouloir découvrir des modes de vie parallèles
alors qu'en réalité, notre désir le plus fort est de découvrir à quel point ils
sont différents des nôtres. En 2007, comme de nombreux Israéliens, j'étais
scotchée devant une série télévisée à succès, “A Touch Away”, sur une
adolescente ultra-orthodoxe de la ville haredi de Bnei Brak qui tombe amoureuse
d'un émigré russe laïc. Je pensais avoir un aperçu authentique de la façon dont
“ils” - les Haredim - vivaient, mais ce que je regardais en réalité, je l'ai
compris depuis, c'était un feuilleton relevé dont le message implicite était
que l'amour romantique ne peut être atteint qu'en surmontant les restrictions
religieuses.
Je n'avais pas
réalisé à quel point la superficialité et les conjectures avaient influencé ma
vision de toute une communauté. Jusqu'à ce que je regarde “Shtisel”, une
série israélienne diffusée actuellement sur Netflix, qui raconte l'histoire de
quatre générations d'une famille ultra-orthodoxe vivant à Jérusalem. La série,
qui a été créée par deux hommes ayant une connaissance intime de la communauté
haredi, exploite dramatiquement les restrictions de la vie ultra-orthodoxe mais ne suggère pas
que ses personnages centraux veulent ou doivent s'en échapper. Il ne s'agit
pas, comme la plupart des autres représentations des Haredim, du désir de sortir
des confins de leur société, mais plutôt des peines et des joies ordinaires de
la vie en son sein. Comme me l'a dit l'un des créateurs de la série, Yehonatan
Indursky, « cette perspective selon laquelle les Haredim vivent dans une
sorte de ghetto et n'attendent que le jour où ils pourront s'en échapper -
c'est un fantasme pour passer le temps de personnes laïques ».
La série, qui a
été diffusée pour la première fois en Israël sur la chaîne de diffusion par
satellite Yes, en 2013, nous présente la famille Shtisel exactement un an après
le décès de la matriarche de la famille. Le fils, Akiva, est un alter
[vieux, en yiddish, NdT] rêveur, ou “célibataire vieillissant”, de
vingt-quatre ans, qui dessine en secret. Il accepte un poste de professeur
remplaçant dans l'école où enseigne son père et tombe amoureux d'Elisheva, la
mère d'un de ses élèves, veuve et plus âgée que lui.
Shulem, par John
Blenkinsopp
Shulem, le père, est un homme de confort qui
semble toujours être en train de manger. Au début de la série, il transfère sa
mère dans une maison de retraite où, pour la première fois de sa vie, elle
possède une télévision. La plus ennuyeuse des émissions de télé-réalité
devient, dans son récit, une prouesse talmudique : « Il y a un tribunal
d'érudits qui leur apprend à chanter ! », dit-elle à Shulem, le souffle
coupé. Giti, la sœur d'Akiva, est mariée à un boucher casher qui se fait la
malle en Argentine, la laissant seule pour s'occuper de leurs cinq enfants. La
fille aînée du couple est Ruchami, une adolescente bibliophile magnifiquement portraiturée
(Shira Haas) qui, le soir, lit à ses frères ce qu'elle appelle “Hannah Karenina”.
“Shtisel”
est généreux, léger et nostalgique, même si les origines de cette nostalgie
restent floues. Il est également un peu vieux jeu, non seulement en raison de
son sujet mais aussi de sa structure situationnelle. Des choses arrivent et
cessent d'arriver aux personnages dans un même épisode : une maladie, un vol.
C'est un drame déguisé en sitcom. Le centre de gravité de la série est la
relation père-fils entre Shulem et Akiva, que l'on voit généralement assis
autour de leur table de cuisine exiguë, avec sa toile cirée, mangeant des
légumes coupés en tranches en manches de chemise et en châle de prière. Dans
l'un de ces épisodes, ils discutent de l'amour non réciproque d'Akiva pour
Elisheva. Shulem l'appelle “la veuve Rothstein” et “celle de la banque” (Elle
travaille comme caissière). Akiva a annulé des fiançailles arrangées avec une
autre femme, et Shulem s'inquiète que cela ait rendu son fils “de second choix”.
Pourtant, c'est parce qu'il soupçonne qu'Akiva a peut-être déjà ruiné ses
perspectives de mariage que Shulem est maintenant favorable à la quête
d'Elisheva par son fils. Qu'est-ce qu'il y a à perdre ?, pense Shulem. Il est
pratique, pas sentimental. Il conseille à son fils d'être stable et confiant, “comme
le soleil”, et de forcer Elisheva à “retourner” vers lui. Mais Akiva le réprimande
: « Les temps changent, Aba.» (« Le Juif reste le même, et le soleil
aussi », rétorque Shulem).
Elisheva (Ayelet Zurer)
Giti (Neta Riskin)
Rushami (Shira Haas)
Ce qu'Akiva pense
changer n'est jamais clair. Ce ne doit pas être grand-chose, étant donné que la
série donne au mariage entre cousins et aux fiançailles entre deux jeunes de
seize ans un aspect quotidien, voire romantique. Et pourtant, pendant douze
épisodes par saison, vos habitudes sont imprégnées de celles de l'écran. Vous
vous retrouvez à applaudir la consanguinité, à mazal-tov-er les adolescents. “Shtisel”
jette ce genre de sort. C'est en grande partie grâce à l'absence de jugement de
ses créateurs et au résultat de plusieurs performances puissantes et discrètes,
notamment celles d'Ayelet Zurer, dans le rôle d'Elisheva, et de Neta Riskin,
dans celui de Giti - deux femmes fougueuses et intelligentes que la vie a
laissé tomber. “Shtisel” est peut-être alimenté par Akiva et Shulem,
mais ce sont les femmes qui font monter la température. « Tu ne me vois
pas vraiment », dit Elisheva à Akiva à un moment donné. « Je n'ai pas
l'énergie pour recommencer. » « Recommencer quoi ? »
demande-t-il. « Tout », dit-elle. « Je n'ai pas l'énergie pour
l'amour, un mariage, une maison, des meubles, plus de famille, plus d'enfants,
plus de vie ».
En plissant un peu
les yeux, Elisheva pourrait être un personnage de Jane Austen, une Anne Elliot
ou une Elinor Dashwood. C'est l'un des plaisirs de la série, et cela nous
rappelle pourquoi les intrigues de mariage contemporaines sont difficiles à
réaliser : les enjeux ne semblent jamais vraiment élevés lorsque tout ce que
vous avez à faire est de glisser vers la droite. Dans leur quartier haredi de
Geula, cependant, les regards comptent, tout comme le risque de déraper dans
l'ordre social et d'échapper à un mariage digne de ce nom.