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06/03/2024

MICHAEL LESHER
La larme du rabbin

Michael Lesher, off-Guardian, 29/2/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

 Jusqu’à très récemment, je pensais ne plus pouvoir être choqué par les nouvelles concernant la sauvagerie d’Israël à l’encontre de la population piégée de Gaza - ou par le soutien sans faille de ma communauté juive orthodoxe à chacune de ces atrocités.

J’avais vu les corps déchiquetés d’enfants palestiniens.

J’avais vu les restes bombardés des derniers hôpitaux de Gaza en état de marche et les patients qui avaient été tués à l’intérieur.

J’avais vu des Gazaouis sans défense assassinés de sang-froid par des tireurs d’élite israéliens alors qu’ils tentaient de récupérer un peu d’eau potable.

J’avais lu des articles sur des médecins contraints d’amputer des membres sans anesthésie, sur des mères incapables de sauver leurs petits des bombes ou de la maladie, et sur des juifs israéliens « religieux » qui bloquaient délibérément les camions tentant d’acheminer un filet de fournitures vitales à Gaza et qui dansaient littéralement dans la rue lorsqu’ils réussissaient à le faire.

Mais ensuite, j’ai vu quelque chose qui m’a ébranlé encore plus profondément que tout cela.


 J’ai vu un rabbin essuyer une larme.

Ce rabbin appartenait à un groupe religieux résolument antisioniste, Neturei Karta, et il parlait à un intervieweur des crimes israéliens et de la manière dont tout juif authentiquement religieux devait les rejeter. Rien de surprenant à cela. Mais pendant qu’il parlait, l’interviewer a partagé avec lui une vidéo d’un récent carnage dans lequel des enfants palestiniens blessés appelaient en vain leurs parents assassinés. Et - oui - tout en regardant cette scène horrible, le rabbin a tamponné une larme avec les jointures d’une main.

C’était un geste parfaitement naturel. Et pourtant, il m’a choqué - et au début, je n’arrivais pas à comprendre pourquoi.

Puis j’ai compris ce qui m’avait tant troublé dans cette larme : malgré toutes les horreurs de la campagne génocidaire d’Israël à Gaza, qui dure maintenant depuis près de cinq mois, c’était la première fois que je voyais un rabbin orthodoxe - ou, d’ailleurs, l’un de mes coreligionnaires juifs orthodoxes - montrer le moindre signe d’émotion face aux souffrances infligées aux Palestiniens par ce qu’on appelle l’État juif.

Oh, ils peuvent se passionner pour des choses qui n’ont probablement jamais eu lieu : bébés israéliens décapités, femmes israéliennes victimes de viols collectifs. Mais face aux preuves indéniables de crimes réels commis contre des femmes et des bébés, tous les rabbins orthodoxes qui se sont exprimés publiquement sur le sujet se sont instantanément mis en mode apologie.

C’est la faute du Hamas qui a riposté. Les victimes des vidéos exagéraient probablement leurs blessures. La guerre, c’est la guerre. Et de toute façon, ce ne sont que des Palestiniens, où est le problème ? Malgré toute l’émotion qu’ils ont manifestée face aux tragédies humaines de Gaza, les rabbins n’étaient peut-être que des machines à calculer.

Et ce, quand ils ne célébraient pas activement le massacre.

Noach Isaac Oelbaum, un éminent rabbin new-yorkais, s’est récemment exclamé devant un large public de juifs orthodoxes : « Les mots de la Torah sont nos armes [contre Gaza]. Chaque [page du Talmud que nous étudions] est un missile ; chaque [commentaire de] Tosfos [commentaires médiévaux du Talmud, NdT] est une roquette ; et chaque [chapitre de Psaumes que nous récitons] est une bombe ».

Aucun antisémite n’a jamais calomnié la Torah de manière aussi succincte, mais le rabbin Oelbaum n’était pas le seul à associer le judaïsme à des crimes contre l’humanité : le grand rabbin du Royaume-Uni, Ephraim Mirvis, a tenu à appeler à l’extermination en déclarant que « le Hamas [lire : Gaza] ne peut pas être autorisé à continuer à continuer d’exister », tandis qu’en Israël, la déclaration publique du rabbin Meir Mazuz selon laquelle les habitants de Gaza sont des « animaux » qui méritent de mourir de faim était si typique de l’attitude des juifs orthodoxes qu’elle a été à peine remarquée par la presse.

14/09/2022

RUTH MARGALIT
“Shtisel”, la série Netflix qui plonge dans la communauté ultra-orthodoxe juive de Jérusalem

 Ruth Margalit, The New Yorker, 14/4/2019
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Ruth Margalit est une écrivaine israélienne qui vit à Tel Aviv après une décennie à New York. Ses écrits sont parus entre autres dans The New Yorker, The New York Times Magazine, The New York Review of Books, Columbia Journalism Review et Slate. Elle a fait partie de la rédaction du New Yorker, a étudié la littérature anglaise et l'histoire à l'université de Tel Aviv et a obtenu un master en journalisme à l'université de Columbia. @ruthmargalit

La série israélienne "Shtisel" exploite dramatiquement les restrictions de la vie ultra-orthodoxe mais ne suggère pas que ses personnages centraux veulent ou doivent s'en échapper. Netflix

D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours été fascinée par la communauté haredi, ou ultra-orthodoxe, d'Israël. J'ai grandi dans un quartier de Jérusalem situé à une courte distance en voiture de leur enclave la plus insulaire, à Mea Shearim, et lors des déplacements qui nécessitaient de passer par cette partie de la ville - chez le dentiste, chez le père d'un ami - j'avais l'habitude d'observer leurs grandes familles avec envie : des groupes d'enfants courant côte à côte dans les rues pavées, les filles portant des robes de velours qui semblaient avoir été coupées dans un seul tissu, dans ce qui me semblait alors être un spectacle élaboré de sororité.

Au fil des ans, cette envie s'est transformée en quelque chose que je ne peux que qualifier de pitié. J'ai observé non pas les enfants haredi, mais leurs sœurs plus âgées et leurs jeunes mères harassées, souvent cachées derrière une poussette à deux places. Sous le soleil israélien sans pitié, elles portaient des collants en forme de treillis, des pulls en laine et des perruques lourdes. Elles avaient l'air épuisées. Le film Kadosh, réalisé en 1999 par le réalisateur israélien (non religieux) Amos Gitai, a semblé réaffirmer mes préjugés : racontant l'histoire de deux sœurs haredi, l'une à qui on conseille de quitter son mari parce qu'ils ne peuvent pas concevoir et l'autre contrainte à un mariage sans amour, le film dépeint les femmes haredi comme des esclaves qui aspirent à se libérer. Ayant grandi avec certaines libertés, il m'a été impossible d'envisager la non-liberté autrement qu'avec un jugement désinvolte. Un désir de validation s'insinue également. Plus le monde dépeint est étrange, plus il est étouffant, plus les contours du nôtre n’irritent plus.

Un besoin de voyeurisme prend le dessus lorsqu'il s'agit de sociétés isolées et autosuffisantes. Nous prétendons vouloir découvrir des modes de vie parallèles alors qu'en réalité, notre désir le plus fort est de découvrir à quel point ils sont différents des nôtres. En 2007, comme de nombreux Israéliens, j'étais scotchée devant une série télévisée à succès, “A Touch Away”, sur une adolescente ultra-orthodoxe de la ville haredi de Bnei Brak qui tombe amoureuse d'un émigré russe laïc. Je pensais avoir un aperçu authentique de la façon dont “ils” - les Haredim - vivaient, mais ce que je regardais en réalité, je l'ai compris depuis, c'était un feuilleton relevé dont le message implicite était que l'amour romantique ne peut être atteint qu'en surmontant les restrictions religieuses.

Je n'avais pas réalisé à quel point la superficialité et les conjectures avaient influencé ma vision de toute une communauté. Jusqu'à ce que je regarde “Shtisel”, une série israélienne diffusée actuellement sur Netflix, qui raconte l'histoire de quatre générations d'une famille ultra-orthodoxe vivant à Jérusalem. La série, qui a été créée par deux hommes ayant une connaissance intime de la communauté haredi, exploite dramatiquement les restrictions de la vie ultra-orthodoxe mais ne suggère pas que ses personnages centraux veulent ou doivent s'en échapper. Il ne s'agit pas, comme la plupart des autres représentations des Haredim, du désir de sortir des confins de leur société, mais plutôt des peines et des joies ordinaires de la vie en son sein. Comme me l'a dit l'un des créateurs de la série, Yehonatan Indursky, « cette perspective selon laquelle les Haredim vivent dans une sorte de ghetto et n'attendent que le jour où ils pourront s'en échapper - c'est un fantasme pour passer le temps de personnes laïques ».

La série, qui a été diffusée pour la première fois en Israël sur la chaîne de diffusion par satellite Yes, en 2013, nous présente la famille Shtisel exactement un an après le décès de la matriarche de la famille. Le fils, Akiva, est un alter [vieux, en yiddish, NdT] rêveur, ou “célibataire vieillissant”, de vingt-quatre ans, qui dessine en secret. Il accepte un poste de professeur remplaçant dans l'école où enseigne son père et tombe amoureux d'Elisheva, la mère d'un de ses élèves, veuve et plus âgée que lui.

Shulem, par John Blenkinsopp

 Shulem, le père, est un homme de confort qui semble toujours être en train de manger. Au début de la série, il transfère sa mère dans une maison de retraite où, pour la première fois de sa vie, elle possède une télévision. La plus ennuyeuse des émissions de télé-réalité devient, dans son récit, une prouesse talmudique : « Il y a un tribunal d'érudits qui leur apprend à chanter ! », dit-elle à Shulem, le souffle coupé. Giti, la sœur d'Akiva, est mariée à un boucher casher qui se fait la malle en Argentine, la laissant seule pour s'occuper de leurs cinq enfants. La fille aînée du couple est Ruchami, une adolescente bibliophile magnifiquement portraiturée (Shira Haas) qui, le soir, lit à ses frères ce qu'elle appelle “Hannah Karenina”.

Shtisel” est généreux, léger et nostalgique, même si les origines de cette nostalgie restent floues. Il est également un peu vieux jeu, non seulement en raison de son sujet mais aussi de sa structure situationnelle. Des choses arrivent et cessent d'arriver aux personnages dans un même épisode : une maladie, un vol. C'est un drame déguisé en sitcom. Le centre de gravité de la série est la relation père-fils entre Shulem et Akiva, que l'on voit généralement assis autour de leur table de cuisine exiguë, avec sa toile cirée, mangeant des légumes coupés en tranches en manches de chemise et en châle de prière. Dans l'un de ces épisodes, ils discutent de l'amour non réciproque d'Akiva pour Elisheva. Shulem l'appelle “la veuve Rothstein” et “celle de la banque” (Elle travaille comme caissière). Akiva a annulé des fiançailles arrangées avec une autre femme, et Shulem s'inquiète que cela ait rendu son fils “de second choix”. Pourtant, c'est parce qu'il soupçonne qu'Akiva a peut-être déjà ruiné ses perspectives de mariage que Shulem est maintenant favorable à la quête d'Elisheva par son fils. Qu'est-ce qu'il y a à perdre ?, pense Shulem. Il est pratique, pas sentimental. Il conseille à son fils d'être stable et confiant, “comme le soleil”, et de forcer Elisheva à “retourner” vers lui. Mais Akiva le réprimande : « Les temps changent, Aba.» (« Le Juif reste le même, et le soleil aussi », rétorque Shulem).

Elisheva (Ayelet Zurer)

Giti (Neta Riskin)
Rushami (Shira Haas)

Ce qu'Akiva pense changer n'est jamais clair. Ce ne doit pas être grand-chose, étant donné que la série donne au mariage entre cousins et aux fiançailles entre deux jeunes de seize ans un aspect quotidien, voire romantique. Et pourtant, pendant douze épisodes par saison, vos habitudes sont imprégnées de celles de l'écran. Vous vous retrouvez à applaudir la consanguinité, à mazal-tov-er les adolescents. “Shtisel” jette ce genre de sort. C'est en grande partie grâce à l'absence de jugement de ses créateurs et au résultat de plusieurs performances puissantes et discrètes, notamment celles d'Ayelet Zurer, dans le rôle d'Elisheva, et de Neta Riskin, dans celui de Giti - deux femmes fougueuses et intelligentes que la vie a laissé tomber. “Shtisel” est peut-être alimenté par Akiva et Shulem, mais ce sont les femmes qui font monter la température. « Tu ne me vois pas vraiment », dit Elisheva à Akiva à un moment donné. « Je n'ai pas l'énergie pour recommencer. » « Recommencer quoi ? » demande-t-il. « Tout », dit-elle. « Je n'ai pas l'énergie pour l'amour, un mariage, une maison, des meubles, plus de famille, plus d'enfants, plus de vie ».

En plissant un peu les yeux, Elisheva pourrait être un personnage de Jane Austen, une Anne Elliot ou une Elinor Dashwood. C'est l'un des plaisirs de la série, et cela nous rappelle pourquoi les intrigues de mariage contemporaines sont difficiles à réaliser : les enjeux ne semblent jamais vraiment élevés lorsque tout ce que vous avez à faire est de glisser vers la droite. Dans leur quartier haredi de Geula, cependant, les regards comptent, tout comme le risque de déraper dans l'ordre social et d'échapper à un mariage digne de ce nom.