Annamaria Rivera, Comune-Info,
21/12/2022
Traduit
par Fausto Giudice, Tlaxcala
Si, au milieu des années 1970, on m’avait posé la question « Quelle
identité politique pour le mouvement féministe ? », j’aurais été étonnée.
Je vais essayer d’expliquer brièvement pourquoi. Ce que l’on appelle la « deuxième
vague » du féminisme s’est répandue en Italie à partir de 1968 et surtout
dans les années 70, lorsque l’on a commencé à s’intéresser, entre autres, à des
thèmes plutôt nouveaux, comme par exemple tout ce qui concerne le corps et la
sexualité. En substance, on aspire à une société qui souligne de manière
dialectique les particularités des femmes, mais qui garantit en même temps l’égalité
des droits.
« Meloni, va-t-en » : manifestation de Non Una Di Meno,
Rome, 26 novembre 2022
La renaissance du féminisme sous la forme d’un mouvement
de masse (en gros entre 1975 et 1976) a été favorisée par le fait que
beaucoup d’entre nous venaient de l’expérience de 1968 et du militantisme dans
les groupes de la Nouvelle Gauche. Cependant, cette dernière n’a pas
toujours réussi à échapper à l’idéologie et au dogmatisme, sans compter que
certaines femmes (certainement pas moi et les autres membres du collectif “Donne in lotta”) ont été reléguées
au rôle d’“anges de la ronéo”, comme on disait sarcastiquement à l’époque. Ce n’est
pas par hasard que l’un des slogans féministes les plus criés deviendra : « Camarades
dans la lutte, fascistes dans la vie/ cette ambiguïté, mettons-y fin ».
Néanmoins, pour donner l’exemple des Pouilles, où j’ai
vécu, au milieu des années 70, des collectifs féministes ont vu le jour dans tous
les chefs-lieux et dans de nombreuses municipalités, même petites (à Bari, nous
avons fondé le collectif “Femmes en lutte” mentionné plus haut), qui formeront
plus tard une coordination régionale.
À l’exception du groupe politique régional dans lequel
je militais et de quelques autres, les questions féministes ont d’abord été peu
acceptées par la gauche historique et même par une partie de la nouvelle
gauche. L’une des raisons théorico-politiques était le fait que la lecture du
marxisme dans une clé tendanciellement économiste conduisait à considérer le thème
de la libération des femmes comme non pertinent ou secondaire. Mais il y avait
des motifs bien plus abjects : ceux qui ont poussé la partie masculine de
certains groupes “extra-parlementaires” à mobiliser même leurs services d’ordre
contre certaines manifestations féministes.
Plus tard, notre coordination fera partie d’un réseau
national de collectifs similaires. Ce qui l’a distinguée, c’est la rupture avec
l’émancipationnisme et la prise de distance avec la “pensée de la différence”,
mais aussi l’aspiration à articuler dialectiquement le féminisme avec le
marxisme. Et ce, à l’instar des féministes matérialistes, telles que les
sociologues françaises Colette Guillaumin et Christine Delphy, ainsi que l’anthropologue
italienne Paola Tabet, qui s’inspirent à leur tour de Simone de Beauvoir,
laquelle avait opéré une refondation théorique décisive du féminisme, en
adoptant une perspective philosophique à la fois matérialiste et existentialiste.
Pour elles, comme pour nous, il était clair que la
dimension de la condition de classe ne pouvait être négligée : un
facteur fondamental de discrimination et d’inégalité, même de type sexiste et
raciste. D’une part, notre réseau de collectifs a pu faire un travail politique
systématique même parmi les travailleuses, les vendeuses, etc. En bref, nous
pensions que, en tant que féministes, on ne pouvait être que résolument et de
manière cohérente de gauche, malgré les défauts de la gauche organisée, y
compris d’une partie de ce qu’on appelait alors la nouvelle gauche.
Au cours de ces années, il y a eu une succession de
gouvernements dirigés par des chrétiens-démocrates, certains avec le soutien
extérieur du PCI. Néanmoins, en 1974, nous avons gagné le référendum sur le
divorce, de sorte que la loi Fortuna-Baslini (du 1er décembre 1970,
n° 898), qui l’avait institué, est restée en vigueur. En 1975, la réforme du
droit de la famille est adoptée, qui établit l’égalité, du moins formellement,
entre les époux, mais aussi la loi créant les centres de planning familial.
Plus tard, en 1978, nous obtiendrons la loi 194, sur l’interruption volontaire
de grossesse.
Et tout cela, c’est aussi grâce à nos luttes et à
notre “travail politique” ; grâce au fait que nous étions résolument de
gauche et que nous savions choisir les bonnes alliances au bon moment : par
exemple, dans le cas du référendum sur le divorce, nous nous sommes rangées du
côté du Parti radical et du Parti socialiste, tandis que le PCI était orienté
vers des négociations avec la DC.
Il faut dire qu’à cette époque, malgré tout, l’un des
mécanismes fondamentaux de la démocratie a fonctionné : le cercle vertueux
entre les revendications, les luttes sociales et l’obtention d’une partie au
moins de ce qui était revendiqué. Il
faut ajouter que l’un des grands mérites du féminisme des années 70 résidait
dans le travail rigoureux et constant de démasquage et de dénonciation du neutre-masculin-universel.
En passant, et à propos d’être résolument et
constamment de gauche, il faut dire que, aussi appréciable soit-il, tout ce que
j’ai écrit jusqu’à présent n’est pas comparable à l’extraordinaire et courageux
soulèvement qui a éclaté en Iran immédiatement après le meurtre de la jeune
femme kurde Masha Amini, tuée après avoir été arrêtée par la police parce qu’elle
portait mal son foulard. Le soulèvement iranien est une insurrection qui, bien
que voulue et dirigée par des femmes, principalement jeunes, a aussi
admirablement réussi à impliquer un certain nombre d’activistes masculins. Ces
derniers, à leur tour, sont bien conscients que le combat pour les droits des
femmes est aussi un combat pour leur propre liberté et donc contre la
légitimité politique de la sinistre République islamique, caractérisée, entre
autres, par une authentique fureur misogyne. Il s’agit également d’un
soulèvement de masse qui, bien qu’il ait coûté jusqu’à présent des centaines de
morts, des milliers d’arrestations, des dizaines de condamnations à mort et
même d’horribles pendaisons, résiste avec une ténacité et un courage décidément
admirables, sous le slogan « Femme, Vie, Liberté ».
Et à propos de l’importance du “travail politique” et
des soulèvements de masse : je pense que si aujourd’hui, le liguisme et les
autres formations de droite, même extrêmes, sévissent dans les classes
subalternes et dans les quartiers populaires, c’est aussi parce que la gauche
les a abandonnés. J’ai trouvé des analogies troublantes avec ce que Hannah
Arendt a écrit dans Les origines du totalitarisme (1948), en se référant
notamment aux années précédant le nazisme. Arendt a parlé d’un processus de
dissolution des classes en faveur de la plèbe, qui, en raison principalement,
mais pas seulement, de la crise économique, avait été formée par les déclassé·es
des couches sociales les plus variées.
À cet égard, même si nous nous limitons au contexte
romain, nous pourrions dresser une longue liste d’épisodes graves de racisme et
de sexisme, même violents, qui se sont produits au cours des décennies :
favorisés, certes, par des politiques de logement, d’urbanisme et, plus
généralement, sociales irréfléchies, mais également fomentés avec art par des
entrepreneurs politiques du racisme, en particulier par des formations d’extrême
droite. Habituellement, ce type de violence raciste est rangé sous la formule,
aussi trompeuse qu’abusive (même à gauche), de “guerre entre pauvres”, comme je
l’ai écrit à plusieurs reprises.
Ainsi, aujourd’hui, à l’heure du gouvernement le plus
à droite de l’histoire de la République, en substance un gouvernement
clérical-fasciste, comme on aurait dit autrefois, paradoxalement dirigé par une
femme, il serait encore plus important de nous définir de manière cohérente
comme étant de gauche, en cherchant à transcender ce qu’est la vraie gauche
aujourd’hui, sa quasi-inexistence et ses erreurs, afin de contribuer à sa
renaissance et à sa refondation pour lesquelles notre contenu féministe
spécifique est fondamental. D’autant plus que nous sommes aujourd’hui au bord
du gouffre : le racisme, le sexisme et l’homophobie sont des éléments
structurels de la politique et de la propagande du gouvernement actuel. Une
propagande bien pensée et bien payée qui est devenue aujourd’hui, comme dans
les régimes totalitaires, un instrument de gouvernement et, en même temps, de
manipulation des masses tendant à devenir des plébéiens, comme on l’a dit : les
deux dimensions deviennent de plus en plus interchangeables, voire coïncident,
ainsi que la violation constante du principe démocratique de la séparation des
pouvoirs.
Que l’on pense au liguiste Matteo Salvini,
actuellement ministre des Infrastructures et des transports, en réalité un
autocrate, pourrait-on dire, qui ne fait rien d’autre qu’édicter des règles et
des lois purement racistes, qui, renouant avec des traditions néfastes, lance
ses proclamations scabreuses depuis les terrasses des lieux institutionnels. En
bref, c’est quelqu’un qui a déjà franchi le seuil du tournant autoritaire pour
se rapprocher dangereusement du tournant nazi-fasciste.
Il convient de rappeler que ce qui caractérise ce
gouvernement, c’est non seulement le racisme le plus explicite, mais aussi l’homophobie
et le sexisme. Lorenzo Fontana, actuel président de la Chambre des députés, en
est un bon exemple : catholique fondamentaliste, anti-avortement, partisan de
la famille “naturelle”, hostile aux droits des personnes lgbtqx, mais aussi des
femmes, considérées, par essence, comme des “incubatrices de la Patrie“.
De plus, le racisme-sexisme, parfois soutenu ou toléré
par les alliés du gouvernement, est souvent combiné avec l’affichage d’une
idéologie cléricale à l’ancienne, aussi instrumentale et fétichiste soit-elle.
Il suffit de considérer l’affichage de Salvini, parmi beaucoup d’autres, lors d’un
rassemblement à Milan le 18 mai 2019.
Quelques jours auparavant, il s’était montré avec une mitraillette à la
main ; à cette occasion, il a exhibé un chapelet depuis la scène, citant les
saints patrons de l’Europe et confiant le succès de son parti au “cœur immaculé
de Marie”. Ce genre d’étalage de bondieuseries,
destiné à capter le consentement de la plèbe (pour citer à nouveau Hannah
Arendt), s’est multiplié.
Pour revenir au féminisme, il faut dire que Non Una
di Meno [Pas Une De Moins] en particulier a le grand mérite non
seulement d’avoir dépassé le séparatisme (qui caractérisait une partie du
féminisme dans les années 70), mais aussi d’avoir intégré la question Lgbtqia+
(et les personnes en chair et en os) et d’avoir su mettre au centre la question
et la pratique de l’intersectionnalité entre spécisme, sexisme et racisme. Elle
a donc, potentiellement, la capacité d’attirer un nombre significatif de
personnes ; et donc de contribuer à la refondation d’une gauche - de base,
disons - qui dépasse ses limites traditionnelles : non seulement son
économisme, mais aussi son manque d’intérêt pour les droits des personnes
Lgbtqia+ et la condition des non-humains. En effet, je crois - comme je l’ai
écrit à plusieurs reprises - que le spécisme est à l’origine du sexisme et du
racisme. Et que c’était/est la bestialisation des animaux qui est le modèle de
la bestialisation de certaines catégories d’humains.
C’est pourquoi je déteste le slogan “Restons humains”,
qui est devenu omniprésent même dans les manifestations antiracistes, notamment
celles contre les massacres de réfugiés en Méditerranée. En réalité, l’espèce
humaine est la seule espèce d’hominidés capable de massacres, de guerres, de
génocides, de pogroms et de féminicides de masse délibérés et planifiés. Je pense que la notion d’assujettissement,
proposée par Edgar Morin (1985), est également utile pour rendre compte de l’exploitation
et de la continuité entre les dynamiques du spécisme, du sexisme, du racisme,
mais aussi du capitalisme.
Il suffit de faire quelques considérations apparemment
divergentes : 1. le racisme et la discrimination qui en découle sont
parfaitement fonctionnels à l’exploitation de la main-d’œuvre “immigrée”, qui
va jusqu’à être réduite à des conditions de quasi-esclavage ou carrément à l’esclavage
; 2. de l’aveu même d’Hitler, les camps d’extermination nazis avaient pour
modèle les fermes industrielles et les abattoirs.
Enfin, en tant qu’anthropologue que je suis,
permettez-moi de conclure par une citation savante. Dans son célèbre discours de
commémoration de Rousseau, prononcé en 1962, Claude Lévi-Strauss affirmait
que c’est par la séparation radicale de l’humanité et de l’animalité que l’homme
occidental moderne a inauguré le “cycle maudit” sur lequel s’appuiera plus tard
l’exclusion des groupes humains les uns après les autres de la sphère de l’humanité
et la construction d’un humanisme réservé à des minorités de plus en plus
restreintes.