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25/01/2025

ROSA LLORENS
Arsenic, vieilles dentelles et canal de Panama

Rosa Llorens, 25/1/2025

Arsenic et vieilles dentelles (1944), de Frank Capra, est un chef d’œuvre du cinéma comique. C’est une farce macabre et désopilante à la mode Halloween, avec un Cary Grant déchaîné en meneur de revue. Mais le film rejoint aujourd’hui l’actualité brûlante, grâce à un personnage qui se prend pour le Président Théodore Roosevelt, promoteur du canal de Panama, et qu’on pourrait présenter comme l’inspirateur de Trump.

Le film est situé dans un contexte historique précis. Il nous introduit d’abord dans une ambiance hollandaise, loin du présent : la maison des deux gentilles empoisonneuses se trouve près d’un cimetière ouvert en 1654, avec des stèles portant des noms néerlandais (New York s’est d’abord appelée la Nouvelle Amsterdam et n’a été conquise par les Anglais qu’en 1664). Mais on va bientôt revenir à un passé plus proche, avec le personnage de Teddy, le frère des deux vieilles dames, qui nous offre un condensé de l’œuvre militaire et impérialiste des deux mandats (1901-1909) de Théodore Roosevelt.

En fait, il y a un rapport étroit entre la localisation (le cimetière hollandais du vieux Brooklyn) et le personnage de Th. Roosevelt : celui-ci est issu d‘ancêtres huguenots et hollandais, arrivés en Nouvelle Angleterre peu après le Mayflower [les Brewster du film sont, eux, des descendants des colons descendus du Mayflower]; il fait partie d’une grande famille patricienne, d’où vient aussi Franklin Roosevelt, son cousin éloigné, qui épousera sa nièce, Eleanor. (À eux deux, les Roosevelt totalisent 20 ans de règne, tantôt républicain, tantôt démocrate). Peut-on voir dans Arsenic... un hommage, ou une insolence, à l’égard de celui qui, lorsque la pièce de Joseph Kesselring (1941), puis le film sortirent, entamait ou terminait son deuxième et avant-dernier mandat présidentiel ?

Ainsi donc, nous voyons d’abord Teddy apporter, pour les œuvres de la police, une caisse de vieux jouets, contenant des maquettes de bateaux : Th. Roosevelt a été secrétaire adjoint à la Marine et a développé l’US Navy, notamment par la construction de cuirassés. Puis, Teddy se livre à sa lubie la plus spectaculaire, monter l’escalier quatre à quatre, en hurlant : « Chargez ! » ; lors de la guerre contre l’Espagne pour la possession de Cuba, Th. Roosevelt a démissionné de son poste pour fonder et entraîner les Rough Riders (les rudes cavaliers), régiment de cavalerie qui a participé à la guerre et à la tête duquel il chargeait en personne (il fut promu colonel, et Teddy porte parfois son uniforme). Le nom de ce régiment est resté très populaire, et se retrouve en particulier dans des noms de clubs sportifs.


Mais ce qui relie ce personnage à l’intrigue, c’est le canal de Panama : chaque fois que les deux charmantes meurtrières font une victime, elles déclarent à Teddy que c’est une victime de la fièvre jaune, et Teddy l’enterre dans ce qu’il croit être le Panama, c’est-à-dire la cave de la maison ; la construction du canal (d’abord sous contrôle français, puis usaméricain) a coûté plus de 30 000 morts [38 000 selon Trump*], dues surtout aux maladies, paludisme ou fièvre jaune. Ainsi, les cadavres s’entassent, dans la cave comme au Panama.

Par contre, il manque, au palmarès de Teddy/Roosevelt, un élément essentiel : la guerre qu’il a fomentée contre la Colombie pour en détacher ce qui n’était qu’une de ses provinces ; le gouvernement colombien acceptait bien de céder en bail la zone du canal, mais voulait un droit de contrôle que les USA ne voulaient pas lui céder. Roosevelt intervint donc militairement, pour, sous prétexte d’indépendance, annexer cette zone (1903). Le Panama « indépendant » fut bien sûr soumis à un protectorat US qui ne prit fin (officiellement) qu’en 1936 (sous le deuxième Roosevelt). Les Colombiens pourraient donc bien rétorquer à Trump : le Panama, c’est à nous.

Teddy sera finalement interné dans un asile de fous de luxe, malgré la réticence de son directeur, qui compte déjà parmi ses pensionnaires sept pseudo-Théodore Roosevelt, ce qui nous rappelle qu’il est considéré comme un des plus importants présidents usaméricains (il fait partie des quatre présidents dont les visages sont sculptés sur le Mont Rushmore).

Roosevelt apparaît donc de façon ambivalente, à la fois prestigieux et burlesque - ce qui pourrait le rapprocher de Trump. Ayant ajouté au domaine d’influence US plusieurs territoires, il a appliqué avant la lettre le slogan : Make America Great. Quant aux rodomontades de Trump, elles pourraient se résumer par le slogan : « Chargez ! ».


Bronco Buster, sous le portrait du président Andrew Jackson, un ancien marchand d'esclaves, à main gauche du bureau présidentiel

Chargez contre le Panama, chargez contre le Groenland, chargez contre le Canada, chargez contre le Mexique ! (On hésite à sourire, car on trouvera peut-être bien des cadavres dans la cave). Les analogies entre les deux présidents vont même jusqu’au détail : les Rough Riders offrirent à Roosevelt un moulage de la statuette Bronco Buster, œuvre de Frederic Remington, le peintre du Far West et du mythe du cow-boy ; Trump l’a replacé dans le bureau ovale.

Trump n’innove donc pas tellement : les USA se sont toujours agrandis par la guerre et le pillage, et Th. Roosevelt est le Président qui a durci la doctrine Monroe, revendiquant pour les USA un rôle de « gendarme » en Amérique. Ce qui est nouveau, c’est qu’ils veuillent maintenant piller leurs plus proches alliés, et même des blancs protestants, et qu’ils abandonnent pour cela leur masque démocratico-woke, se contentant de lancer le cri : « Chargez ! ».

NdE
*« Et nous redonnerons au Mont McKinley le nom du grand président William McKinley, là où il devrait être et là où il appartient. Le président McKinley a rendu notre pays très riche grâce à ses tarifs douaniers et à son talent. C'était un homme d'affaires né et il a donné à Teddy Roosevelt l'argent nécessaire pour réaliser bon nombre des grandes choses qu'il a faites, y compris le canal de Panama, qui a été bêtement donné au pays du Panama après que les États-Unis - les États-Unis, je veux dire, pensez-y, ont dépensé plus d'argent que jamais pour un projet auparavant et ont perdu 38 000 vies dans la construction du canal de Panama. » [Donald Trump, discours de prise de fonction, 20/1/2025]

Lire Chantier colossal, morts, révoltes.... Voici la folle histoire du canal de Panama que Trump convoite, par Mathilde GUILBAUD, Ouest-France, 21/1/2025