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30/08/2023

Luis E. Sabini Fernández
La philosophie est-elle nécessaire ou superflue ?
L'Uruguay est-il périphérique et subalterne ou/et tout petit et autonome ?

Luis E. Sabini Fernández, Futuros Magazine, 14/8/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Le gouvernement de Luis Lacalle Pou prend des mesures pour réduire la présence de la philosophie dans l'enseignement secondaire et pour restreindre l'astronomie, en en faisant une matière “optionnelle”, diminuant ainsi la contribution qu'elle peut apporter à la compréhension du monde par les jeunes élèves.

Cette attaque ou ce mépris de la pensée abstraite se fonde souvent sur l'accent mis sur des matières utiles et concrètes telles que l'anglais, la technologie, l'économie et la finance. Pour que les élèves « tirent le meilleur parti de leur temps d'étude ».

 

Il s'agit d'un vieux débat de l'histoire uruguayenne, qui a certainement existé aux USA, en Europe et dans les pays asiatiques.

Ce “rappel à l’ordre” et un certain dédain pour les sujets abstraits ou sans rapport avec les besoins en matière d’emploi ont eu un curieux précédent sous la présidence du père de l'actuel président, Luis Alberto Lacalle Herrera (1990-1995). Et l'on peut penser que ce sont les mêmes puissances idéologiques qui veulent voir la jeune génération intégrée “comme il se doit” dans un monde de plus en plus high-tech.

Mais nous nous n’avons pas affaire à des considérations désintéressées, comme le proclament nos hommes politiques.

 
"Citoyen, le pays a besoin de Vous
et Vous, vous devez aller travailler.
Ne portez pas préjudice à votre pays,
Donnez -vous à fond et vous verrez
comme nous avancerons"
"Publicité" du 7 juillet 1973 de la junte issue du coup d'État du 27 juin

La critique d'une éducation prétendument intellectualiste ne cache pas que, par exemple, l’entreprise papetière UPM promeut une éducation instrumentale pour nos enfants et nos jeunes dans les zones proches de ses usines, afin que ses travailleurs puissent exécuter leurs tâches de manière experte, même s'ils manquent d'expérience de discernement, et que tout effort visant à générer une aptitude critique se dilue.

Le type de formation que le monde des entreprises transnationales exige est celui d'une main d'œuvre à leur service, certes au fait des évolutions technologiques, mais oublieuse de toute réflexion (le monde hyper-technologique de notre époque a déjà ses spécialistes pour cela, comme toute société de maîtres en a toujours eu).

La question posée par les programmes de l'enseignement secondaire est complexe. Parce que les projets humanistes, érudits et intellectuels qui ont caractérisé l'Uruguay libéral, celui de la plus grande partie du XXe siècle, n'ont pas contribué à former des jeunes capables de gérer leur propre avenir et celui de la société dans laquelle ils vivent, de l'intérieur, d'en bas. Parce que, en tant que société périphérique, notre développement s'est fait de l'extérieur et d'en haut.

Néanmoins, l'Uruguay a une histoire relativement riche de philosophie, du moins dans le concert de l'Amérique du Sud et centrale.

Peut-être même cela est-il dû à son origine : un territoire séparé d'un concert politique plus large, qui a été contraint pour des raisons géopolitiques (par les puissants de l'époque et par ses voisins) à être “indépendant” ou ”libre”, ce qui l’a obligé à générer, sinon sa propre histoire, du moins son propre chemin. Peut-être est-ce à cause du poids politique des premiers projets d'indépendance sur ce territoire ; le rêve confédéral d'Artigas, peut-être à cause des nouveaux apports qui sont tombés sur notre terre sans concertation mais avec férocité, et l'ont fécondée, comme, par exemple, les émigrations ou plutôt les refuges politiques des pré-communards parisiens de 1848 et peu après, ceux des communards parisiens de 1871. [1]  Cet apport a façonné l'Uruguay et en particulier la Montevideo du XIXe siècle, “la Nouvelle Troie*”, ce qui s'est traduit culturellement par un phénomène particulier : tout au long du XIXe siècle, il y a eu en Uruguay plus de livres édités en français qu'en espagnol.

C'est avec ce bagage culturel, totalement européaniste bien que ne s'inscrivant pas dans la matrice ibérique qui caractérise tant de nouveaux États dans les Amériques au sud du Rio Bravo, que l'Uruguay entre dans le XXe siècle et que, presque immédiatement, José Batlle y Ordóñez, fils du président Lorenzo Batlle, lance dans ce petit pays une modernisation particulière qui aura pour mot d'ordre une démocratisation unitaire, qu'il qualifiera d'institutionnelle.

Le fondateur d'une des dynasties politiques uruguayennes, pour une raison circonstancielle et fortuite, a réussi à placer le pays sur une voie unique. Une chose qui, compte tenu des origines de l'Uruguay, s'était avérée difficile. Le pays a été divisé, bicéphale, pendant une bonne partie du XIXe siècle - blancs et rouges, gouvernement de la défense et des douanes d'Oribe, unitaires partisans de l’union avec l’Argentine (aporteñados) et pro-Brésiliens (abrasilerados), docteurs contre caudillos - et la mort au combat d'Aparicio Saravia, chef armé de l'armée de miliciens du Parti national, a mis fin à la “Révolution de 1904” [la guerre civile qui opposa les colorados urbains et “modernes”  aux blancos, ruralistes, caudillistes et “traditionalistes”, qualifiés de “révolutionnaires” NdT].

 


Affiches batllistes pour l'enseignement gratuit, le vote des femmes et contre le nazifascisme. Les femmes uruguayens ont été les premières à exercer le droit de vote vote en Amérique latine, en 1927

Avec JByO, un processus de démocratisation et de sécularisation face à l'Église catholique s'est amorcé : divorce par la seule volonté de la femme, abolition des mauvais traitements infligés aux prisonniers, acceptation des revendications syndicales, abolition de la peine de mort, de la tauromachie, des combats de coqs et de nombreuses autres mesures similaires, le tout (ou presque) au cours de la première décennie du XXe siècle.


La droite classique - celle des latifundia, du crucifix et des affaires entre gentlemen - déborde de haine. Elle est contre le communisme qu'elle croit voir dans le batllisme.