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17/04/2023

OFER ADERET
La théorie de la race des ténèbres colportée par le premier sexologue hébraïque, Avraham Matmon
La variante sioniste de l’eugénisme

Ofer Aderet, Haaretz, 15/4/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

La théorie raciale du premier sexologue de l’Israël d’avant l’État [sic], qui préconisait de décourager certains individus “défectueux” d’avoir des enfants, a été défendue par des figures de proue du mouvement sioniste. L’idée a continué à être discutée même après l’arrivée au pouvoir des nazis.

Des mères et leurs bébés dans une clinique de Yehud, en 1950. C’est, écrit le sexologue Avraham Matmon, « précisément ceux qui se trouvent au niveau inférieur qui ont le plus d’enfants et leur transmettent leurs traits et leurs propensions ». Photos : Zoltan Kluger / GPO

En 1933, l’année où les nazis sont arrivés au pouvoir en Allemagne, une brochure de 20 pages a été publiée en Palestine mandataire sous le titre “Amélioration de la race de l’espèce humaine et sa valeur pour notre peuple”. L’auteur, le sexologue Avraham Matmon, né à Odessa et ayant grandi à Tel Aviv, était revenu quelques mois plus tôt de Berlin pour s’installer dans cette ville, où il avait créé l’Institut d’hygiène et de science sexuelle. Cet institut proposait au public des traitements pour les problèmes sexuels, des conseils en matière de contraception et d’autres informations. La brochure publiée par l’institut s’ouvre sur l’explication du Dr Matmon, qui explique pourquoi la qualité est plus importante que la quantité lorsqu’il s’agit de respecter le commandement “soyez féconds et multipliez-vous”. En d’autres termes, la conviction que la nation doit contrôler - et limiter - la reproduction.

« Pour que le peuple ne dégénère pas, il faut veiller non seulement à sa valeur quantitative mais aussi à sa qualité », écrit-il. « Une grande partie des gens qui pensent, en particulier les intellectuels, croient que la taille, l’avenir et la force de la nation dépendent de la conclusion du plus grand nombre de mariages et des naissances qui en découlent. Ils n’accordent pas beaucoup de valeur à l’essence du nouveau-né, qu’il soit faible ou fort, intelligent ou ignorant, qu’il devienne un penseur et qu’il soit utile aux autres, ou qu’il devienne un criminel et qu’il nuise à la société ».

Pour contrer cette approche, Matmon a présenté un point de vue ostensiblement scientifique, basé sur la théorie de l’hérédité. Les partisans de cette théorie, note-t-il, savent qu’ « un peuple dont beaucoup de membres souffrent de défauts transmis génétiquement finira par dégénérer ». Ses prévisions sont inquiétantes. « Il y a un grand nombre de personnes qui, d’après la structure de leurs organes, ne peuvent pas être considérées comme pleinement robustes », a-t-il averti. À titre d’exemple, il a cité « les défauts de la vue, qui sont si fréquents chez notre peuple », et a poursuivi en expliquant : « Sans aucun doute, nous avons ou avons eu une propension particulière à cet égard : Deux mille ans de vie dans l’obscurité de l’exil du ghetto y ont contribué. »

Mais ce ne sont pas seulement les lunettes portées par de nombreux juifs qui préoccupent Matmon. « Nous mentionnerons d’autres états de faiblesse, comme la faiblesse des nerfs - une propension que beaucoup acquièrent par hérédité ». Il cite de nombreux « troubles psychiques », comme il les appelle, « qui produisent... une tendance au suicide, à des états mentaux médiocres... à la mélancolie... à la psychopathie de différentes sortes combinée à la dépression, et à des individus dont l’état mental est instable ». Tous ces troubles, affirme-t-il, sont transmis par l’hérédité et provoquent la dégénérescence du peuple juif.

Les chiffres cités par Matmon parlent d’eux-mêmes. Dans les seules institutions éducatives de Tel Aviv, il dénombre « plus de 25 sourds-muets et plus de 30 enfants déficients et semi-imbéciles ». Selon les tableaux de la brochure - dont la source provient du livre La sociologie des juifs d’Arthur Ruppin (à l’époque, président de l’Agence juive) - les Juifs du monde entier souffraient davantage de défauts génétiques que les Chrétiens. En Hongrie, par exemple, le nombre de sourds, d’“aliénés” et de “déments” était plus élevé chez les Juifs que dans la population chrétienne.

Selon Matmon, la différence entre “aliénés” et “déments0148 est que les premiers sont « des personnes qui étaient saines d’esprit à l’origine et dont l’activité mentale a été perturbée au fil du temps », tandis que les déments sont « des malades mentaux de naissance ». Des données inquiétantes ont également été enregistrées en Prusse à la fin du 19e siècle, où, sur 100 000 Juifs, 492 étaient atteints de troubles mentaux, 105 étaient aveugles et 130 étaient sourds - des chiffres bien plus élevés que dans la population chrétienne.

« Une telle situation ne doit pas perdurer, car d’année en année, le nombre de personnes présentant des défauts augmente », écrit Matmon. L’une des raisons de cette situation, selon lui, est que « précisément ceux qui se trouvent à un niveau inférieur ont plus d’enfants et leur transmettent leurs traits de caractère et leurs propensions ». Expliquant l’importance de contrôler le caractère et la qualité des générations à venir, il écrit dans la brochure : « La meilleure matière... est celle qui va toujours de l’avant, qui pousse le peuple ou, plus exactement, qui tire le peuple vers l’arrière ». Il ajoute : « N’oublions pas les nombreuses dépenses que chaque culture consacre à ces individus dégénérés. »


Avraham Matmon

Après cette introduction, l’auteur pose la question cruciale. « Nous sommes donc confrontés à la question de savoir comment nous devons nous tenir sur la brèche. Devons-nous nous contenter d’organiser des foyers et des abris pour ces malheureux, ou devons-nous les laisser circuler sans aucune surveillance jusqu’à ce qu’ils disparaissent de la surface du globe ? » Ce n’est qu’à ce moment-là qu’il en vient au fait. « Nous devons prendre le destin de ces gens en main. Leur donner l’aide et l’abri nécessaires, et en même temps influencer leur reproduction et l’orienter d’une manière qui convienne à la société », écrit-il.

« Tel est le nouveau rôle de l’hygiène moderne : protéger l’humanité du flot des inférieurs et leur barrer la route de la pénétration en leur refusant la possibilité de transmettre leur infériorité aux générations futures ». La théorie scientifique sous l’égide de laquelle l’action doit être menée est, selon lui, une « nouvelle branche de l’hygiène : l’hygiène de la reproduction, c’est-à-dire l’eugénisme, ou l’amélioration de la race humaine ».

Matmon était issu d’une famille juive sioniste distinguée. Son père, Yehuda Leib Matmon Cohen, et sa mère, Fanya Matmon Cohen, faisaient partie des 66 familles fondatrices de Tel-Aviv et ont contribué à la création de l’emblématique lycée de Tel-Aviv, Gymnasia Herzliya. L’épouse du Dr Matmon, Tehila, était active dans la défense des droits des femmes et a fondé un journal féministe, "Ha’isha Bamedina" ("La femme dans l’État"), qui réclamait une représentation égale des femmes dans la société israélienne.

L’essor de l’eugénisme

Quatre-vingt-dix ans après l’arrivée au pouvoir des nazis, il est difficile, à première vue, d’imaginer comment un juif, qui allait être épargné du sort de six millions de ses coreligionnaires uniquement parce qu’il avait émigré très tôt en Palestine, a pu écrire dans cette veine - et en hébreu de surcroît. À l’époque, cependant, l’eugénisme comptait de nombreux adeptes sincères et honnêtes. Il a été conçu à la fin du XIXe siècle par le polymathe britannique Francis Galton, qui a également inventé le terme “eugénisme”, qui fait référence à l’amélioration de la qualité génétique de la race humaine par la reproduction sélective. Au début du 20e siècle, la théorie était populaire en Europe occidentale et aux USA, et certains pays autorisaient légalement la stérilisation des personnes dites “faibles d’esprit” ou “folles”, ainsi que des criminels et des autres personnes jugées “inutiles”. [En Suède, par exemple, 63 000 personnes ont été stérilisées entre 1934 et 1976 pour des raisons “eugéniques”, en particulier des Rroms et des tattare, nomades dits “de race mixte”, qu’on prenait pour des Tatars, NdT]

Dans le mouvement sioniste aussi, certains ont défendu des aspects de la théorie, notamment des personnalités publiques, des dirigeants et des médecins, qui considéraient le judaïsme comme une race à cultiver. Parmi ces partisans, on trouve le fondateur du sionisme politique, Theodor Herzl (« La race juive [en allemand, il utilisait le terme Stamm, tribu, souche, NdT] doit être améliorée immédiatement, pour faire des Juifs de bons combattants, aimant le travail et vertueux ») ; Max Nordau, cofondateur avec Herzl de l’Organisation sioniste (« Nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour élever les Juifs orientaux, qui dégénèrent, à un niveau économique, moral et spirituel plus élevé ») ; et Arthur Ruppin (« Pour préserver la pureté de notre race, les Juifs comme ceux-ci doivent s’abstenir d’avoir des enfants »). Il y avait aussi des médecins, comme le Dr Yosef Meir, qui a donné son nom à l’hôpital Meir de Kfar Sava (« N’ayez pas d’enfants si vous n’êtes pas sûrs qu’ils seront sains de corps et d’esprit »).

Les nazis ont adopté certains des principes de la méthode lorsqu’ils ont développé la théorie raciale qui a servi de base à l’anéantissement du peuple juif. Des centaines de milliers d’Allemands - non juifs - ont également payé de leur vie. Dans le cadre d’un programme d’« euthanasie », des Allemands handicapés ou souffrant de troubles mentaux, entre autres, ont été assassinés sous les auspices de la loi pour la prévention de la descendance atteinte de maladies héréditaires. Les malades et les faibles étaient considérés comme une nuisance dont les besoins interféraient avec la mise en œuvre de la vision allemande d’un peuple en bonne santé.

 

Deux pages du livre de Matmon

Des dizaines de médecins ont participé à cette opération d’assassinat de masse, qui s’est déroulée de 1939 à 1941. Elle a été interrompue suite aux protestations de l’opinion publique, mais s’est poursuivie clandestinement jusqu’à la fin de la guerre. Les enfants et adolescents handicapés physiques et mentaux étaient arrachés de force à leur famille et emmenés dans des “centres de santé” où ils étaient assassinés. Les familles recevaient des lettres les informant que leurs proches étaient morts d’une maladie. Les nazis ont ensuite mis à profit l’expérience acquise dans le cadre de ce projet lors du génocide des Juifs d’Europe.

Matmon n’a pas suggéré de tuer les personnes qu’il a désignées, mais il n’a pas mâché ses mots pour les décrire et dire comment elles devraient être “traitées”. « Si c’est le cas, que devons-nous faire maintenant ? "Comment le peuple doit-il agir pour empêcher la propagation de toutes ces personnes inférieures, qui abaisseront la nation à un niveau d’humanité très inférieur ? » Sa réponse : « Il n’y a qu’un seul moyen. Nous devons tout faire pour que ces êtres disparaissent du monde ».

Il a rappelé que dans l’ancienne Sparte, les enfants faibles et malades étaient tués « pour qu’ils ne deviennent pas un fardeau pour la population ». Cependant, ajoute-t-il, « nous ne pouvons pas nous permettre de tels moyens barbares ». De même, la castration et la stérilisation - cette dernière était pratiquée aux USA - ne sont “ni bonnes ni justes”. La stérilisation, selon lui, est appropriée pour les criminels, les prostituées “et leurs semblables”, mais « quel péché ont commis les honnêtes gens et les travailleurs tranquilles qui s’efforcent toujours de faire le bien, s’ils ont été affectés par un héritage qu’ils ont reçu de leurs parents ? Doivent-ils donc être considérés de la même manière que les criminels et les assassins ? »

D’autres, a-t-il écrit, ont suggéré d’interdire à ces personnes de se marier. « Mais là encore, la question se pose de savoir si nous sommes autorisés à prendre cette décision. Qui sommes-nous pour interdire aux gens, même s’ils sont inférieurs, de satisfaire les besoins dont ils ont été dotés par la nature ? Nous n’avons ni l’autorité ni le droit d’exiger de quiconque qu’il renonce à sa satisfaction naturelle pour notre tranquillité d’esprit et notre bien-être », écrit-il. De plus, « nous n’avons pas la capacité de modifier notre pulsion sexuelle, et il serait donc extraordinairement cruel de bloquer la pulsion sexuelle de ceux qui sont susceptibles de produire des nouveau-nés déficients ».

« Au contraire, poursuit-il, nous devons leur laisser la possibilité d’évacuer les forces qui couvent en eux, de peur qu’elles n’éclatent sans loi, sans ordre et sans régime, et n’entraînent la perdition d’une partie de l’humanité ».

Quelle était alors la solution ? Interdire aux personnes handicapées de mettre au monde une progéniture.

« Nous avons la pleine autorité et le droit moral suprême de leur interdire d’avoir une descendance, c’est-à-dire d’exiger qu’ils n’aient pas d’enfants pour répandre leurs défauts dans la société », écrit-il.

 

La liste des "tares héréditaires", selon Matmon, comprend l’homosexualité, le diabète, la dépendance à la cocaïne et la myopie extrême.

Le moyen d’y parvenir était basé sur l’éducation sexuelle telle qu’il l’enseignait dans son institut. C’est ce qu’il appelle le “contrôle des mariages”. Elle consiste à « examiner les futurs mariés pour savoir s’ils sont en bonne santé et s’ils n’ont pas de tares susceptibles d’être transmises génétiquement ; et en fonction de cela, [décider] s’ils peuvent ou non avoir des enfants ».

Il ajoute : « Il existe des moyens qui donnent aux personnes pathologiques, dont l’obligation sociale et morale est de ne pas avoir d’enfants, la possibilité de satisfaire leurs besoins sexuels sans craindre de créer une génération de misérables individus défectueux, d’idiots et d’invalides. C’est l’examen médical prénuptial, ou le contrôle des mariages, qui doit nous indiquer quelles personnes sont obligées d’utiliser ces moyens ».

Selon lui, l’objectif suprême est de nature nationale. « Améliorer la qualité de la nation et produire une génération, sinon supérieure, du moins saine de corps et d’esprit et totalement exempte de défauts ». À la fin de la brochure, Matmon ajoute une liste de “défauts héréditaires”, qui comprend la “faiblesse d’esprit”, la “maladie mentale”, le “désir passionné pour l’alcool, la cocaïne et la morphine” ; il n’omet pas les « formes perverties de désir sexuel telles que l’homosexualité et autres ». L’approche négative de Matmon à l’égard de l’homosexualité est surprenante, compte tenu du fait qu’il a été l’élève de Magnus Hirschfeld, un médecin et sexologue juif allemand [lui-même gay, NdT] considéré comme un pionnier du mouvement pour les droits des LGBTQ et qui a été contraint de s’exiler après l’arrivée au pouvoir des nazis. [Il choisit la France, où il mourut en 1935, NdT]

Résidus de la doctrine

Matmon conclut la brochure par une citation du “ministère de la santé en Prusse” - qui deviendra l’Allemagne : « Chaque personne a le devoir sacré - pour elle et pour son futur partenaire, pour sa progéniture et pour sa patrie - de déclarer à l’avance si son état de santé lui permet de fonder une famille ».

Il a continué à diffuser cette doctrine alors même que la mise en œuvre de la Solution finale était à son apogée et que ses répercussions se manifestaient dans le monde entier, y compris en Palestine. En décembre 1942, une annonce parut dans la presse quotidienne hébraïque, invitant le public à une conférence de Matmon sur « La race, l’hérédité et le but national ». Par la suite, pour des raisons évidentes, l’occupation judéo-sioniste de la théorie a été minimisée et cet épisode sombre de la vie de la nation a été relégué aux archives.

En même temps, comme le sait toute femme israélienne, juive ou non, qui tombe enceinte, les résidus de cette doctrine sont encore visibles, comme en témoignent les tests génétiques complets que propose la médecine moderne, dans le but de localiser le plus grand nombre possible de défauts et d’anomalies avant la naissance.

Matmon est entré dans le panthéon local grâce à un autre livre qu’il a publié en 1938, cinq ans après avoir exposé sa théorie de la race. Ce livre a connu un énorme succès, avec huit éditions et quelque 20 000 exemplaires. Intitulé “Sexualité humaine”, il était considéré comme « l’ABC de l’amour pour l’homme et la femme ». Matmon, qui est mort en 1974, était fier d’avoir réussi, grâce à son livre, à introduire dans la langue hébraïque moderne un mot qui est encore utilisé aujourd’hui : zikpa, qui signifie “érection”. [Ah bon, ils n’avaient pas de mot pour ça ? Ils ont piqué tellement de mots arabes qu’ils auraient pu “emprunter” intisab aussi, c'est quand même plus beau que zikpa. Ben mince alors ! NdT]

 

05/01/2022

HILO GLAZER
Nihaya Daoud : « Dans le cadre de mon programme de doctorat à Jérusalem, j'étais la seule Arabe présente. À part les femmes de ménage »
L'apartheid dans le système de santé israélien

Nihaya Daoud a l'habitude de provoquer des froncements de sourcils. C'est la réaction qu'elle a provoquée lorsqu'elle est partie à l'étranger pour faire un post-doc pendant deux ans sans ses enfants, et lorsqu'elle est devenue la première femme arabe en Israël à être nommée professeur de santé publique. Et elle n'a pas peur de sonder les blessures de sa communauté.

Daoud : « La séparation est à l'origine de la discrimination et du racisme dans tous les domaines : logement, éducation, aide sociale, transport. Il n'y a pas besoin de prendre ce modèle et de le cloner dans le système de santé ». Photo : Emil Salman

Nihaya Daoud, professeur de santé publique à l'université Ben-Gourion, a été marquée dans son enfance par la compréhension du sentiment de ses parents d'avoir manqué quelque chose : son père a dû renoncer à poursuivre des études et a travaillé toute sa vie dans le bâtiment, tandis que sa mère, excellente élève, a fini par rester au foyer.

« J'ai grandi avec l'expérience de ma mère qui voulait absolument poursuivre ses études et de mon père qui voulait faire de bonnes études, mais cela n'a marché pour aucun des deux », raconte Daoud, 55 ans. « Alors tout a été investi sur nous, les enfants. Pendant mon adolescence, ils m'ont envoyé dans tous les groupes d'enrichissement postscolaires possibles : art, nature, mathématiques. Le message était le suivant : sois exceptionnelle ».

Daoud a pris ce message à cœur et était déterminée à le mettre en pratique. Ainsi, il y a un peu plus de dix ans, lorsqu'on lui a proposé de faire un post-doc à l'université de Toronto, elle n'a pas hésité. Elle avait des enfants, dont le plus jeune était en troisième année, et sa famille était quelque peu décontenancée à l'idée qu'elle quitte la maison pour deux ans.

« Après tout, il y a un fossé entre les générations lorsqu'il s'agit de la notion de ce qu'une femme doit être et jusqu'où elle est autorisée à aller pour se réaliser », explique Mme Daoud. « C'était difficile pour ma mère que je parte seule. C'est elle qui a implanté ces ambitions en moi, mais malgré tout, elle trouvait que j’allais trop loin ».

Ce n'est pas seulement dans la famille de Daoud qu’on a froncé les sourcils. « Je me souviens qu'un de mes collègues juifs a demandé à mon partenaire : "Comment pouvez-vous la laisser partir seule comme ça ?" », dit-elle. Mais Mme Daoud, épidémiologiste sociale dont les recherches portent sur les inégalités dans les politiques de santé et la santé des femmes, n'a pas tenu compte de ces claquements de langue. L'un des articles les plus cités de son séjour à l'étranger porte sur le lien entre le faible statut économique et la violence entre partenaires intimes chez les femmes autochtones du Canada. Alors même qu'elle rédigeait des articles pour des publications prestigieuses, le séjour de Mme Daoud à l'étranger lui a permis de porter un nouveau regard sur le lieu où elle a grandi.

« Il y a une solidarité au sein de la société immigrée au Canada - les gens s'entraident. Ici, ce n'est plus le cas. Les gens sont devenus étrangers à la vie de leur communauté : Je suis là pour moi seul et c'est tout ».

Est-ce que ça a toujours été comme ça ?

« Non. La société arabe dans laquelle j'ai grandi était beaucoup plus égalitaire. Nos voisins nous apportaient de la farine et nous leur apportions du raisin. Il y avait une confiance mutuelle. Aujourd'hui, les gens ne se soucient pas de leurs voisins, personne ne regarde à droite ou à gauche. Certains conduisent une Mercedes, d'autres n'ont rien à manger. La société arabe a subi des processus d'individualisation qui sont plus aigus qu'aux USA et au Canada. Les disparités économiques sont aujourd'hui effroyables ».

L'entrée récente et historique d'un parti arabe (la Liste arabe unie, alias Ra'am) dans la coalition en Israël a également été vendue au public arabe comme une démarche permettant de maximiser les réalisations matérielles.

« Absolument. La rhétorique de Mansour Abbas [leader de la LAU] est individualiste-capitaliste et ne découle pas nécessairement d'une préoccupation pour la collectivité. C'est un discours qui sert les segments aisés de la société arabe. Israël, bien sûr, soutient ce discours. Le message est le suivant : excellez et ne vous occupez que de vous ; oubliez la nationalité, l'identité. Vous pouvez être directeur d'un service dans un hôpital et recevoir un très bon salaire, vous construire une maison qui ressemble à un château - mais autour de vous, tout est horrible : la route d'accès à la ville n'est pas goudronnée, il n'y a pas d'éclairage public, il y a des détritus partout, de la violence à chaque coin de rue. Et cela ne vous intéresse tout simplement pas. C'est incompréhensible. La politique de l'UAL peut produire quelque chose à court terme, mais elle déchire la communauté arabe de l'intérieur. Il y a des développements dangereux en cours parmi nous. Et ironiquement, la personne à l'avant-garde de tout cela est elle-même médecin, dentiste. Abbas aurait dû être la personne éduquée qui travaille avec le cœur ».

Votre critique de l'aliénation des membres les plus performants de la société arabe se concentre sur les médecins.

« Parce que c'est de là que je viens. Les hommes arabes qui sont revenus après avoir étudié la médecine à l'étranger n'ont pas traduit leurs connaissances en une amélioration des services médicaux fournis à la communauté arabe. Pour la plupart, ils choisissent des résidences qui peuvent les faire progresser personnellement - médecine interne, chirurgie - ou vont là où le système israélien les oriente. Il est assez fréquent de voir un "créneau" arabe qui change tous les cinq ans. Chaque service hospitalier a sa feuille de vigne arabe. En règle générale, les médecins arabes ont tendance à préférer les résidences en hôpital plutôt que la médecine communautaire. À mon avis, ils doivent essayer d'exercer une plus grande influence dans leur communauté ».

Daoud n'hésite pas à sonder les plaies suppurantes de sa communauté, mais son regard est aussi constamment fixé sur l'establishment israélien qui les a négligées. Ses recherches, par exemple, ont porté sur l'impact de phénomènes sociaux et politiques (démolitions de maisons, polygamie, absence d'état-civil) sur la morbidité et l'accès aux services de santé chez les Arabes israéliens. À ce titre, son travail diffère de la recherche classique dans ce domaine, explique-t-elle : « D'autres chercheurs en santé publique perçoivent des variables telles que le sexe, le niveau d'éducation ou d'emploi comme des éléments qui interfèrent avec la recherche. À ce titre, ils ont neutralisé et standardisé ces variables. Je fais le contraire. Je ne place pas les bactéries et les virus au centre - mais plutôt les systèmes sociaux et politiques ».

« Ce n'est pas le courant dominant de la recherche », souligne Daoud, notant qu' « il n'est pas facile de faire entendre ce genre de voix critique dans la constellation politique en Israël et en tant que membre d'une minorité. Elle n'a pas toujours bénéficié d'une oreille attentive. Lorsque je travaillais sur mon doctorat, il y a eu une discussion pour savoir s'il fallait se contenter dans l'hypothèse de recherche du terme "discrimination" ou opter pour 'racisme'. J'ai insisté sur le terme "racisme". Mes conseillers n'arrêtaient pas de me dire : "Nous devons vous donner une leçon sur la survie dans le milieu universitaire israélien." »