Sabrina Nelson , The McGill International Review, 9/1/2025
Original édité par Rafay Ahmed
Traduit
par Tafsut Aït Baâmrane,
Tlaxcala
Sabrina est une étudiante de quatrième année qui poursuit un diplôme en sciences politiques avec une mineure en développement international à l’Université McGill à Montréal (Québec). Elle s’intéresse aux droits humains, à la justice sociale, aux crises humanitaires et à la résolution des conflits. Elle est passionnée par les langues et en parle actuellement six.
Situées sur le continent africain et bordées par le Maroc, Ceuta et Melilla, les enclaves nord-africaines de l’Espagne, sont depuis longtemps des points chauds dans les relations hispano-marocaines, en raison de différends historiques profondément enracinés sur la souveraineté. Le Maroc considère Ceuta et Melilla comme des reliques coloniales espagnoles, affirmant ses liens historiques avec les enclaves à travers les conquêtes islamiques des VIIe et VIIIe siècles, lorsqu’elles ont été intégrées dans l’héritage culturel et historique de l’Afrique du Nord. Dans une lettre adressée à l’ONU en 2022, le Maroc a décrit les enclaves comme « une prison occupée par l’Espagne » et a nié avoir des frontières terrestres avec l’Espagne. L’Espagne, en revanche, affirme sa souveraineté de longue date, citant le contrôle de Melilla depuis 1497 et de Ceuta depuis l’existence de l’Union ibérique (1580-1640), la cession formelle de Ceuta au Portugal ayant eu lieu dans le cadre du traité de Lisbonne en 1668. L’Espagne règne désormais sur Ceuta et Melilla depuis des siècles et les deux enclaves sont actuellement reconnues internationalement comme des villes autonomes régies par le droit espagnol et le droit communautaire européen.
Au-delà du conflit de souveraineté, Ceuta et Melilla sont devenues des sources de tension récurrentes en raison du défi que représente l’immigration clandestine. La situation unique de Ceuta et Melilla sur le continent africain en fait des points d’entrée privilégiés pour les demandeurs d’asile et les migrants qui tentent d’atteindre l’Europe. Le Maroc a stratégiquement utilisé le défi de l’immigration clandestine comme un outil diplomatique, en contrôlant le flux de migrants pour faire pression sur l’Espagne afin qu’elle fasse des concessions politiques, en particulier en ce qui concerne le Sahara occidental. Ainsi, le Maroc a transformé les enclaves en puissantes monnaies d’échange géopolitiques, obligeant l’Espagne à naviguer dans un jeu d’équilibre complexe et délicat.
Carte de Ceuta et Melilla, par Anarkangel, sous licence CC BY-SA 3.0.
Le défi persistant de l’immigration clandestine
Alors que la migration illégale à Ceuta et Melilla a atteint un sommet en 2018 avec 6 800 entrées enregistrées, le problème reste d’actualité. En 2023, on estime à 1 243 le nombre d’entrées enregistrées, ce qui est considérable compte tenu de la taille des enclaves. Toutefois, ces chiffres ne tiennent compte que des migrants interceptés qui ont réussi à franchir la frontière ; l’ampleur réelle des tentatives de franchissement est bien plus importante. Par exemple, pour le seul mois d’août 2023, les autorités marocaines ont bloqué plus de 3 300 tentatives de passage vers Melilla et 11 300 vers Ceuta. La plupart des personnes qui tentent d’entrer dans les enclaves sont originaires du Maroc, d’Algérie, de Tunisie et d’Afrique subsaharienne. Leurs voyages sont principalement motivés par le désir d’une vie meilleure.
Les migrants interceptés à la frontière sont généralement renvoyés au Maroc ou dans leur pays d’origine, sauf s’ils demandent l’asile ou s’ils sont mineurs. Toutefois, la vérification de ces demandes est difficile en raison du manque de documents, et les autorités espagnoles, auxquelles les lois internationales et nationales interdisent d’expulser les mineurs non accompagnés, sont tenues de les prendre en charge. Les demandeurs d’asile sont temporairement détenus pendant que leurs demandes font l’objet d’une évaluation juridique.
L’immigration clandestine, un embrouillamini de coopération et de conflit
Depuis les années 1990, alors que l’afflux de migrants augmentait, l’Espagne et le Maroc ont coopéré étroitement en matière de migration illégale et de contrôle des frontières, signant même un accord bilatéral en 1992 pour permettre à l’Espagne de demander la réadmission de migrants provenant du Maroc. Au fil du temps, l’Espagne s’est de plus en plus appuyée sur le Maroc pour gérer des portions importantes de sa frontière, une délégation soutenue par l’UE, qui a renforcé ses relations avec le Maroc en tant qu’allié essentiel dans la gestion de l’immigration clandestine. Cette collaboration comprend un soutien financier et politique, comme le programme d’aide de 148 millions d’euros en 2018 pour améliorer la gestion des frontières du Maroc, ainsi que des projets cofinancés par l’Espagne et l’UE pour renforcer les barrières frontalières autour des enclaves.
Si la dépendance de l’Espagne à l’égard du Maroc pour la gestion de ses frontières favorise la coopération, elle a également créé une dépendance stratégique que le Maroc a de plus en plus exploitée ces dernières années. Le Maroc a utilisé la gestion de l’immigration clandestine comme un outil pour exercer une pression politique et faire avancer ses revendications territoriales, notamment en ce qui concerne le Sahara occidental. Le Sahara occidental est un territoire contesté d’Afrique du Nord-Ouest revendiqué par le Maroc et par le peuple sahraoui, qui cherche à obtenir l’autodétermination par l’intermédiaire du Front Polisario.
L’exploitation par le Maroc de la dépendance stratégique de l’Espagne est devenue évidente en avril 2021 lorsque, en réponse à la décision de l’Espagne de fournir un traitement médical au chef du Front Polisario, Brahim Ghali - un acte que le Maroc considérait comme une atteinte à ses revendications de souveraineté - le Maroc a délibérément relâché ses contrôles frontaliers, permettant à environ 8 000 migrants d’entrer à Ceuta. La crise s’est aggravée, poussant l’Espagne à déployer son armée et déclenchant une impasse diplomatique majeure entre les deux pays. Le Parlement européen est intervenu, reconnaissant que le Maroc manipulait l’immigration clandestine comme un outil de pression géopolitique. L’assouplissement délibéré des contrôles frontaliers par le Maroc met en évidence l’équilibre délicat que doit trouver l’Espagne entre la coopération avec le Maroc en matière d’immigration clandestine et la lutte contre ses manipulations politiques.
La stratégie d’apaisement de l’Espagne
Au lieu d’adopter une position ferme contre l’utilisation par le Maroc de l’immigration clandestine comme monnaie d’échange géopolitique, l’Espagne a poursuivi une stratégie d’apaisement ces dernières années, en accordant des concessions au Maroc et en évitant les actions susceptibles de le provoquer. Cette approche est devenue particulièrement évidente en 2022, lorsque l’Espagne a approuvé le plan d’autonomie du Maroc pour le Sahara occidental, soutenant ainsi la souveraineté marocaine sur le territoire et abandonnant des décennies de neutralité.
La nouvelle stratégie d’apaisement de l’Espagne a été renforcée lors d’un sommet à Rabat en 2023. Le Premier ministre espagnol Pedro Sanchez a exprimé l’intention de l’Espagne de réinitialiser et de réparer les relations avec le Maroc, en s’engageant au « respect mutuel » et à éviter les actions qui pourraient offenser « l’autre partie » ou les « sphères de souveraineté respectives » de l’une ou l’autre nation.
Cette stratégie d’apaisement a influencé le comportement politique au niveau national, le Parti socialiste ouvrier de Sanchez restant silencieux ou votant contre les résolutions critiques à l’égard du Maroc. En février 2023, le parti de Sanchez a notamment voté [aux côtés des députés du Rassemblement National français, NdlT] contre une résolution du Parlement européen exhortant le Maroc à respecter les droits humains. En poursuivant son objectif d’apaisement par-dessus tout, l’Espagne a compromis son engagement en faveur des droits humains, exposant une contradiction entre son image de défenseure ces derniers et ses actions dans ce contexte.
Les remarques de Sanchez soulignent les efforts de l’Espagne pour se positionner comme un partenaire mature et coopératif, prêt à faire des concessions sur les exigences politiques du Maroc en échange de la coopération de ce dernier sur des questions telles que la gestion de l’immigration clandestine, tout en plaidant subtilement pour une responsabilité réciproque de la part du Maroc.
En toute justice pour le Maroc, la stratégie d’apaisement de l’Espagne ne repose pas uniquement sur l’utilisation par le Maroc de la gestion de l’immigration clandestine comme monnaie d’échange. Elle reflète également l’alignement du Maroc sur les ambitions énergétiques de l’Espagne. Dans le contexte de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, les pays européens sont à la recherche de sources d’énergie alternatives, et le potentiel d’énergie renouvelable du Maroc ainsi que sa position stratégique en font un partenaire clé. L’Espagne, qui aspire à devenir une plaque tournante de l’énergie en Europe, a renforcé ses liens énergétiques avec le Maroc, continuant à rechercher l’apaisement non seulement pour faire face à l’immigration clandestine, mais aussi pour soutenir sa stratégie énergétique plus large. [en 2030, 50% de l’énergie éolienne produite par le Maroc devrait provenir du Sahara occidental occupé, NdlT]
L’utilisation par le Maroc de l’immigration clandestine comme monnaie d’échange s’est avérée efficace, en particulier dans le contexte actuel de l’UE, où la montée des mouvements d’extrême droite et le soutien croissant aux partis politiques d’extrême droite ont entraîné une évolution vers des politiques d’immigration clandestine plus dures et plus sécuritaires parmi les États membres. Dans ce contexte, le Maroc peut tirer parti de son contrôle sur les flux migratoires illégaux dans les enclaves espagnoles pour exercer une plus grande influence sur l’Espagne et d’autres États de l’UE - en l’utilisant finalement comme un outil pour faire avancer ses intérêts politiques et territoriaux.