Rebecca Ruth Gould,
The Textual Materialist, 20/11/2025
Cet essai
est d’abord paru dans The
Markaz Review en mai 2025
Traduit
par Tlaxcala
Destructions
à Beyrouth-Ouest suite à des bombardements israéliens, 1982. Photo Don McCullin
Connue à
travers le monde arabe comme une poétesse ayant façonné un style unique de
prose poétique, Nejmeh Khalil Habib est aussi critique littéraire et a publié
des études consacrées à Ghassan Kanafani, Jabra Ibrahim Jabra et d’autres
figures majeures de la littérature palestinienne. Aujourd’hui chargée de cours
à l’Université de Sydney en Australie, elle écrit exclusivement en arabe.
Habib a
également publié deux œuvres de fiction : Et les enfants souffrent [و الأبـنـاء يـضرسـون، قـصـص قـصـيـرة ] (2001) et A Spring that Did Not Blossom [Un
printemps qui n’a pas fleuri- ربـيـع لـم يـزهـ ] , paru en arabe
en 2003 et désormais traduit en anglais par Samar Habib, publié chez Simon and
Schuster. Dans les six récits interconnectés qui composent le livre, nous
sommes plongés dans l’intériorité des Palestiniens vivant à Beyrouth tandis
qu’ils naviguent entre leurs relations, leurs vies, leurs frustrations, avant
d’être finalement détruits par des bombes israéliennes.
Bien que
présenté comme un recueil de nouvelles par l’éditeur anglophone, A Spring
That Did Not Blossom pourrait tout aussi bien être classé comme un roman
non linéaire, et il est d’ailleurs décrit comme tel dans les médias arabes. (Je
m’en tiens ici aux conventions de l’édition anglaise et désigne chaque chapitre
par « histoire » ou « nouvelle ».)
Ce qui
distingue Un printemps qui n’a pas fleuri de la plupart des romans,
c’est l’absence de protagoniste unique. Les récits se déplacent rapidement à
travers les esprits d’un large éventail de personnages, certains qui ne sont
que vaguement liés, d’autres qui ne se connaissent même pas. Ainsi se déploie
sous nos yeux l’éventail complet de la société palestinienne vivant au Liban.
Les
personnages vivent dans des camps de réfugiés palestiniens tels que Bourj
el-Barajneh, Aïn el-Héloué et Chatila, ce dernier restant à jamais associé au
massacre de septembre 1982, sujet du célèbre essai de Jean Genet [Quatre heures à Chatila].
Ils trouvent parfois les moyens de quitter les camps pour s’installer dans des
immeubles de Beyrouth-Ouest. Certains combattent dans la Résistance, d’autres
tentent tant bien que mal de mener une vie paisible.
Résister au cycle de l’actualité
Le ton
intime des récits de Habib distingue son écriture de nombreuses fictions se
déroulant sur fond de guerre. Des bribes de manchettes de journaux et de
dépêches d’actualité s’insèrent dans sa prose, créant une tension entre deux
discours : le personnel et le médiatique. La violence s’inscrit profondément
dans les histoires de Habib, mais avec intimité, voire délicatesse. Elle ne se
déclenche pas dans les grands événements qui nourrissent les idéologies ; elle
surgit dans des souffrances discrètes qui mutilent, réduisent au silence et
tuent.
Des ellipses
gouvernent cet assemblage d’extraits, réunis comme les éclats d’un bâtiment
détruit.
Comme
beaucoup de sa prose, le titre Un printemps qui n’a pas fleuri est un
double sens. Il évoque bien sûr la saison, mais aussi Rabih (qui signifie «
printemps »), le jeune garçon autour duquel gravitent de nombreuses vies.
Miriam et
Awad se marient à la quarantaine dans l’espoir d’avoir un enfant. Ils y
parviennent, et Miriam met au monde leur fils unique, Rabih. Puis, à la fin de
la première histoire, tous meurent en un instant, une frappe aérienne
israélienne effaçant leur immeuble de la surface de la terre.
Les
histoires suivantes racontent la vie sous le siège israélien de Beyrouth en
1982, depuis la perspective des survivants. Parfois, ils se remémorent les
moments partagés avec ceux tués lors du bombardement. Même lorsqu’ils ne
subissent pas directement la campagne de bombes incessantes, le règne de
terreur de la guerre imprègne l’atmosphère.
Dans « Miriam », l’histoire qui ouvre le recueil, le réfugié palestinien Abou Rabih (le père de Rabih) rentre dans Beyrouth en guerre pour retrouver sa famille après un séjour dans un État du Golfe, où il travaillait pour subvenir à leurs besoins. L’invasion israélienne se profile à l’horizon, les rues sont déjà agitées par la violence de la guerre civile libanaise.
Littérature
contre histoire
Alors
qu’Abou Rabih s’approche de l’immeuble où vit sa famille, il se rassure en
pensant à la raison pour laquelle il croit qu’ils resteront en sécurité : « les
Israéliens se soucient de l’opinion publique ; il est impossible qu’ils
bombardent cet immeuble ». Beaucoup le pensaient en 1982 — tout comme beaucoup
l’ont imaginé avant le 7 octobre 2023.
Pourtant,
l’immeuble d’Akkar réel (Banayat Acre dans le texte anglais) où vivait la
famille fictive d’Abou Rabih fut entièrement détruit par Israël en 1982, dans
ce que l’on appelle désormais le massacre de l’immeuble Akkar
[250 morts et blessés, NdT]. L’atrocité fut commémorée par Mahmoud
Darwich dans son long poème en prose Une mémoire pour l’oubli
(1986), et par l’écrivain jordanien Amjad Nasser dans son journal publié du
siège de 1982. Elle fut aussi documentée dans Sous les décombres
(1983), un film de Jean Khalil Chamoun et Mai Masri. Dans le récit de Habib,
l’atrocité est rendue inoubliable, dans tous ses détails horrifiques, du point
de vue de ses victimes, par la fiction.
Tout comme
Abou Rabih s’est rassuré en imaginant l’impossible, beaucoup d’observateurs du
génocide israélien à Gaza s’en sont consolés depuis. Alors comme aujourd’hui,
ligne rouge après ligne rouge, posées par des politiciens, des commentateurs
médiatiques, même les lois et coutumes de la guerre ont été violées si
rapidement qu’on aurait dit qu’elles n’avaient jamais existé.
À cet égard,
le texte de Habib est d’une actualité inquiétante. Il en va de même pour sa
description de la terreur psychologique infligée par Israël à la population
civile. « Une sorte de guerre sans précédent était menée contre Beyrouth et ses
habitants », se souvient le narrateur. Dans cette « guerre psychologique », des
tracts sont « jetés depuis les avions, dérivant sur les balcons et les
trottoirs, réveillant les gens de leur sieste ».
Dans une
version plus douce du cauchemar actuel à Gaza, les tracts « conseillaient aux
habitants de Beyrouth de partir et leur promettaient qu’il ne leur serait fait
aucun mal s’ils empruntaient certaines routes ». Ils « feignaient l’empathie
mais dissimulaient une menace grave ». Dans ces largages de feuillets sur un
territoire promis à l’annihilation, on retrouve des tactiques similaires à
celles du génocide en cours, quoiqu’en version atténuée.
Combler les lacunes du journalisme
Habib comble
les lacunes que le récit journalistique laisse béantes.
La
traductrice Samar Habib (sans lien de parenté) compare le style concis de
Nejmeh Khalil Habib à celui de Kanafani. Cela se vérifie, d’autant que le texte
comporte des références directes à la nouvelle de Kanafani Des hommes dans le soleil
(1962) et que Nejmeh Khalil Habib a publié un livre sur son œuvre. J’ai
également pensé à Toni Morrison : toutes deux rendent la violence dans un style
intime, dont la délicatesse choque tandis que la brutalité documentée submerge.
Elles capturent la violence telle qu’elle est vécue dans les corps des femmes
et par leurs enfants stupéfaits.
Comme
Morrison, Habib puise dans le monde des faits documentaires, notamment
journalistiques. Pour Morrison, c’est un extrait de journal sur Margaret Garner
— une femme réduite en esclavage qui commit un infanticide pour empêcher la
vente de sa fille — qui donna naissance à Beloved
(1987). Elle transforma ce mince récit en un roman riche et texturé retraçant
les pas de Garner pour sauver son enfant.
De même,
Habib comble les lacunes du journalisme. Elle introduit des personnages fictifs
aux côtés de personnages réels. Yasser Arafat (Abou Ammar) apparaît
indirectement à plusieurs reprises. Sa présence est d’ailleurs la raison pour
laquelle l’immeuble où se réfugiait la famille d’Abou Rabih a été détruit : les
forces israéliennes employèrent une nouvelle arme usaméricaine, la bombe à
vide, conçue pour la jungle vietnamienne. Sachant qu’il était visé, Arafat se
déplaçait continuellement ; il dormait sur le siège arrière d’une voiture
lorsque l’immeuble que les Israéliens croyaient être son refuge fut bombardé, tuant
plus de deux cent cinquante habitants.
Milicien tenant un chaton. Camp de réfugiés de Bourj el-Barajneh, sud de Beyrouth, Liban (1988). Photo Aline Manoukian
La sphère
littéraire fait aussi des apparitions, notamment le poète Khalil Hawi, sujet de
la deuxième « histoire ». La trajectoire de Hawi coïncide avec la guerre
israélienne au Liban. Lorsqu’il apprit que les Israéliens avaient envahi
Beyrouth en 1982, il se suicida dans son appartement près de l’Université
américaine de Beyrouth. Kanafani apparaît plusieurs fois, nommé comme
journaliste et écrivain. Il y a aussi un personnage appelé Darwich, qui est, peut-être
ou pas, le célèbre poète Mahmoud Darwich
— la coïncidence résonne comme une allusion métatextuelle.
La tension
entre les registres fictionnels et journalistiques éclate de manière
spectaculaire dans les dernières pages de « Miriam », où la machine de guerre
israélienne détruit presque tous les personnages rencontrés jusque-là. Comment
raconter une telle horreur ?
Impossible à
la première personne, car chaque conscience susceptible de raconter est en
train d’être annihilée. Habib rompt donc avec son style intime et passe à la
troisième personne. Le contraste entre cette voix omnisciente et l’intimité du
récit rend son ton neutre d’autant plus frappant. « Il n’y avait plus
d’immeuble », lit-on après l’effondrement total :
c’était
comme si l’immeuble avait été une boîte en carton vide dont les parois se
seraient rabattues les unes contre les autres, écrasées sous deux pieds
puissants.
Ce ton indifférent peut sembler inadapté pour relater la mort de personnages auxquels nous nous sommes attachés depuis le début, mais quelle meilleure manière de révéler l’atrocité ?
Trouver
des mots pour un génocide
La
difficulté de trouver les mots est celle que beaucoup d’entre nous éprouvent
face au génocide à Gaza. Nous luttons contre l’insuffisance du langage à saisir
l’horreur, encore moins à l’arrêter. Les mots manquent. Et pourtant, nous
continuons d’écrire, de témoigner, afin que les histoires des martyrs demeurent
dans les mémoires pour les générations futures.
Dans son
dernier paragraphe, « Miriam » juxtapose des extraits de dépêches
journalistiques qui minimisent les pertes humaines. Des ellipses soudent cet
assemblage, comme des éclats d’un bâtiment pulvérisé — signifiant, sans
représenter pleinement, l’horreur vécue. La dernière phrase nomme les
personnages rencontrés au début du récit, désormais tous morts :
un parent a
pu identifier la famille de quatre personnes en reconnaissant les boucles
d’oreilles portées par la mère : c’étaient Rabih, sa mère Miriam, son père
Awad, et sa grand-mère, Im Awad.
Une histoire intime de la violence
À travers
ses expérimentations narratives, glissant dans la conscience de ses personnages
puis en ressortant, Habib écrit une histoire intime de la violence. Elle saisit
les expériences de terreur et de perte que la simple énumération journalistique
ne parvient pas à transmettre. Elle révèle les effets de la terreur d’État
telle qu’elle s’inscrit dans les corps et les esprits de ceux qu’elle vise. Et
surtout, elle nous montre ce que vivent aujourd’hui les Palestiniens de Gaza —
et nous rappelle que même s’il y aura toujours des survivants, le traumatisme,
lui, reste.
Si la
traduction de Samar Habib est minutieuse, cherchant avec diligence les mots
justes pour transmettre l’intraduisible traumatisme de la guerre, certains
passages auraient gagné à plus de liberté créative, moins de fidélité
littérale. Cela se voit surtout dans les notes de bas de page. Par exemple, les
détails concernant le conte palestinien de l’Oiseau Vert, qui apparaît dans
l’histoire « Kawkab », sont fascinants et pertinents, mais semblent mal placés
— comme si l’on nous demandait de lire deux textes simultanés : le récit de
Habib et les notes de la traductrice. Beaucoup de ces détails informatifs
fonctionneraient mieux s’ils étaient intégrés dans le texte principal.
Cela aurait
produit une version anglaise ne correspondant pas point par point à l’arabe.
Mais à quoi sert la traduction, au fond ? À créer une copie parfaite de
l’original, ou à ouvrir l’accès à un monde étranger ?
Un
printemps qui n’a pas fleuri est un livre qui veut que ses lecteurs, dans
n’importe quelle langue, fassent l’expérience — même médiée — des horreurs de
la guerre menée par Israël en 1982. Ces histoires nous aident à comprendre les
horreurs toujours infligées au peuple palestinien, et aussi à d’autres pays du
Moyen-Orient, tels que le Liban ou l’Iran, sous nos yeux.





