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26/08/2025

YOSSI MELMAN/DAN RAVIV
Israël a secrètement recruté des dissidents iraniens pour attaquer leur pays de l’intérieur

Yossi Melman et Dan Raviv, ProPublica, 7/8/2025
Traduit par Tlaxcala

Yossi Melman est commentateur spécialisé dans les questions relatives aux services de renseignement israéliens et réalisateur de documentaires.
Dan Raviv est un ancien correspondant de CBS et animateur du podcast “The Mossad Files”. Ils sont les coauteurs de “Spies Against Armageddon: Inside Israel’s Secret Wars” (Les espions contre l’Armageddon : dans les coulisses des guerres secrètes d’Israël).

Faits saillants du rapport

1.                  Opérations secrètes : des commandos recrutés par le Mossad, les services secrets israéliens, en Iran et dans les pays voisins ont détruit les défenses aériennes iraniennes dans les premières heures d’une attaque menée en juin.

2.                 Collecte de renseignements : des agents israéliens ont identifié les chambres où dormaient les scientifiques nucléaires iraniens, ce qui a permis de mener des frappes aériennes précises.

3.                 Cyber-intox: Israël a envoyé un faux message convoquant les hauts responsables militaires iraniens à une réunion fantôme dans un bunker qui a ensuite été bombardé par des avions israéliens.

Emad Hajjaj
 

Au petit matin du 13 juin, un commando dirigé par un jeune Iranien, S.T., s’est mis en position à la périphérie de Téhéran. La cible était une batterie antiaérienne, faisant partie du réseau de radars et de missiles mis en place pour protéger la capitale et ses installations militaires contre les attaques aériennes.

À travers tout le pays, des équipes de commandos formés par Israël et recrutés en Iran et dans les pays voisins se préparaient à attaquer les défenses iraniennes de l’intérieur.

Selon leurs responsables, leurs motivations étaient à la fois personnelles et politiques. Certains cherchaient à se venger d’un régime répressif et clérical qui avait imposé des restrictions strictes à l’expression politique et à la vie quotidienne. D’autres étaient attirés par l’argent, la promesse de soins médicaux pour les membres de leur famille ou la possibilité de faire des études supérieures à l’étranger.

L’attaque avait été planifiée pendant plus d’un an par le Mossad, les services secrets israéliens. Neuf mois plus tôt, l’agence d’espionnage avait stupéfié le monde entier par ses prouesses techniques, en exécutant un complot ourdi en 2014 par son directeur de l’époque, Tamir Pardo, qui avait paralysé le Hezbollah en faisant exploser simultanément des milliers de bipeurs. Selon le Hezbollah, les explosions ont tué 30 combattants et 12 civils, dont deux enfants, et blessé plus de 3 500 personnes.

À 3 heures du matin, le 13 juin, S.T. et une légion étrangère composée d’environ 70 commandos ont ouvert le feu à l’aide de drones et de missiles sur une liste soigneusement sélectionnée de batteries antiaériennes et de lanceurs de missiles balistiques. (Ses supérieurs au Mossad ne nous ont communiqué que ses initiales.) Le lendemain, un autre groupe composé d’Iraniens et d’autres personnes recrutées dans la région a lancé une deuxième vague d’attaques à l’intérieur de l’Iran.

Au cours d’entretiens approfondis, dix responsables actuels et anciens des services de renseignement israéliens ont décrit les raids commando et ont révélé une multitude de détails jusqu’alors inconnus sur les efforts secrets déployés depuis des décennies par leur pays pour empêcher l’Iran de se doter de la bombe atomique. Ils ont demandé à rester anonymes afin de pouvoir s’exprimer librement.

Les responsables ont déclaré que les attaques commando avaient joué un rôle crucial dans les frappes aériennes de juin, permettant à l’armée de l’air israélienne de mener vague après vague de bombardements sans perdre un seul avion. Grâce aux renseignements recueillis par les agents du Mossad sur le terrain, les avions de combat israéliens ont pilonné les installations nucléaires, détruit environ la moitié des 3 000 missiles balistiques iraniens et 80 % de leurs lanceurs, et tiré des missiles sur les chambres à coucher des scientifiques nucléaires et des commandants militaires iraniens.

Comme ils l’avaient fait avec les bipeurs au Liban, les espions israéliens ont tiré parti de leur capacité à pénétrer les systèmes de communication de leurs adversaires. Au début de l’attaque aérienne, les cyberguerriers israéliens ont envoyé un faux message aux hauts responsables militaires iraniens, les attirant vers une réunion fantôme dans un bunker souterrain qui a ensuite été détruit par une frappe de précision. Vingt personnes ont été tuées, dont trois chefs d’état-major.

La carte stratégique de la région a été radicalement redessinée depuis les attentats du 7 octobre 2023, au cours desquels le Hamas a tué plus de 1 200 Israéliens et pris 251 otages. L’attention du public, en particulier ces dernières semaines, s’est concentrée sur les représailles d’Israël contre Gaza, qui ont causé des dizaines de milliers de morts et une famine croissante, condamnée par la communauté internationale.

La guerre secrète entre Israël et l’Iran a beaucoup moins attiré l’attention du public, mais elle a également joué un rôle important dans l’évolution de l’équilibre des pouvoirs dans la région.

En 2018, des agents formés par Israël ont fait irruption dans un entrepôt non surveillé à Téhéran. et ont utilisé des découpeurs plasma à haute température pour forcer les coffres-forts contenant des dessins, des données, des disques informatiques et des carnets de planification. Le matériel, pesant plus de 1 000 livres, a été chargé dans deux camions et transporté vers l’Azerbaïdjan voisin. Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou a présenté le matériel lors d’une conférence de presse à Tel-Aviv et a déclaré qu’il prouvait que l’Iran avait menti au sujet de ses intentions nucléaires.

Deux ans plus tard, le Mossad a tué l’un des meilleurs physiciens iraniens, en utilisant la reconnaissance faciale améliorée par l’intelligence artificielle pour diriger une mitrailleuse télécommandée garée sur le bord d’une route près de sa maison de campagne.

Selon les planificateurs israéliens, avant les frappes aériennes de juin, ils ont demandé à des chauffeurs routiers inconscients de leur rôle de faire passer clandestinement en Iran des tonnes de « matériel métallique », c’est-à-dire les pièces détachées des armes utilisées par les commandos.

Les responsables israéliens ont déclaré que ces opérations reflétaient un changement fondamental dans l’approche du Mossad, amorcé il y a environ 15 ans. Les agents en Iran qui ont forcé les coffres-forts, installé les mitrailleuses, détruit les défenses aériennes et surveillé les appartements des scientifiques n’étaient pas israéliens. Tous étaient soit iraniens, soit citoyens de pays tiers, selon des hauts responsables israéliens ayant une connaissance directe des opérations. Pendant des années, ces missions en Iran ont été l’apanage exclusif des agents de terrain israéliens. Mais les responsables ont déclaré que l’impopularité croissante du régime iranien a rendu beaucoup plus facile le recrutement d’agents.

S.T. était l’un d’entre eux. Selon les autorités israéliennes, il a grandi dans une famille ouvrière d’une petite ville près de Téhéran. Il s’était inscrit à l’université et menait une vie d’étudiant apparemment ordinaire, lorsque lui et plusieurs de ses camarades de classe ont été arrêtés par la redoutable milice iranienne Basij et emmenés dans un centre de détention où ils ont été torturés à l’aide de décharges électriques et sauvagement battus.

S.T. et ses amis ont finalement été libérés, mais cette expérience l’a rendu furieux et assoiffé de vengeance. Peu après, un parent vivant à l’étranger a donné son nom à un espion israélien dont le travail consistait à identifier les Iraniens mécontents. Des messages ont été échangés via une application téléphonique cryptée, et S.T. a accepté un voyage gratuit dans un pays voisin.

Un agent du Mossad l’a invité à travailler comme agent secret contre l’Iran. Il a accepté, demandant seulement qu’Israël s’engage à prendre soin de sa famille si quelque chose tournait mal. (L’Iran exécute sommairement toute personne surprise en train d’espionner pour le compte d’un pays étranger, en particulier Israël.)

Il a été formé pendant des mois hors d’Iran par des spécialistes israéliens en armement. Juste avant le début de l’attaque, lui et sa petite équipe sont retournés dans le pays pour jouer leur rôle dans l’une des opérations militaires les plus importantes et les plus complexes de l’histoire d’Israël.

 

Les origines d’une guerre secrète

Le Mossad a fait de l’Iran sa priorité absolue en 1993, après que les Israéliens et les Palestiniens eurent signé les accords d’Oslo sur la pelouse de la Maison Blanche, mettant apparemment fin à des décennies de conflit.

Israël entretenait depuis longtemps des relations complexes avec l’Iran. Pendant des décennies, il a maintenu une alliance stratégique avec le shah d’Iran. Mais l’ayatollah Ruhollah Khomeini et les islamistes qui ont renversé le monarque en 1979 ont qualifié l’État juif de « tumeur cancéreuse » qui devait être excisée du Moyen-Orient.

La stratégie d’Israël consiste en fait à protéger son monopole nucléaire dans la région. Il ne reconnaît pas publiquement son arsenal, estimé à plus de 90 ogives. L’armée de l’air israélienne a détruit le réacteur nucléaire irakien en 1981 et un réacteur syrien en construction en 2007.

Après le raid aérien en Irak, le Premier ministre israélien Menahem Begin a déclaré que son pays avait le droit d’empêcher ses voisins de fabriquer leur propre bombe. « Nous ne pouvons pas permettre un deuxième Holocauste », a-t-il déclaré.

Quelques années plus tard, l’Iran a commencé à mener des recherches sur les armes nucléaires, en s’appuyant sur l’expertise d’un ingénieur pakistanais, Abdul Qadeer Khan, qui avait autrefois travaillé pour une entreprise néerlandaise produisant de l’uranium enrichi.


Abdul Qadeer Khan

Shabtai Shavit, directeur du Mossad dont le mandat a pris fin en 1996, a déclaré qu’Israël était au courant des déplacements de Khan dans la région, mais n’avait pas initialement détecté son rôle crucial dans le programme iranien. « Nous n’avons pas pleinement compris ses intentions », nous a confié Shavit lors d’une interview avant son décès en 2023. « Si nous l’avions su, j’aurais ordonné à mes combattants de le tuer. Je pense que cela aurait pu changer le cours de l’histoire. »

Selon les inspecteurs nucléaires des Nations Unies, les Iraniens ont utilisé les plans fournis par Khan pour commencer à construire les centrifugeuses nécessaires à l’enrichissement de l’uranium qu’ils ont acheté au Pakistan, en Chine et en Afrique du Sud.

En 2000, le successeur de Shavit a élaboré des plans pour que l’unité des missions spéciales du Mossad, connue sous le nom de Kidon (qui signifie « baïonnette » en hébreu), assassine Khan alors qu’il était en visite dans ce qu’un responsable a décrit comme « un pays d’Asie du Sud-Est ». La mission a été suspendue lorsque le président pakistanais, le général Pervez Musharraf, a déclaré au président Bill Clinton qu’il allait mettre un frein aux activités internationales de Khan.

Cette promesse n’a pas été tenue.

La même année, le Mossad a découvert que les Iraniens construisaient une usine d’enrichissement secrète près de Natanz, une ville située à environ 320 km au sud de Téhéran. L’agence d’espionnage a informé un groupe dissident iranien, qui a rendu cette information publique deux ans plus tard.

Des vétérans du Mossad ont déclaré que des agents — probablement des Israéliens se faisant passer pour des Européens installant ou entretenant des équipements — se promenaient dans Natanz avec des chaussures à double semelle qui collectaient des échantillons de poussière et de terre. Des tests ont finalement révélé que les centrifugeuses de fabrication iranienne enrichissaient l’uranium bien au-delà du niveau de 5 % nécessaire pour une centrale nucléaire. (Les isotopes médicaux utilisent de l’uranium enrichi à 20 % ; les bombes ont besoin de 90 %.)

En 2001, Israël a élu comme Premier ministre le général Ariel Sharon, célèbre pour sa fermeté belliqueuse. L’année suivante, Sharon a nommé l’un de ses généraux préférés, Meir Dagan, à la tête du Mossad. Tous deux avaient la réputation de repousser les limites et de défier les normes.

Dagan, qui a dirigé le Mossad de 2002 à 2011, a décidé de faire de l’arrêt du programme nucléaire iranien l’objectif principal de l’agence d’espionnage.

La photo du grand-père de Meir Dagan

Tout comme Begin, qui était né en Pologne, Dagan était hanté par l’Holocauste. Les chefs des services de renseignement étrangers se souviennent avoir visité son bureau et avoir vu sur le mur une photographie montrant des soldats nazis brutalisant le grand-père de Dagan. Expliquant la signification de cette photo lors d’un rassemblement anti-Netanyahou en 2015, il a déclaré : « J’ai juré que cela ne se reproduirait plus jamais. J’espère et je crois avoir fait tout ce qui était en mon pouvoir pour tenir cette promesse. »

Sous la direction de Dagan, le Mossad a organisé toute une série d’opérations secrètes visant à ralentir le programme iranien. Des agents israéliens ont commencé à assassiner des scientifiques nucléaires iraniens, envoyant des agents à moto pour attacher de petites bombes à des voitures dans la circulation.

L’art du recrutement

Dagan était fier de la capacité croissante du Mossad à recruter des Iraniens et d’autres personnes pour mener des opérations secrètes en Iran.

L’une des clés du succès de l’agence d’espionnage réside dans la composition ethnique de l’Iran. Des responsables israéliens ont souligné dans des interviews qu’environ 40 % de la population du pays, qui compte 90 millions d’habitants, est composée de minorités ethniques : Arabes, Azéris, Baloutches, Kurdes et autres.

Peu avant sa mort en 2016, Dagan nous a confié que « le meilleur vivier pour recruter des agents en Iran réside dans la mosaïque ethnique et humaine du pays. Beaucoup d’entre eux s’opposent au régime. Certains le détestent même. »

Des responsables actuels et anciens ont déclaré que Dagan avait préconisé le recours à des agents d’origine étrangère. Au début de ses efforts pour infiltrer l’Iran, l’agence de renseignement s’était principalement appuyée sur des Israéliens, connus des membres du Mossad sous le nom de « bleu et blanc », en référence aux couleurs du drapeau israélien.

Sous la direction de Dagan, les dirigeants du Mossad en sont venus à croire qu’ils pouvaient trouver des agents très efficaces en Iran ou parmi les exilés iraniens et d’autres personnes vivant dans l’un des sept pays qui le bordent.

Des responsables actuels et anciens ont déclaré que les recrues se répartissaient en deux catégories. Certaines s’orientaient vers le domaine de l’espionnage traditionnel, recueillant des renseignements et les transmettant à leur responsable. D’autres se montraient disposées à mener des opérations violentes, notamment des attaques contre des scientifiques nucléaires.

Compte tenu du risque d’exécution sommaire, il n’est pas surprenant que beaucoup aient eu des doutes au départ.

« Convaincre quelqu’un de trahir son pays n’est pas une mince affaire », a déclaré un ancien officier supérieur du Mossad qui supervisait les unités chargées des agents étrangers. « C’est un processus d’érosion progressive. Vous commencez par une demande mineure, une tâche insignifiante. Puis une autre. Ce sont des essais. S’ils s’en acquittent bien, vous leur confiez une tâche plus importante, plus significative. Et s’ils refusent, eh bien, à ce moment-là, vous disposez d’un moyen de pression : les menaces, voire le chantage. »

Les chefs des services secrets, dit-il, essaient d’éviter les menaces ou la coercition. « Il vaut mieux les guider vers un endroit où ils agissent de leur plein gré, où ils font eux-mêmes le premier pas », explique l’ancien officier.

L’élément le plus important est la confiance. « Votre agent doit vous être loyal et émotionnellement attaché à vous. Tout comme un soldat qui charge malgré le danger, faisant confiance à ses camarades, il en va de même pour les agents. Il part en mission parce qu’il fait confiance à son supérieur et éprouve un profond sentiment de responsabilité envers lui. »

La plupart des personnes qui ont accepté de travailler pour Israël s’attendaient à être rémunérées pour les risques qu’elles prenaient. Mais selon les responsables actuels et anciens, la motivation première des personnes qui acceptent d’espionner leur propre pays est souvent plus primitive.

« La récompense financière est bien sûr importante », a déclaré l’ancien agent du Mossad. « Mais les gens sont également motivés par des émotions : la haine, l’amour, la dépendance, la vengeance. Cependant, il est toujours utile que les motivations se la recrue soient soutenues par un avantage tangible : pas nécessairement un paiement direct, mais une aide indirecte. »

C’est ainsi que S.T. a été recruté.

Ses responsables ont déclaré qu’il était rongé par la haine envers le régime et ce que lui avait fait subir la milice Basij. Mais ce qui l’a finalement poussé à coopérer, c’est l’offre du Mossad d’organiser pour un membre de sa famille un traitement médical indisponible en Iran.

Depuis des décennies, les soins médicaux constituent l’une des méthodes de recrutement favorites du Mossad. Les services de renseignement israéliens entretiennent des liens avec des médecins et des cliniques dans plusieurs pays, et l’organisation d’opérations chirurgicales et de diverses thérapies a également été utilisée pour infiltrer des groupes extrémistes palestiniens. Cette méthode a été encore plus utilisée dans les approches auprès des Iraniens, dans l’espoir de les persuader d’aider Israël.

Le Mossad utilise également Internet pour recruter des agents, en créant des sites ouèbe et en publiant des messages sur les réseaux sociaux destinés aux Iraniens, proposant leur aide aux personnes atteintes de maladies mortelles telles que le cancer. Ces messages comprennent des numéros de téléphone ou des options de contact cryptées.

Les services secrets israéliens peuvent mobiliser leur réseau international pour trouver des médecins ou des cliniques de confiance, qui ne poseront pas trop de questions. Le Mossad paie généralement les factures directement et discrètement.

Une autre incitation utilisée pour attirer les espions potentiels est l’accès à l’enseignement supérieur dans un pays étranger. Forts de leurs années de recherche et d’expérience, les recruteurs du Mossad savent que les Iraniens aspirent à accéder à un enseignement de qualité. Même le régime religieux fondamentaliste de l’actuel guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, encourage la poursuite d’études supérieures. Cela rend particulièrement attrayante l’offre d’une place dans une université occidentale ou dans un internat pour adolescents.

Une fois qu’un candidat est identifié, le Mossad organise une première rencontre dans un lieu accessible, souvent dans des pays voisins tels que la Turquie, l’Arménie ou l’Azerbaïdjan, où les Iraniens peuvent entrer relativement facilement. D’autres options incluent des destinations en Asie du Sud-Est comme la Thaïlande et l’Inde, qui permettent aux citoyens iraniens de demander en ligne des visas d’affaires, médicaux ou touristiques.

Les candidats sont soumis à une série d’entretiens et d’évaluations psychologiques. Des psychologues observent leur comportement, souvent derrière des miroirs sans tain. Ils remplissent des questionnaires détaillés sur leur histoire personnelle, y compris des détails intimes sur leur vie familiale, et sont interrogés par un examinateur polygraphe.

Les agents sont régulièrement soumis à de nouveaux tests après avoir commencé à travailler sur le terrain. Chaque action, qu’elle soit mineure ou majeure, est suivie d’un nouveau test au détecteur de mensonges afin de confirmer leur loyauté continue.

Ils reçoivent une formation approfondie et sont étroitement supervisés. Afin de ne pas éveiller les soupçons, on leur indique comment s’habiller, où acheter leurs vêtements, quelles voitures conduire, et même comment, quand et où déposer l’argent qu’ils reçoivent.

La relation entre l’agent et son responsable est cruciale, comme l’explique un ancien agent du Mossad qui « dirigeait » des agents. Dans de nombreux cas, le responsable est à la fois confesseur, baby-sitter, psychologue, mentor spirituel et membre de la famille de substitution.

L’objectif est de créer un lien si fort que l’agent se sente en sécurité et soutenu, suffisamment à l’aise pour partager même ses secrets les plus intimes, y compris ses relations sexuelles.

Toute information concernant l’agent peut être précieuse pour le Mossad, qu’il s’agisse d’un signal d’alerte indiquant une vulnérabilité potentielle face à la police secrète iranienne ou d’un autre aspect de la vie de l’agent que les responsables peuvent exploiter. Parmi les questions clés : qui fait partie du cercle social de la personne ? Peut-elle utiliser cette relation au profit du Mossad ?

Les agents chargés d’assassiner des scientifiques nucléaires dans la rue ont reçu une formation approfondie de la part des agents du Mossad. Ils ont appris à conduire des motos et à tirer sur leurs cibles à bout portant ou à placer des explosifs sur leurs véhicules.

L’objectif était à la fois de priver le programme iranien de son expertise et de dissuader les scientifiques prometteurs de travailler sur les armes nucléaires. Entre 2010 et 2012, les Israéliens ont tué au moins quatre scientifiques et en ont manqué un autre de peu.

Les opérations étaient gérées par des Israéliens, jusque dans les moindres détails, souvent depuis des pays voisins ou directement depuis le quartier général du Mossad au nord de Tel Aviv, et parfois par des agents des services secrets israéliens qui entraient brièvement en Iran.

Opération “Réveil du Lion”

Au fil des ans, le Mossad et l’armée israélienne ont élaboré à plusieurs reprises des plans visant à mettre fin au programme nucléaire iranien en bombardant ses installations clés. Les dirigeants politiques israéliens ont toujours reculé sous la pression des présidents usaméricains qui craignaient qu’une attaque ne déclenche une guerre régionale, déstabilisant ainsi le Moyen-Orient. Le Hezbollah, représentant de l’Iran au Liban, avait stocké des dizaines de milliers de missiles, suffisamment pour submerger les défenses aériennes israéliennes et frapper ses plus grandes villes.

Ces calculs ont radicalement changé au cours de l’année écoulée.

En avril et octobre 2024, l’Iran a tiré des missiles et des drones directement sur Israël. Presque tous ont été abattus avec l’aide des USA et de leurs alliés. L’armée de l’air israélienne a riposté par des frappes aériennes qui ont détruit une grande partie des défenses aériennes iraniennes.

L’armée israélienne avait commencé à planifier une campagne de bombardements contre l’Iran à la mi-2024, qu’elle espérait voir aboutir dans un délai d’un an. Avec la victoire de Donald Trump aux élections de novembre et la neutralisation du Hezbollah, les responsables israéliens ont vu une opportunité se présenter.

Les pilotes israéliens formés aux USA survolaient secrètement l’Iran depuis 2016, apprenant à connaître le terrain et explorant différentes routes afin de minimiser les risques d’être détectés.

Une cible nucléaire en Iran était toutefois considérée comme si redoutable que l’armée de l’air israélienne n’avait aucun plan pour la détruire. Les Iraniens avaient construit une usine d’enrichissement d’uranium à Fordo et l’avaient enfouie à l’intérieur d’une montagne, à près de 90 mètres sous la surface. L’Iran a tenté de garder Fordo secret, mais le Mossad et les services de renseignement usaméricains et britanniques ont réussi à suivre les mouvements à l’intérieur et à l’extérieur de la montagne. Le président Barack Obama a révélé son existence en 2009, et les inspecteurs des Nations unies qui ont visité le site peu après ont découvert que l’Iran prévoyait d’installer jusqu’à 3 000 centrifugeuses très sophistiquées pour enrichir l’uranium.

Seuls les USA disposaient d’une bombe suffisamment puissante pour percer une montagne : la GBU-57 Massive Ordnance Penetrator, la plus grande bombe conventionnelle au monde, connue sous le nom de « bunker buster ».

Les stratèges militaires israéliens ont donc élaboré un plan d’opération terrestre très risqué, dont les détails sont révélés ici pour la première fois. Selon ce plan, des commandos d’élite devaient être introduits clandestinement sur le site de Fordo sans être détectés. Ils devaient ensuite prendre d’assaut le bâtiment, profitant de l’effet de surprise. Une fois à l’intérieur, leur mission consistait à faire exploser les centrifugeuses, à s’emparer de l’uranium enrichi de l’Iran et à s’échapper.

Le nouveau chef du Mossad était sceptique. David Barnea, connu sous le nom de Dadi, avait longtemps milité en faveur d’actions agressives contre l’Iran. Il avait supervisé l’attaque à la mitrailleuse télécommandée en 2020, juste avant d’être promu à la tête de l’organisation. Pourtant, il estimait que les plans d’une attaque commando contre Fordo étaient beaucoup trop risqués. Barnea craignait que certains des meilleurs soldats et espions israéliens ne soient tués ou pris en otage, un cauchemar pour les Israéliens déjà profondément affectés par le calvaire des otages israéliens détenus par le Hamas à Gaza depuis l’attaque du 7 octobre 2023.

Barnea et d’autres responsables israéliens en sont venus à croire que l’administration Trump pourrait se joindre à une attaque israélienne contre l’Iran, avec des avions de combat usaméricains larguant m  massivement des « bunker busters » sur Fordo. Trump avait déclaré à plusieurs reprises et publiquement qu’il ne permettrait pas à l’Iran d’obtenir la bombe nucléaire.

Pour préparer ce qui allait être baptisé « Opération “Réveil du Lion”, le Mossad et les services de renseignement militaire, Aman, ont intensifié leur surveillance des chefs militaires et des équipes nucléaires iraniens. Plusieurs des planificateurs de l’opération ont déclaré que Barnea avait considérablement élargi la division Tzomet, ou Junction, du Mossad, qui recrute et forme des agents non israéliens. Il a été décidé de confier à cette légion étrangère l’équipement le plus sophistiqué d’Israël pour les opérations paramilitaires et les communications. Les couvertures de chaque agent, appelées « légendes », ont été vérifiées et revérifiées afin de détecter toute incohérence.

Les efforts d’espionnage du Mossad ont été facilités par un facteur géographique. L’Iran est bordé par l’Irak, la Turquie, l’Azerbaïdjan, l’Arménie, le Pakistan, le Turkménistan et l’Afghanistan. La contrebande fait partie intégrante du mode de vie dans cette région, où des milliers de personnes gagnent leur vie en transportant de la drogue, du carburant et des appareils électroniques à travers les frontières à dos d’âne, de chameau, en voiture ou en camion.

Le Mossad avait noué des contacts avec des passeurs — et souvent avec les agences de renseignement gouvernementales — dans les sept pays.

« Il est relativement facile d’acheminer du matériel à l’intérieur et à l’extérieur du pays », a déclaré un Israélien qui a travaillé avec le Mossad dans le domaine de la logistique, « et le Mossad a également eu recours à des sociétés écrans qui expédiaient légalement des caisses et des conteneurs par voie maritime et par camion, en passant légalement les postes-frontières ».

Le matériel a été livré à des « agents infrastructurels », des agents du Mossad en Iran qui stockent le matériel jusqu’à ce qu’il soit nécessaire. Des vétérans du Mossad ont déclaré que le matériel pouvait être caché dans des refuges pendant des années, mis à jour à mesure que la technologie évolue ou que des travaux de maintenance sont nécessaires.

Les responsables ont déclaré que le Mossad avait formé pendant environ cinq mois les agents non israéliens qui devaient attaquer des cibles iraniennes. Certains ont été amenés en Israël, où des maquettes avaient été construites pour permettre des exercices pratiques. D’autres ont répété leurs missions dans des pays tiers où ils ont rencontré des experts israéliens.

Il y avait deux groupes de commandos, chacun composé de 14 équipes de quatre à six membres. Certains vivaient déjà en Iran. D’autres étaient des exilés opposés au régime qui s’étaient introduits dans le pays à la veille de l’attaque.

Chacun avait ses instructions, mais ils étaient également en contact avec les planificateurs israéliens qui pouvaient modifier ou mettre à jour le plan d’attaque. La plupart des équipes avaient pour mission de frapper les défenses aériennes iraniennes à partir d’une liste de cibles fournie par l’armée de l’air israélienne.

Le Mossad avait attribué des noms de code à chacune des équipes et à leurs missions, qui étaient basés sur des combinaisons de notes de musique.

Dans la nuit du 12 juin, les équipes ont pris position comme prévu. Les Israéliens chargés des opérations secrètes ont ordonné aux agents de ne laisser que peu ou pas d’équipement derrière eux. (Les médias iraniens ont rapporté après l’attaque que les infiltrés avaient manqué leurs cibles et s’étaient enfuis sans leur équipement ; les responsables israéliens ont déclaré que les Iraniens n’avaient trouvé que des composants insignifiants, équivalents à des emballages de chewing-gum.)

« Cent pour cent des batteries antiaériennes repérées par l’armée de l’air pour le Mossad ont été détruites », a déclaré un haut responsable des services de renseignement israéliens. La plupart se trouvaient près de Téhéran, dans des zones où l’armée de l’air israélienne n’avait jamais opéré auparavant.

Au cours des premières heures de la guerre, l’une des équipes de commandos a frappé un lanceur de missiles balistiques iranien. Les analystes israéliens estiment que cette mission a eu un impact disproportionné, poussant l’Iran à retarder sa riposte contre Israël par crainte que d’autres lanceurs de missiles ne soient vulnérables à des attaques depuis l’intérieur du pays.

Les responsables ont souligné que la logistique militaire du plan était l’œuvre d’Aman et de l’armée de l’air israélienne, qui a frappé plus d’un millier de cibles au cours des 11 jours de frappes aériennes. Mais les responsables s’accordent à dire que le Mossad a fourni des renseignements essentiels pour un aspect de “Réveil du Lion” : les assassinats de hauts commandants iraniens et de scientifiques nucléaires.

Le Mossad a compilé des informations détaillées sur les habitudes et les déplacements de 11 scientifiques nucléaires iraniens. Les dossiers indiquaient même l’emplacement des chambres à coucher dans les maisons de ces hommes. Le matin du 13 juin, des avions de combat de l’armée de l’air israélienne ont tiré des missiles air-sol sur ces coordonnées, tuant les 11 hommes.

Après un certain délai, l’Iran a riposté par une salve de missiles. La plupart ont été interceptés, mais ceux qui ont atteint leur cible ont causé des dégâts considérables. Israël a fait état de 30 morts parmi les civils et a estimé le coût de la reconstruction à 12 milliards de dollars. Les médias d’État iraniens ont évalué le nombre de morts dans leur pays à plus de 600.

La question de savoir dans quelle mesure les efforts nucléaires de l’Iran ont été retardés reste controversée. Trump a insisté sur le fait que les frappes aériennes usaméricaines sur Fordo, Natanz et Ispahan ont « anéanti » le programme iranien. Les analystes des services de renseignement israéliens et usaméricains se sont montrés plus réservés.

« Cette guerre les a considérablement retardés », a déclaré l’ancien chef de l’Aman, le général Tamir Hayman. « L’Iran n’est plus un État seuil nucléaire, comme il l’était à la veille de la guerre. Il pourrait retrouver ce statut dans un ou deux ans au plus tôt, à condition que le Guide suprême décide de se lancer dans la fabrication d’une bombe. »

Hayman, qui dirige aujourd’hui l’Institut d’études sur la sécurité nationale en Israël, a déclaré qu’il était possible que cette attaque ait l’effet inverse de celui escompté, si l’Iran se montrait encore plus déterminé à construire une bombe capable de dissuader de futures attaques israéliennes.

L’homme qui a dirigé l’opération clandestine contre l’Iran

David Barnea, directeur du Mossad, a dirigé les efforts d’Israël pour recruter des dissidents iraniens afin d’attaquer le pays de l’intérieur. Voici ce qu’il faut savoir à son sujet.

Yossi Melman et Dan Raviv, ProPublica, 7/8/2025
Traduit par Tlaxcala

David Barnea, directeur du Mossad à l’origine de certains des succès les plus remarquables de son histoire, n’avait jamais eu l’intention de devenir agent de renseignement. Jeune homme, il a été chef d’équipe dans l’unité commando la plus élitiste de l’armée israélienne, puis est venu à New York pour étudier en vue d’une carrière dans les affaires.

 
Après avoir obtenu une maîtrise en finance à l’université Pace, il a travaillé dans une banque d’investissement israélienne, puis dans une société de courtage, faisant ainsi ses premiers pas vers une carrière où le plus grand danger était un changement inattendu sur les marchés financiers mondiaux.

Le monde de Barnea a été bouleversé en novembre 1995 lorsqu’un extrémiste de droite israélien a assassiné le Premier ministre Yitzhak Rabin lors d’un rassemblement pour la paix. Rabin avait signé les accords d’Oslo en 1993 avec Yasser Arafat, le leader de l’Organisation de libération de la Palestine, et faisait pression pour une solution à deux États au conflit qui opposait depuis des décennies les Arabes et les Juifs.

« L’assassinat de Rabin l’a bouleversé, comme beaucoup d’autres Israéliens », se souvient David Meidan, un ancien agent du Mossad à la retraite considéré comme le mentor de Barnea. Il explique que cet assassinat a poussé Barnea, alors âgé de 30 ans, à tout remettre en question et à chercher « un sens à sa vie ». Un ami lui a suggéré de postuler au Mossad et, après avoir passé les tests physiques et psychologiques requis, il a été accepté dans le programme de formation de l’agence.

Barnea s’est révélé doué pour repérer, recruter et diriger des agents qui travailleraient pour le Mossad dans des pays hostiles à Israël. Un an après avoir rejoint l’agence d’espionnage, il est devenu agent de terrain dans sa division Tzomet, ou Junction.

Meidan a déclaré que Barnea possédait les qualités essentielles pour réussir dans ce rôle : « l’intelligence émotionnelle et l’empathie ». Il a notamment été affecté pendant plusieurs années dans une capitale européenne, où ses collègues du Mossad ont déclaré qu’il s’était révélé charmant, concentré et déterminé.

Ces dernières qualités étaient évidentes dès son plus jeune âge. Barnea est né à Ashkelon, en Israël, en 1965. Son père, Yosef Brunner, a quitté l’Allemagne hitlérienne en 1933 pour la Palestine sous domination britannique et a finalement servi comme lieutenant-colonel dans les premières années des Forces de défense israéliennes.

À 14 ans, les parents de Barnea l’ont inscrit dans un internat militaire. Il est devenu un fanatique de fitness et continue de courir ou de faire du vélo dès qu’il en a l’occasion. Lorsqu’il a dû effectuer son service militaire obligatoire, Barnea a obtenu une place très convoitée au sein du Sayeret Matkal, une unité commando d’élite fréquemment envoyée au-delà des frontières d’Israël pour recueillir des renseignements ou mener des attaques secrètes ou des sabotages.

Dans les années 1990, lorsqu’il a commencé sa carrière d’espion, le Mossad se concentrait principalement sur le terrorisme palestinien. Barnea, qui parle arabe, s’est révélé doué pour diriger des agents au sein et autour de l’OLP et d’autres organisations.

Il a gravi les échelons et faisait partie de la direction du Mossad lorsque celui-ci a décidé de faire de la collecte de renseignements sur l’Iran sa priorité absolue en 2002. Ce changement reflétait l’inquiétude croissante suscitée par le programme nucléaire secret de l’Iran et ses liens avec de puissants mandataires régionaux tels que le Hezbollah.

En 2019, Barnea a été nommé directeur adjoint du Mossad et chef de sa direction des opérations. Au sein de l’agence, il s’est distingué comme un partisan des opérations agressives visant les scientifiques iraniens, les sites nucléaires et l’arsenal croissant de missiles iraniens pouvant atteindre Israël.


Fakhrizadeh

En novembre 2020, Barnea a supervisé l’opération qui a conduit à l’assassinat de Mohsen Fakhrizadeh, physicien et général du Corps des gardiens de la révolution islamique, responsable des aspects militaires du programme nucléaire iranien. Après des mois de surveillance par des agents non israéliens, le Mossad a pu déterminer les habitudes de déplacement de Fakhrizadeh. Un plan a été élaboré pour garer une camionnette Nissan sur le bord de la route et installer une mitrailleuse unique télécommandée sur sa plate-forme. L’arme était équipée d’une caméra sophistiquée et d’un logiciel d’intelligence artificielle qui identifierait Fakhrizadeh et ne tirerait que sur lui.

L’opération était contrôlée depuis le quartier général du Mossad, au nord de Tel-Aviv, où Barnea était rejoint dans le centre de commandement par son supérieur, le directeur de l’agence Yossi Cohen. Ils ont pu voir la voiture du physicien nucléaire s’approcher, puis la mitrailleuse a ouvert le feu, touchant Fakhrizadeh à plusieurs reprises tout en épargnant sa femme, qui était assise à côté de lui.

Sept mois plus tard, Barnea a été nommé à la tête du Mossad par le Premier ministre Benjamin Netanyahu. Il est le 13e homme à occuper ce poste.

Au cours des années qui ont suivi, Barnea s’est appuyé sur les atouts de l’opération Fakhrizadeh pour recruter des dizaines d’agents non israéliens pour des opérations en Iran. Ces agents ont joué un rôle crucial dans les frappes aériennes de juin contre le programme nucléaire iranien, en identifiant l’emplacement des domiciles des scientifiques nucléaires et en neutralisant les défenses aériennes iraniennes.

Un collègue haut placé au Mossad, Haim Tomer, a déclaré que Barnea n’était peut-être pas aussi « stratégique, charismatique ou flamboyant » que certains de ses prédécesseurs, mais qu’il avait prouvé qu’il était un « opérateur de premier plan ».

Parmi les succès du Mossad sous la direction de Barnea, on peut citer les bipeurs explosifs qui ont décimé le Hezbollah, l’assassinat de scientifiques nucléaires iraniens et d’un dirigeant politique du Hamas, Ismaïl Haniyeh, en visite à Téhéran, ainsi que les raids commando qui ont détruit les défenses aériennes iraniennes et permis à Israël de frapper les installations nucléaires sans perdre un seul avion.

Ces missions représentent un revirement remarquable pour les Israéliens de la communauté du renseignement, dont beaucoup estimaient avoir failli à leur devoir envers la nation après l’attaque du 7 octobre 2023, au cours de laquelle le Hamas a tué plus de 1 200 Israéliens et en a kidnappé 251. Ce sentiment de honte était présent dans toutes les agences, même celles comme le Mossad qui n’étaient pas principalement chargées de surveiller le Hamas.

Les directeurs du Mossad ont généralement un mandat de cinq ans, et Barnea, ou Dadi comme l’appellent ses collaborateurs, pourrait donc être remplacé d’ici le milieu de l’année 2026 ; mais son mandat pourrait être prolongé en reconnaissance de ses succès.

« Ce sont des jours historiques pour le peuple d’Israël », a déclaré Barnea lors d’une réunion d’agents au siège du Mossad après la brève guerre de juin, où il a évoqué sa coopération étroite avec la CIA. « La menace iranienne, qui met en danger notre sécurité depuis des décennies, a été considérablement contrariée grâce à la coopération extraordinaire entre les Forces de défense israéliennes, qui ont mené la campagne, et le Mossad, qui a opéré à leurs côtés, avec le soutien de notre allié, les USA. »

 

Transcription traduite en français de l'entretien 

29/12/2024

La chasse aux millions de dollars : la guerre secrète du Mossad contre les finances de la résistance palestinienne et libanaise

Pendant des années, Udi Levy a dirigé une unité du Mossad chargée de surveiller les flux de fonds destinés aux groupes de la résistance, évidemment toujours qualifiés de « terroristes ». Grâce à des méthodes créatives [sic] et à l’absence quasi totale de restrictions, l’unité est parvenue à contrecarrer les transferts de sommes considérables vers le Hamas et le Hezbollah. Puis elle a été fermée.

Yossi Melman, Haaretz , 4/1/2024


Udi Levy, qui dirigeait l’unité Tziltal (Harpon), aujourd’hui disparue, chargée de traquer les fonds destinés aux groupes “terroristes”. Photo : Tomer Appelbaum

En mai 2010, une jeep transportant deux passagers arrive au terminal frontalier de Rafah. Les hommes, qui avaient quitté le Caire en passant par la péninsule du Sinaï, ont subi un contrôle de sécurité superficiel après leur arrivée du côté égyptien du point de passage, et sont entrés dans la bande de Gaza à bord de leur voiture. Après avoir parcouru une courte distance, un missile a explosé devant eux, à l’improviste. Pris de panique, les deux hommes ont sauté du véhicule et se sont réfugiés sur le bord de la route. Quelques secondes plus tard, un autre missile frappe la jeep. Celle-ci a pris feu et des dizaines de milliers de billets de banque brûlés se sont envolés dans les airs.

« On se serait cru dans un film », se souvient Udi Levy, un ancien haut responsable du Mossad.

Les missiles ont été tirés par un drone de l’armée de l’air israélienne, sur la base de renseignements précis. Le conducteur et le passager n’étaient pas visés, c’est pourquoi le premier missile a été tiré en guise d’avertissement, pour leur permettre de s’échapper. La véritable cible étaient les 20 millions de dollars qui se trouvaient dans le véhicule, transférés d’une banque et de bureaux de change en Égypte, et destinés aux Brigades Ezzeddine AL Qassam, l’aile militaire du Hamas.

De hauts responsables du Hamas se sont précipités sur les lieux et ont rapidement commencé à collecter et à emballer les billets noircis. Quelques jours plus tard, les hommes du Hamas sont retournés au Caire, où ils sont entrés dans une succursale de la Banque Misr, la plus grande banque d’Égypte, dans le but d’échanger les billets endommagés contre de nouveaux. Le personnel, surpris, leur a ordonné de quitter les lieux. À ce moment-là, le personnel des bureaux de l’unité Tziltzal (Harpon), au troisième étage du quartier général du Mossad à Glilot, près de Tel-Aviv, a poussé un soupir de soulagement - parmi eux, Levy, le chef de l’unité aujourd’hui disparue.

La destruction de l’argent du Hamas lors de cet incident était une action conjointe réussie entreprise par la direction des opérations des forces de défense israéliennes, dirigée à l’époque par le général de division Tal Russo, et Harpon, l’unité secrète qui avait été créée une dizaine d’années auparavant afin de surveiller, d’avertir le monde et de déjouer les transferts d’argent vers les groupes “terroristes” et l’Iran. Le « copyright » de l’idée dans sa version israélienne appartient à feu Meir Dagan, chef du Mossad, et au Premier ministre Ariel Sharon. C’est Dagan qui a nommé Levy, alors lieutenant-colonel dans l’armée israélienne, commandant de l’unité.

Au cours de ses 15 années d’activité, Harpon a entrepris un grand nombre d’opérations. Des agents du Mossad ont été envoyés pour observer et pénétrer dans les bureaux des changeurs de monnaie ainsi que dans les banques d’Europe, d’Amérique du Sud et du Moyen-Orient, où les “terroristes” et le régime de Téhéran étaient soupçonnés de détenir des comptes.

« Nous surveillions les changeurs de monnaie dans un certain nombre de pays d’Europe », explique dans une interview à Haaretz un agent de l’unité d’opérations ultra-secrètes du Mossad, connue sous le nom de Kidon (Baïonnette), qui a ensuite été promu à la tête d’une division de l’organisation d’espionnage. « Nous surveillions les banques en Europe qui étaient soupçonnées de fermer les yeux sur les comptes d’éléments terroristes », ajoute un autre agent du Mossad. Selon le New York Times, les changeurs de monnaie en Turquie étaient particulièrement surveillés.

Israël a coopéré avec des organisations d’espionnage locales dans le cadre de ces opérations. Les agents du Mossad et de Harpon ont averti leurs homologues de l’existence de comptes suspects et ont transmis les informations aux banques, aux responsables financiers et à d’autres fonctionnaires de ces pays. Dans un cas, cela a permis de faire échouer un projet iranien de transport d’armes hors d’un pays européen.

Lors d’une autre opération, menée vers la fin de la guerre du Liban en 2006, l’armée de l’air a bombardé deux conteneurs, cachés dans le quartier chiite de Dahiya à Beyrouth, qui contenaient des dizaines de millions de dollars.

« Les dirigeants du Hezbollah, avec à leur tête [Hassan] Nasrallah et [Imad] Mughniyeh, ont été sidérés », déclare aujourd’hui Levy. « Ils étaient stupéfaits par le fait que nous sachions où l’argent était caché et que nous ayons réussi à cibler le site avec autant de précision. Ils étaient furieux que tout cet argent, destiné à financer la guerre de l’organisation, ait été détruit. Comment savons-nous leur réaction ? Nous l’avons apprise grâce aux renseignements qui nous sont parvenus après l’opération ».


Hassan Nasrallah. Photo : Bilal Hussein/AP

Levy a été le commandant du Harpon pendant la majeure partie de son existence ; il a pris sa retraite en 2016 et le Harpon a été démantelé en 2017. Vers la fin de son mandat, il a été témoin d’un changement d’approche dans les hautes sphères du gouvernement israélien vis-à-vis des efforts visant à torpiller les transferts de fonds vers les organisations “terroristes” palestiniennes.

« J’ai commencé à voir que le sujet des fonds terroristes devenait de moins en moins important pour [le Premier ministre Benjamin] Netanyahou », se souvient Levy. « Depuis sa réélection en 2015, il avait refusé d’autoriser des opérations d’importance stratégique que nous avions proposées, et avait exprimé des appréhensions quant à leurs implications. » Les opérations en question, précise-t-il, visaient principalement le Hamas.

La question du financement du “terrorisme” palestinien revêt une importance particulière à l’heure actuelle, dans le sillage de l’attaque vicieuse [sic] du Hamas le 7 octobre. Pendant des années, Netanyahou a ignoré le flux de milliards de dollars du Qatar vers l’organisation islamiste, et a même encouragé ce processus de financement. Cela faisait partie de ses efforts pour mettre au placard la solution à deux États dans le conflit israélo-palestinien. Mais l’argent, qui était censé acheter la tranquillité, a été utilisé pour renforcer les capacités militaires du Hamas, qui a pris Israël par surprise le 7 octobre.

Netanyahou a commencé à définir sa politique à la fin de l’année 2014. Yossi Cohen, alors directeur du Conseil national de sécurité et plus tard chef du Mossad, l’a soutenue, tout comme Meir Ben Shabbat, qui a succédé à Cohen à la tête du Conseil national de sécurité. Parmi les quelques personnes qui ont remis en question cette politique, on trouve Avigdor Lieberman, le ministre de la Défense de l’époque, Tamir Pardo, qui a dirigé le Mossad de 2011 à 2016, et Levy lui-même. Mais Netanyahou n’a pas tenu compte de leurs avertissements.

« Le transfert des fonds au Hamas a rendu possible l’attaque surprise du 7 octobre », dit Udi Levy. « Je ne me souviens pas que Netanyahou ait eu une seule discussion sérieuse sur les implications possibles de la puissance économique croissante du Hamas, même si on lui a montré les chiffres ». En effet, selon Levy, pendant des années, le premier ministre a rejeté les recommandations de l’establishment de la sécurité de mener une guerre économique sérieuse contre le Hamas.

Pourquoi ?

Levy : « Netanyahou et Cohen pensaient que l’apaisement du Hamas était une solution qui servait leur vision du monde et leur idéologie. Ils n’ont pas compris, ou n’ont pas voulu comprendre, que c’était en fait le problème. C’était une décision politique ».

Et cette décision, selon M. Levy, était contraire aux intérêts nationaux d’Israël.


Yossi Cohen et Benjamin Netanyahou : « Depuis sa réélection en 2015, Netanyahou avait refusé d’autoriser les opérations d’importance stratégique que nous avions proposées », se souvient Levy. Photo : Kobi Gideon/Bureau de presse du gvt. isr.

* * *

Levy, 61 ans, est né dans le quartier Hatikva de Tel Aviv. Sa mère d’origine égyptienne, Miriam, travaillait comme infirmière dans le quartier, où elle a rencontré son père, Haim, propriétaire d’un magasin de fleurs. La famille de Haim était arrivée de Perse en Palestine ottomane au début du XXe siècle. Lorsque Levy a 8 ans, la famille déménage à Holon, au sud de Tel Aviv.

Levy a été enrôlé comme « auditeur » dans l’unité de renseignement d’élite 8200. « Je ne sais pas pourquoi ils m’ont choisi », dit-il. « L’arabe que j’avais appris à la maison était très rudimentaire ». Après un cours de six mois, il est affecté à un poste d’écoute à la frontière libanaise. Lors de la guerre du Liban de 1982, il a été envoyé à un cours de formation des officiers et a ensuite occupé une série de postes clés dans le domaine du renseignement. Il a également obtenu une licence en études du Moyen-Orient à l’université de Tel Aviv. Après avoir été promu au grade de major, il a été nommé commandant d’une base 8200 à Jérusalem. « Je n’aimais pas la division du travail », explique-t-il. « J’étais responsable de la logistique, mais je voulais m’engager dans l’essentiel, avec du matériel de renseignement ».

Par chance, au plus fort de la première Intifada, il rencontre le chef de l’administration civile du gouvernement militaire, le colonel Gadi Zohar. C’est également par Zohar qu’il a entendu parler pour la première fois de la puissance économique croissante du Hamas. « Gadi m’a dit que le Shin Bet [service de sécurité] et les services de renseignements militaires n’avaient pas identifié les principaux problèmes de la population », raconte-t-il. « Ils se concentraient sur les escadrons terroristes, ne voyaient pas le tableau d’ensemble et ne comprenaient pas ce qui se passait sous la surface. L’un des enseignements tirés de cette expérience a été la décision de créer une petite unité de personnel de renseignement, sous les auspices de l’administration civile, afin de surveiller l’humeur de la population. Gadi m’a proposé d’en faire partie, ce que j’ai accepté avec plaisir ».

Quelles impressions avez-vous eues à l’époque ?

« J’ai rencontré des journalistes, des intellectuels et des commerçants [palestiniens] qui m’ont parlé de l’état d’esprit de la société palestinienne. Ils m’ont dit : « Vous [les Israéliens] ne faites pas attention à ce qui se passe à la base. Vous ne voyez pas comment le Hamas, par l’intermédiaire d’organisations à but non lucratif, construit des hôpitaux, des écoles, des jardins d’enfants, des institutions sociales, des mosquées. Vous ne voyez pas combien d’argent est acheminé dans les territoires afin de maintenir le monstre que le Hamas est en train de construire [ce qu’on appelle un État partout ailleurs, est un “monstre” dans le cas de Gaza, NdT] ».

Levy a commencé à recueillir des informations sur les activités financières du Hamas et, dans une moindre mesure, sur celles du Jihad islamique. « Lorsque j’ai écrit à l’époque, au début des années 1990, que les organisations à but non lucratif du Hamas avaient injecté en Cisjordanie et à Gaza environ un demi-milliard de dollars provenant de dons faits à l’étranger, le Shin Bet s’est moqué de moi », se souvient-il. « Ils ont prétendu que les fonds s’élevaient à 10 millions de dollars. Gideon Ezra, qui dirigeait un département du Shin Bet, nous a dit : “Ne dites pas n’importe quoi. Je ne vais pas m’occuper des écoles et des hôpitaux. Ma seule tâche est de contrecarrer le terrorisme” ».

Mais Levy a trouvé des oreilles attentives auprès du général de division Ilan Biran, alors chef du commandement central, et du coordinateur des activités gouvernementales dans les territoires, le général de division Danny Rothschild. « Notre principal outil était les décisions de justice, qui nous permettaient de fermer des institutions et de confisquer de l’argent. Nous avons poursuivi des changeurs de monnaie en Cisjordanie et à Gaza, ainsi que des chefs de conseil [ ?]. Le nom de code de notre activité était biur hametz [un rituel de la Pâque qui se réfère, métaphoriquement, à l’élimination de substances inacceptables ou nocives] ».

En 1994, le général de brigade Meir Dagan, responsable des opérations spéciales à Gaza et en Cisjordanie, a rendu visite au commandement central. « Je lui ai montré le matériel que j’avais rassemblé », raconte Levy, « et à ma grande surprise, il s’est montré très intéressé par ce matériel ». Dagan et Levy ont ensuite rencontré le chef d’état-major adjoint des FDI, Matan Vilnai. « Vilnai m’a dit : “Je connais le Hamas comme ma poche - je ne pense pas que vous puissiez m’apprendre quoi que ce soit de nouveau”. C’est pourtant ce que j’ai fait. À la fin de la réunion, Vilnai était complètement abasourdi ».

En 1996, lorsque Netanyahou a été élu Premier ministre pour la première fois, il a chargé Dagan de mettre en place une unité indépendante de lutte contre le terrorisme. À son tour, Dagan a nommé Levy, alors lieutenant-colonel, pour diriger la recherche de financements terroristes.

« Nous avons commencé à impliquer la communauté internationale, en particulier les USA et l’Europe, dans une guerre économique contre le Hamas, le Jihad islamique et le Hezbollah », raconte Levy. « Nous nous sommes concentrés sur quelques organisations à but non lucratif du Hamas et du Jihad islamique qui opéraient aux USA, en Grande-Bretagne, en France et en Allemagne ».

Le tournant s’est produit en 2001, en partie à la suite de la catastrophe du 11 septembre, lorsque l’administration américaine a pris conscience de l’importance de la lutte contre le financement du terrorisme et des liens entre des organisations caritatives apparemment innocentes et des groupes terroristes. L’élection d’Ariel Sharon au poste de premier ministre la même année a constitué un deuxième tournant. Sur la recommandation de Dagan, Sharon a accepté de créer un organe secret au sein du Conseil national de sécurité, alors dirigé par Uzi Dayan. Dayan nomme l’unité Harpon, en s’inspirant de « Moby Dick » de Melville. Levy est nommé à sa tête.

« Dans mon adolescence, j’ai lu Moby Dick comme un récit d’aventure sur le monde obscur des chasseurs de baleines », se souvient aujourd’hui Uzi Dayan. « Trente-cinq ans plus tard, j’ai relu le livre. J’ai associé le nom de code Harpon au narrateur de l’histoire, Ismaël, qui décrit comment son ami attend le bon moment pour lancer son harpon mortel ».


L’ancien chef du Mossad, Meir Dagan. Photo : Alon Ron

* * *

Le travail de l’unité Harpon était sous-tendu par le slogan bien connu « Suivez l’argent ».

Levy : « De 1993 à 2016, les méthodes utilisées pour déplacer l’argent ont à peine changé. Au cours de la première décennie, de 1993 à 2003, l’argent destiné aux organisations terroristes provenait principalement d’Arabie saoudite - de son gouvernement et des dons de riches Saoudiens, qui soutenaient également Al-Qaida. Ils transféraient l’argent directement des banques saoudiennes aux banques palestiniennes, ou par l’intermédiaire de Western Union. L’Arabie saoudite a cessé de transférer de l’argent au Hamas en 2003, par crainte de la réaction des USA, après qu’il a été révélé que les Saoudiens avaient soutenu les militants d’Oussama ben Laden ».

Au début des années 2000, les Iraniens ont remplacé les Saoudiens en tant qu’élément dominant du financement du terrorisme palestinien, en prenant le contrôle des transferts d’argent vers le Hamas et le Jihad islamique, ainsi que vers l’Autorité palestinienne. La contrebande d’armes entre l’Iran et l’Autorité palestinienne en 2002 sur le cargo Karine A, qui a été saisi par la marine israélienne, en est un bon exemple. La Force Al-Quds de l’Iran a financé l’opération et acheté les armes.

Parallèlement au financement de Téhéran, l’argent a constamment afflué de dizaines d’organisations à but non lucratif - dans les Émirats arabes unis, au Qatar, en Indonésie, en Malaisie et également dans les pays occidentaux : Allemagne, France, Pays-Bas, Danemark, France, Grande-Bretagne. Ces organismes ont mené toutes sortes d’actions de collecte de fonds : de la collecte de monnaie dans les caisses de charité des mosquées à l’obtention de fonds auprès de grandes organisations caritatives occidentales à vocation sociale. « Il s’agit d’un réseau insensé d’organisations caritatives mondiales qui continue de fonctionner à ce jour », explique Levy.

Pour traquer et contrecarrer le transfert des fonds, Harpon a été investi de pouvoirs et d’une autorité inhabituels dès sa création. « Le ministre de la justice, Yaakov Neeman, nous a soutenus », raconte M. Levy, « et toutes les instances se sont jointes à l’effort : la police israélienne, l’autorité israélienne chargée de l’interdiction du blanchiment d’argent et du financement du terrorisme, la Banque d’Israël, l’autorité fiscale israélienne, les banques et les procureurs de l’État et de l’armée ».

L’adjoint de Levy était P., un agent de terrain qui avait travaillé dans des États ennemis, dont l’Iran. L’avocat Paul Landes, de l’autorité chargée du blanchiment d’argent, a rejoint l’équipe et a ensuite été l’adjoint de Levy.

« Le gouvernement Sharon avait pris une décision secrète de grande portée qui nous autorisait à recevoir des informations de toute source autorisée en Israël et à agir sur la base de ces informations, ainsi qu’à être en contact avec n’importe quel gouvernement dans le monde », note Levy.

Ces pouvoirs sont toutefois à la limite de l’atteinte à la vie privée. L’unité ne pouvait pas accéder aux comptes bancaires israéliens, mais si elle soupçonnait que des organisations arabes à but non lucratif en Israël - notamment la branche nord du Mouvement islamique - servaient d’intermédiaire pour le transfert de fonds vers le Hamas et les territoires, l’information était transmise à la police et une enquête était lancée.


Suha Al Tawil, veuve Arafat, 61 ans, citoyenne française née à Jérusalem, une redoutable business woman, qui trouva même le moyen de voler 1 million de dollars à Leïla Trabelsi, alias Madame "Je prends tout", épouse puis veuve consolable de son cher Zine Abidine Ben Ali, alias ZABA, alors PDG de l'entreprise Tunisia Inc. Après la mort d'Arafat, Suha trouva le moyen de récupérer ses avoirs bancaires (notamment auprès de la Leumi Bak israélienne), au grand dam des responsables de l'(In)Autorité palestinienne, grâce au savoir-faire de son conseiller financier Edouard Rizk, un phalangiste libanais. Entre bons chrétiens, on se serre les coudes. [NdT]

L’une des opérations les plus importantes de Harpon s’est déroulée au plus fort de la deuxième Intifada, au début des années 2000, dans le but de retrouver les actifs du dirigeant palestinien Yasser Arafat, soupçonné de dissimuler des centaines de millions de dollars dans le monde entier.

« Arafat, sa femme Suha et ses assistants étaient totalement corrompus », explique Levy. Le président palestinien possédait de nombreux comptes bancaires - à Malte, en France, en Égypte, en Jordanie, en Tunisie et en Algérie - qui étaient gérés pour lui par son homme d’argent, Mohammed Rashid.

Avec l’aide du Mossad, Harpon a tenté de mettre le grappin sur les comptes bancaires d’Arafat et de son épouse. L’unité avait un double objectif : d’abord, elle espérait dévoiler ces comptes et diffuser largement des informations à leur sujet, dans le cadre d’une guerre psychologique, afin de salir Arafat et de le montrer corrompu. Harpon et le Mossad ont été aidés dans cette entreprise par des journalistes étrangers et israéliens. L’un de ces derniers va même jusqu’à lui proposer de se faire passer pour un correspondant étranger et d’essayer d’entrer en contact avec Suha. L’idée fut rejetée, mais Levy et ses agents réussirent à persuader la Banque Leumi [israélienne] de fermer le compte d’Arafat.

Le deuxième objectif était semblable à celui de Robin des Bois : saisir les comptes bancaires du couple et transférer leur argent vers un pays ami du Moyen-Orient, un allié d’Israël. Mais cette fois, Harpon n’a pas réussi.

L’unité a également utilisé des méthodes similaires contre le Jihad islamique. Son fondateur, le Dr Fathi Shaqaqi, exerçait un contrôle très centralisé sur l’organisation et ses fonds. Dès ses débuts, dans les années 1980, Shaqaqi était un mercenaire au service de l’Iran. Téhéran a financé son groupe, qui a mené certaines des attaques terroristes les plus meurtrières contre Israël, notamment l’attentat au carrefour de Beit Lid en janvier 1995, au cours duquel 22 Israéliens ont été assassinés. Au mois d’octobre suivant, des agents de l’unité Bayonet du Mossad l’ont assassiné en plein jour dans une rue de Malte. Les successeurs de Shaqaqi ont recherché les fonds du Jihad islamique mais n’ont pas pu accéder aux comptes bancaires. Des rumeurs ont circulé selon lesquelles sa femme se serait emparée de l’argent et l’aurait emporté en Iran ou ailleurs.

De son vivant, Shaqaqi n’a pas hésité à accepter d’autres sources de financement. Son homme de confiance aux USA était Sami al-Arian, professeur d’ingénierie informatique à l’université de Floride du Sud. Al-Arian a été arrêté en 2003 et inculpé de 17 chefs d’accusation pour appartenance à une organisation terroriste, financement d’une organisation terroriste, blanchiment d’argent et autres.

À peu près à la même époque, Levy a été envoyé en Floride au nom de l’État d’Israël, où il a été autorisé pendant trois mois à partager des documents et des informations de renseignement avec le FBI et le département du Trésor. Finalement, Arian a été acquitté de la moitié des chefs d’accusation ; il a signé un accord de plaidoyer et a purgé moins de cinq ans de prison. Après sa libération, en 2014, il a été expulsé des USA et a créé un centre de recherche dans une université d’Istanbul, qui, selon les services de renseignement israéliens, est également impliquée dans le transfert de fonds à des groupes terroristes.

La plus grande réussite de Harpon a été la lutte économique contre l’Iran. Grâce à son travail, Israël a pu, au fil des ans, persuader les USA et les pays d’Europe occidentale d’imposer de lourdes sanctions à l’Iran, dont la plupart sont encore en vigueur aujourd’hui. Plus précisément, Harpon, en collaboration avec les divisions de recherche du Mossad et du renseignement militaire, a fourni des informations sur la base desquelles des recommandations ont été formulées quant aux industries et aux entreprises iraniennes à sanctionner.

« Mon mandat de directeur du Mossad a joué un rôle essentiel dans la guerre économique contre l’Iran », explique Tamir Pardo à Haaretz, « ainsi que contre le Hamas et le Hezbollah ».

Harpon n’a pas mené d’actions sur le terrain contre les banques iraniennes, en raison de problèmes opérationnels et de la crainte de mettre son personnel en danger. Il a toutefois réussi à repérer et à marquer les fonds utilisés par des entreprises et des particuliers iraniens qui tentaient de contourner les sanctions afin d’introduire en contrebande des composants pour des projets de missiles et d’armes nucléaires. Les informations ont été transmises aux gouvernements de l’Occident et de l’Extrême-Orient, ce qui a permis d’empêcher la contrebande des équipements, qui ont souvent été confisqués.

L’un des points de référence des activités de Harpon a été de persuader Mario Draghi, président de la Banque centrale européenne de 2011 à 2019, de prendre des mesures énergiques contre l’Iran. « Draghi nous a beaucoup aidés », note Levy, ajoutant que le développement le plus important a été la décision d’interdire à l’Iran et à ses citoyens l’accès au système international de compensation monétaire SWIFT. Ces actions ont amené Téhéran à la table des négociations et ont conduit à la signature de l’accord nucléaire de 2015.

Les efforts déployés pour découvrir et saborder les sources de financement des organisations terroristes ont également échoué. Levy et un haut responsable du Shin Bet se sont rendus à Dubaï, par exemple, pour convaincre le dirigeant de cette ville de cesser de financer le Hamas. Celui-ci leur a montré la porte.

« Ce sont les plus grands blanchisseurs d’argent du Moyen-Orient », déclare Levy à propos du gouvernement de Dubaï. « Presque toutes les sociétés affiliées aux Gardiens de la révolution iraniens et à leurs services de renseignement ont des représentations et des bureaux à Dubaï, ce qui les aide à blanchir de l’argent et à contourner les sanctions ».

Vous connaissiez bien les dirigeants du Hamas et du Hezbollah. À quelle profondeur estimez-vous que leur corruption s’étend ?

« Imad Mughniyeh était corrompu - il avait des maisons et des comptes bancaires à Damas et en Iran [selon des sources étrangères, il a été assassiné lors d’une opération conjointe du Mossad et de la CIA en 2008]. Nasrallah aussi ; lui et sa famille sont très riches. Nasrallah préfère ne pas garder son argent dans les banques au Liban, à cause des sanctions contre ce pays et contre lui, mais plutôt en Syrie et en Iran ».

Et le Hamas ?

« Au début, les dirigeants du Hamas se comportaient modestement et étaient certainement beaucoup moins corrompus que les dirigeants de l’OLP. Mais au cours des dernières décennies, Khaled Meshal et Ismail Haniyeh sont devenus milliardaires, avec de nombreux biens au Qatar, et des comptes dans la plus grande et la plus importante banque de ce pays, la Banque nationale. »

Et Yahya Sinwar ?

« Idem. Jusqu’à la guerre actuelle, il possédait de luxueuses villas à Gaza, mais il a aussi des biens au Qatar et des comptes bancaires dans ce pays. Bref, ils sont pris en charge, ainsi que toutes leurs familles et leurs enfants. »

* * *

En effet, un changement radical s’est produit en 2014 : Le Qatar a commencé à envoyer des fonds à la bande de Gaza. Israël l’a autorisé à faire entrer des valises remplies de millions en liquide, par l’intermédiaire de son ambassadeur à Ramallah. Pour sa part, Levy a pris sa retraite en 2016 et a passé un doctorat à Bar-Ilan, rédigeant une thèse sur l’islam radical, et s’est impliqué dans des entreprises privées. La même année, Yossi Cohen prend la tête du Mossad. Il décide de démanteler Harpon et de répartir ses responsabilités entre deux bureaux. Meir Ben-Shabbat, qui venait de prendre la direction du Conseil national de sécurité, affirme qu’il n’a pas été impliqué dans cette décision, qui a été autorisée par le cabinet de sécurité en mars 2018. À la place de Harpon, le ministère de la Défense a créé le Bureau national de lutte contre le financement du terrorisme, aujourd’hui dirigé par Paul Landes. Les autres rôles de la défunte unité, notamment la collecte et la concentration d’informations de renseignement pertinentes, ont été transférés au département de recherche du renseignement militaire.

Cohen a refusé de répondre à la question de Haaretz sur les raisons qui l’ont poussé à démanteler l’unité. Levy, pour sa part, a du mal à comprendre les raisons de cette décision.

« Peut-être voulait-il laisser une trace en la démantelant et en formant de nouvelles unités », dit-il. « Ce dont je me souviens, c’est que Yossi m’a toujours demandé de dire du bien de lui à Dagan, qui était non seulement mon professeur et mon mentor, mais aussi un ami personnel ».

Le bureau de M. Netanyahou a refusé de commenter cet article. [et on peut toujours rêver à une unité du Mossad chargée de pister son argent, celui de sa femme et de sa bande, NdT]