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13/05/2023

AZIZ KRICHEN
Avant qu’il ne soit trop tard : Appel au soutien des paysans de Ghannouch, dans le Sud tunisien

Aziz Krichen, Plateforme Tunisienne des Alternatives, Tunis, 10/5/2023

Chassées de leurs activités agricoles ancestrales dans l’oasis de Gabès – du fait d’une urbanisation irréfléchie et de la sévère pollution engendrée par l’industrie chimique –, de nombreuses familles paysannes de Ghannouch ont été contraintes de se déplacer et de se rabattre sur une zone sebkha, a priori impropre à la culture, plusieurs kilomètres plus au sud, en bordure de la délégation de Métouia. Cela se passait il y a 30 ans, au tout début des années 1990.

Les résultats de cette migration forcée ont été impressionnants. Au terme d’un labeur incessant, repris inlassablement saison après saison, les sols insalubres ont été progressivement amendés et bonifiés. Rendue à la vie, la région dite des Aouinet s’est transformée en un immense verger luxuriant, s’étendant sur près de trois mille hectares. Au fil des années, les premiers pionniers ont été rejoints par d’autres, encouragés par l’exemple. A la fin de la décennie, on pouvait compter plusieurs centaines d’exploitations. La majeure partie de la sebkha a fini par être mise en valeur, ainsi qu’un certain nombre de terrains relevant formellement du domaine de l’État, mais laissées à l’abandon depuis… 1970 et le démantèlement du système coopératif.

Aujourd’hui, les paysans – et les paysannes – de Ghannouch fournissent environ 70% de la production maraîchère totale du gouvernorat de Gabès (tomates, poivrons, oignons, pommes de terre, ail, etc.). Il s’agit, par conséquent, d’une incontestable réussite économique et agronomique. Et d’une formidable réussite sociale.

Où est alors le problème ? Il réside en ceci que la dynamique que l’on vient de décrire s’est déroulée sans l’aide des pouvoirs publics et hors du contrôle de l’administration. Ce qui signifie, en d’autres termes, que les paysans de Ghannouch ne disposent pas de titres de propriété formels pouvant justifier leur occupation de la terre.

Que fait-on dans ce cas ? Deux démarches sont possibles, qui relèvent de deux philosophies politiques différentes :

1) On peut « fabriquer » la propriété à partir du « bas », en conformant le droit à la réalité. D’après cette façon de voir, la solution du problème est simple. Nous avons ici affaire à des paysans productifs, qui fructifient depuis de longues années la terre qu’ils occupent. Cette permanence dans la production et l’occupation peut être attestée par des témoins dignes de foi : les voisins, les autorités locales, etc. Sur la base de tels témoignages, la loi introduit une clause de prescription (dans le droit tunisien, on parle de anjirar almalakiat bialtaqadum انجرارالملكية بالتقادم) et le tribunal foncier attribue de manière automatique des titres de propriétés aux occupants du sol concernés.

2) La deuxième approche prend l’exact contre-pied de la première : elle prétend fabriquer la propriété à partir du « haut », c’est-à-dire depuis l’État, et elle entend forcer la réalité à se conformer au droit existant, même lorsque celui-ci est totalement inadapté et irréaliste. C’est cette approche autoritaire et répressive qui a les faveurs de l’administration tunisienne. Ce qui entraîne des conséquences en cascades : au lieu de fabriquer de la légalité et de l’inclusion sociale, notre législation – un véritable fouillis de règlements superposés les uns aux autres et contradictoires entre eux – fabrique massivement de l’illégalité et de l’exclusion sociale.

Deux exemples pour le démontrer. Dans les campagnes, soixante ans après l’indépendance, l’apurement du statut juridique des terres collectives et des terres domaniales (la moitié du potentiel foncier global de notre agriculture) est toujours en suspens. Dans les villes, la situation n’est pas meilleure : les deux-tiers du parc logement du pays sont aujourd’hui sans titres de propriété et relèvent de ce que la bureaucratie classe, sans sourciller, dans la rubrique « habitat spontané » ou « habitat sauvage ».

Mais revenons à Ghannouch et à ses paysans. Après le 14-Janvier, ces derniers ont multiplié les démarches – aux échelles locale, régionale et nationale – pour essayer de régulariser leur situation. Au début, on s’est contenté de les balader, c’est-à-dire de les renvoyer d’une structure à l’autre. Ensuite, le ton s’est fait plus dur et l’on est passé du faux dialogue à la menace et à l’intimidation. Des poursuites judiciaires ont même été engagées contre plusieurs d’entre eux, pour « occupation de terrains appartenant à l’État », comme si la légalité de l’administration était supérieure à la légitimité des paysans dans l’exploitation de la terre.

Depuis l’an dernier, l’escalade a franchi un nouveau palier, jusqu’à la semaine dernière où un ultimatum leur a été lancé par la police : « Si vous ne quittez pas les lieux, nous allons vous en déloger par la force et des bulldozers viendront raser vos champs et vos habitations ! »

Contactés, les différents responsables à Ghannouch et à Gabès (le gouverneur, le délégué, l’OTD (Office des Terres Domaniales), l’UTAP (Union Tunisienne de l’Agriculture et de la Pêche), etc.) se défaussent les uns après les autres, disant que l’affaire les dépasse. Tout cela se produit, faut-il le souligner, à un moment où la conjoncture économique et sociale n’a jamais été aussi dégradée.

L’ultimatum expire d’ici peu. S’il devait avoir lieu, l’affrontement inévitable entre occupants et policiers pourrait avoir de graves répercussions. C’est la raison pour laquelle nous en appelons au ministre de l’Agriculture pour qu’il use de son autorité et empêche tout recours à la violence. La Tunisie ne peut plus continuer à être gérée de cette façon. Notre production vivrière est en ruine. Notre souveraineté alimentaire n’est plus qu’un slogan. Le chômage ravage notre jeunesse. On ne peut plus laisser à l’abandon des centaines de milliers d’hectares de terres agricoles au motif spécieux que ces terres appartiennent à l’État. Laissons les paysans et les jeunes ruraux travailler. Laissons-les produire. Accordons-leur les droits naturels qu’ils réclament. Arrêtons cette pression insupportable qu’on leur inflige. A deux jours de la commémoration du 12-Mai*, cessons de les voir comme des hors-la-loi. Apprenons à les considérer pour ce qu’ils sont réellement : des acteurs sociaux légitimes, dont le travail est indispensable au relèvement de l’économie, des acteurs qu’il convient par conséquent de protéger et non de réprimer. On ne dirige pas un pays contre sa population.

NdE

* Le 12 mai 1964 est la date de « l’évacuation agricole », la nationalisation des terres coloniales (lire ici)