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09/10/2022

BEHROOZ GHAMARI-TABRIZI
“Doshman” (L’ennemi) et les manifestations massives en Iran

Behrooz Ghamari-Tabrizi, CounterPunch, 7/10/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala


Behrooz Ghamari-Tabrizi (1960) est un historien, sociologue et professeur usaméricain d'origine iranienne. Il est connu pour ses travaux sur la révolution iranienne et ses conséquences. Il est professeur d'études du Proche-Orient et directeur du Sharmin and Bijan Mossavar-Rahmani Center for Iran and Persian Gulf Studies à l'université de Princeton. Actuellement, il travaille sur un projet sur la modernité mystique, une étude comparative de la philosophie de l'histoire et de la théorie politique de Walter Benjamin et Ali Shariati. Auteur des livres : 

  • Foucault in Iran: Islamic Revolution after the Enlightenment, Minneapolis, MN: University of Minnesota Press, 2016.
  •  Remembering Akbar: Inside the Iranian Revolution, New York, London: O/R Books (Counterpoint), 2016. (Literary Memoir)
  • Islam and Dissent in Post-Revolutionary Iran: Abdolkarim Soroush and the Religious Foundations of Political Reform, London, New York: I. B. Tauris (Palgrave-Macmillan), 2008.

Après un silence assourdissant durant deux semaines de protestations publiques et de violences d'État, le Guide Suprême de la République Islamique, l'ayatollah Khamenei a lancé une attaque virulente contre celles et ceux qui ont manifesté dans les rues de Téhéran et de nombreuses autres grandes villes du pays. Il a appelé les manifestations, qui ont commencé après la mort de Mahsa Amini en garde à vue et se sont rapidement généralisées, le résultat d'un complot des puissances occidentales pour renverser la République islamique. « Doshman (l'ennemi) », a-t-il répété dans sa rhétorique usée, « avait des plans pour déstabiliser le pays et a utilisé la mort malheureuse de cette jeune femme comme prétexte pour provoquer le conflit et la sédition. »

S’en prendre exclusivement au Doshman (les USA, leurs alliés régionaux et leurs agents domestiques) a été le recours classique du Guide Suprême pour s'attaquer aux troubles sociaux en Iran depuis qu'il a pris ses fonctions après la mort de l'ayatollah Khomeini en 1989. Qu'il ait choisi de briser son silence public dans un discours à une audience lors d'une cérémonie de remise des diplômes des Forces armées était révélateur. Comme l’était sa rhétorique nationaliste, éludant les causes profondes de la dissidence interne. Le « Doshman », a-t-il déclaré à son audience, « n'est pas seulement contre la République islamique, ils sont contre un Iran fort et indépendant. Doshman veut installer un État client dans notre pays qui agit au nom de leurs intérêts régionaux, et non des intérêts des peuples d’Iran. » Commentant la raison pour laquelle ces manifestations se sont déroulées à ce moment précis, il a affirmé que « les troubles ont été conçus pour coïncider avec le grand bond en avant de l'Iran vers le progrès économique malgré les difficultés que les puissances occidentales nous imposent. »

Les étudiants de l'université Amirkabir [Polytechnique de Téhéran) protestent contre le hijab obligatoire et la République islamique, 20 septembre 2022

Ce sont des mots forts, mais sans beaucoup de force d’impact dans la scène iranienne. La présence du Doshman est réelle, mais le Guide offre de mauvaises raisons pour l'expansion de son influence à l'intérieur du pays. Il y a quatre grandes questions que le Guide Suprême efface commodément de son récit du complot du Doshman. Premièrement, s'il a raison de dire que les manifestations sont une conspiration du Doshman, pourquoi est-il si facile pour eux de fomenter des troubles à l'intérieur du pays ? Comment se fait-il que la société iranienne, avec les femmes et les jeunes à sa tête, ait été une poudrière au cours des deux dernières décennies ? Deuxièmement, il n'aborde pas la question de savoir comment ces protestations évoluent si facilement, selon lui, vers la réalisation des intérêts du Doshman ? Pourquoi n'y a-t-il pas de partis, d'organisations, de direction dans ces rassemblements, un espace vacant qui permette au Doshman d'influencer la direction et les revendications des manifestants ? Troisièmement, l'écart grandissant entre les riches et les pauvres et la montée en flèche de l'inflation, en particulier au cours des derniers mois, ne peuvent être effacés simplement par un sermon annonçant un « grand bond en avant » tous azimuts. La souffrance due aux difficultés économiques est réelle et nécessite des solutions réelles plutôt que des vœux pieux sous forme de slogans. Enfin, le Guide Suprême a rejeté la solidarité publique des athlètes et des artistes avec les manifestants comme « sans valeur et sans pertinence ». Il ne reconnaît absolument pas pourquoi, après plus de quatre décennies de domination islamique, l'influence du capitaine de l'équipe nationale iranienne de football ou d'un réalisateur primé aux Oscars est nettement plus grande que celle des imams des prières du vendredi.

La société iranienne continue d'être le théâtre d'un profond clivage entre l'État et ses citoyens. L'âge médian de la population est de 32 ans, près de 80% des Iraniens sont nés après la révolution et n'ont aucun souvenir de la vie avant la révolution de 1979. La rhétorique du Guide Suprême selon laquelle les manifestants étaient des « familles d'agents de la SAVAK » (la police secrète du Shah) tombe à plat sur le visage de cette génération. C'est plutôt un aveu implicite que la République islamique n'a pas réussi à croître et à répondre aux besoins et aux exigences de sa population. Les lois et les restrictions qui ont été instituées il y a plus de quarante ans n'ont pas réussi à façonner comme prévu la vision du monde et les désirs d'une génération qui a grandi sous ce système. Le Guide Suprême doit reconnaître l'échec de la République Islamique à inventer un homo islamicus de conception étriquée, réceptif et accommodant à l'éthique et aux valeurs propagées par un establishment clérical.