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01/06/2025

ARTURO ALEJANDRO MUÑOZ
Neruda et le Winnipeg 86 ans après

Arturo Alejandro, Muñoz  Encima de la Niebla , 1/6/2025

Comme toujours, le temps transforme en légende tous les événements importants de l'histoire d'une nation. De la légende au mythe, il n'y a qu'un pas, et du mythe à la fantaisie anecdotique, il n'y a qu'un petit saut.


L'épopée du cargo Winnipeg ne doit jamais être reléguée dans le coffre de l'oubli, mais nous ne pouvons pas non plus permettre qu'elle commence à se forger aux sources des légendes épiques, car ce n'était qu'un travail bien fait... très bien fait... solidaire, courageux, opportun, décisif et efficace. Une œuvre avec des noms et des prénoms : Pedro et Pablo... Aguirre Cerda et Neruda, respectivement.

Au début de l'année 1939, l'Europe est déchirée entre deux scénarios d'une férocité guerrière inégalée. D'une part, la guerre civile espagnole touche à sa fin et, d'autre part, le régime nazi d'Adolf Hitler se prépare - le 1er  septembre de la même année - à porter les premiers coups à l'est de la frontière allemande, déclenchant ainsi la Seconde Guerre mondiale.

En Espagne, des milliers de personnes fuyaient désespérément vers la France, traînant des enfants en bas âge et de vains espoirs, échappant aux troupes fascistes de Francisco Franco, vainqueurs du conflit sanglant et maîtres d'une sauvagerie sans bornes appliquée aux vaincus, qu'ils jugeaient (quand ils les jugeaient, car il n'y avait généralement pas de procès) en quelques minutes pour les envoyer directement au mur ou, dans le meilleur des cas, dans un cachot où ils resteraient jusqu'à la fin de leurs jours.

Le monde avait appris certaines des horribles coulisses de la guerre civile espagnole, ému, parmi tant d'autres événements, par le meurtre ignoble et inutile du grand poète grenadin Federico García Lorca, un ami personnel de notre poète immortel, Pablo Neruda, qui revint en Europe en 1939, en tant que consul spécial pour l'immigration espagnole basé à Paris, pour organiser le voyage légendaire dont nous nous souvenons aujourd'hui, 85 ans après qu'il a eu lieu.

Pourquoi Neruda souhaitait-il retourner en Espagne pour mettre ses efforts au service de quelques Espagnols fuyant les troupes franquistes ?

Au début de l'année 1939, alors que Neruda travaille sur le « Canto General » à Isla Negra, il reçoit une lettre de son ami, le poète espagnol Rafael Alberti, qui l'informe des difficultés rencontrées par les civils partisans de la République pour échapper à l'avancée des nationalistes. Neruda prévoit la chute imminente de la capitale espagnole et demande de l'aide au président Pedro Aguirre Cerda.

Le poète est nommé consul spécial pour l'immigration et se plonge dans un travail de bureau acharné à Paris, découpant des photos de passeport et recueillant des centaines de demandes de réfugiés souhaitant se rendre au Chili.

Entre 1937 et 1939, l'ambassade du Chili à Madrid accueille un grand nombre de réfugiés. Lorsque la capacité de l'ambassade est insuffisante pour accueillir les 700 demandeurs d'asile, les légations guatémaltèque et salvadorienne collaborent.

Après la victoire du camp dirigé par Francisco Franco, et alors que les troupes nationalistes sont dans les rues de Madrid, 17 républicains se réfugient à l'ambassade du Chili.

Carlos Morla Lynch, ambassadeur et chargé d'affaires, a contacté le général Jordana, ministre des Affaires étrangères du gouvernement franquiste, pour obtenir des sauf-conduits pour eux. Mais la réponse est négative et le nouveau gouvernement espagnol ordonne que les réfugiés soient remis aux troupes fascistes, ce que l'ambassade chilienne refuse catégoriquement, mais elle doit résister à une dizaine d'attaques des phalangistes à la recherche de leurs ennemis.

Le Chili a alors recours au traité de Montevideo et tous les pays d'Amérique du Sud soutiennent le gouvernement de Pedro Aguirre Cerda dans cette lutte diplomatique pour la défense du droit d'asile des 17 républicains réfugiés dans l'ambassade. Plusieurs d'entre eux ont fait partie de l' « Alianza Antifascista de Escritores » (Alliance antifasciste des écrivains) et ont finalement voyagé vers le nouveau continent, l'Amérique.

Ce groupe comprenait les écrivains Antonio Aparicio Herrero, Pablo de la Fuente et Antonio de Lezama, entre autres. Pour passer le temps à l'ambassade, ils éditent un journal, « Cometa », et une revue culturelle appelée « Luna », qui est une revue hebdomadaire dactylographiée et écrite à la main, avec des articles sur la poésie et des articles littéraires. Ils publient jusqu'à 60 exemplaires par jour. Ils analysent la situation en Espagne, bien que l'accent soit mis davantage sur la littérature que sur la politique, afin de ne pas compromettre l'ambassade du Chili, qui leur a accordé l'asile.

Pendant ce temps, Neruda s'efforce de trouver un navire, un cargo ou autre, qui lui permettrait de sauver deux mille Espagnols qui se trouvaient dans un camp de réfugiés en France, un pays qui, à vrai dire, n'apportait pas beaucoup d'aide aux républicains qui franchissaient ses frontières à la recherche d'une aide humanitaire parce que leur vie (et celle de leur famille) était menacée par l'avancée des troupes franquistes.

Un an plus tard, cette même France sera fatalement et cruellement envahie par les armées nazies d'Hitler, partenaire de Franco dans la guerre civile espagnole, qui avait soutenu le général fasciste en lui envoyant des escadrilles aériennes de la Luftwaffe dirigées par Hermann Göring. Ce sont ces avions nazis qui ont procédé au bombardement criminel de la ville de Guernica.

 

Finalement, Neruda réussit à affréter le vieux cargo français Winnipeg et alors commence la partie la plus difficile de son travail : sélectionner les deux mille Espagnols qui seraient accueillis au Chili en tant que réfugiés. Il y avait évidemment plus d'ouvriers et de travailleurs que d'intellectuels à bord du navire, et les histoires personnelles de ceux qui ont été aidés par le poète chilien pourraient remplir les pages de nombreux livres.



Dans la soirée du 4 août 1939, le Winnipeg quitte le port français de Trompeloup-Pauillac, près de Bordeaux, avec 2 365 personnes à bord, dont les « 300 enfants de la guerre », nom donné aux mineurs qui voyagent avec leurs parents. La nuit où le Winnipeg a levé l'ancre, Pablo Neruda a écrit ce qui suit, rappelé dans ses Mémoires :

« Ma poésie, dans sa lutte, avait réussi à leur trouver une patrie. Et je me suis senti fier. J'ai eu la joie de leur offrir, dans ma patrie, le pain, le vin et l'amitié de tous les Chiliens. Que les critiques effacent toute ma poésie, s'ils le souhaitent, mais personne ne pourra effacer ce poème du Winnipeg dont je me souviens aujourd'hui ».

Le deuxième jour du voyage, au large du cap Finisterre, la petite Agnes Winnipeg América Alonso Bollados est née à bord du navire, le premier bébé à venir au monde au milieu de la tragédie des réfugiés qui se sont retrouvés sur le pont et dans les cales du navire, devenant ainsi un symbole d'espoir pour ceux qui ont embarqué sur le navire, contraints de laisser derrière eux leur famille et leur patrie.

La traversée de l'Atlantique n'a pas été sans tension, en particulier pour l'équipage du navire, car des dizaines de sous-marins allemands traquaient les navires français et britanniques naviguant dans ces eaux, alors que la Seconde Guerre mondiale était sur le point d’éclater et que la possibilité d'être coulé par une torpille d'un sous-marin nazi constituait une menace certaine. En fait, alors que le Winnipeg navigue dans des eaux plus calmes, Hitler ordonne à ses troupes d'envahir la Pologne le 1er  septembre.

Le 3 septembre 1939, le Winnipeg accoste dans le port de Valparaíso. La mission de Neruda a été menée à bien. Le lendemain, les Espagnols débarquent et sont accueillis par les autorités chiliennes. En guise de remerciement pour la générosité du Chili, et en particulier du président Pedro Aguirre Cerda, les immigrants ont accroché au bateau un grande toile sur laquelle était peint le visage du président. Ce geste était d'autant plus important que certains secteurs politiques chiliens (de droite, pour changer) s'étaient obstinément opposés à la solidarité du gouvernement d'Aguirre Cerda, mais une fois le navire arrivé sur les côtes chiliennes, cette opposition s'est estompée jusqu'à ce que l'on se rende compte que les Espagnols du Winnipeg représentaient un véritable apport intellectuel et technique pour notre pays.

La plupart de ceux qui ont débarqué du Winnipeg sont restés au Chili, s'intégrant pleinement à la société chilienne et collaborant magnifiquement au développement de certains arts et métiers.

Le chercheur chilien Julio Gálvez Barraza raconte que : « médecins, ingénieurs, chimistes, électriciens, techniciens de la pêche, pêcheurs, ouvriers du textile, charpentiers, mécaniciens, métallurgistes, tailleurs, boulangers, mineurs et autres professions et métiers sont descendus du navire avec un bagage de gratitude et d'espoir pour l'avenir ».

Les arts plastiques chiliens de notre époque sont dirigé par deux grands peintres : Roser Bru et José Balmes, tous deux passagers du Winnipeg et tous deux, plus tard, élèves de trois grands peintres chiliens : Burchard, Camilo Mori et Perotti. Ils sont arrivés au Chili alors qu'ils étaient presque enfants. Roser Bru a commencé à étudier l'aquarelle et les croquis en tant qu'étudiante libre à l'Escuela de Bellas Artes. Elle a été l'un des membres les plus remarquables du Taller 99, dirigé par Nemesio Antúnez, et son œuvre jouit depuis longtemps d'un prestige reconnu dans les principaux centres d'art contemporain.

José Balmes, le mois de son arrivée au Chili, à l'âge de douze ans, est également entré à l'Escuela Bellas Artes en tant qu'étudiant libre. Le plus chilien des exilés, selon sa propre définition, y restera jusqu'en septembre 1973, date à laquelle il terminera ses études comme doyen. Sur sa « chilenisation » accélérée, le peintre, né en 1927 à Montesquieu, en Catalogne, raconte qu'il a étudié au Liceo Barros Borgoño : « J'y ai été définitivement chilenisé, parce que si tu n'étais pas chilenisé au Barros Borgoño, qu'on appelait l'Université de l'abattoir, ou les plus grossiers l'appelaient les abatteurs, si tu n'étais pas chilenisé là-bas, c'est que tu étais vraiment idiot ».

L'excellente (et célèbre) peintre Roser Bru avait entrepris le voyage à l'âge de 16 ans. eJ'ai eu 16 ans à la frontière avec la France, là où le bateau est parti. Je suis venue avec ma sœur. Nous dormions dans la cale, dans des lits superposés, et la journée se passait au premier étage à s'occuper des enfants sur le bateau qui avançait comme une baleine. Nous sommes arrivés à Valparaíso la nuit, avec cette merveilleuse lumière qui semble suspendue sur les collines du splendide port. Nous sommes descendus, avons été vaccinés et avons pris un train qui a traversé différentes villes, où les gens nous ont jeté des fleurs. Lorsque nous sommes arrivés à la gare de Mapocho, on nous a conduits au Centre catalan, situé dans les rues Moneda et Bandera, où l'on nous a accueillis avec des haricots et des saucisses ».

Chacun des 2 365 Espagnols qui sont arrivés dans notre pays le 4 septembre 1939 a sans aucun doute apporté une magnifique contribution au développement de cette belle république. Au fil des ans, les « réfugiés » se sont enracinés, ont eu des enfants entre mer et montagne, ont été émus par les couleurs de notre drapeau et ont fusionné leurs propres coutumes avec les nôtres comme un creuset unique, enrichissant le curriculum de cette terre qui, pour sa beauté et sa tranquillité, est enviée en de nombreux endroits.

Et finalement, qu'est-il arrivé à ce navire mythique ? Le Winnipeg, construit en 1918 pour transporter des troupes lors de la Première Guerre mondiale, après son voyage emblématique est revenu en France pour effectuer le même travail pour d'autres personnes et d'autres solidarités, mais il a été coulé en haute mer, dans l'océan Atlantique, par une torpille d'un sous-marin allemand. On ne sait toujours pas où se trouve son épave.

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