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23/05/2025

Shmuel Zygielbojm, Polonais, socialiste, juif, martyr (Nathan Weinstock)

Le 11 mai 1943, désespéré par la passivité des Alliés face à l’extermination des Juifs en Pologne, le socialiste polonais juif Shmuel Zygielbojm, représentant du Bund au parlement polonais en exil, se donne la mort à Londres.

Nathan Weinstock, avocat et enseignant belge, traducteur de yiddish, a reconstitué l’histoire tragique de Shmuel Zygielbojm dans une série de documents publiés en 1996 et 1997, que nous avons regroupés pour les rendre accessibles aux jeunes (et moins jeunes) générations qui assistent avec effroi et colère à la réédition de l’annihilation du Ghetto de Varsovie et de l’exterminations des Juifs de Pologne qui se déroule sous les yeux du monde à Gaza et dans le reste de la Palestine occupée, commis par ceux qui se prétendent les héritiers des victimes du nazisme tout en utilisant ses méthodes, et que nous appellerons les sionihilistes.




Shmuel Zygielbojm était né dans une famille ouvrière en 1895 à Borowica, dans la voïvodie de Lublin, à 250 km au sud-est de Varsovie), en 1895. Élu en 1924 au comité central du Bund, Union générale des travailleurs juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie (Algemeyner Yidisher Arbeter Bund in Lite, Poyln un Rusland), un parti socialiste créé en 1897, il parvient à fuir la Pologne en traversant clandestinement l’Allemagne nazie en janvier 1940. De Belgique, il fuit en France après l’occupation puis arrive à New York. En mars 1942, il va à Londres, où il devient membre du Conseil national, le parlement polonais en exil. Comme à New York, tous ses efforts pour mobiliser les Alliés contre l’extermination en cours des Juifs en Pologne s’avèrent inutiles : le 11 mai 1943, il se donne la mort.

Dans une lettre au président et au Premier ministre polonais en exil, il écrivait :

La responsabilité du crime d’extermination totale des populations juives de Pologne incombe en premier lieu aux fauteurs du massacre, mais elle pèse indirectement sur l’humanité entière, sur les peuples et les gouvernements des nations alliées qui n’ont, jusqu’ici, entrepris aucune action concrète pour arrêter ce crime ; Je ne peux ni me taire ni vivre lorsque les derniers vestiges du peuple juif, que je représente, sont tués. Mes camarades du ghetto de Varsovie sont tombés les armes à la main, dans leur dernière lutte héroïque. Je n'ai pas eu la chance de mourir comme eux, avec eux. Mais ma place est avec eux, dans leurs fosses communes. Par ma mort, je souhaite exprimer ma plus profonde protestation contre l'inaction avec laquelle le monde observe et permet la destruction du peuple juif. Je suis conscient du peu de valeur de la vie humaine, surtout aujourd'hui. Mais puisque je n'ai pas pu y parvenir de mon vivant, peut-être que ma mort sortira de leur léthargie ceux qui peuvent et qui doivent agir maintenant, afin de sauver, au dernier moment possible, cette poignée de Juifs polonais qui sont encore en vie.

*

« ... Zygielbojm était accablé par l'immense responsabilité que son organisation lui avait fait endosser et souffrait le martyr en raison de l'inaction du monde libre à une époque où une réaction immédiate était impérieuse. Il se trouvait en proie aux mêmes sentiments tragiques que ceux que nous avons éprouvés au cours de la révolte des 63 jours à Varsovie,

« Lorsque le ghetto s'est insurgé, les derniers espoirs de Zygielbojm se sont évanouis avec les flammes qui ont consumé le "quartier juif". Zygielbojm m'a dit que les leaders juifs devraient aller à Downing Street et se suicider ensemble devant la résidence du Premier ministre britannique pour attirer l'attention du monde sur la destruction des Juifs polonais. Il émettait cette idée de manière tout à fait sérieuse, mais il s'est rapidement rendu compte qu'il serait resté seul. Alors il a limité le projet à son propre suicide. Il m'en a parlé. J'ai tenté de le calmer et de le convaincre que même si les Juifs de Pologne étaient détruits par les assassins nazis, il n'en subsisterait pas moins un mouvement des travailleurs polonais (le PPS). Je lui ai dit : "Vous y aurez une place ; vous serez plus qu'un camarade, vous serez un frère !".

"Oui, je le sais.”, déclara Zygielbojm, "mais ce ne sera pas la même chose". J'ai tenté ensuite de le convaincre qu'il existait encore un mouvement ouvrier juif en Amérique qui était proche du Bund et qu'il y trouverait sa place. "Oui, je le sais”, répondit à nouveau Zygielbojm, "mais ce ne serait pas la même chose". Il pouvait uniquement imaginer sa vie en Pologne, parmi les travailleurs juifs de Pologne : c'était un Juif, mais un Juif polonais. La Pologne était sa patrie. Il ne voulait pas vivre à l'extérieur de la Pologne, en dehors de son milieu juif polonais et des luttes et des espoirs du Bund. »

Adam Ciolkosz, leader du Parti Socialiste Polonais, 1963

 

13/05/2025

FAUSTO GIUDICE
“La religion est à Dieu et la patrie est à tous” : en Syrie, le message de Sultan al-Attrache reste valable un siècle plus tard
Entretien avec Rim al-Attrache

Alors que les feux de l’actualité sont braqués sur la Syrie et que l’écrasante majorité des  « informations » circulant dans les médias internationaux sont produites par des personnes ignorant tout ou presque tout de l’histoire syrienne, il nous a semblé utile de donner la parole à  Rim al-Attrache, une habitante de Damas, descendante d’une longue lignée de combattants, pour qu’elle nous parle de son père Mansour (1925-2006) et de son grand-père Sultan Pacha (1888-1982), dont l’histoire peut éclairer l’état actuel du pays.

Propos recueillis par  Fausto GiudiceTlaxcala



 Rim, peux-tu vous présenter, toi et ta lignée ?

Dans l’introduction de mon premier roman, en arabe, intitulé « Jusqu’à la fin des temps », j’ai écrit ce qui suit : « Je suis une personne qui essaie de combiner l’islam et le christianisme dans son cœur, et je crois que la religion appartient à Dieu et que la patrie appartient à tous ».

 Un jour, l’avocat syrien Najat Qassab-Hassan, m’a posé cette question : Rim, quelle partie de toi est druze et quelle partie est chrétienne ? Je lui ai répondu sans la moindre hésitation : Je suis divisée, verticalement, en deux, et je peux déplacer mon cœur tantôt à droite, et tantôt à gauche. 

Zoukan (assis) et Sultan, 1910

Je suis l’arrière-petite-fille du martyr Zoukan al-Attrache, l’un des chefs de résistance contre les Turcs (1910). Il a été condamné à mort et exécuté s à la place Merjé, à Damas par Jamal Pacha, dit Le Boucher meurtrier.


Youssef al-Choueiri

Je suis l’arrière-petite-fille de Youssef al-Choueiri, moudjahid avec Sultan al-Attrache durant la Révolution arabe de 1916-1918 : il a rejoint la révolution avec son ami Sultan al-Attrache, afin de libérer Damas, le 30 Septembre 1918, suite à la bataille de Tuloul al-Manea, près de Kisswa, au sud de Damas. Avec son fils Habib al-Choueiri, mon grand-père maternel, il a été prisonnier durant la première révolution de Sultan, en 1922. Tous les deux soutenaient Sultan et ses compagnons en 1925, financièrement et moralement.

Je suis la petite-fille de Sultan al-Attrache, chef de la Grande Révolution syrienne (1925) contre le Mandat français.

Enfin, je suis la fille de Mansour al-Attrache, politicien syrien, l’un des premiers Baathistes, en 1945, et membre du conseil fondateur du parti Baath en 1947. 

Que faut-il savoir sur Sultan Pacha, auquel tu as consacré une série de 5 volumes (éditée au Liban), basée sur les archives de votre famille ?

Sultan al-Attrache a explicitement rejeté les mandats français et britanniques devant la Commission King-Crane (1919), lorsque celle-ci lui a rendu visite au Djebel al-Arab  (dit Djebel Druze) pour sonder l'opinion des habitants de la région.

Il rassembla les cavaliers pour aider l’armée syrienne, dirigée par le ministre de la Guerre, Yusuf al-Azma, le 24 juillet 1920, à Mayssaloun. Les cavaliers de Djebel al-Arab , dirigés par Sultan al-Attrache, arrivèrent dans le village Sijen, et même quelques-uns atteignirent Braq (40 km au sud de Damas), où Sultan, apprenant le meurtre de Yousef Al-Azma, déclara : « Perdre une bataille ne signifie pas perdre la guerre. ».

Sultan al-Attrache voulait alors organiser la résistance au Djebel al-Arab sous la bannière de la légitimité en Syrie. C'est pour cette raison qu'il invita le roi Fayçal Ier à s'installer là-bas au lieu de partir pour l'Europe, en 1920. Mais le roi répondit au messager de Sultan, en disant :  « Il est trop tard » ! 

Sultan a également demandé à Ibrahim Hanano (chef des rebelles du Nord) de rester chez lui pour organiser la résistance contre l'occupation française, lorsqu'il est venu lui demander protection en 1922, mais Hanano a voulu se rendre en Jordanie.

La Grande Révolution syrienne éclata dans le dernier tiers de juillet 1925, mais elle attira l'attention du monde entier après la bataille de Mazraa contre l’armée du général Michaud, au début du mois d'août de la même année. Les Européens ont commencé à envoyer des journalistes d’Allemagne et d’autres pays européens en Syrie, et plus précisément au Djebel al-Arab, pour découvrir la vérité sur ce qui s’était passé. C’est seulement à ce moment-là que les nationalistes arabes ont commencé à s’intéresser à ce qui se passait !

Il est important de noter qu'après la bataille de Mazraa, les autorités françaises ont été contraintes de demander une trêve et une cessation des hostilités, avant que les dirigeants du mouvement national à Damas ne répondent à l'appel à la révolution du Djebel al-Arab , dans le but de l'étendre à toute la Syrie et au Liban.

Sultan al-Attrache a déclaré aux deux journalistes allemands du journal Vössische Zeitung, venus photographier le site de la bataille de Mazraa, ce qui suit : « Les Français ne cherchent pas sérieusement la paix dans leurs négociations. Même les conditions modérées présentées par notre délégation n'obtiendront rien d'essentiel du général Sarrail. Ils veulent nous distraire jusqu'à l'arrivée de leurs nouvelles forces militaires, qu'ils ont fait venir de France ou de leurs colonies voisines. Quant à nous, nous ne restituerons pas les armes capturées sur le champ de bataille tant que nous serons en vie. Nous ne nous satisferons de rien de moins que de l'indépendance et de l'unité complète de la Syrie et de l'établissement d'un gouvernement national constitutionnel. La mission de l'État mandataire doit se limiter à fournir une assistance et des conseils techniques et administratifs, par l'intermédiaire de conseillers et d'experts qualifiés, en application de ce qui a été stipulé dans le Pacte de la Société des Nations en 1919 concernant le mandat. ». La condition posée par Sultan al-Attrache pour les négociations avec les Français était qu'elles ne devaient pas dépasser trois jours.

Ainsi, l’intérêt, sérieux, arabe et européen pour la Grande Révolution syrienne a commencé après la bataille de Mazraa (2-3 août 1925). L’armée du général Henry Michaud comptait 13 000 soldats et officiers français, et ils furent sévèrement défaits par environ 400 combattants rebelles de Djebel al-Arab . C'est ce qu'a déclaré l'un des soldats d'origine marocaine, qui a participé à la campagne de Michaud et a été capturé : il l'a confirmé au commandant en chef de la révolution syrienne, Sultan al-Attrache. Il rejoint plus tard les rangs des révolutionnaires pour combattre les Français. Les forces nationales ont décidé de choisir Sultan al-Attrache comme commandant général de cette révolution. C'est ici que fut publiée la célèbre déclaration du commandant en chef, « Aux armes », le 23 août 1925, dans laquelle il était souligné que le premier objectif de la révolution était d'unifier la Syrie, à la fois sur la côte et à l'intérieur, ce qui signifiait rejeter la division de la Syrie sur une base confessionnelle, religieuse et ethnique, et que le deuxième objectif était l'indépendance complète. Le slogan de la révolution c’est : « La religion est à Dieu et la patrie est à tous. »

Tout au long de sa vie, Sultan n’a jamais abandonné ce slogan qu’il avait lancé ; pour lui, il est resté inébranlable, en paroles et en actes. Ce slogan était une gifle aux colonialistes français, prétendant faussement la croyance en la laïcité. Ce slogan était une réponse claire au rejet de la division du pays, planifiée par l'accord Sykes-Picot, qui a également abouti à la déclaration Balfour, que Sultan al-Attrache a complètement rejetée.


« La religion est à Dieu et la patrie est à tous » : c’est un slogan qui peut soulever des questions problématiques aujourd’hui, mais pendant la Grande Révolution syrienne de 1925-1927, c’était incontestable, et représentait les concepts : « laïcité » et « résistance ».

Lors des préparatifs des batailles, Sultan al-Attrache élaborait des plans militaires en consultation avec les commandants de terrain, en fonction de la zone où se déroulaient les batailles, et en fonction du positionnement des forces ennemies, de leur nombre et du volume de leurs munitions. Il était également toujours en coordination avec les commandants qu'il envoyait en campagne à l'extérieur du Djebel, et sa responsabilité était de leur assurer des munitions et de l'équipement.

Il est important de souligner que les négociations des hommes politiques syriens avec les autorités du mandat français dépendaient de la fermeté des révolutionnaires sur le terrain. La politique est, sans doute, d’une grande importance, mais la Grande Révolution syrienne, qui a surpris tout le monde, des politiciens nationalistes syriens et libanais aux politiciens français et européens, a commencé à imposer sa présence, surtout après la bataille de Mazraa. Tous les nationalistes se référaient toujours, dans leurs négociations, à l'avis de Sultan al-Attrache, qui consultait les révolutionnaires pour élaborer une opinion représentant tout le monde.

Tout au long de sa vie, Sultan al-Attrache n’a jamais employé « je », mais plutôt « nous ». Cela indique l’effacement de soi et l’incapacité à nier le rôle des autres !

Le 25 octobre 1929, pendant la période d'exil, se tint à Haditha, dans le Wadi al-Sirhan, la     « Conférence du désert », convoquée par Sultan al-Attrache. Des personnalités nationales de partis et d'organisations y ont participé. La conférence a pris des décisions très importantes qui ont eu un impact significatif sur le développement de la vie politique en Syrie, et sur le cours que les événements et les négociations ont pris par la suite, conduisant à l'évacuation.

Sultan al-Attrache et les révolutionnaires en exil ont insisté pour que cette conférence soit libre de toute influence étrangère et adhère aux principes des droits de l'homme, et que la Syrie reste attachée à ses droits légitimes et à son unité nationale globale dans la quête de libération du colonialisme. A l’issue de cette conférence, une résolution en six points a été annoncée, dans laquelle les révolutionnaires stationnés dans le désert ont condamné la suspension des travaux de l'Assemblée constituante en Syrie et les déclarations d’Henry Ponsot [Haut-commissaire de France au Levant, 1926-1933], ignorant la question nationale syrienne. La conférence a également dénoncé les décisions invalides du Congrès sioniste de Zurich [1929] et les attaques des Juifs contre les Arabes, appelant le gouvernement travailliste britannique à révoquer la célèbre Déclaration Balfour et à reconnaître les droits nationaux des Arabes et leur souveraineté dans leur propre pays afin d'assurer la paix mondiale et d'encourager des relations modernes entre les peuples, comme l'a fait la Grande-Bretagne en Égypte et en Irak. La conférence a également remercié les Arabes de la diaspora soutenant financièrement la patrie et les révolutionnaires et leurs familles, en exil.

Sultan al-Attrache croyait que la Grande Révolution syrienne avait duré douze ans, de 1925 à 1937, car son refus de rendre les armes, avec ses camarades révolutionnaires, signifiait que la résistance continuerait et qu'ils ne se rendraient pas au colonialisme. Les hommes politiques lui écrivirent également fréquemment pour lui demander son avis durant son exil de dix ans, de 1927 à 1937, durant lequel il a appelé à l'unification du monde arabe, afin de         « parvenir au succès de la cause syrienne, qui est le noyau de l'unité arabe ». Cela est considéré comme une prise de conscience claire de l’importance de parvenir à l’unité entre les Arabes. Durant cette période, il a résisté à d’énormes tentations, malgré toutes les difficultés qu’il a subies, avec sa famille, ses camarades et leurs familles !

Je mentionne ici que le responsable britannique, agissant en tant que représentant du roi George V, a rencontré Sultan al-Attrache à Azraq en 1927 pour discuter de la question de la déportation des révolutionnaires qui refusaient de rendre leurs armes. Ce représentant tenta de convaincre Sultan de la nécessité de mettre fin à la révolution sans condition et lui fit une offre royale, dont l'essentiel était qu’il vivrait dans un palais privé à Jérusalem, en plus d'un salaire mensuel lucratif à vie qui lui garantirait une vie confortable aux frais de l'Empire britannique. Mais Sultan a répondu : « Notre bonheur réside dans l’indépendance et l’unité de notre pays, la liberté de notre peuple et le retrait des forces étrangères du pays ». Lors de cette rencontre, le représentant du roi George V n'a pas oublié d'apporter avec lui de la nourriture et des boissons délicieuses et de les mettre devant les rebelles assoiffés et affamés. Cependant, les rebelles, sur ordre de Sultan, ne les ont pas touchés du tout. Sultan a refusé l’offre généreuse royale, ainsi que la nourriture !

Dans l’un des documents du ministère britannique des Affaires étrangères, pendant le mandat, se trouvant aux archives de la Bibliothèque nationale, le consul britannique au Levant a admis à son ministère des Affaires étrangères que Sultan al-Attrache avait obstinément refusé de coopérer avec la Grande-Bretagne malgré les tentatives répétées et persistantes des autorités. Il a écrit : « Sultan al-Attrache ne s’achète pas. »

Sa position sur l’enseignement était ferme ; en exil, il s'efforçait de faire en sorte que les fils et les filles des révolutionnaires soient éduqués et qu'une école soit construite pour eux dans le désert. Il a également fait don d’un terrain pour construire une école dans son village natal (Quraya) après son retour d’exil.

La Palestine et le plateau du Golan étaient son obsession jusqu’à la fin de sa vie.

Sultan al-Attrache a soutenu l'unité entre la Syrie et l'Égypte et la lutte du parti Baath.

De 1918 à 1946, il refusa à la fois le poste et l’argent. Il recommanda au défunt président Chukri al-Quwatli de préserver l’indépendance du pays pour la libération duquel les révolutionnaires avaient tant sacrifié ! Il réitéra cette recommandation plus tard, en 1960, devant le président Gamal Abdel Nasser. En 1981, devant le président Hafez al-Assad. Il a écrit cette recommandation dans son testament politique, diffusé par son fils Mansour devant le cortège funèbre d'un million et demie de personnes, au stade municipal de Sweida, le 28 mars 1982.

Sultan al-Attrache a signé la célèbre Charte nationale, qui a été signée par des personnalités nationales bien connues de toute la Syrie, notamment feu Hachim al-Atassi, dont le petit-fils, Radwan al-Atassi l'a publiée dans la biographie de son grand-père. Cette charte nationale comprenait les principes suivants :

1- Condamner le pouvoir individuel autoritaire et ne pas se conformer à ce qu’il édicte.

2- Exiger des élections justes qui établissent un régime constitutionnel et démocratique.

3- Respecter les libertés publiques et l’État de droit pour tous.

4- Protéger l’indépendance et la souveraineté.

5- Renforcer l’armée et limiter sa mission à la défense de la patrie et de sa sécurité.

Suite à cela, le colonel Adib Chichakli a lancé une campagne militaire injuste contre la population du gouvernorat de Soueïda, croyant qu'en agissant ainsi, il consoliderait les piliers de son pouvoir, contre lesquels tous les citoyens libres de la plupart des partis (y compris le parti Baath et le parti communiste) avaient lutté. 

Une centaine de martyrs non armés ont été tués au Djebel al-Arab pendant la campagne militaire (1954). Sultan al-Attrache a quitté son village et s'est dirigé vers la Jordanie pour éviter de nouvelles effusions de sang. Il a alors prononcé sa célèbre phrase : « Je refuse d'affronter les militaires de l'armée syrienne, car ce sont mes fils ! ». Sultan et ses compagnons ont marché, sous des chutes de neige, jusqu'en Jordanie. Il avait 66 ans à l’époque. À son arrivée à la frontière jordanienne, le gouvernement lui a envoyé une voiture sur laquelle flottait le drapeau britannique, mais il a refusé d'y monter, même s'il était poursuivi et que sa vie était en danger. Mais non, même dans les circonstances les plus difficiles, Sultan al-Attrache ne faisait pas appel aux étrangers ! Le gouvernement jordanien a été contraint d’envoyer une autre voiture avec le drapeau jordanien flottant dessus. Il accepta de la prendre avec ses compagnons, et ils entrèrent en Jordanie. Sultan et ses compagnons y sont restés jusqu'à ce que Chichakli quitte le pays ! Il revint victorieux au village.

Lorsque les gens sont venus le féliciter pour le meurtre de Chichakli, il leur a dit : « Je n'ai plus aucun lien avec lui depuis qu'il a quitté le pouvoir. Son assassinat était un acte individuel, et nous ne cherchons pas à nous venger ni à nous réjouir de sa mort ! »

Ce sont trois leçons exemplaires que Sultan al-Attrache a laissées aux Syriens d’aujourd’hui !

Dans un document des archives de ma famille, que j'ai éditées et publiées à la maison d’édition Abaad à Beyrouth, en cinq volumes, Sultan a écrit, en 1961 : « Ils ont dit que nous avons récolté le fruit de notre lutte, le fruit de cet arbre dont nous avons arrosé le sol avec notre sang. Non, ce fruit n’est pas encore mûr. Notre lutte est à l’état de fleur et n’a pas encore porté ses fruits, parce que nous ne nous sommes pas tous unis en tant qu’Arabes pour les récolter ensemble. Fils de la révolution et enfants du désert, c'est ainsi que nous nous sommes voués à être des sacrifiés sur l'autel du nationalisme arabe. Cet arbre ne portera pas de fruits tant que ses branches seront couvertes d’insectes… Il ne portera pas de fruits tant que la voix de la liberté de la Palestine ne s’élèvera pas pour éloigner le spectre des ambitions coloniales, concernant l’Irak, l’Égypte et la Jordanie. Après cela, quel fruit délicieux et mûr, symbole des générations qui ont porté le flambeau de la civilisation, dont la lumière ne s'éteindra jamais ».

Sultan al-Attrache s’est toujours méfié des ambitions coloniales qui prenaient mille formes. Il a laissé, alors, un testament politique à cet effet. 

Venons-en à ton père Mansour, fils de Sultan. Résume-nous son parcours

Il a étudié les sciences politiques et l'histoire à l'Université américaine de Beyrouth ; il a étudié le droit à l'Université de la Sorbonne à Paris. Il a été emprisonné pour des raisons politiques à trois reprises : en 1952 et 1954 à l'époque d'Adib Chichakli, et en 1966 après le Mouvement du 23 février. Il a vécu, ensuite, en exil à Beyrouth entre juillet 1967 et avril 1969, date à laquelle il est retourné à Damas.

Sultan et Mansour, 1971

Il est nommé ministre du Travail et des Affaires Sociales en 1963. Il était membre du Conseil présidentiel en 1964. Il a refusé d'accepter le poste de ministre à plusieurs reprises, notamment pendant la période de 1961 à 1963. Membre des directions régionales et nationales du parti. Il était président du Conseil National de la Révolution 1965-1966. Il a pris sa retraite et a travaillé dans l'agriculture.

 Il était Président du Comité arabe syrien pour la levée du siège et le soutien à l'Irak de 200 à 2006 et membre fondateur du Comité de soutien à l'Intifada de 2000 à 2006. 

Il était marié à l'enseignante, à l’École Normale Supérieure, Hind al-Choueiri, chrétienne orthodoxe de Damas, et il a eu deux enfants : Thaer (ingénieur civil) et moi, Rim (traductrice et écrivaine).


Mansour en 2005

Dans une interview publiée au quotidien Al Khalij, le 23 mai 1993, Mansour al-Attrache a déclaré ce qui suit :

« Nous sommes responsables et notre génération est condamnée. Si, un jour, j’écris mes mémoires, je les intitulerai “La génération condamnée” .

« Condamnée pourquoi ? Parce que nous, en tant que génération, n’avons pas été fidèles aux objectifs que nous avions fixés pour le parti Baath, et nous n'avons pas été fidèles à la voie honnête vers ces objectifs. Nous nous sommes noyés dans des excuses pour nous protéger de la chute du pouvoir, et nous sommes donc tombés moralement et éthiquement. Nous ne ressentons plus aucun lien entre nous et la première image du parti Baath...

« Sur le plan personnel, je peux dire que je suis tombé avec la génération, mais je me suis sauvé en tant qu’individu. Je n’ai violé les droits de personne, je n’ai pas changé et je ne me suis pas noyé dans les tentations du pouvoir. De ce point de vue, j’ai la conscience tranquille et je me considère libéré des maux de cette expérience, ce qui a renouvelé ma détermination à entreprendre une œuvre nationale, d’ambition modeste, qui répond aux nécessités de la phase actuelle que traverse la Nation arabe.

« Mais je crois franchement que le salut d’un individu face à toute lacune dans le travail national ou à toute accusation morale dans le cadre de son travail politique, n’a pas beaucoup de valeur, car l'individu, malgré son rôle parfois important dans le travail politique, ne peut pas sauver la génération de sa responsabilité dans l'échec ».

À ton avis, qu’auraient fait Sultan et Mansour dans la Syrie de 2025 ?

Mon grand-père Sultan et mon père, Mansor, croyaient en l’unité de la Syrie et du Levant, ainsi qu’en la nécessité d’une intégration entre les pays du monde arabe, pour former une force politique et économique significative. Ils ne peuvent donc pas être convaincus par la division et la fragmentation du pays, sur une base confessionnelle et ethnique. Je crois plutôt que s’ils étaient présents en Syrie aujourd’hui, ils auraient œuvré pour soutenir le dialogue national entre les Syriens afin de parvenir à une constitution qui protège la citoyenneté, et de préserver la liberté, l’indépendance et le pluralisme, dans le but de consolider la démocratie participative et la séparation entre les trois pouvoirs : législatif, exécutif et judiciaire. Ils auraient œuvré aussi pour réaliser la confédération du Levant, basée sur un programme national clair. Ils auraient également souligné la nécessité de libérer la Palestine du fleuve à la mer, et d’expulser toutes les armées étrangères se trouvant maintenant en Syrie et dans tout le Levant.



Sultan en 1950

Comment définir l’être Druze dans le monde d’aujourd’hui, où les Druzes, comme tous les Syriens, les Palestiniens et autres, sont devenus un « peuple-monde », présent du Venezuela (où on les appelle les Bani Zuela) à la Scandinavie et à l'Australie, en passant par la Syrie, le Liban, la Jordanie et la Palestine, dite « Israël » ?

Le nombre d’expatriés du Levant est très important, notamment depuis la guerre civile libanaise, ainsi que depuis 2011 en provenance de Syrie, depuis 1948 en provenance de Palestine et depuis 1967 en provenance du plateau du Golan, en raison de l’occupation sioniste. Les Druzes de la diaspora sont, pour la plupart, des Syriens, des Libanais, des Palestiniens, des Jordaniens et, finalement, des Arabes. Quant aux nouvelles générations, elles appartiennent au pays d’expatriation dans lequel elles se trouvent et se sont largement intégrées. Il existe cependant un fil très fin qui relie encore la plupart d’entre eux au patrimoine de leur pays et à leur communauté religieuse. Cela s’est clairement manifesté, par exemple, par leur soutien matériel et moral des druzes en Syrie pendant l’épreuve syrienne qui dure depuis 2011 et qui continue encore aujourd’hui, d’autant plus que le peuple syrien est aujourd’hui à 90 % en dessous du seuil de pauvreté !

Quels sont les rapports entre les Druzes du Djebel Druze, du Golan, de Damas, du Liban et de la Palestine de 1948, dite « l’Israël » d’aujourd’hui ?

Les monothéistes ou les Druzes ne s'abandonnent jamais. Il s’agit des mêmes familles, réparties en Syrie, sur le plateau du Golan syrien occupé, au Liban, en Jordanie et en Palestine occupée. À l’origine, il s’agissait de tribus arabes venues du Yémen, et elles constituent une confession islamique du chiisme des sept Imams. Les monothéistes n’abandonnent pas leurs terres ni leurs armes, car les armes protègent la terre et l'honneur, et ils ne s'abandonnent pas, en raison de leur parenté et de leur nombre restreint. On constate donc que, dans le cas d’une menace existentielle pour certains d’entre eux, ils se rangent tous du côté de celui qui se trouve sous cette menace. C’est ce qui s’est passé, par exemple, en 1982 au Mont Liban.

Peut-on rêver à une confédération transnationale druze ?

Je ne crois pas que ce soit un rêve politique druze. Car tout au long de leur histoire, les Druzes ont adopté des positions patriotiques pour construire un État national et se libérer du colonialisme occidental et turc.

As-tu autre chose à ajouter ?

J’aimerais ajouter ici une partie du testament politique de Sultan al-Attrache, seul révolutionnaire syrien à avoir laissé un tel testament :

« Je vous dis, chers Syriens et Arabes, que vous avez devant vous un long et difficile chemin, exigeant deux types de djihad : le djihad contre votre instinct confessionnel et le djihad contre l’ennemi. Soyez donc patients, comme les hommes libres, et que votre unité nationale, et la force de votre foi soient votre chemin pour repousser les complots de l’ennemi, expulser les usurpateurs et libérer le pays. Sachez que préserver l’indépendance est votre responsabilité, après que de nombreux martyrs sont morts pour elle et que beaucoup de sang a été versé pour l’obtenir. Sachez que l’unité arabe est force et puissance, qu’elle est le rêve de générations et la voie du salut. Sachez que ce qui a été usurpé par la force sera rendu par l’épée, que la foi est plus forte que toute arme, que l’amertume dans la gloire est plus douce que la vie dans l’humiliation, que la foi est chargée de patience, préservée par la justice, renforcée par la certitude et fortifiée par le djihad.

Sachez que la piété est pour Dieu, que l’amour est pour la terre, que la vérité victorieuse, que l’honneur est dans la préservation des mœurs, que la fierté est dans la liberté et la dignité, que le progrès est par la connaissance et le travail, que la sécurité est par la justice, et que la coopération fait la force ».

Sultan avec Rim, Falougha, Liban, 1971

06/08/2023

ROMARIC GODIN
Karl Korsch, décongeler le marxisme

Romaric Godin , Mediapart, 3/8/2023

Voilà cent ans, « Marxisme et philosophie », le livre d’un professeur de droit allemand, faisait sensation dans la pensée de gauche. Le début d’un parcours intellectuel singulier en opposition aux idéologies marxistes de tout poil, appelant à valoriser les luttes sur le terrain, et qui garde une actualité brûlante.

© Illustration Simon Toupet 

Voilà un peu moins de cent ans, le 16 octobre 1923, un professeur de droit de l’université d’Iéna de 37 ans, Karl Korsch, est nommé ministre de la Justice du Land de Thuringe. C’est un événement dans la politique allemande, car il est membre du Parti communiste allemand, le KPD, et entre, avec deux autres de ses camarades, dans un gouvernement dirigé par un social-démocrate du SPD, August Frölich.

Ce dernier a décidé de constituer un cabinet d’union des gauches, imitant ainsi son homologue de la Saxe voisine, Ernst Ziegler, qui a fait entrer deux communistes dans son gouvernement. Depuis quatre ans pourtant, le KPD, qui a adhéré à la IIIe Internationale bolchevique, et le SPD, qui a dirigé maints gouvernements de la République de Weimar, semblent irréconciliables.

Mais en 1923, le pays semble en plein chaos. L’hyperinflation et l’invasion de la Ruhr par les Français et les Belges ont détruit l’économie allemande. Le gouvernement fédéral du libéral Gustav Stresemann engage une politique d’austérité sévère qui entraîne des tentations séparatistes en Bavière et en Rhénanie et des envies de putsch à l’extrême droite, à l’image de celui que les nazis tenteront le 8 novembre à Munich.

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Bibliographie Karl Korsch


02/03/2023

JENNY UGLOW
La pin-up de calendrier du fascisme italien
Recension d’une biographie d’Edda Mussolini

Jenny Uglow, The New York Review of Books, 23/3/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Jenny Uglow (1947) est une biographe et historienne culturelle britannique. Son dernier livre, Sybil and Cyril : Cutting Through Time, a été publié aux USA en décembre 2022.

Edda Mussolini était autrefois considérée comme “la femme la plus dangereuse d’Europe”, mais avait-elle un réel pouvoir politique ?

Edda Ciano, Rome, vers 1930

Ouvrage recensé :

Mussolini’s Daughter: The Most Dangerous Woman in Europe [La fille de Mussolini : La femme la plus dangereuse d’Europe]
by Caroline Moorehead
Harper, 405 pp., $32.50

La Première ministre italienne, Giorgia Meloni, est arrivée au pouvoir lors des élections législatives de septembre 2022 grâce à la coalition de son parti de droite, les Frères d’Italie, avec la Lega de Matteo Salvini (extrême droite) et Forza Italia de Silvio Berlusconi (centre droit). Bien que l’extrême droite italienne ait toujours renié ses liens avec le fascisme, Meloni a commencé sa carrière au sein du Mouvement social italien (MSI), ouvertement néofasciste, formé en 1946 par d’anciens partisans de Benito Mussolini. Son parti conserve le logo du MSI et se plaît à proclamer un slogan entendu partout à l’époque de Mussolini : Difenderemo Dio, patria, e famiglia (Nous défendrons Dieu, la patrie et la famille).

Dans Mussolini’s Daughter, sa biographie, qui vient à point nommé, de la fille aînée de Mussolini, Edda, « excentrique, intelligente et imprévisible », Caroline Moorehead montre à quel point cet héritage est profondément ancré. Le livre s’ouvre sur une description de la maison familiale des Mussolini, située dans les environs de Forlì, qui reste un lieu de pèlerinage, où la boutique de cadeaux vend

des tasses, des assiettes, des tabliers, des couteaux et même des théières gravés d’insignes fascistes ; des bustes du Duce dans une centaine de poses héroïques différentes ; des répliques des casquettes et des chapeaux qu’il portait ; des livres et des photos encadrées ; des couteaux.

Les couteaux sont sortis il y a un siècle, après un été de chaos au parlement italien et de violence dans les rues. Le 24 octobre 1922, Mussolini suscite un rassemblement fasciste à Naples en déclarant : « Ou bien on nous donne le gouvernement, ou bien nous nous en emparons en marchant sur Rome ». Dans les jours qui suivent, le gouvernement s’effondre, et les fascistes descendent sur la capitale. Edda a douze ans. Chez elle, à Milan, le 27 octobre, Mussolini l’emmène au théâtre avec sa mère, Rachele. Alors qu’elles regardent le spectacle depuis leur loge, Mussolini ne cesse de s’éclipser ; il attend un coup de téléphone du roi Victor Emmanuel III, qui lui demande de former un gouvernement. Finalement, il murmure » : « C’est le moment » et les ramène précipitamment à la maison. Puis il prend le train de nuit pour Rome, arrive avec une heure et quarante minutes de retard, monte sur le quai et annonce que dorénavant, il fera en sorte que les trains soient à l’heure.

Edda n’a jamais oublié cette nuit-là. Le père qu’elle « aimait et admirait », écrit Moorehead, « était passé de fils de forgeron et de bagarreur politique à devenir, à l’âge de trente-neuf ans, le vingt-septième et plus jeune Premier ministre de l’histoire italienne ».

Une biographie d’Edda Mussolini est aussi, forcément, une histoire de la vie de son père et une analyse de la montée et de la chute du fascisme italien. Il s’agit là d’un détour inattendu pour Moorehead, qui s’est constitué un corpus distingué et émouvant de chroniques sur la lutte contre le fascisme en France et en Italie.[1] Ici, en revanche, elle ne se concentre pas sur la résistance mais sur les mécanismes internes du pouvoir. Inévitablement, Mussolini domine souvent le livre, mais il s’agit également du portrait captivant d’une jeune femme contrainte de devenir un personnage public. « Tout au long des années 1930 et pendant la guerre », écrit Moorehead, Edda « a pris la place de sa mère réticente pour donner l’image de ce que devait être une véritable fille et femme fasciste. C’était, en fin de compte, une image trompeuse ». Le tiraillement émotionnel vient de ces couches de tromperie et des luttes d’Edda pour trouver sa propre voie et éviter d’être écrasée par le père qu’elle adorait - et qu’elle a fini par détester.

Moorehead a une tournure d'expression pleine d'entrain, un sens aigu du détail révélateur et de la citation piquante, et un don pour rassembler des documents complexes. Elle suit rapidement le parcours de Benito Mussolini, depuis son enfance dans la région agricole de l’Émilie-Romagne jusqu’à son retour à Forlì, près de son village natal de Predappio, en passant par ses années d’engagement socialiste ardent en Italie et en Suisse. En tant que secrétaire du parti socialiste local et rédacteur en chef de son journal, La Lotta di Classe, il a enlevé sa petite amie enceinte, Rachele, malgré l’opposition de sa famille : Edda est née le 1er  septembre 1910. Lorsqu’elle a deux ans, ils déménagent à Milan, où Mussolini dirige Avanti, le journal  national du parti socialiste.

Un changement radical se produit en 1914, lorsqu’il passe du soutien à la neutralité des socialistes pendant la Première Guerre mondiale à l’exigence de « guerre et de révolution sociale », opinions qu’il exprime dans son propre journal, Il Popolo d’Italia. En 1919, convaincu de la mort du socialisme, il plaide en faveur de la domination d’une élite, d’une bande de guerriers sous la direction d’un chef impitoyable et suffisamment audacieux pour faire renaître la nation. En mars de cette année-là, il lance les Fasci Italiani di Combattimento devant une bande de partisans, « dont beaucoup d’Arditi, les vétérans des troupes de choc [de l’armée italienne], portant des poignards et des bâtons et portant des chemises noires sous leurs vestes militaires ». En 1921, reconstitués sous le nom de Parti national fasciste, ils remportent trente-cinq sièges à la Chambre des députés.

L’élection de Mussolini en tant que député le rend « toujours plus héroïque et aventureux » pour Edda. Impulsive, obstinée et sujette à des colères soudaines, elle était déjà connue comme “la cavallina matta”, le petit cheval fou. « J’étais pieds nus, sauvage et affamée », se souvient-elle, « une enfant misérable ». À neuf ans, maigrichonne, elle se plonge dans la lecture, se coupe les cheveux à la garçonne et tente – pas pour la dernière fois - de s’enfuir. Mussolini, fier de son indépendance volontaire, l’emmène avec lui au bureau, au théâtre et dans les cafés, mais lorsqu’il s’installe à Rome, elle se rebelle encore plus. Après la mort de sa grand-mère Anna, médiatrice dans ses disputes avec Rachele, elle exige d’être envoyée en pension. Sans surprise, elle déteste l’école catholique snob que son père a choisie, se sentant étouffée par la formalité et échaudée par les ricanements des autres filles : l’école demande bientôt au père de la retirer.

Tout au long de son enfance et de son adolescence, elle subit également les violentes querelles domestiques liées aux nombreuses maîtresses de Mussolini. Parmi celles-ci, la socialiste Angelica Balabanoff, la cultivée Margherita Sarfatti (dont le livre à succès Dux, en 1925, le décrit comme « incarnant à la fois la modernité et la grandeur des anciens Romains ») et l’exigeante Ida Irene Dalser. La naissance du fils de Dalser, Benito, et sa prétention à être la femme de Mussolini amènent Rachele à insister sur le mariage en 1915. Pourtant, il y avait toujours d’autres maîtresses, d’autres bébés, d’autres filles emmenées dans son bureau pour « un accouplement rapide » sur le tapis. « Mon appétit sexuel ne me permet pas la monogamie », disait-il nonchalamment, mais l’impact sur Edda peut être jugé par sa propre approche malaisée et agitée du sexe.

La haute société romaine trouve Mussolini charmant, imprévisible, désordonné, avec une séduisante touche de danger. À partir du milieu des années 1920, sa réputation grandit. Le pape Pie XI dit qu’il est envoyé par la Providence ; Churchill admire sa « bataille victorieuse contre les appétits bestiaux et les passions du léninisme »; Adolf Hitler garde un buste de lui dans son bureau de Munich.

En 1925, lorsqu’il surmonte la crise consécutive à l’assassinat de son opposant, le député socialiste Giacomo Matteotti, l’année précédente, qui avait provoqué « une énorme lame de fond » contre les fascistes, note Moorehead :

Le fascisme avait repris le contrôle de la situation et Mussolini, avec sa démarche élastique et féline et ses maniérismes - la mâchoire saillante, l’air renfrogné, la grosse tête chauve rejetée en arrière, le regard fixe - qui allaient définir son long mandat, n’était pas près d’en céder une parcelle. La discipline ne sera qu’un autre mot pour la dictature. La “fascisation” de l’Italie a commencé.

Adolescente grande et trapue, Edda partage le regard déconcertant de son père. Louée par la presse pour sa “grâce et son charme”, elle était en réalité, nous dit Moorehead, “maladroite, piquante et combative”, cachant son intelligence et ses compétences. Mussolini la laissait faire du vélo, nager et porter des pantalons, mais pas fumer ni aller au bal. En 1929, lorsque des rapports de police font état de « chasseurs de dot, dépensiers et drogués » qui la poursuivent pendant les étés familiaux à Riccione sur l’Adriatique et de sa propre « apparente allergie... aux jeunes hommes convenables », il l’embarque pour une longue croisière en Inde afin de l’“apprivoiser”.

Plus tard dans l’année, il transféra la famille à Rome et Edda s’installa dans la vaste Villa Torlonia avec ses quatre frères et sœurs - Vittorio, Bruno, Romano et la petite Anna Maria - et sa mère, qui transforma rapidement les jardins paysagers en potagers, avec poulets et cochons. À Rome, pour échapper à la surveillance oppressante de son père, elle décide brusquement de trouver un mari et, après avoir expédié quelques prétendants, elle choisit le comte Galeazzo Ciano, dont le père est un riche armateur, un héros de la marine et un fasciste. Diplomate de carrière qui avait servi en Argentine, au Brésil et à Pékin, Ciano était beau et facile à vivre, avec « un talent utile pour ne rien dire, tout en donnant l’impression de tout dire ».


                                    

La décision est rapide et pragmatique – « Il n’est pas question d’amour » - et leur mariage en 1930 est un véritable spectacle fasciste. (Les actualités disponibles sur YouTube montrent des files d’enfants défilant, des petits garçons saluant et des filles agitant des fleurs). Au début de leur lune de miel à Capri, Edda a paniqué, s’est enfermée dans la salle de bains et a dit à Ciano que s’il la touchait, elle se jetterait du haut d’une falaise : « “Rien en toi ne me surprend”, a répondu Ciano, “mais j’aimerais savoir comment tu comptes t’y prendre”. Ils ont ri ». Beaucoup plus tard, Edda a écrit : « Et ainsi commença... notre première nuit de mariage, qui, pour être honnête, n’était pas très amusante. Je détestais tout ça. Plus tard, les choses se sont améliorées, mais ça a pris du temps ».

Bientôt, Ciano a été envoyé à Shanghai, une affectation qui a donné à Edda, dit-elle, le moment le plus heureux de sa vie. Moorehead évoque brillamment le Shanghai des années 1920, avec ses quais bondés, ses cafés et ses clubs, où des blocs de glace rafraichissaient les danseurs étouffant de chaleur qui tourbillonnaient au rythme du « Ragtime, Dixieland Swing, Turkey Trot et Grizzly Bear ». Edda a pris goût au gin et aux jeux d’argent, tandis que Ciano s’est laissé aller à des aventures rapides (y compris, semble-t-il, avec Wallis Simpson [future maîtresse du roi Edouard VIII, qui abdiquera pour l’épouser, NdT]). En réponse, Edda a juré de ne jamais être jalouse comme sa mère mais de le considérer simplement comme un ami, et elle a développé une amitié étroite avec un seigneur de guerre chinois, Hsueh-liang. Après un accouchement difficile, le fils d’Edda et de Ciano, Fabrizio, naît à Shanghai le 1er  octobre 1931 et est accueilli par ce cri : « Mamma mia ! Quanto è brutto », comme il est moche. À sa grande fureur, lorsqu’elle tombe à nouveau enceinte, Mussolini les convoque à la maison, insistant sur le fait qu’elle a besoin de repos.

Dans le récit de Moorehead, le public et le privé se croisent. Le mariage tumultueux des Ciano est mis en parallèle avec la façon dont Mussolini persuade le public « avec beaucoup de ruse et de discrétion » d’accepter et même d’être fier de son régime « profondément illibéral ». Son programme de réforme agricole et de travaux publics a aidé l’Italie à surmonter la Grande Dépression, et le culte du leader s’est développé : « Comme le disait le slogan populaire “Mussolini ha sempre ragione”, Mussolini a toujours raison ». Les syndicats sont démantelés, la liberté de la presse réduite et la dissidence surveillée par « une toile d’araignée d’espions, d’informateurs et d’agents provocateurs ». Les écoles deviennent des centres d’endoctrinement et les universités sont purgées. Dans la vie domestique, l’adultère devient un crime (« mais seulement pour les femmes »), et la procréation est exaltée.

Edda se rend compte qu’elle doit être la tête d’affiche de ces politiques : « Elle et Ciano devaient être le jeune couple doré de la nouvelle aristocratie fasciste, des modèles du ‘stile fascista’, consciencieux, efficaces, moraux et féconds ». Moorehead fait remarquer qu’à bien des égards, cependant, ils étaient tout le contraire de l’idéal fasciste du mâle italien martial et fort et de sa femme économe et féconde. « Edda n’était pas maternelle, elle était mince, elle avait des opinions bien arrêtées, elle buvait beaucoup et était une femme au foyer épouvantable », tandis que Ciano, loin d’être impitoyable et sportif, « était doux, vaniteux et incertain, avec des goûts de luxe ». Et bien qu’Edda aime être choyée par les riches hôtesses romaines avec « un étalage éhonté de flagornerie », selon les mots de la Duchesse de Sermoneta, sa réserve rebute les gens. Des rumeurs circulaient autour d’elle. Un rapport la décrit comme une nymphomane vivant une vie sordide dans un brouillard alcoolique. Son masque, selon son ami, le journaliste mondain et rusé Curzio Malaparte, semblait « tantôt celui d’un assassin, tantôt celui d’un suicidé potentiel ». Même à l’apogée du régime fasciste, elle avait un sentiment d’effroi : « ‘Nous ne devons nous priver de rien, disait-elle à un ami, car nous savons que la guillotine nous attend’ ».

À leur retour de Chine, Ciano avait été nommé à la tête du bureau de presse présidentiel, formant autour de lui une cour virtuelle à Rome. En juin 1934, il organise la première rencontre entre son beau-père et Hitler, tandis que le même mois, Edda est envoyée pour connaître la réponse britannique à l’intention de Mussolini d’envahir l’Éthiopie. À Londres, elle fut reçue à la cour, séjourna chez les Astor à Cliveden et fit un rapport fidèle : le baron de la presse Lord Rothermere approuvait le fait que Mussolini s’en prenne à « ces misérables Noirs », tandis que le Premier ministre Ramsay MacDonald était froid mais déclarait que la Grande-Bretagne ne déclarerait pas la guerre à l’Italie. Un deuxième voyage à Londres avec Ciano suivit en mai 1935 pour tester à nouveau les sentiments britanniques. Si Edda, au début de la vingtaine, considérait la politique internationale comme un simple jeu de poker – « pour gagner, il faut de la ruse, de la rapidité et des manières agréables » - le décor était désormais planté pour la brutale et horrible guerre d’Éthiopie. Ciano et les frères d’Edda, Vittorio et Bruno, participent à cette guerre en tant que pilotes de bombardiers et reviennent avec de nombreuses médailles.

Au départ, Mussolini avait considéré Hitler comme un « petit clown idiot », proclamant : « maintenant, il me suivra où je veux ». En 1936, il se rend compte de la situation. Irrité par les sanctions imposées par la Société des Nations après la campagne d’Éthiopie, il se tourne vers le Reich pour obtenir un soutien. En juin, il envoie Edda en Allemagne, où la nouvelle de la nomination de Ciano au poste de ministre des Affaires étrangères fait accourir les grands dignitaires nazis pour lui faire la cour. Elle se régale des flatteries, devient amie avec Magda Goebbels, trouve Goering « extrêmement sympathique » et Hitler « un véritable héros ». Ciano, qui se rend en Allemagne peu après, pense le contraire. En novembre 1936, à Milan, Mussolini dépeint pour la première fois Rome et Berlin comme un “axe” autour duquel les États épris de paix [sic] pourraient tourner.

En septembre suivant, en point d’orgue d’une somptueuse visite d’État, Hitler et lui s’adressent à une foule d’un million de personnes dans le stade olympique de Munich. (Avec un bon timing, l’affirmation de Mussolini selon laquelle les deux pays sont « les plus grandes et les plus authentiques des démocraties » est noyée par une pluie torrentielle et un tonnerre puissant). Confronté au coût énorme de la guerre d’Éthiopie et du soutien à Franco dans la guerre civile espagnole, il hésite encore entre la proximité avec l’Allemagne et le rapprochement avec la Grande-Bretagne et la France, mais la force de l’influence nazie se manifeste dans le passage de son mépris initial pour l’antisémitisme à l’adoption d’un Manifeste sur la race et de lois excluant les Juifs de la vie publique, une politique à laquelle Ciano et Edda s’opposent.

Pendant toutes ces années, puisque Rachele fuyait les réunions mondaines, Edda faisait office de première dame. Pourtant, d’après le récit de Moorehead, elle ne s’y plaisait pas beaucoup. Ennuyée, elle se couchait tard, faisait du shopping, buvait, jouait et sombrait dans la dépression. Les voyages l’aident : escapades à Venise et longs séjours à Capri, où elle se fait construire une maison moderne et surprenante et reçoit des fascistes italiens intelligents et des dirigeants nazis en visite. L’île est truffée d’espions. Entre deux retraites à Capri, elle accompagne Ciano en Hongrie, en Yougoslavie et en Pologne, et en 1939, le couple est devenu une célébrité internationale : lui fait la couverture de Newsweek en mars, présenté comme un « missionnaire fasciste », et elle est sur celle de Time en juillet ; l’article qui l’accompagne la décrit comme « l’une des intrigantes et des tireuses de ficelles les plus efficaces d’Europe » qui porte le « pantalon diplomatique ». Ces profils étaient loin d’être élogieux - en 1939, toute admiration précoce des USA pour les réformes de Mussolini s’était dissipée - mais les auteurs étaient impressionnés par le mélange de glamour et de pouvoir de Ciano et par le style élégant et à la mode d’Edda. Quelques années plus tôt, un journaliste avait déclaré : « Tout le monde sait que son père dirige l’Italie et qu’Edda dirige son père ». En 1940, le magazine égyptien Images la qualifiait de « femme la plus dangereuse d’Europe ».

Moorehead prend cela pour son sous-titre, mais il est difficile, à un quelconque moment dans son livre, de voir qu’Edda avait beaucoup d’idées intelligentes sur la politique, et encore plus d’évaluer à quel point elle était « dangereuse ». Moorehead elle-même semble déconcertée, demandant : « Influence certainement, mais pouvoir réel ? » Edda et son père « parlaient constamment, mais ce qu’elle disait, ce qu’elle conseillait, n’était jamais écrit ». Leurs relations étaient cependant tendues par des disputes au sujet de la dernière maîtresse de Mussolini, Claretta Petacci, qui avait un an de moins qu’Edda. Au fil de l’histoire, Edda apparaît plus comme une victime que comme une coupable.

Ciano a conclu le Pacte d’acier entre l’Allemagne et l’Italie en mai 1939 mais a passé les mois suivants de “non-belligérance” à essayer désespérément de maintenir son pays en dehors du conflit, décrivant Hitler et le ministre allemand des Affaires étrangères Joachim von Ribbentrop comme “deux fous” et déclarant à un ami que Mussolini « veut la guerre comme un enfant veut la lune ». Lorsque l’Italie entre finalement en guerre le 10 juin 1940, il écrit : « Je suis triste, très triste. L’aventure commence. Que Dieu aide l’Italie ». Edda, en revanche, était ravie, ayant fortement poussé son père à la guerre et admettant plus tard qu’elle était « extrêmement belliciste et germanophile ». Elle a ensuite travaillé pour la Croix-Rouge italienne, a failli se noyer lorsque son bateau a été torpillé, et a servi dans des hôpitaux sur le front oriental et en Sicile.

Après avoir envahi la Grèce, une débâcle coûteuse dont Ciano est largement responsable, l’Italie subit des pertes catastrophiques, d’abord en Afrique du Nord, puis pendant la campagne de Russie. À l’intérieur du pays, dans un contexte de bombardements constants et de faim croissante, le culte du Duce s’effondre. Ciano, désespéré, n’ayant pas réussi à faire pression sur Mussolini pour qu’il demande la paix, est désormais ouvertement antiallemand et, lors d’un remaniement ministériel en février 1943, Mussolini, cédant aux exigences allemandes, l’écarte du ministère des Affaires étrangères. Ciano s’empare du poste d’ambassadeur au Vatican, ce qui lui donne ironiquement une plus grande liberté de manœuvre.

À partir de ce moment, la politique devient sinistrement personnelle et les derniers chapitres denses de Moorehead ont une aura de tragédie grecque : toxiques, incestueux, empestant la trahison, la peur et la douleur. Après le débarquement allié en Sicile au début du mois de juillet 1943, dans un contexte de désastre militaire et de résistance intérieure, les complots contre Mussolini se multiplient. Le bureau de Ciano au Vatican devint un centre d’intrigues alors que les critiques - dont la famille royale et le pape Pie XII - s’accordaient à dire que Mussolini devait partir et que le pays devait chercher à sortir de la guerre. Finalement, lors d’une réunion du Grand Conseil le 24 juillet, Ciano se joint à ceux qui exigent qu’il remette son pouvoir militaire au roi. Mussolini, qui avait été formellement informé avant la réunion, reste défiant, mais la motion contre lui est finalement adoptée à deux heures du matin. Techniquement, le conseil était un organe consultatif et son vote était tout à fait légal, mais c’était néanmoins un coup d’État. L’après-midi même, le roi exige la démission de Mussolini, au milieu d’un flot d’excuses, tout en soulignant qu’il est « l’homme le plus détesté d’Italie ». Dès qu’il est sorti de l’entrevue, il a été arrêté.

Des attaques contre des fascistes de premier plan suivent. Dans l’atmosphère de peur, libérée « de la longue ambiguïté de sa position », Edda est enfin capable d’exprimer ses propres sentiments, de montrer sa force et d’agir de manière décisive - mais pas efficace. Elle organise sa fuite avec Ciano et leurs enfants, mais découvre que leur avion ne s’envole pas vers l’Espagne, comme elle le pensait, mais vers l’Allemagne, où ils seront les “invités” du Führer.

Après l’armistice entre l’Italie et les Alliés en septembre 1943, des commandos allemands ont sauvé Mussolini, qui était alors un personnage hagard souffrant d’ulcères à l’estomac, et Hitler l’a installé dans le nord-est de l’Italie à la tête de la Repubblica Sociale Italiana fantoche, connue sous le nom de “République de Salò”, du nom d’une ville voisine. C’est à ce moment-là qu’Edda s’est précipitée d’Allemagne à Rome pour trouver les journaux intimes de Ciano, qui compromettaient plusieurs dirigeants allemands, en espérant pouvoir les échanger contre sa sécurité. Mais pendant son absence, il est arrêté et remis au régime de Salò. Entre le 8 et le 10 janvier 1944, après des tentatives désespérées pour le sauver, il est jugé avec cinq autres personnes à Vérone, « une ville forteresse pour les nazis et les fascistes » ; tous sont reconnus coupables de trahison. Le lendemain matin, le 11 janvier, ils sont attachés à des chaises et fusillés dans le dos par un peloton d’exécution : un diplomate allemand qui était présent a commenté : « C’était comme l’abattage de porcs ». Mussolini n’a pas tenté d’intervenir.

Le 27 avril 1945, alors qu’ils tentent de fuir leur base du lac de Côme, Mussolini et Petacci sont capturés et, le lendemain, ils sont fusillés par des partisans. Leurs cadavres et ceux de quinze de leurs partisans sont emmenés à Milan et jetés sur la Piazzale Loreto. On pisse et on crache sur ceux de Mussolini et Petacci avant de les pendre, la tête en bas, au toit d’un garage. Ce jour-là, le 29 avril, la capitulation allemande en Italie est signée.

Depuis son refuge dans un couvent suisse, Edda est livrée aux Italiens et bannie sur l’île de Lipari. C’est là qu’elle eut une liaison tendre et fugitive avec un homme de la région, Leonida Buongiorno [partisan communiste déporté aux îles par Mussolini et fondateur de l’Hotel Oriente, NdT]. Souvent, dans le livre de Moorehead, Edda semble être un fantôme dans sa propre histoire, mais à ce moment-là, peut-être parce que nous avons des extraits de ses lettres de l’époque et que nous pouvons entendre sa voix spontanée, elle prend vie. L’histoire d’amour ne pouvait pas durer. Au cours de l’hiver 1946, à trente-six ans, elle rentre enfin à Rome. Elle vend aux USAméricains les journaux de Ciano, qui sont publiés dans le Chicago Daily News. Elle ne s’est plus jamais mariée mais a mené une vie solitaire et sombre à Rome jusqu’à sa mort en 1995, refusant jusqu’au bout de voir Ciano comme un traître et affirmant que « la plus grande erreur de son père avait été de se laisser séduire par l’adulation du peuple italien ».

Cette adulation n’est jamais totalement morte, et deux des petites-filles de Mussolini sont entrées en politique : Alessandra est une ancienne députée du Parlement italien et du Parlement européen pour Forza Italia de Berlusconi, et Rachele est actuellement conseillère municipale à Rome pour Frères d’Italie de Meloni. Son arrière-petit-fils Caio Giulio Cesare est également un partisan des Frères d’Italie, candidat sans succès aux élections du Parlement européen en 2019. Dans une interview, il a déclaré : « Je n’aurai jamais honte de ma famille ».

En 1957, Edda avait supervisé le retour du corps de Mussolini dans la tombe familiale de Predappio. « Aujourd’hui », écrit Moorehead,

la crypte n’est ouverte que pour les anniversaires de la naissance et de la mort de Mussolini, et le 28 octobre de chaque année, lorsque les fidèles, ceux qui ont la nostalgie de l’époque où le fascisme dirigeait leur vie, se rassemblent à Predappio pour se souvenir de la Marche sur Rome.

Edda Mussolini n’a peut-être pas été dangereuse elle-même, mais l’idéologie redoutable de son père, qui a régi sa vie, refuse d’être enterrée pour de bon.

Note 

[1] Un train en hiver : Une histoire extraordinaire de femmes, d’amitié et de résistance dans la France occupée (Harper, 2011, édition française) ; Village of Secrets: Defying the Nazis in Vichy France (Harper Perennial , 2014) [la résistance du village de Chambon-sur-Lignon, NdT]; A Bold and Dangerous Family: The Remarkable Story of an Italian Mother, Her Two Sons, and Their Fight Against Fascism (Harper Perennial, 2018) [sur les frères Rosselli, assassinés en France en 1937 par des fascistes de La Cagoule sur ordre de Mussolini, et leur mère]; A House in the Mountains: The Women Who Liberated Italy from Fascism (Harper, 2019) [sur les femmes partisanes antifascistes].