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06/11/2023

Shmuel Zygielbojm, Polonais, socialiste, juif, martyr (Nathan Weinstock)

Le 11 mai 1943, désespéré par la passivité des Alliés face à l’extermination des Juifs en Pologne, le socialiste polonais juif Shmuel Zygielbojm, représentant du Bund au parlement polonais en exil, se donne la mort à Londres.

Nathan Weinstock, avocat et enseignant belge, traducteur de yiddish, a reconstitué l’histoire tragique de Shmuel Zygielbojm dans une série de documents publiés en 1996 et 1997, que nous avons regroupés pour les rendre accessibles aux jeunes (et moins jeunes) générations qui assistent avec effroi et colère à la réédition de l’annihilation du Ghetto de Varsovie et de l’exterminations des Juifs de Pologne qui se déroule sous les yeux du monde à Gaza et dans le reste de la Palestine occupée, commis par ceux qui se prétendent les héritiers des victimes du nazisme tout en utilisant ses méthodes, et que nous appellerons les sionihilistes.

Le prix de vente de cet e-book est de 11,80€, dont 4€ iront au Croissant rouge palestinien et 4€ à la Maison de la culture yiddish à Paris


Shmuel Zygielbojm était né dans une famille ouvrière en 1895 à Borowica, dans la voïvodie de Lublin, à 250 km au sud-est de Varsovie), en 1895. Élu en 1924 au comité central du Bund, Union générale des travailleurs juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie (Algemeyner Yidisher Arbeter Bund in Lite, Poyln un Rusland), un parti socialiste créé en 1897, il parvient à fuir la Pologne en traversant clandestinement l’Allemagne nazie en janvier 1940. De Belgique, il fuit en France après l’occupation puis arrive à New York. En mars 1942, il va à Londres, où il devient membre du Conseil national, le parlement polonais en exil. Comme à New York, tous ses efforts pour mobiliser les Alliés contre l’extermination en cours des Juifs en Pologne s’avèrent inutiles : le 11 mai 1943, il se donne la mort.

Dans une lettre au président et au Premier ministre polonais en exil, il écrivait :

La responsabilité du crime d’extermination totale des populations juives de Pologne incombe en premier lieu aux fauteurs du massacre, mais elle pèse indirectement sur l’humanité entière, sur les peuples et les gouvernements des nations alliées qui n’ont, jusqu’ici, entrepris aucune action concrète pour arrêter ce crime ; Je ne peux ni me taire ni vivre lorsque les derniers vestiges du peuple juif, que je représente, sont tués. Mes camarades du ghetto de Varsovie sont tombés les armes à la main, dans leur dernière lutte héroïque. Je n'ai pas eu la chance de mourir comme eux, avec eux. Mais ma place est avec eux, dans leurs fosses communes. Par ma mort, je souhaite exprimer ma plus profonde protestation contre l'inaction avec laquelle le monde observe et permet la destruction du peuple juif. Je suis conscient du peu de valeur de la vie humaine, surtout aujourd'hui. Mais puisque je n'ai pas pu y parvenir de mon vivant, peut-être que ma mort sortira de leur léthargie ceux qui peuvent et qui doivent agir maintenant, afin de sauver, au dernier moment possible, cette poignée de Juifs polonais qui sont encore en vie.

*

« ... Zygielbojm était accablé par l'immense responsabilité que son organisation lui avait fait endosser et souffrait le martyr en raison de l'inaction du monde libre à une époque où une réaction immédiate était impérieuse. Il se trouvait en proie aux mêmes sentiments tragiques que ceux que nous avons éprouvés au cours de la révolte des 63 jours à Varsovie,

« Lorsque le ghetto s'est insurgé, les derniers espoirs de Zygielbojm se sont évanouis avec les flammes qui ont consumé le "quartier juif". Zygielbojm m'a dit que les leaders juifs devraient aller à Downing Street et se suicider ensemble devant la résidence du Premier ministre britannique pour attirer l'attention du monde sur la destruction des Juifs polonais. Il émettait cette idée de manière tout à fait sérieuse, mais il s'est rapidement rendu compte qu'il serait resté seul. Alors il a limité le projet à son propre suicide. Il m'en a parlé. J'ai tenté de le calmer et de le convaincre que même si les Juifs de Pologne étaient détruits par les assassins nazis, il n'en subsisterait pas moins un mouvement des travailleurs polonais (le PPS). Je lui ai dit : "Vous y aurez une place ; vous serez plus qu'un camarade, vous serez un frère !".

"Oui, je le sais.”, déclara Zygielbojm, "mais ce ne sera pas la même chose". J'ai tenté ensuite de le convaincre qu'il existait encore un mouvement ouvrier juif en Amérique qui était proche du Bund et qu'il y trouverait sa place. "Oui, je le sais”, répondit à nouveau Zygielbojm, "mais ce ne serait pas la même chose". Il pouvait uniquement imaginer sa vie en Pologne, parmi les travailleurs juifs de Pologne : c'était un Juif, mais un Juif polonais. La Pologne était sa patrie. Il ne voulait pas vivre à l'extérieur de la Pologne, en dehors de son milieu juif polonais et des luttes et des espoirs du Bund. »

Adam Ciolkosz, leader du Parti Socialiste Polonais, 1963

 

06/08/2023

ROMARIC GODIN
Karl Korsch, décongeler le marxisme

Romaric Godin , Mediapart, 3/8/2023

Voilà cent ans, « Marxisme et philosophie », le livre d’un professeur de droit allemand, faisait sensation dans la pensée de gauche. Le début d’un parcours intellectuel singulier en opposition aux idéologies marxistes de tout poil, appelant à valoriser les luttes sur le terrain, et qui garde une actualité brûlante.

© Illustration Simon Toupet 

Voilà un peu moins de cent ans, le 16 octobre 1923, un professeur de droit de l’université d’Iéna de 37 ans, Karl Korsch, est nommé ministre de la Justice du Land de Thuringe. C’est un événement dans la politique allemande, car il est membre du Parti communiste allemand, le KPD, et entre, avec deux autres de ses camarades, dans un gouvernement dirigé par un social-démocrate du SPD, August Frölich.

Ce dernier a décidé de constituer un cabinet d’union des gauches, imitant ainsi son homologue de la Saxe voisine, Ernst Ziegler, qui a fait entrer deux communistes dans son gouvernement. Depuis quatre ans pourtant, le KPD, qui a adhéré à la IIIe Internationale bolchevique, et le SPD, qui a dirigé maints gouvernements de la République de Weimar, semblent irréconciliables.

Mais en 1923, le pays semble en plein chaos. L’hyperinflation et l’invasion de la Ruhr par les Français et les Belges ont détruit l’économie allemande. Le gouvernement fédéral du libéral Gustav Stresemann engage une politique d’austérité sévère qui entraîne des tentations séparatistes en Bavière et en Rhénanie et des envies de putsch à l’extrême droite, à l’image de celui que les nazis tenteront le 8 novembre à Munich.

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Bibliographie Karl Korsch


02/03/2023

JENNY UGLOW
La pin-up de calendrier du fascisme italien
Recension d’une biographie d’Edda Mussolini

Jenny Uglow, The New York Review of Books, 23/3/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Jenny Uglow (1947) est une biographe et historienne culturelle britannique. Son dernier livre, Sybil and Cyril : Cutting Through Time, a été publié aux USA en décembre 2022.

Edda Mussolini était autrefois considérée comme “la femme la plus dangereuse d’Europe”, mais avait-elle un réel pouvoir politique ?

Edda Ciano, Rome, vers 1930

Ouvrage recensé :

Mussolini’s Daughter: The Most Dangerous Woman in Europe [La fille de Mussolini : La femme la plus dangereuse d’Europe]
by Caroline Moorehead
Harper, 405 pp., $32.50

La Première ministre italienne, Giorgia Meloni, est arrivée au pouvoir lors des élections législatives de septembre 2022 grâce à la coalition de son parti de droite, les Frères d’Italie, avec la Lega de Matteo Salvini (extrême droite) et Forza Italia de Silvio Berlusconi (centre droit). Bien que l’extrême droite italienne ait toujours renié ses liens avec le fascisme, Meloni a commencé sa carrière au sein du Mouvement social italien (MSI), ouvertement néofasciste, formé en 1946 par d’anciens partisans de Benito Mussolini. Son parti conserve le logo du MSI et se plaît à proclamer un slogan entendu partout à l’époque de Mussolini : Difenderemo Dio, patria, e famiglia (Nous défendrons Dieu, la patrie et la famille).

Dans Mussolini’s Daughter, sa biographie, qui vient à point nommé, de la fille aînée de Mussolini, Edda, « excentrique, intelligente et imprévisible », Caroline Moorehead montre à quel point cet héritage est profondément ancré. Le livre s’ouvre sur une description de la maison familiale des Mussolini, située dans les environs de Forlì, qui reste un lieu de pèlerinage, où la boutique de cadeaux vend

des tasses, des assiettes, des tabliers, des couteaux et même des théières gravés d’insignes fascistes ; des bustes du Duce dans une centaine de poses héroïques différentes ; des répliques des casquettes et des chapeaux qu’il portait ; des livres et des photos encadrées ; des couteaux.

Les couteaux sont sortis il y a un siècle, après un été de chaos au parlement italien et de violence dans les rues. Le 24 octobre 1922, Mussolini suscite un rassemblement fasciste à Naples en déclarant : « Ou bien on nous donne le gouvernement, ou bien nous nous en emparons en marchant sur Rome ». Dans les jours qui suivent, le gouvernement s’effondre, et les fascistes descendent sur la capitale. Edda a douze ans. Chez elle, à Milan, le 27 octobre, Mussolini l’emmène au théâtre avec sa mère, Rachele. Alors qu’elles regardent le spectacle depuis leur loge, Mussolini ne cesse de s’éclipser ; il attend un coup de téléphone du roi Victor Emmanuel III, qui lui demande de former un gouvernement. Finalement, il murmure » : « C’est le moment » et les ramène précipitamment à la maison. Puis il prend le train de nuit pour Rome, arrive avec une heure et quarante minutes de retard, monte sur le quai et annonce que dorénavant, il fera en sorte que les trains soient à l’heure.

Edda n’a jamais oublié cette nuit-là. Le père qu’elle « aimait et admirait », écrit Moorehead, « était passé de fils de forgeron et de bagarreur politique à devenir, à l’âge de trente-neuf ans, le vingt-septième et plus jeune Premier ministre de l’histoire italienne ».

Une biographie d’Edda Mussolini est aussi, forcément, une histoire de la vie de son père et une analyse de la montée et de la chute du fascisme italien. Il s’agit là d’un détour inattendu pour Moorehead, qui s’est constitué un corpus distingué et émouvant de chroniques sur la lutte contre le fascisme en France et en Italie.[1] Ici, en revanche, elle ne se concentre pas sur la résistance mais sur les mécanismes internes du pouvoir. Inévitablement, Mussolini domine souvent le livre, mais il s’agit également du portrait captivant d’une jeune femme contrainte de devenir un personnage public. « Tout au long des années 1930 et pendant la guerre », écrit Moorehead, Edda « a pris la place de sa mère réticente pour donner l’image de ce que devait être une véritable fille et femme fasciste. C’était, en fin de compte, une image trompeuse ». Le tiraillement émotionnel vient de ces couches de tromperie et des luttes d’Edda pour trouver sa propre voie et éviter d’être écrasée par le père qu’elle adorait - et qu’elle a fini par détester.

Moorehead a une tournure d'expression pleine d'entrain, un sens aigu du détail révélateur et de la citation piquante, et un don pour rassembler des documents complexes. Elle suit rapidement le parcours de Benito Mussolini, depuis son enfance dans la région agricole de l’Émilie-Romagne jusqu’à son retour à Forlì, près de son village natal de Predappio, en passant par ses années d’engagement socialiste ardent en Italie et en Suisse. En tant que secrétaire du parti socialiste local et rédacteur en chef de son journal, La Lotta di Classe, il a enlevé sa petite amie enceinte, Rachele, malgré l’opposition de sa famille : Edda est née le 1er  septembre 1910. Lorsqu’elle a deux ans, ils déménagent à Milan, où Mussolini dirige Avanti, le journal  national du parti socialiste.

Un changement radical se produit en 1914, lorsqu’il passe du soutien à la neutralité des socialistes pendant la Première Guerre mondiale à l’exigence de « guerre et de révolution sociale », opinions qu’il exprime dans son propre journal, Il Popolo d’Italia. En 1919, convaincu de la mort du socialisme, il plaide en faveur de la domination d’une élite, d’une bande de guerriers sous la direction d’un chef impitoyable et suffisamment audacieux pour faire renaître la nation. En mars de cette année-là, il lance les Fasci Italiani di Combattimento devant une bande de partisans, « dont beaucoup d’Arditi, les vétérans des troupes de choc [de l’armée italienne], portant des poignards et des bâtons et portant des chemises noires sous leurs vestes militaires ». En 1921, reconstitués sous le nom de Parti national fasciste, ils remportent trente-cinq sièges à la Chambre des députés.

L’élection de Mussolini en tant que député le rend « toujours plus héroïque et aventureux » pour Edda. Impulsive, obstinée et sujette à des colères soudaines, elle était déjà connue comme “la cavallina matta”, le petit cheval fou. « J’étais pieds nus, sauvage et affamée », se souvient-elle, « une enfant misérable ». À neuf ans, maigrichonne, elle se plonge dans la lecture, se coupe les cheveux à la garçonne et tente – pas pour la dernière fois - de s’enfuir. Mussolini, fier de son indépendance volontaire, l’emmène avec lui au bureau, au théâtre et dans les cafés, mais lorsqu’il s’installe à Rome, elle se rebelle encore plus. Après la mort de sa grand-mère Anna, médiatrice dans ses disputes avec Rachele, elle exige d’être envoyée en pension. Sans surprise, elle déteste l’école catholique snob que son père a choisie, se sentant étouffée par la formalité et échaudée par les ricanements des autres filles : l’école demande bientôt au père de la retirer.

Tout au long de son enfance et de son adolescence, elle subit également les violentes querelles domestiques liées aux nombreuses maîtresses de Mussolini. Parmi celles-ci, la socialiste Angelica Balabanoff, la cultivée Margherita Sarfatti (dont le livre à succès Dux, en 1925, le décrit comme « incarnant à la fois la modernité et la grandeur des anciens Romains ») et l’exigeante Ida Irene Dalser. La naissance du fils de Dalser, Benito, et sa prétention à être la femme de Mussolini amènent Rachele à insister sur le mariage en 1915. Pourtant, il y avait toujours d’autres maîtresses, d’autres bébés, d’autres filles emmenées dans son bureau pour « un accouplement rapide » sur le tapis. « Mon appétit sexuel ne me permet pas la monogamie », disait-il nonchalamment, mais l’impact sur Edda peut être jugé par sa propre approche malaisée et agitée du sexe.

La haute société romaine trouve Mussolini charmant, imprévisible, désordonné, avec une séduisante touche de danger. À partir du milieu des années 1920, sa réputation grandit. Le pape Pie XI dit qu’il est envoyé par la Providence ; Churchill admire sa « bataille victorieuse contre les appétits bestiaux et les passions du léninisme »; Adolf Hitler garde un buste de lui dans son bureau de Munich.

En 1925, lorsqu’il surmonte la crise consécutive à l’assassinat de son opposant, le député socialiste Giacomo Matteotti, l’année précédente, qui avait provoqué « une énorme lame de fond » contre les fascistes, note Moorehead :

Le fascisme avait repris le contrôle de la situation et Mussolini, avec sa démarche élastique et féline et ses maniérismes - la mâchoire saillante, l’air renfrogné, la grosse tête chauve rejetée en arrière, le regard fixe - qui allaient définir son long mandat, n’était pas près d’en céder une parcelle. La discipline ne sera qu’un autre mot pour la dictature. La “fascisation” de l’Italie a commencé.

Adolescente grande et trapue, Edda partage le regard déconcertant de son père. Louée par la presse pour sa “grâce et son charme”, elle était en réalité, nous dit Moorehead, “maladroite, piquante et combative”, cachant son intelligence et ses compétences. Mussolini la laissait faire du vélo, nager et porter des pantalons, mais pas fumer ni aller au bal. En 1929, lorsque des rapports de police font état de « chasseurs de dot, dépensiers et drogués » qui la poursuivent pendant les étés familiaux à Riccione sur l’Adriatique et de sa propre « apparente allergie... aux jeunes hommes convenables », il l’embarque pour une longue croisière en Inde afin de l’“apprivoiser”.

Plus tard dans l’année, il transféra la famille à Rome et Edda s’installa dans la vaste Villa Torlonia avec ses quatre frères et sœurs - Vittorio, Bruno, Romano et la petite Anna Maria - et sa mère, qui transforma rapidement les jardins paysagers en potagers, avec poulets et cochons. À Rome, pour échapper à la surveillance oppressante de son père, elle décide brusquement de trouver un mari et, après avoir expédié quelques prétendants, elle choisit le comte Galeazzo Ciano, dont le père est un riche armateur, un héros de la marine et un fasciste. Diplomate de carrière qui avait servi en Argentine, au Brésil et à Pékin, Ciano était beau et facile à vivre, avec « un talent utile pour ne rien dire, tout en donnant l’impression de tout dire ».


                                    

La décision est rapide et pragmatique – « Il n’est pas question d’amour » - et leur mariage en 1930 est un véritable spectacle fasciste. (Les actualités disponibles sur YouTube montrent des files d’enfants défilant, des petits garçons saluant et des filles agitant des fleurs). Au début de leur lune de miel à Capri, Edda a paniqué, s’est enfermée dans la salle de bains et a dit à Ciano que s’il la touchait, elle se jetterait du haut d’une falaise : « “Rien en toi ne me surprend”, a répondu Ciano, “mais j’aimerais savoir comment tu comptes t’y prendre”. Ils ont ri ». Beaucoup plus tard, Edda a écrit : « Et ainsi commença... notre première nuit de mariage, qui, pour être honnête, n’était pas très amusante. Je détestais tout ça. Plus tard, les choses se sont améliorées, mais ça a pris du temps ».

Bientôt, Ciano a été envoyé à Shanghai, une affectation qui a donné à Edda, dit-elle, le moment le plus heureux de sa vie. Moorehead évoque brillamment le Shanghai des années 1920, avec ses quais bondés, ses cafés et ses clubs, où des blocs de glace rafraichissaient les danseurs étouffant de chaleur qui tourbillonnaient au rythme du « Ragtime, Dixieland Swing, Turkey Trot et Grizzly Bear ». Edda a pris goût au gin et aux jeux d’argent, tandis que Ciano s’est laissé aller à des aventures rapides (y compris, semble-t-il, avec Wallis Simpson [future maîtresse du roi Edouard VIII, qui abdiquera pour l’épouser, NdT]). En réponse, Edda a juré de ne jamais être jalouse comme sa mère mais de le considérer simplement comme un ami, et elle a développé une amitié étroite avec un seigneur de guerre chinois, Hsueh-liang. Après un accouchement difficile, le fils d’Edda et de Ciano, Fabrizio, naît à Shanghai le 1er  octobre 1931 et est accueilli par ce cri : « Mamma mia ! Quanto è brutto », comme il est moche. À sa grande fureur, lorsqu’elle tombe à nouveau enceinte, Mussolini les convoque à la maison, insistant sur le fait qu’elle a besoin de repos.

Dans le récit de Moorehead, le public et le privé se croisent. Le mariage tumultueux des Ciano est mis en parallèle avec la façon dont Mussolini persuade le public « avec beaucoup de ruse et de discrétion » d’accepter et même d’être fier de son régime « profondément illibéral ». Son programme de réforme agricole et de travaux publics a aidé l’Italie à surmonter la Grande Dépression, et le culte du leader s’est développé : « Comme le disait le slogan populaire “Mussolini ha sempre ragione”, Mussolini a toujours raison ». Les syndicats sont démantelés, la liberté de la presse réduite et la dissidence surveillée par « une toile d’araignée d’espions, d’informateurs et d’agents provocateurs ». Les écoles deviennent des centres d’endoctrinement et les universités sont purgées. Dans la vie domestique, l’adultère devient un crime (« mais seulement pour les femmes »), et la procréation est exaltée.

Edda se rend compte qu’elle doit être la tête d’affiche de ces politiques : « Elle et Ciano devaient être le jeune couple doré de la nouvelle aristocratie fasciste, des modèles du ‘stile fascista’, consciencieux, efficaces, moraux et féconds ». Moorehead fait remarquer qu’à bien des égards, cependant, ils étaient tout le contraire de l’idéal fasciste du mâle italien martial et fort et de sa femme économe et féconde. « Edda n’était pas maternelle, elle était mince, elle avait des opinions bien arrêtées, elle buvait beaucoup et était une femme au foyer épouvantable », tandis que Ciano, loin d’être impitoyable et sportif, « était doux, vaniteux et incertain, avec des goûts de luxe ». Et bien qu’Edda aime être choyée par les riches hôtesses romaines avec « un étalage éhonté de flagornerie », selon les mots de la Duchesse de Sermoneta, sa réserve rebute les gens. Des rumeurs circulaient autour d’elle. Un rapport la décrit comme une nymphomane vivant une vie sordide dans un brouillard alcoolique. Son masque, selon son ami, le journaliste mondain et rusé Curzio Malaparte, semblait « tantôt celui d’un assassin, tantôt celui d’un suicidé potentiel ». Même à l’apogée du régime fasciste, elle avait un sentiment d’effroi : « ‘Nous ne devons nous priver de rien, disait-elle à un ami, car nous savons que la guillotine nous attend’ ».

À leur retour de Chine, Ciano avait été nommé à la tête du bureau de presse présidentiel, formant autour de lui une cour virtuelle à Rome. En juin 1934, il organise la première rencontre entre son beau-père et Hitler, tandis que le même mois, Edda est envoyée pour connaître la réponse britannique à l’intention de Mussolini d’envahir l’Éthiopie. À Londres, elle fut reçue à la cour, séjourna chez les Astor à Cliveden et fit un rapport fidèle : le baron de la presse Lord Rothermere approuvait le fait que Mussolini s’en prenne à « ces misérables Noirs », tandis que le Premier ministre Ramsay MacDonald était froid mais déclarait que la Grande-Bretagne ne déclarerait pas la guerre à l’Italie. Un deuxième voyage à Londres avec Ciano suivit en mai 1935 pour tester à nouveau les sentiments britanniques. Si Edda, au début de la vingtaine, considérait la politique internationale comme un simple jeu de poker – « pour gagner, il faut de la ruse, de la rapidité et des manières agréables » - le décor était désormais planté pour la brutale et horrible guerre d’Éthiopie. Ciano et les frères d’Edda, Vittorio et Bruno, participent à cette guerre en tant que pilotes de bombardiers et reviennent avec de nombreuses médailles.

Au départ, Mussolini avait considéré Hitler comme un « petit clown idiot », proclamant : « maintenant, il me suivra où je veux ». En 1936, il se rend compte de la situation. Irrité par les sanctions imposées par la Société des Nations après la campagne d’Éthiopie, il se tourne vers le Reich pour obtenir un soutien. En juin, il envoie Edda en Allemagne, où la nouvelle de la nomination de Ciano au poste de ministre des Affaires étrangères fait accourir les grands dignitaires nazis pour lui faire la cour. Elle se régale des flatteries, devient amie avec Magda Goebbels, trouve Goering « extrêmement sympathique » et Hitler « un véritable héros ». Ciano, qui se rend en Allemagne peu après, pense le contraire. En novembre 1936, à Milan, Mussolini dépeint pour la première fois Rome et Berlin comme un “axe” autour duquel les États épris de paix [sic] pourraient tourner.

En septembre suivant, en point d’orgue d’une somptueuse visite d’État, Hitler et lui s’adressent à une foule d’un million de personnes dans le stade olympique de Munich. (Avec un bon timing, l’affirmation de Mussolini selon laquelle les deux pays sont « les plus grandes et les plus authentiques des démocraties » est noyée par une pluie torrentielle et un tonnerre puissant). Confronté au coût énorme de la guerre d’Éthiopie et du soutien à Franco dans la guerre civile espagnole, il hésite encore entre la proximité avec l’Allemagne et le rapprochement avec la Grande-Bretagne et la France, mais la force de l’influence nazie se manifeste dans le passage de son mépris initial pour l’antisémitisme à l’adoption d’un Manifeste sur la race et de lois excluant les Juifs de la vie publique, une politique à laquelle Ciano et Edda s’opposent.

Pendant toutes ces années, puisque Rachele fuyait les réunions mondaines, Edda faisait office de première dame. Pourtant, d’après le récit de Moorehead, elle ne s’y plaisait pas beaucoup. Ennuyée, elle se couchait tard, faisait du shopping, buvait, jouait et sombrait dans la dépression. Les voyages l’aident : escapades à Venise et longs séjours à Capri, où elle se fait construire une maison moderne et surprenante et reçoit des fascistes italiens intelligents et des dirigeants nazis en visite. L’île est truffée d’espions. Entre deux retraites à Capri, elle accompagne Ciano en Hongrie, en Yougoslavie et en Pologne, et en 1939, le couple est devenu une célébrité internationale : lui fait la couverture de Newsweek en mars, présenté comme un « missionnaire fasciste », et elle est sur celle de Time en juillet ; l’article qui l’accompagne la décrit comme « l’une des intrigantes et des tireuses de ficelles les plus efficaces d’Europe » qui porte le « pantalon diplomatique ». Ces profils étaient loin d’être élogieux - en 1939, toute admiration précoce des USA pour les réformes de Mussolini s’était dissipée - mais les auteurs étaient impressionnés par le mélange de glamour et de pouvoir de Ciano et par le style élégant et à la mode d’Edda. Quelques années plus tôt, un journaliste avait déclaré : « Tout le monde sait que son père dirige l’Italie et qu’Edda dirige son père ». En 1940, le magazine égyptien Images la qualifiait de « femme la plus dangereuse d’Europe ».

Moorehead prend cela pour son sous-titre, mais il est difficile, à un quelconque moment dans son livre, de voir qu’Edda avait beaucoup d’idées intelligentes sur la politique, et encore plus d’évaluer à quel point elle était « dangereuse ». Moorehead elle-même semble déconcertée, demandant : « Influence certainement, mais pouvoir réel ? » Edda et son père « parlaient constamment, mais ce qu’elle disait, ce qu’elle conseillait, n’était jamais écrit ». Leurs relations étaient cependant tendues par des disputes au sujet de la dernière maîtresse de Mussolini, Claretta Petacci, qui avait un an de moins qu’Edda. Au fil de l’histoire, Edda apparaît plus comme une victime que comme une coupable.

Ciano a conclu le Pacte d’acier entre l’Allemagne et l’Italie en mai 1939 mais a passé les mois suivants de “non-belligérance” à essayer désespérément de maintenir son pays en dehors du conflit, décrivant Hitler et le ministre allemand des Affaires étrangères Joachim von Ribbentrop comme “deux fous” et déclarant à un ami que Mussolini « veut la guerre comme un enfant veut la lune ». Lorsque l’Italie entre finalement en guerre le 10 juin 1940, il écrit : « Je suis triste, très triste. L’aventure commence. Que Dieu aide l’Italie ». Edda, en revanche, était ravie, ayant fortement poussé son père à la guerre et admettant plus tard qu’elle était « extrêmement belliciste et germanophile ». Elle a ensuite travaillé pour la Croix-Rouge italienne, a failli se noyer lorsque son bateau a été torpillé, et a servi dans des hôpitaux sur le front oriental et en Sicile.

Après avoir envahi la Grèce, une débâcle coûteuse dont Ciano est largement responsable, l’Italie subit des pertes catastrophiques, d’abord en Afrique du Nord, puis pendant la campagne de Russie. À l’intérieur du pays, dans un contexte de bombardements constants et de faim croissante, le culte du Duce s’effondre. Ciano, désespéré, n’ayant pas réussi à faire pression sur Mussolini pour qu’il demande la paix, est désormais ouvertement antiallemand et, lors d’un remaniement ministériel en février 1943, Mussolini, cédant aux exigences allemandes, l’écarte du ministère des Affaires étrangères. Ciano s’empare du poste d’ambassadeur au Vatican, ce qui lui donne ironiquement une plus grande liberté de manœuvre.

À partir de ce moment, la politique devient sinistrement personnelle et les derniers chapitres denses de Moorehead ont une aura de tragédie grecque : toxiques, incestueux, empestant la trahison, la peur et la douleur. Après le débarquement allié en Sicile au début du mois de juillet 1943, dans un contexte de désastre militaire et de résistance intérieure, les complots contre Mussolini se multiplient. Le bureau de Ciano au Vatican devint un centre d’intrigues alors que les critiques - dont la famille royale et le pape Pie XII - s’accordaient à dire que Mussolini devait partir et que le pays devait chercher à sortir de la guerre. Finalement, lors d’une réunion du Grand Conseil le 24 juillet, Ciano se joint à ceux qui exigent qu’il remette son pouvoir militaire au roi. Mussolini, qui avait été formellement informé avant la réunion, reste défiant, mais la motion contre lui est finalement adoptée à deux heures du matin. Techniquement, le conseil était un organe consultatif et son vote était tout à fait légal, mais c’était néanmoins un coup d’État. L’après-midi même, le roi exige la démission de Mussolini, au milieu d’un flot d’excuses, tout en soulignant qu’il est « l’homme le plus détesté d’Italie ». Dès qu’il est sorti de l’entrevue, il a été arrêté.

Des attaques contre des fascistes de premier plan suivent. Dans l’atmosphère de peur, libérée « de la longue ambiguïté de sa position », Edda est enfin capable d’exprimer ses propres sentiments, de montrer sa force et d’agir de manière décisive - mais pas efficace. Elle organise sa fuite avec Ciano et leurs enfants, mais découvre que leur avion ne s’envole pas vers l’Espagne, comme elle le pensait, mais vers l’Allemagne, où ils seront les “invités” du Führer.

Après l’armistice entre l’Italie et les Alliés en septembre 1943, des commandos allemands ont sauvé Mussolini, qui était alors un personnage hagard souffrant d’ulcères à l’estomac, et Hitler l’a installé dans le nord-est de l’Italie à la tête de la Repubblica Sociale Italiana fantoche, connue sous le nom de “République de Salò”, du nom d’une ville voisine. C’est à ce moment-là qu’Edda s’est précipitée d’Allemagne à Rome pour trouver les journaux intimes de Ciano, qui compromettaient plusieurs dirigeants allemands, en espérant pouvoir les échanger contre sa sécurité. Mais pendant son absence, il est arrêté et remis au régime de Salò. Entre le 8 et le 10 janvier 1944, après des tentatives désespérées pour le sauver, il est jugé avec cinq autres personnes à Vérone, « une ville forteresse pour les nazis et les fascistes » ; tous sont reconnus coupables de trahison. Le lendemain matin, le 11 janvier, ils sont attachés à des chaises et fusillés dans le dos par un peloton d’exécution : un diplomate allemand qui était présent a commenté : « C’était comme l’abattage de porcs ». Mussolini n’a pas tenté d’intervenir.

Le 27 avril 1945, alors qu’ils tentent de fuir leur base du lac de Côme, Mussolini et Petacci sont capturés et, le lendemain, ils sont fusillés par des partisans. Leurs cadavres et ceux de quinze de leurs partisans sont emmenés à Milan et jetés sur la Piazzale Loreto. On pisse et on crache sur ceux de Mussolini et Petacci avant de les pendre, la tête en bas, au toit d’un garage. Ce jour-là, le 29 avril, la capitulation allemande en Italie est signée.

Depuis son refuge dans un couvent suisse, Edda est livrée aux Italiens et bannie sur l’île de Lipari. C’est là qu’elle eut une liaison tendre et fugitive avec un homme de la région, Leonida Buongiorno [partisan communiste déporté aux îles par Mussolini et fondateur de l’Hotel Oriente, NdT]. Souvent, dans le livre de Moorehead, Edda semble être un fantôme dans sa propre histoire, mais à ce moment-là, peut-être parce que nous avons des extraits de ses lettres de l’époque et que nous pouvons entendre sa voix spontanée, elle prend vie. L’histoire d’amour ne pouvait pas durer. Au cours de l’hiver 1946, à trente-six ans, elle rentre enfin à Rome. Elle vend aux USAméricains les journaux de Ciano, qui sont publiés dans le Chicago Daily News. Elle ne s’est plus jamais mariée mais a mené une vie solitaire et sombre à Rome jusqu’à sa mort en 1995, refusant jusqu’au bout de voir Ciano comme un traître et affirmant que « la plus grande erreur de son père avait été de se laisser séduire par l’adulation du peuple italien ».

Cette adulation n’est jamais totalement morte, et deux des petites-filles de Mussolini sont entrées en politique : Alessandra est une ancienne députée du Parlement italien et du Parlement européen pour Forza Italia de Berlusconi, et Rachele est actuellement conseillère municipale à Rome pour Frères d’Italie de Meloni. Son arrière-petit-fils Caio Giulio Cesare est également un partisan des Frères d’Italie, candidat sans succès aux élections du Parlement européen en 2019. Dans une interview, il a déclaré : « Je n’aurai jamais honte de ma famille ».

En 1957, Edda avait supervisé le retour du corps de Mussolini dans la tombe familiale de Predappio. « Aujourd’hui », écrit Moorehead,

la crypte n’est ouverte que pour les anniversaires de la naissance et de la mort de Mussolini, et le 28 octobre de chaque année, lorsque les fidèles, ceux qui ont la nostalgie de l’époque où le fascisme dirigeait leur vie, se rassemblent à Predappio pour se souvenir de la Marche sur Rome.

Edda Mussolini n’a peut-être pas été dangereuse elle-même, mais l’idéologie redoutable de son père, qui a régi sa vie, refuse d’être enterrée pour de bon.

Note 

[1] Un train en hiver : Une histoire extraordinaire de femmes, d’amitié et de résistance dans la France occupée (Harper, 2011, édition française) ; Village of Secrets: Defying the Nazis in Vichy France (Harper Perennial , 2014) [la résistance du village de Chambon-sur-Lignon, NdT]; A Bold and Dangerous Family: The Remarkable Story of an Italian Mother, Her Two Sons, and Their Fight Against Fascism (Harper Perennial, 2018) [sur les frères Rosselli, assassinés en France en 1937 par des fascistes de La Cagoule sur ordre de Mussolini, et leur mère]; A House in the Mountains: The Women Who Liberated Italy from Fascism (Harper, 2019) [sur les femmes partisanes antifascistes].