Une auteure ayant eu un accès
sans précédent à des archives secrètes révèle comment les agences de renseignement
occidentales ont aidé le Mossad à mener une campagne secrète d’assassinats à
travers l’Europe.
Yossi Melman,
Haaretz,
14/5/2025
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Un tireur
palestinien masqué sur un balcon de la Cité olympique de Munich, le 5 septembre
1972. Un mois plus tard, le Mossad lance l’opération “Colère de Dieu” pour
traquer les responsables du massacre. Photo Kurt Strumpf/AP
Dans la soirée du 16 octobre
1972, Wael Zwaiter termine son travail à l’ambassade de Libye à Rome, se rend
dans un bar voisin, boit un verre et rentre à son appartement. À l’entrée de l’immeuble,
deux assaillants l’attendent. Ils lui tirent dessus à 11 reprises, un chiffre
symbolique qui fait écho aux 11 athlètes israéliens assassinés par des
terroristes palestiniens lors des Jeux olympiques de Munich, un mois plus tôt.
Il s’agissait du premier
assassinat de ce qui est devenu l’opération “Colère de Dieu”, la campagne
secrète menée par Israël pour
traquer les “terroristes” palestiniens. Un nouveau livre, “Operation
Wrath of God : The Secret History of European Intelligence and the Mossad’s
Assassination Campaign” (L’histoire secrète des services de
renseignement européens et de la campagne d’assassinat du Mossad), révèle
pour la première fois l’importante coopération en coulisses des services de
renseignement d’Europe occidentale. Leur collaboration, ou du moins leur
approbation tacite, a permis au Mossad
de commettre dix assassinats entre 1972 et 1992 [plus trois à Beyrouth et un
à Tunis, voir liste ici, NdT].
Le Club de Berne : le pacte
secret de l’Europe en matière de renseignement
Le livre d’Aviva Guttmann,
spécialiste suisse du renseignement qui enseigne à l’université d’Aberystwyth
au Pays de Galles, sera publié cet été par Cambridge University Press. Mme
Guttmann a bénéficié d’un accès sans précédent aux archives secrètes du “Club
de Berne”, une alliance multilatérale peu connue dans le domaine du
renseignement.
Haut du formulaire
Bas du formulaire
Aviva
Guttmann a bénéficié d’un accès sans précédent aux archives secrètes du Club de
Berne.
Fondé en 1969, le Club de Berne
regroupe des services de Suisse, d’Allemagne de l’Ouest, de France, du
Royaume-Uni, d’Italie, du Luxembourg, d’Autriche, des Pays-Bas et de Belgique.
Grâce au système télex crypté “Kilowatt"”du Club, le réseau s’est ensuite
étendu aux USA, au Canada, à l’Australie, à l’Irlande, à l’Espagne, à la Suède,
à la Norvège et à Israël, par l’intermédiaire du Mossad et du Shin Bet, le
service de sécurité intérieure israélien.
Dans une interview accordée à Haaretz,
Mme Guttmann révèle que dans les communications internes du Club, le Mossad
portait le nom de code “Orbis” et le Shin Bet celui de “Speedis”.
Démentant le mythe du Mossad
comme force omnipotente, l’agence s’appuyait fortement sur les renseignements
européens. Des données essentielles ont été fournies et partagées par le Club
de Berne, notamment les adresses des suspects, les numéros de plaque d’immatriculation,
les dossiers de vol, les factures d’hôtel et les relevés téléphoniques.
En réalité, les opérations d’assassinat
du Mossad étaient des essais et des erreurs. Le
chef du Mossad, Zvi Zamir a nommé Mike Harari, chef de la division des
opérations “Caesarea”, pour commander les missions. Harari a recruté du
personnel au sein du Mossad, des FDI et d’autres agences, dont certains se sont
révélés peu adaptés à la mission.
L’unité d’opérations spéciales de
l’agence, Kidon (“baïonnette” en hébreu), n’a été créée qu’après un échec
ultérieur : un assassinat bâclé en 1973 à Lillehammer, en Norvège, au cours
duquel la mauvaise personne a été tuée et six agents du Mossad ont été
capturés.
Wael Zwaiter : la première cible
L’assassinat de Zwaiter à Rome,
un mois après le massacre de Munich en 1972, n’était pas seulement un acte
symbolique ; c’était aussi un triomphe de la coopération internationale en
matière de renseignement. Le Mossad, qui n’avait pas réussi à détecter le
complot terroriste des Jeux olympiques, est parvenu à localiser et à tuer
Zwaiter en l’espace d’un mois, alors qu’il ne disposait pas encore d’une unité
d’opérations spéciales officielle.
En juillet 1972, deux mois avant
l’attentat de Munich, le Mossad avait prévenu les membres du Club de Berne, via
Kilowatt, de l’imminence d’une opération terroriste impliquant trois individus,
et identifié Zwaiter comme leur responsable.
Le 13 septembre 1972, huit jours
après le massacre, le service de sécurité intérieure allemand (BfV) a confirmé
que Zwaiter avait payé les notes d’hôtel à Salzbourg pour trois des attaquants,
qu’il avait des contacts réguliers avec eux et qu’il avait séjourné à l’hôtel
Eden-Wolff de Munich dans les semaines précédant le massacre. Selon le livre,
ces renseignements ont été déterminants dans la décision d’Israël de le prendre
pour cible.
Bien que certains aient par la
suite décrit Zwaiter comme un poète et un intellectuel, connu pour avoir
traduit “Les mille et une nuits” en italien et travaillé comme traducteur pour
l’ambassade de Libye, le Mossad a insisté sur le fait qu’il était également le “représentant
en Italie du Fatah”, impliqué dans le transfert d’armes, de fonds et de
documents pour les opérations terroristes.
Deux
policiers ouest-allemands portant des sweat-shirts d’athlètes se mettent en
position sur le toit du village olympique de Munich, le 5 septembre 1972.
L’attentat de Paris : Mahmoud
al-Hamchari
La cible suivante était le Dr Mahmoud
Al-Hamchari, représentant de l’OLP à Paris. Les médias israéliens et étrangers
ont affirmé qu’il avait été impliqué des années auparavant dans la
planification ou le soutien d’opérations terroristes contre des cibles
israéliennes en Europe. Les rapports transmis par le réseau Kilowatt ne
contenaient aucune preuve permettant de le relier à de telles activités. Il est
donc probable qu’il ait été considéré comme une “cible molle” - quelqu’un de
relativement facile à atteindre - parce qu’il était moins prudent et n’accordait
qu’une attention minimale à sa sécurité personnelle.
Al-Hamchari a reçu un appel
téléphonique à son appartement. Quelques secondes plus tard, une bombe placée
par le Mossad explose. Il est grièvement blessé, mais survit ; la charge avait
été mal calculée. Transporté d’urgence à l’hôpital, il est interrogé par les
services de renseignements français. Un rapport d’interrogatoire a été envoyé
au Club de Berne et, naturellement, au Mossad.
Avant sa mort, Al-Hamchari a
déclaré avoir reçu un appel d’une personne prétendant être un journaliste
italien, lui demandant de le rencontrer au bureau de l’OLP. Il a quitté son
appartement, mais son interlocuteur n’est jamais venu. On pense que le Mossad a
profité de son absence pour s’introduire dans l’appartement et poser la bombe,
déclenchée ensuite par un nouvel appel.

Zvi
Zamir, chef du Mossad de 1968 à 1974. Zamir a déclaré que la campagne visait à
perturber le réseau européen de l’OLP, et non à se venger.Photo Unité du
porte-parole des FDI
Selon le livre de la Dre
Guttmann, l’assassinat d’Al-Hamchari reflétait une décision plus large du
gouvernement israélien de Golda
Meir de prendre pour cible les représentants de l’OLP et du Fatah en
Europe, sans tenir compte de leur lien direct avec le massacre de Munich.
Haut du
formulaire
Bas du
formulaire
Le chef du Mossad, Zvi Zamir, s’est
fait l’écho de ce raisonnement dans une interview accordée en 2005 à Haaretz,
déclarant que la campagne n’était pas motivée par la vengeance, mais par un
effort stratégique visant à démanteler l’infrastructure de l’organisation en
Europe et à perturber sa capacité à perpétrer de futurs attentats.
Cette explication remet en cause
l’idée largement répandue, véhiculée par les médias et même par certains
chercheurs universitaires, selon laquelle les assassinats perpétrés par le
Mossad étaient principalement motivés par la vengeance du massacre de 1972.
Le metteur en scène de théâtre
devenu cible
Au cours des six mois suivants,
le Mossad a assassiné quatre autres agents de l’OLP en Europe - à Chypre, à
Rome (à nouveau) et à Paris. En réponse, l’OLP a lancé une vague d’attaques de
représailles : lettres piégées, assassinats de diplomates israéliens et siège
de l’ambassade d’Israël à Bangkok. Cette escalade du conflit de l’ombre entre
le Mossad et les factions palestiniennes est connue sous le nom de “Bataille
des barbouzes”.
L’un des points culminants de la
coopération en matière de renseignement a eu lieu le 28 juin 1973, avec l’assassinat
du ressortissant algérien Mohammad Boudia à Paris. Boudia, un personnage bohème
plongé dans la vie nocturne de la ville, était le directeur d’un petit théâtre,
connu pour son amour de l’art et des femmes. Il avait lutté contre la
domination coloniale française en tant que membre du Front de libération
nationale algérien et avait passé trois ans en prison. Après l’accord de paix,
il s’est installé à Paris et a rejoint la lutte armée palestinienne.
La gestion du théâtre constituait
une couverture idéale pour ses activités “terroristes”. Il était soupçonné d’agir
pour le compte du Front populaire et d’avoir des liens avec des attentats
commis en Italie et en Suisse.
« En France, tout en menant
une vie sociale très active, il était également très prudent, utilisant
fréquemment des déguisements et du maquillage provenant de son théâtre pour
éviter d’être repéré », indique le livre de la Dre Guttmann. « Par
exemple, il passait la nuit chez une femme et repartait le matin déguisé en
vieille femme pour tromper les équipes de surveillance qui auraient pu le
suivre. Autre précaution, il changeait fréquemment ses habitudes quotidiennes,
voyageait beaucoup et, à Paris, passait ses nuits dans des endroits différents ».
Golda
Meir, Premier ministre israélien de 1969 à 1974. Meir a autorisé une politique
visant à cibler les agents de l’OLP en Europe, même s’ils n’étaient pas
directement liés à l’attentat de Munich. Photo Sven Simon/Reuters
« Cependant, il y avait un
élément constant dans sa vie, qui était son point faible : il conduisait
toujours une Renault R16 grise avec une plaque d’immatriculation parisienne.
Cette habitude était ce que le Mossad appelait son ‘point de capture’, la
faiblesse qui lui permettrait d’organiser son exécution ».
Dans la nuit du 27 juin, Boudia
est allé rendre visite à l’une de ses nombreuses petites amies. Pendant qu’il
était à l’intérieur, des agents du Mossad se sont introduits dans sa Renault et
ont placé une bombe sous le siège du conducteur. Quel que fût le déguisement
utilisé par Boudia pour quitter l’appartement, le Mossad savait qu’il
reviendrait toujours dans sa voiture. Comme prévu, une équipe de surveillance a
confirmé que Boudia était entré dans le véhicule, et la bombe - conçue pour
faire passer l’explosion pour un “accident de travail” - a été déclenchée à
distance.
Regarder ailleurs
Quelques semaines seulement après
l’assassinat de Mohammad Boudia, le Mossad a subi un
revers majeur à Lillehammer, en Norvège.. Dans un tragique cas d’erreur d’identité,
des agents ont tué Ahmed Bouchikhi, un innocent serveur marocain, après l’avoir
confondu avec Ali Hassan Salameh, un important commandant de l’OLP et proche
collaborateur de Yasser Arafat. Six agents du Mossad ont été arrêtés et
emprisonnés.
Les recherches de Guttmann
révèlent que le MI5 a peut-être contribué à l’erreur en envoyant au Mossad une
photographie de Salameh. Malgré ce fiasco, le Mossad a continué à avoir accès
au Club de Berne et à son précieux système Kilowatt.
L’une des
six accusés du Mossad, Sylvia Rafael, se rendant dans la salle d’audience lors
de son procès pour meurtre à la suite du fiasco de Lillehammer. Photo NTB /
Alamy Stock Photo
Sylvia
Rafael (1937-2005), libérée en 1975 après 2 ans de prison en Norvège,
s’est mariée avec son avocat norvégien
« J’attribue cela à
plusieurs raisons », explique la Dre Guttmann. eTout d’abord, l’Allemagne
de l’Ouest, certainement, et peut-être d’autres, ont éprouvé un profond
sentiment de culpabilité pour avoir échoué à empêcher le massacre de Munich.
Mais plus généralement, les services de renseignement de toute l’Europe ont
reconnu la valeur de la coopération et l’importance des contributions du Mossad
à la lutte contre le terrorisme. Les renseignements qui transitent par le Club
de Berne, en particulier ceux du Mossad, sont considérés comme essentiels pour
contrer la menace croissante.
« Dans les années 1970, des
groupes armés palestiniens faisaient exploser des bombes, détournaient des
avions, assiégeaient des ambassades et tuaient des Européens. De nombreux
gouvernements européens ont dû considérablement intensifier leur action à l’égard
des Palestiniens soupçonnés de terrorisme.
« Deuxièmement, certains
pays ont pu simplement approuver l’approche d’Israël. Pour certains
responsables européens, tuer des terroristes avant qu’ils ne puissent frapper
était considéré comme une politique légitime, bien qu’extrajudiciaire.
« Troisièmement, la
coopération pouvait être tenue entièrement secrète. Cela permettait aux
gouvernements européens de condamner officiellement les actions d’Israël tout
en renforçant discrètement les liens de sécurité avec le Mossad. Si mon livre
avait été publié dans les années 1970, il aurait provoqué un scandale majeur en
Europe. Mais en réalité, j’ai conclu que rien n’a changé sur la chaîne Kilowatt
: les agences de renseignement ont continué à fonctionner comme si de rien n’était,
même si les politiciens se sont publiquement indignés ».
Les limites du Mossad, hier et
aujourd’hui
Le livre de Mme Guttmann remet
directement en question l’image populaire du Mossad en tant qu’agence de
renseignement toute-puissante.
« Oui, absolument »,
dit-elle. « De plus, je pose une question sur les opérations d’assassinat
ciblées menées aujourd’hui par l’unité Nili (une task force actuellement
chargée de traquer les responsables de l’attentat
du 7 octobre). Étant donné que le Mossad s’est fortement appuyé sur les
services de renseignement européens pour mener à bien ses opérations dans les
années 1970, je me demande si une aide similaire, ou au moins un soutien
tacite, est fournie aujourd’hui par les services de renseignement de la région
ou d’ailleurs.
« Mon livre montre que le
Mossad n’aurait pas pu réussir seul. Il est probable que les opérations
israéliennes modernes bénéficient d’un soutien en matière de renseignement -
certainement de la part des Américains, peut-être des Européens, et peut-être
même des services de renseignement arabes dans les pays qui ont normalisé leurs
relations avec Israël, bien que cela reste spéculatif ».
Une heureuse faille dans le
système d’archivage
Lorsqu’on lui demande comment
elle a pu obtenir un accès sans précédent aux archives suisses, y compris à des
documents contenant non seulement des secrets suisses mais aussi ceux d’autres
nations, Mme Guttmann admet que la réponse n’est pas encore très claire.
« C’est une très bonne
question, mais je ne connais pas vraiment la réponse », dit-elle. Une
explication possible est que les documents ont été archivés sous les étiquettes
“Kilowatt entrant” et “Kilowatt sortant”. Kilowatt était bien sûr le mot de
code du canal de télécommunication crypté utilisé par le Club de Berne, mais
seuls les professionnels du renseignement le savaient.
Il est possible que l’archiviste
chargé d’accorder l’accès n’ait pas réalisé que “Kilowatt” faisait référence à
un réseau multilatéral sensible d’échange de renseignements et que les dossiers
contenaient bien plus que de simples documents suisses ».
Les armoiries du Club de Berne