Abderrahman Hamad a
rédigé ses dernières volontés. Un long texte avec des instructions détaillées, d’une
graphie scrupuleuse. De plus en plus d’adolescents palestiniens de Cisjordanie
occupée rédigent des testaments ces jours-ci, et avec encore plus d’intensité à
la suite des événements survenus dans la bande de Gaza. Hamad a demandé à être
enterré le plus rapidement possible, et a demandé à sa famille d’utiliser une
bonne photo de lui comme photo de profil dans les réseaux sociaux et d’ajouter
un verset de prière à côté, et surtout de ne pas pleurer sa mort.
« Ne me mettez
pas dans un congélateur, enterrez-moi immédiatement. Posez-moi sur mon lit,
couvrez-moi de couvertures et emmenez-moi à l’enterrement. Quand vous me
descendrez dans la tombe, restez derrière moi. Mais ne soyez pas triste. Ne vous
souvenez que des beaux souvenirs que vous avez de moi et ne vous lamentez pas
sur mon sort. Je ne veux pas que quelqu’un soit triste ». Hamad a rédigé
son testament le 18 juillet dernier et l’a remis à un ami pour qu’il le
conserve. Une photo du texte est stockée dans le téléphone portable du père
endeuillé.
Iyad Hadad, chercheur
de terrain pour l’organisation israélienne de défense des droits humains
B’Tselem, le traduit et le lit pour nous. Soudain, il s’étrangle, avant
d’éclater en larmes déchirantes qui ne s’arrêtent pas. Nous n’avons jamais vu
Hadad pleurer. Il s’occupe des droits humains dans les territoires depuis 1986,
d’abord pour l’organisation palestinienne Al Haq, puis depuis 24 ans pour
B’Tselem. Il a tout vu, il a enquêté sur tous les cas de meurtres et autres
crimes de l’occupation dans la région de Ramallah, et maintenant il pleure
abondamment. Les dernières volontés et le testament de quelqu’un qui n’avait
pas encore 18 ans l’ont fait craquer. Le visage du père du défunt, Abderrahim,
est bouleversé par le chagrin, mais ses yeux restent secs. Un silence pesant
s’installe dans la salle.
Le 29 janvier, nous
nous sommes rendus dans le village d’Al-Mazra’a a-Sharqiya pour enquêter sur
les circonstances du meurtre de Taoufik Abdeljabbar, un adolescent usaméricain
abattu par des soldats ou des colons israéliens - ou les deux. En chemin, nous
avons traversé la ville de Silwad. Lorsque nous sommes arrivés à Al-Mazra’a
a-Sharqiya, nous avons été informés qu’un autre adolescent avait été tué, cette
fois à Silwad, peu de temps après notre départ. Cette semaine, nous sommes
retournés à Silwad.
L’endroit où Abderrahman
a été tué
Perchée sur une
colline, c’est une ville aisée et relativement développée d’environ 6 000
habitants, au nord-est de Ramallah. La construction y est intense, comme nous
ne l’avons pas vu dans d’autres villes et villages. C’est aussi un lieu
militant, où les Forces de défense israéliennes effectuent fréquemment des
raids, provoquant les habitants, dont la ville est proche de la route 60, la
principale artère de Cisjordanie, sur laquelle circulent les colons et où des
pierres sont jetées. Au cours des cinq dernières années, Silwad a perdu sept de
ses fils ; le chef du Hamas, Khaled Meshal, est né ici en 1956 et a grandi dans
la ville.
Dimanche dernier, Abderrahman
Hamad aurait fêté son 18e anniversaire. Il ne l’a pas fêté - il était
déjà mort depuis deux semaines. Cette semaine, dans une rue où l’on construit
de splendides demeures en marbre, à côté de la tour résidentielle Al Hourriya,
un camion a déchargé des matériaux de construction dans la cour de l’une de ces
demeures. De l’autre côté de la rue, deux fanions palestiniens sortent du sol,
et deux cercles faits de morceaux de marbre cassés, sur l’un desquels le nom
d’Abderrahman Hamad a été inscrit au crayon. Des ordures volent autour de ce
mémorial improvisé. C’est ici que l’adolescent a été tué.
C’était un lundi et
Abderrahman rentrait de l’école. Sur les médias sociaux, on annonçait que
l’armée israélienne, qui avait envahi la ville peu après 8 heures du matin,
avait commencé à se retirer. Mais dans la rue où Abderrahman marchait,
apparemment seul, il y avait encore deux véhicules blindés israéliens : une
jeep de la police et une voiture de l’armée. La rue est parallèle à l’avenue
des maisons en construction, sur la pente de la colline, et il est apparu par
la suite qu’entre les squelettes des maisons, qui appartiennent toutes à la
famille élargie des Qassam, quelques autres jeunes se cachaient. Ils suivaient
les forces de sécurité qui partaient et attendaient l’occasion de leur jeter
des pierres.
Soudain, la porte d’un
des véhicules garés s’ouvre. Un soldat ou un agent de la police des frontières
sort son corps et tire un seul coup de feu, aussi précis que mortel, en plein
dans l’estomac d’Abderrahman. La distance entre le sniper et sa victime était
d’environ 150 mètres, et le jeune était plus haut dans la rue que le tireur.
Immédiatement après, la porte du véhicule blindé s’est refermée et les deux
véhicules ont démarré en trombe. Ils ont tiré, ils ont tué, ils ont fui.
Un barrage routier sur
la route menant à Silwad. Photo : MARCO LONGARI - AFP
Ils ont avorté la vie
d’un jeune et détruit la vie d’une famille, même s’il est peu probable qu’ils y
aient songé ne serait-ce qu’une seconde. Même si Abderrahman avait lancé une
pierre ou (comme le prétend la police) un cocktail Molotov, il n’aurait jamais
pu mettre en danger la vie des soldats et de la police des frontières. À cette
distance, il n’avait aucune chance d’atteindre les véhicules blindés. Néanmoins,
pourquoi ne pas mettre fin à la vie d’un jeune si vous le pouvez ? Après tout,
personne ne s’y intéressera par la suite, à part la famille brisée.
Pendant que tout cela
se passait, un témoin oculaire, dont l’identité est en possession de Hadad,
l’enquêteur de terrain, était assis sur le balcon de sa maison, en face des
deux véhicules de sécurité, et observait les événements. Il venait d’échanger
des messages avec sa femme, qui réside en Jordanie. Elle lui a demandé comment
il allait et il l’a informée qu’une invasion de l’armée israélienne était en
cours et que les soldats avaient recouvert le centre de la ville de gaz
lacrymogènes. À Silwad, on estime que l’invasion des FDI et de la police des
frontières ce jour-là n’était rien d’autre qu’une démonstration de force
orchestrée par le nouveau commandant de zone du service de sécurité Shin Bet,
dont le nom de code est “Omri”.
Quoi qu’il en soit, la
femme de l’homme lui a demandé de filmer les événements pour elle, ce qu’il a
fait. Les images qu’il a prises du haut d’un olivier dans la cour montrent une
rue étonnamment calme et tranquille, sans pierres ni cocktails Molotov volant
dans les airs. Soudain, le silence est rompu par le bruit d’un tir provenant de
l’un des véhicules blindés. Immédiatement après, des ambulanciers, venus d’une
ambulance garée à proximité, courent vers la victime, tandis que les deux
véhicules israéliens repartent rapidement dans la direction opposée. Les héros
ont fait leur travail de la journée - il est temps de partir.
Le chauffeur de
l’ambulance palestinienne, qui attendait au bout de la rue, comme c’est l’usage
lorsque les forces de sécurité envahissent les lieux, a vu Abderrahman
s’effondrer au sol. Lui et son équipe l’ont emmené d’urgence au service de
soins de la clinique locale. Le jeune homme est dans un état critique. La balle
a pénétré dans sa hanche et est ressortie par la poitrine - il était
apparemment en train de se pencher lorsqu’il a été touché. Les tentatives de
réanimation sont restées vaines.
Le père d’Abderrahman,
Abderrahim Hamad
L’unité du
porte-parole des FDI a renvoyé Haaretz à la police des frontières. Un
porte-parole de la police israélienne (dont dépend la police des frontières) a
déclaré cette semaine en réponse à la demande de commentaire de Haaretz
: « Pendant l’intervention des forces de sécurité, le suspect a lancé un
cocktail Molotov sur les combattants et a mis leur vie en danger. En réponse,
un combattant lui a tiré dessus et a neutralisé le danger ».
Abderrahman était le
fils aîné d’Abderrahim, 44 ans, et de sa femme, Inam Ayad, 42 ans. Il était
élève en 12e année, dans la filière scientifique. Son ambition étant
d’étudier la médecine, il a travaillé dur avant les examens d’entrée à l’école,
non seulement pour être admis à l’école de médecine, mais aussi dans l’espoir
d’obtenir une bourse d’études. Des photographies le montrent prenant la parole
lors d’assemblées scolaires et de fêtes de fin d’année. Grand et beau, il se
distinguait de ses camarades. Il jouait dans l’équipe de football de Silwad,
mais ces derniers mois, il consacrait tout son temps à ses études, comme il l’a
fait la dernière nuit de sa vie.
Le matin du 29
janvier, alors que son père s’apprêtait à partir travailler (dans la
construction) dans le village voisin d’Aïn Sinya, il a remarqué que son fils
dormait encore. Il a décidé de ne pas le réveiller, car il savait qu’Abderrahman
avait étudié jusque tard dans la nuit. Son père a quitté la maison à 6h30, et
la mère du jeune homme l’a réveillé environ une heure plus tard et l’a conduit
à l’école dans sa voiture. À 11h30, elle a appelé son mari pour lui dire que
l’armée avait envahi Silwad. Elle lui a demandé d’appeler leur fils cadet,
Sliman, 15 ans, qui travaille dans le bâtiment dans la ville, pour s’assurer
qu’il allait bien. Ils ne se sont pas inquiétés pour Abderrahman, sachant qu’il
était à l’école. Sliman allait bien, les forces de sécurité n’étaient pas
allées sur son lieu de travail.
À 12 heures, Abderrahim
appelle sa femme. On lui répond que le centre de la ville est recouvert d’un
nuage de gaz lacrymogène qui pénètre dans les maisons. Tant que les enfants vont
bien, se dit le père. À 12h30, alors qu’il prenait un petit-déjeuner tardif
avec les ouvriers, il a reçu un appel anonyme, qui s’est déconnecté sans que
personne ne dise rien. Quelques minutes plus tard, son frère l’a appelé pour
lui dire de rentrer rapidement à la maison. Pourquoi ? « Oubeida [surnom d’Abderrahman]
était blessé », Le père dit qu’il est tombé en état de choc.
Des fillettes de la famille d’Abderrahman assistent à ses funérailles. Photo : JAAFAR ASHTIYEH - AFP
« Je ne savais
pas quoi faire », se souvient-il. « Ma main s’est portée sur le
numéro de téléphone d’Oubeida et je l’ai appelé ». C’est un ambulancier
palestinien qui a répondu. Il a demandé comment allait son fils et le chauffeur
a répondu : « Il va bien. Je te tiendrai au courant bientôt ».
Désemparé, Abderrahim
attend une minute ou deux et appelle à nouveau. Cette fois, le chauffeur lui
dit : « On espère qu’il s’en sortira ». Abdel Rahman était déjà mort,
mais son père ne le savait pas encore et était certain que son fils serait
transporté d’urgence de la clinique de Silwad à l’hôpital gouvernemental de
Ramallah. Il a demandé au chauffeur de le prendre en route - son lieu de
travail se trouve sur la route principale menant à Ramallah. Un peu plus tard,
son frère l’a appelé et lui a répété : « Reviens en ville, et vite ».
Il comprend alors que
son fils est mort. Encore étourdi, il s’est rendu à la première clinique, où on
lui a dit que son fils était à l’hôpital. Arrivé sur place, il est sorti de la
voiture et s’est évanoui, s’effondrant sur le sol. Il ne se souvient pas des
minutes qui ont suivi.
Les photos des jeunes
morts sont accrochées au mur de l’élégant salon. L’une d’entre elles est
composée des portraits des trois membres de la famille qui ont été tués par les
troupes israéliennes au fil des ans : Abderrahman au centre, flanqué de ses
deux oncles décédés. Son oncle Jihad Iyad, le frère de sa mère, a été tué par
des soldats israéliens en 1998, alors qu’il avait 17 ans ; l’autre oncle, le
frère de son père, Mohammed Hamad, a été tué par des soldats en 2004, à l’âge
de 21 ans. Abderrahman ne connaissait ni l’un ni l’autre. Son père ajoute à
voix basse que son propre oncle a lui aussi été tué, en 1989, et un silence
oppressant s’installe à nouveau dans la pièce.