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18/05/2025

SHEREN FALAH SAAB
“Dépopulation”, “zone de mise à mort” et “seconde Nakba” : le ‘Lexique de la brutalité’ révèle la façon dont les Israéliens parlent de la guerre


Sheren Falah SaabHaaretz, 4/5/2025
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

Adam Raz et Assaf Bondy, auteurs du nouveau « Lexique de la brutalité », expliquent comment le langage façonne la conscience collective israélienne à propos des Palestiniens - pour le pire.

 

Une scène dans le centre de Gaza, en 2023. « Seconde Nakba » est l’une des phrases du livre. Photo Mohammed Salem/Reuters

Fatma Hussein Areib avait 11 ans lorsqu’elle a fait ses valises et quitté sa maison de Burayr, un village proche de Gaza qui a été pris par les soldats d’élite du Palmach pendant la guerre d’indépendance d’Israël. « Mes parents avaient très peur de la guerre et nous ont dit que nous devions partir », se rappelle-t-elle les moments qui ont changé sa vie à jamais. « J’ai pris la main de mon neveu et nous avons parcouru une grande distance à la recherche d’un endroit sûr ».

Au cours de cette marche de déplacement - Burayr se trouve à environ 18 kilomètres au nord-est de la bande de Gaza - la famille a atteint la ville de Majdal, où se trouve aujourd’hui la ville israélienne ressuscitée d’Ashkelon.

Majdal est tombée plus tard, et les Areib y ont passé quelques jours. Ils sont ensuite arrivés à Deir al-Balah, dans le centre de Gaza, avant de s’installer dans le camp de réfugiés de Shabura, à Rafah, à l’extrémité sud de la bande de Gaza. Plus tard, Fatma s’est mariée et a emménagé avec son mari dans le camp de réfugiés de Jabalya, au nord, où le couple a fondé une famille.

En octobre 2023, dans le cadre de la guerre qui a suivi l’attaque du Hamas, les habitants du nord de Gaza ont reçu l’ordre de quitter leurs maisons. À 86 ans, Fatma Hussein Areib a dû à nouveau faire ses valises, mais cette fois en fauteuil roulant. Avec sa famille, elle s’est installée à Rafah, où elle a passé environ sept mois.

En mai dernier, lorsque l’armée israélienne a envahi la région, la famille est retournée à Deir al-Balah. « Il y a des similitudes entre la Nakba de 1948 et ce qui se passe actuellement dans cette guerre », a-t-elle déclaré à l’agence de presse palestinienne Wafa après s’être installée à Rafah. « À l’époque, la soif, la faim et la recherche d’un endroit sûr étaient les principales préoccupations. Mais cette guerre est beaucoup plus dure aujourd’hui ; des familles entières ont été anéanties ».


Assaf Bondy, à gauche, et Adam Raz. Photo Moti Milrod

 Dans un nouveau livre en hébreu dont le titre peut être traduit par « Un lexique de la brutalité », Adam Raz et Assaf Bondy cherchent à contribuer au débat israélien sur la guerre à Gaza et ses horribles résultats.

 « Le lexique a été publié sous forme de livre, mais il est loin d’être complet - non seulement parce que d’autres entrées doivent être incluses, mais aussi parce que ces entrées ne sont pas de l’“histoire” mais un présent continu », écrivent Adam Raz et Assaf Bondy dans l’introduction. « Les entrées continuent d’évoluer sous la pluie d’obus et de missiles, tandis que la pile de corps à Gaza ne cesse de croître. La logique qui sous-tend la politique à l’origine de cette situation est toujours au pouvoir. »

Nous voudrions éviter de tomber dans le piège de la symétrie qui cherche à désamorcer toute critique profonde. Le livre dénonce le langage qui a prévalu pendant la guerre, mais ses racines sont bien antérieures, bien sûr.

    Assaf Bondy

Comme le disent les auteurs, alors que les mots perdent leur gravité morale, il est plus important que jamais d’observer comment le discours israélien façonne la conscience collective à propos des Palestiniens. Cette formation crée une réalité violente qui est directement liée à la Nakba de 1948, lorsque plus de 700 000 Palestiniens ont fui ou ont été expulsés de leurs maisons pendant la guerre d’indépendance.

Selon Raz et Bondy, l’utilisation d’un langage militariste, agressif et violent ne minimise pas seulement l’humanité des Palestiniens, elle façonne la perception de la réalité et le comportement du public. Les analystes, les hommes politiques et d’autres personnes occupant des postes clés manipulent les mots et les phrases et, en fin de compte, contrôlent les pensées et le comportement des Israéliens.

Le Lexique de la brutalité de Raz et Bondy. Photo Lahav Halevy

 Une partie des objectifs de la guerre

 Il se pourrait que si l’histoire de Fatma Hussein Areib était rapportée dans les grands médias israéliens aujourd’hui, elle serait filtrée par des phrases neutres, cachant la tragédie. Nous verrions probablement le présentateur Dany Cushmaro interviewer des experts comme le général à la retraite Giora Eiland, qui expliquerait qu’« il n’y a pas de personnes non impliquées à Gaza » et que la seule solution est le « plan des généraux », qui préconise le blocage des approvisionnements alimentaires.

 L’analyste militaire Nir Dvori lirait « le commentaire du porte-parole de Tsahal », expliquant que les forces israéliennes ont pris le corridor Philadelphi à la frontière entre Gaza et l’Égypte, de sorte que des personnes comme Fatma ont dû être évacuées vers des « zones humanitaires ».

 Le ministre des finances d’extrême droite, Bezalel Smotrich, insisterait probablement sur la nécessité d’une « dépopulation » et d’une « émigration volontaire », notant que cela fait partie des « objectifs de la guerre ». Pour lui, comme pour la plupart des invités des studios, Fatma et tous les habitants de Gaza représentent une « menace existentielle » et « Gaza doit être rasée » par des « bombardements stratégiques ».

 Dans « Un lexique de la brutalité », Raz et Bondy ont compilé environ 150 expressions, dont « aucune personne non impliquée à Gaza », « famine », « transfert » et « Nakba 2023 », qui ont émaillé le discours israélien pendant la guerre. On retrouve ces expressions dans le travail des journalistes, des chercheurs et des militants des droits humains.

« Zone de mise à mort ». La ville de Jabalya, dans le nord de la bande de Gaza, le mois dernier. Photo Omar Al-Qattaa/AFP

  « Nous voulions prendre ces phrases couramment utilisées, comme la chanson ‘Harbu Darbu’, et demander aux lecteurs de s’arrêter un instant pour voir ce que cette phrase signifie, et comment, en la normalisant, nous devenons une société brutale », explique Bondy, sociologue.

 « Nous n’ignorons pas les horreurs que le Hamas a perpétrées contre nous, Israéliens. Nous n’ignorons pas non plus les horreurs perpétrées par le Hamas contre les Palestiniens ».

6h29 n’est pas le point de départ de la tragédie que nous vivons. Les personnes qui insistent pour dire que c’est le cas cherchent à dissimuler le contexte, l’histoire de la répression.

        Un lexique de la brutalité

 

« Mais nous voudrions éviter de tomber dans le piège de la symétrie qui cherche à désamorcer toute critique profonde et authentique. Le livre dénonce le langage qui prévalait pendant la guerre, mais ses racines sont bien antérieures, bien sûr ».

Le livre s’ouvre sur la phrase « 6:29 A.M. » - qui marque le début de l’assaut du Hamas à travers la région frontalière. Selon Bondy et Raz, « 6h29 n’est pas le point de départ de la tragédie que nous vivons. Les personnes qui insistent sur ce point cherchent à dissimuler le contexte, l’histoire de la répression - 6 h 28. Toute action, en tout lieu et à tout moment, s’inscrit dans un contexte ».



« Zones humanitaires ». La bande de Gaza en juin 1949. Photo AP

 

Selon Raz, historien et chercheur à l’Institut Akevot pour la recherche sur le conflits israélo-palestinien, « la compréhension du contexte nous permet de comprendre pourquoi nous sommes arrivés à une réalité où des milliers de Palestiniens étaient prêts à perpétrer des horreurs contre des civils israéliens et des ressortissants étrangers ». Ce contexte joue également dans l’autre sens : pourquoi tant d’Israéliens étaient prêts à légitimer le bombardement et l’affamement de la population civile palestinienne, ainsi qu’une politique de puissance de feu sans entrave.

« La logique qui sous-tend les opérations militaires à Gaza et en Cisjordanie n’est pas née le 7 octobre. Il faut remonter au point de départ : 1948.    Israël a déporté des centaines de milliers de Palestiniens, détruit des villages, permis à la population de piller les biens de leurs anciens voisins, d’assécher les vergers et les champs, et de faire preuve d’une grande violence physique ».

Des expressions telles que « Seconde Nakba » et « Nakba 2023 » dans « Un lexique de la brutalité » traduisent la perception qu’ont les Palestiniens de la guerre, au milieu d’images de charniers à Gaza, de massacres et de cadavres jonchant les rues. Ces termes sont également utilisés par les Israéliens.

En novembre 2023, le ministre de l’agriculture Avi Dichter a été interrogé par Canal 12 sur la question de savoir si les images de personnes fuyant le nord de Gaza pouvaient être comparées à des images de la Nakba. Il a répondu : « Nous sommes en train de déclencher la Nakba de Gaza ». Lorsqu’on lui a demandé à nouveau s’il s’agissait d’une « Nakba de Gaza », il a répondu : « La Nakba de Gaza de 2023. C’est comme ça que ça finira ».



« Famine ». Khan Younès ce mois-ci. Photo : Abdel Kareem Hana/AP

En 2021, Raz a écrit sur le massacre de Deir Yassin en 1948 dans Haaretz, où, à l’aide de témoignages et de documents, il a dressé un tableau effrayant des meurtres perpétrés par les soldats israéliens pendant la guerre d’indépendance. Le dévoilement des procès-verbaux des réunions du cabinet en 1948 a renforcé la prise de conscience que le gouvernement était conscient de ce qui se passait et que le massacre de Deir Yassin n’était pas inhabituel.

Aujourd’hui, des expressions du « Lexique » telles que « dépeuplement », « décombres », « émigration volontaire » et « Amalécites » - mentionnées dans le débat général israélien et par les hommes politiques - donnent aux Palestiniens une impression de déjà-vu. Le Premier ministre Benjamin Netanyahou a même déclaré le 29 octobre 2023 : « C’est notre deuxième guerre d’indépendance .... C’est la tâche de notre vie ; c’est aussi la tâche de ma vie ».

À Deir Yassin et Kafr Qasem, l’assassinat se faisait à bout portant. Aujourd’hui, un pilote largue une bombe d’une tonne sur une zone humanitaire, parfois sans savoir ce qu’il bombarde.

    Adam Raz

Comme l’explique Adam Raz, « les procès-verbaux des réunions du cabinet en 1948, rendus publics après des décennies mais toujours pas dans leur intégralité, montrent qu’à côté de la prise de conscience par les décideurs des événements sur le terrain, tels que les expulsions et les actes de massacre et de pillage, certains d’entre eux ont également exprimé leur stupeur. Il est évident que de nombreux membres du cabinet ont réalisé que leurs actes allaient façonner la société en train de se former.

« Le gouvernement actuel se distingue.... C’est-à-dire qu’il y a une politique explicite de transfert, de meurtre et de famine, et cela conduit de plus en plus de gens en Israël et dans le monde à accuser Israël d’avoir perpétré le crime des crimes : le génocide ».

Raz ajoute : « À Deir Yassin et à Kafr Qasem, les meurtres étaient commis à bout portant. Aujourd’hui, un pilote, peut-être un électeur du Meretz (gauche), largue une bombe d’une tonne sur une zone humanitaire, parfois sans savoir ce qu’il bombarde. Le lendemain, il ouvre Haaretz, lit un article et se met en colère. Il ne veut pas que son pays agisse avec une telle brutalité. Il ne fait aucun doute que les conditions de combat ont changé ».

 

Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza, en octobre 2023 Photo : Ashraf Amra/AP

Selon Bondy, ce qui est remarquable dans la guerre actuelle « c’est l’utilisation brutale des mots. Il n’y a plus de honte ni de désir de dissimulation. C’est ce qui est si unique dans cette guerre. Depuis le début, les dirigeants disent exactement ce qu’ils vont faire - et c’est exactement ce qu’ils font.

« C’est tellement choquant que nous avons décidé, plutôt que de nous concentrer sur les actes réels ou sur une analyse juridique des actes, de nous concentrer sur le langage qui met à nu une grande partie des actes, mais surtout la réalité dans laquelle nous vivons ».

Certaines phrases du livre font directement référence à la société israélienne, comme « drapeau israélien ». « Dès le remaniement judiciaire des mois précédant la guerre, le centre et la gauche se sont approprié le drapeau national après qu’il eut été un élément essentiel des manifestations de la droite, comme la Marche des drapeaux à Jérusalem-Est », écrivent Raz et Bondy.

L’agitation des drapeaux lors des manifestations reflétait une guerre pour le « foyer », pour le pays, pour l’essence du régime. Mais les deux auteurs ajoutent que « le drapeau exprime également l’exclusion des Palestiniens israéliens des protestations contre la guerre, et pour un accord sur l’échange d’otages ».

« Agiter le drapeau reflète un désir honnête de renverser le gouvernement sanguinaire actuel, mais cela indique aussi parfois une acceptation de la réalité des dernières décennies : l’occupation, la suprématie juive, la violence des colons et le vol des biens palestiniens. C’est ce qui est apparu clairement lorsque de nombreuses personnes ont été émues en voyant nos courageux soldats hisser le drapeau à Gaza en novembre 2023 (et à de nombreuses reprises depuis)».

Rien de nouveau

Plus on creuse les phrases du « Lexique de la brutalité », plus on se rend compte que la stratégie linguistique contemporaine reflète une perception des Palestiniens qui a commencé en 1948 et qui est toujours d’actualité.

Par exemple, les « zones humanitaires » remplacent les « zones de sécurité » qui figuraient dans des documents précédemment censurés dans les archives de l’État. Cette expression se substitue au transfert des Palestiniens après la prise de leurs villes en 1948.


« Émigration volontaire ». Le centre ville de Lod en juillet 1948. Photo : Palmach Archive/Estate of Yitzhak Sadeh

 Selon Ismail Abu Shehade, habitant de Jaffa, dans un document, « ils nous ont entourés de barbelés et de trois portes ; nous ne pouvions quitter la zone que pour travailler dans l’un des vergers d’agrumes autour de la ville, ce qui nécessitait une confirmation de la part de notre employeur. »

Aujourd’hui, cependant, la libre circulation n’est pas autorisée à Gaza, et un Palestinien qui se déplace prend un risque, comme le raconte Aisha, une ancienne habitante de la ville de Gaza qui s’est réinstallée dans la région de Muwasi, dans le sud-ouest de Gaza, qui a été déclarée zone humanitaire.

« Nous avons peur de retourner en ville parce que nous avons peur de tomber sur l’armée et de nous faire tirer dessus », a-t-elle déclaré à Haaretz. « Le sens est d’être bloqué et menacé de mort, car les zones humanitaires sont parfois bombardées ».

En 1948, l’expression « émigration volontaire » a été employée pour atténuer la politique de déplacement avec des mots modérés et non chargés d’émotion. Selon les comptes rendus des réunions du cabinet, le ministre des affaires des minorités, Bechor-Shalom Sheetrit, a abordé la question du déplacement des Palestiniens dans la ville de Lod, au centre du pays.

« Selon les estimations militaires, il reste 3 000 habitants. Quarante-huit heures après la conquête, il ne reste plus d’habitants ni à Lod ni à Ramle. Je n’ai pas été informé, et je n’ai pas pu obtenir de réponse, sur la question de savoir si ces résidents ont été déplacés par la force ou volontairement ».

 

La ville de Gaza ce mois-ci. Photo  Jehad Alshrafi/AP

« S’ils sont partis de leur plein gré, c’est leur affaire. S’ils ont été déplacés par la force, il faut régler ce problème.

« La population [arabe] dans le pays, principalement dans les villes, a considérablement diminué. Dans les villages où il reste des habitants, une guerre [des mots] constante se déroule avec l’armée pour savoir s’il faut les laisser tranquilles ou les déplacer. Ma demande est de fixer une ligne d’action claire qui empêchera l’anarchie qui s’est installée de notre côté ».

Le terme « pillage », qui figure également dans « Un lexique », n’est pas nouveau non plus. Ce phénomène s’est produit en 1948, comme le décrit Raz dans son livre en hébreu « Pillage des biens arabes pendant la guerre d’indépendance ». « Dans le lexique, nous montrons que les commandants autorisaient les soldats à piller. Il s’agit d’une combinaison de cupidité et de vengeance contre les Palestiniens », explique-t-il.

« Ce qui est surprenant, c’est qu’en 1948, il n’y avait pas de quoi se vanter. Aucun article d’opinion n’a été publié en sa faveur. Mais aujourd’hui, il y a des vidéos de soldats en train de piller qui sont presque pornographiques. C’est-à-dire qu’ils voient cela comme quelque chose de positif. Ils espèrent tirer un capital culturel de leurs pillages ».

Certaines phrases dépendent du contexte. Par exemple, la phrase « Les FDI ont encore beaucoup de travail à faire » rappelle les remarques de Smotrich en 2021 lorsqu’il s’est adressé aux législateurs arabes à la tribune de la Knesset. « Vous êtes ici par erreur », a-t-il déclaré. « Ben-Gourion n’a pas fait le travail et ne vous a pas mis à la porte en 1948 ».

« Drapeau israélien ». Soldats israéliens à Khan Younès l’année dernière. Photo : Ohad Zwigenberg/AP

Pour Raz, il s’agit d’un maillon d’une longue chaîne. « Rien n’est nouveau ici. Lorsqu’ils parlent de « famine », Israël n’a pas commencé à priver les Palestiniens de nourriture tout récemment. Cela fait des années qu’il compte les calories, des deux côtés de la ligne verte ».

Il appuie ses affirmations sur des documents datant du début des années 50, lorsque les Bédouins du Néguev ont été concentrés dans une certaine zone après la guerre d’indépendance.

« Cette concentration avait pour but de s’approprier des terres fertiles et, en partie, de contrôler l’alimentation des Palestiniens », explique Raz. « On ne peut pas comprendre la politique actuelle de famine si l’on croit qu’elle a surgi de nulle part. Israël bloque la bande de Gaza depuis de nombreuses années ».

Selon lui, les pratiques actuellement utilisées à Gaza, telles que les « incendies de maisons » et les « zones de mise à mort » (expressions figurant dans « Un lexique ») ne sont pas nouvelles. La seule différence se situe « au niveau de l’intensité, pas de la logique. Israël contrôle les mouvements des Palestiniens et s’empare de leurs terres depuis 1948 ».

Malgré la brutalité du langage et la dureté de la réalité, Bondy continue d’envisager l’avenir avec optimisme. « Nous espérons que la société israélienne n’a pas encore sauté dans l’abîme et qu’au moins certaines personnes qui liront ce livre participeront à des manifestations et brandiront une autre pancarte à côté de celle appelant à la libération des otages », dit-il.

Bondy espère que « davantage de personnes appelleront - autour de la table, dans les salons et lors de manifestations - à la fin de cette terrible guerre ; que certains de nos lecteurs feront quelque chose pour une plus grande coexistence dans la région ».


03/08/2023

SHEREN FALAH SAAB
Ce n’est pas une blague : des militants du BDS et de la droite sioniste ont tenté d’annuler des concerts d’Emel Mathlouthi en Palestine/Israël

Sheren Falah Saab, Haaretz, 2/8/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

NdT : le Festival international d’Hammamet, en Tunisie, vient d’annuler, sans explications et sans en informer la chanteuse, un concert d’Emel Mathlouthi programmé pour le 9 août [voir le message d’Emel en bas de page]. Ci-dessous l’arrière-fond de cette décision tout simplement stupide.

Emel Mathlouthi a annulé son spectacle à Haïfa à la suite d’une campagne BDS ; les partisans de la droite sioniste ont eu moins de succès à Jérusalem-Est.

La chanteuse tunisienne Emel Mathlouthi a été attaquée à la fois par le mouvement BDS et par des Israéliens d’extrême droite au cours de la même tournée, qui vient de s’achever, en Cisjordanie et en Israël.

Tout d’abord, elle a annulé la représentation prévue lundi dernier au Fattoush Bar à Haïfa, à la suite d’une campagne médiatique du BDS à son encontre. « Nous appelons les Tunisiens et les Arabes, ainsi que tous les partisans de la Palestine dans le monde, à boycotter Emel Mathlouthi, toute sa musique et tous ses spectacles », avaient écrit les militants du mouvement Boycott, Désinvestissement et Sanctions.

Jeudi dernier, Mathlouthi a publié sur sa page Facebook une déclaration rejetant les allégations du BDS selon lesquelles elle “normalise l’occupation par des moyens culturels”. Elle a indiqué que la question palestinienne était une priorité absolue pour elle, comme en témoignent ses chansons, ses prises de position et ses déclarations personnelles. Néanmoins, sa prestation prévue à Haïfa a suscité la controverse sur les médias sociaux, et la pression exercée par le BDS a eu l’effet escompté.

« Suite à la controverse soulevée par la tournée de concerts dans les territoires palestiniens, et afin d’éviter tout malentendu, nous avons décidé de ne pas donner de représentation dans la ville occupée de Haïfa, même si le lieu (Fattoush Bar) est sous propriété palestinienne », a-t-elle écrit.

L’attaque contre la chanteuse a suscité de vives discussions sur les réseaux sociaux de la part de jeunes Palestiniens qui s’opposent à la position du BDS. L’activiste Athir Ismail a écrit sur Facebook : « Je suis une Palestinienne. Et je veux parler de ce que je veux sans que quelqu’un de l’extérieur me regarde et me dise comment me battre et comment vivre ».

Ismail a adressé ses critiques aux militants du BDS vivant à l’étranger, dont les appels au boycott finissent par affecter les Palestiniens vivant en Israël. « Que savez-vous de notre vie ici, à part ce que vous voyez et entendez dans les journaux télévisés ? Vous mettez en doute notre identité palestinienne et vous agissez comme un homme qui pense devoir expliquer à une femme ce qu’elle peut ou ne peut pas faire dans sa lutte contre la masculinité toxique, ce qui est permis et ce qui est interdit ».

L’artiste Haya Zaatry, de Nazareth, a également critiqué les actions du BDS : « Empêcher ou annuler un spectacle musical donné par un artiste arabe dans un espace palestinien indépendant à Haïfa ne fait qu’accentuer l’embargo culturel dans lequel nous (citoyens palestiniens d’Israël) vivons, et c’est une chose mauvaise et dangereuse ».

Zaatry a également critiqué la politique du BDS concernant le boycott des Israéliens palestiniens. « Nous travaillons dur pour produire un art palestinien indépendant. Nous travaillons dur pour construire un espace culturel palestinien indépendant. Nous travaillons dur pour faire entendre notre voix dans le monde ». Faisant référence aux militants du BDS, elle a ajouté : « Et, malheureusement, nous n’entendons vos voix que comme une attaque contre nous, et c’est une contradiction ».

Mais ce n’est pas seulement le BDS qui a tenté de faire annuler le spectacle de Mathlouthi. Des militants de la droite sioniste ont également déployé des efforts. La semaine dernière, Shai Glick, directeur de B’tsalmo, et Ran Yishai, directeur du Centre de Jérusalem pour la politique appliquée, ont envoyé une lettre aux ministres Amichai Chikli, Moshe Arbel et Itamar Ben-Gvir, demandant l’annulation du spectacle de Mathouthi à Jérusalem-Est.

Glick et Yishai ont qualifié la chanteuse de “partisane du BDS et d’incitatrice à la haine”. Dans leur lettre, ils soulignent que « Mathlouthi a précédemment refusé de participer à un festival financé par l’ambassadeur d’Israël en Allemagne, et a été félicitée par le BDS pour cela ». Les tentatives visant à faire annuler le spectacle de Jérusalem ont échoué. La semaine dernière, Mathlouthi s’est produite au festival Layali al Tarab fi Quds al Arab [organisé par le Conservatoire national de musique Edward Said de l'Université Bir Zeit].

Mathouthi a été largement reconnue en Tunisie grâce à sa chanson contestataire Kelmti Horra (“Ma parole est libre”), qui est devenue l’hymne de la révolution tunisienne. À la suite de ce succès, elle a sorti son premier album, qui porte le même titre. Sa musique a été saluée pour son mélange de sonorités tunisiennes et occidentales. Son deuxième album, Ensen, sorti en 2017, fait également appel à la musique électronique et classique. En 2020, elle a publié une vidéo pour sa chanson Holm (“Rêve”), qui est chantée en arabe tunisien. Le clip compte plus de 13 millions de vues sur YouTube.

Le BDS a déjà appelé à boycotter les artistes du monde arabe qui se produisent en Israël. Un cas bien connu s’est produit lorsque le chanteur jordanien Aziz Maraka s’est produit à Kafr Yasif, dans le nord d’Israël, et qu’il a été interviewé par Haaretz.

À la suite de ce spectacle, il a été boycotté dans le monde arabe pendant plusieurs années et n’a plus été invité à se produire. Finalement, il a dû présenter des excuses pour s’être produit en Israël. Le BDS a également appelé au boycott du rappeur palestino-jordanien Msallam Hdaib, qui se produit sous le nom d’Emsallam, après son concert à Haïfa. Depuis ce spectacle, il ne s’est plus produit en Israël.

Il s’agissait de la première tournée de Mathlouthi en Cisjordanie et en Israël, qui s’est terminée par l’annulation de la dernière représentation à Haïfa. Ce qui a rendu la situation encore plus inhabituelle, c’est que, pour la première fois, des organisations de droite israéliennes se sont jointes à l’appel du BDS pour boycotter une chanteuse tunisienne dont le seul but était de se produire devant un public palestinien des deux côtés de la ligne verte.

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Emel Mathlouthi

Depuis mon arrivée en Palestine je fais l’objet d’attaques violentes de la part de certaines personnes en Tunisie qui estiment que ma présence en Palestine contribue à la normalisation avec l’occupation Israélienne.

Ces attaques ont conduit à l’annulation arbitraire de mon concert à Hammamet sans en justifier officiellement la raison jusqu’à présent.

D’autres artistes avant moi sont venus chanter en Palestine tels que Souad Massi, Lotfi Bouchnak, Saber Rebai qui pourtant sont invités dans les festivals tunisiens.

Il paraît donc évident que ces attaques et cette annulation visent spécifiquement ma personne et ce que je représente.

La question palestinienne est fondamentale et c’est ce que j’ai toujours affirmé tout au long de ma carrière.

Chanter pour la Palestine en Palestine et pour son peuple n’est pas seulement un acte artistique, mais pour moi et pour tous les Palestiniens que j’ai rencontrés dans leur pays, c’est un acte de résistance et un moyen de briser leur isolement.

Tous ceux qui se proclament plus palestiniens que les Palestiniens et qui essayent de semer le doute sur mes intentions et jeter de l’huile sur le feu confortablement depuis l’écran de leur ordinateur se trompent sur toute la ligne.

J’ai aussi pu observer et vivre le temps de mon séjour l’occupation avec eux et les intimidations quotidiennes aux checkpoints et a l’intérieur des villes a El khalil, Ramallah ou Jenin.

Je demande clarification et réparation de cette grave erreur envers le public tunisien et envers moi et mon équipe en tant qu’artiste tunisienne qui s’efforce toujours d’être une voix libre et indépendante.

Merci aux grands militants Rania Elias, Suheil Khoury et The Edward Said National Conservatory of Music pour votre invitation et m’avoir permis de réaliser ce rêve et de vivre ces moments hors du temps avec le public palestinien à Jérusalem, Ramallah et Bethléem.

Merci a tous pour tous vos précieux messages d’amour et de soutien et merci aux Palestiniens qui m’ont apporté leur soutien inconditionnel tout du long.


 

 

10/03/2023

SHEREN FALAH SAAB
“La gauche israélienne ne veut pas que les Arabes participent à son combat”
Rencontre avec Atallah Mansour, premier Palestinien de 1948 devenu journaliste israélien

Sheren Falah Saab, Haaretz, 9/2/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Remarque linguistique préliminaire du traducteur : l’auteure, elle-même druze, donc “arabe”(i.e. palestinienne) pratique l’usage dominant israélien consistant à parler de Palestiniens seulement quand il s’agit des habitants des territoires occupés depuis 1967, tandis que les Palestiniens de 1948, en partie citoyens israéliens, sont désignés comme “Arabes”, pour les distinguer des “Juifs”, ce qui relève du délire paranoïaque sioniste, vu qu’une bonne partie des Israéliens juifs sont d’origine arabe, et constitue un déni de réalité : ces “Arabes” sont palestiniens, point barre. Allez, Israéliens, encore un effort pour appeler un chat un chat…

Après avoir couvert la société arabe pendant 34 ans pour Haaretz, le vétéran du journalisme Atallah Mansour est aujourd’hui plus inquiet que jamais.

Atallah Mansour : « Je n’étais pas dans la poche de qui que ce soit et je n’étais pas non plus le porte-parole d’une communauté particulière. J’ai fait mon travail de journaliste ». Photo : Gil Eliyahu

 Tout a commencé dans un petit café du village de Jish, en Haute Galilée. Six ans après la création de l’État d’Israël, Atallah Mansour a 20 ans [1954, NdT]. Jeune homme ambitieux, il dirige la branche locale du mouvement de jeunesse Hanoar Haoved Véhalomed [La jeunesse qui travaille et qui étudie, mouvement socialiste sioniste créé en 1924, NdT]. Mansour discute avec le propriétaire du café, essayant d’ignorer tout ce qui l’entoure - la pauvreté, l’ignorance, le manque d’emplois et le gouvernement militaire - mais ce jour-là, il se sent particulièrement frustré.

Ses frustrations l’ont amené à écrire une lettre à David Ben-Gourion, décrivant ses propres problèmes et la situation des jeunes Arabes. Le Premier ministre, qui rencontrait rarement les Arabes à l’époque, a immédiatement compris la valeur historique de la lettre de Mansour et lui a répondu quelques jours plus tard. « Je suis très heureux du désir d’unité qui palpite à chaque ligne de votre lettre », lui écrit-il, et il l’invite à une réunion chez lui, à Sde Boker, pour discuter de la possibilité de former un mouvement de jeunesse commun aux Juifs et aux Arabes.

Mansour a relaté cette rencontre dans l’hebdomadaire Haolam Hazeh [“Ce monde”, racheté par Uri Avnery et Shalom Cohen en 1950, NdT]. Il a expliqué qu’il souhaitait informer les lecteurs de l’importance d’un partenariat entre Juifs et Arabes par l’intermédiaire d’un mouvement de jeunesse. « Je n’ai jamais pensé à être payé pour un article de journal, je voulais simplement écrire sur la rencontre. C’est ainsi que j’ai commencé à travailler dans les médias hébraïques », dit-il aujourd’hui à propos du moment critique qui l’a ensuite amené à travailler comme journaliste pour Haaretz.

La lettre de David Ben-Gourion à Mansour. Photo : Gil Eliyahu

Ce mois-ci, M. Mansour a reçu un doctorat honorifique de l’université de Tel-Aviv en reconnaissance de son travail novateur dans les médias et de sa contribution à l’intégration de la communauté arabe dans la société israélienne, tout en préservant son identité arabe.

M. Mansour, premier journaliste arabe à travailler dans les médias israéliens, a commencé sa carrière à Haaretz en 1958 et a couvert la société arabe pendant les 34 années qui ont suivi. « Je n’étais dans la poche de personne et je n’étais pas non plus le porte-parole d’une communauté particulière. J’ai fait mon travail de journaliste », déclare-t-il.

La plupart de mes amitiés avec des Juifs sont des amitiés avec des personnes issues de cercles de gauche. Ce sont des relations basées sur le respect, mais les Juifs et les Arabes sont comme l’huile et l’eau : ils ne se mélangent pas vraiment.

Dès le début, il a compris les défis que représentait la couverture de la communauté arabe pour les médias israéliens. Il se souvient d’une manifestation de militants communistes arabes en mai 1958 à Nazareth, qu’il a couverte pour Haolam Hazeh.