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27/07/2025

JOUMANA KHATIB
Un romancier suédois à la conquête de New York : “la permission d’être plus sauvage”
Rencontre avec Jonas Hassen Khemiri

Autofiction, fantastique ou comédie du déracinement ? Avec The Sisters, Jonas Hassen Khemiri signe son œuvre la plus audacieuse à ce jour.

Joumana Khatib, The New York Times, 17/6/2025
Traduit par 
Fausto GiudiceTlaxcala


Joumana Khatib est rédactrice à la New York Times Book Review.

Après avoir vécu pendant des années avec l’impression d’avoir été « envoûté par une malédiction », l’auteur suédois Jonas Hassen Khemiri s’est lancé dans l’écriture d’un roman pour sauver sa propre vie.


Pour la première fois, Jonas Hassen Khemiri a écrit un roman en anglais, qu’il a ensuite traduit en suédois. Photo Peter Garritano pour The New York Times

En apparence, tout allait bien : il était l’un des écrivains et dramaturges les plus reconnus de Suède, son précédent livre La clause paternelle avait été finaliste du National Book Award, et il avait fondé sa propre famille. Pourtant, il demeurait hanté par la figure de son père, dont les longues absences durant son enfance avaient laissé une empreinte existentielle douloureuse.

Cette ombre paternelle étouffait le sens des possibles de Khemiri et il cherchait désespérément à s’en débarrasser. Elle le suivait alors qu’il sillonnait le monde, rencontrait ses idoles et apprenait à façonner la langue pour traduire sa réalité. Il n’est pas exagéré de dire que Khemiri a consacré sa vie à réfléchir aux malédictions — qui ne sont, selon lui, rien d’autre que « des histoires qui tentent de prédire notre avenir ».

Son nouveau roman, The Sisters [Les Sœurs, à paraître en sept. 2025], publié le 17 juin chez Farrar, Straus and Giroux, est sa tentative de s’en libérer définitivement. Le livre suit Ina, Evelyn et Anastasia Mikkola, trois sœurs grandissant autour de Stockholm, gravitant autour d’un narrateur autofictionnel nommé Jonas.

Comme Jonas (et comme Khemiri lui-même), les Mikkola sont suédo-tunisiennes, et luttent contre un héritage familial lourd : leur mère, vendeuse de tapis, est persuadée que la famille est maudite, et chacune des sœurs suit un chemin radicalement différent après une enfance dysfonctionnelle.

Ina, anxieuse et rigide, incarne parfaitement le syndrome de la fille aînée — mais reste profondément attachante. Evelyn, la belle du milieu, erre jusqu’à découvrir, sur le tard, une passion pour le théâtre. Anastasia, rongée par la colère, se transforme lors d’un séjour en Tunisie pour apprendre l’arabe, où elle fait une rencontre décisive. Jonas, dans le roman, les croise à l’adolescence et nourrit une longue fascination pour le trio qui finit par révéler une connexion plus profonde qu'il n'aurait pu l'imaginer.

En plus de sa longueur imposante — plus de 600 pages — le roman adopte une structure originale. Chaque section couvre une période de plus en plus courte : un an, six mois, une minute. Khemiri y entrelace aussi des épisodes autobiographiques : ses années d’adolescent zonard à Stockholm, sa dépression, et ses mois exubérants à New York.

Il a visité New York pour la première fois à 18 ans, partageant un logement avec « une strip-teaseuse et deux soûlards australiens » — une période qu’il décrit comme la plus heureuse de sa vie.

« Tu te souviens de cette citation de Naguib Mahfouz : ‘Le foyer, ce n’est pas là où tu nais, c’est là où tu cesses de fuir’ ? C’est ce que j’ai ressenti en arrivant ici ».

 

Khemiri, dans la poussette, avec des membres de sa famille à Uppsala, en Suède, en 1980. Photo  via Jonas Hassen Khemiri

En déjeunant dans un restaurant au bord de la patinoire du Rockefeller Center, lieu de légendes douteuses de la famille Mikkola qui attirent néanmoins les sœurs dans la ville, il était facile d'imaginer Khemiri, aujourd'hui âgé de 46 ans, ici adolescent : un jeune homme nerveux d’1 m 90, captivé par une lecture de Paul Auster, tout juste sorti de sa trilogie new-yorkaise ou errant pendant des heures et se demandant ce qui dans la ville lui procurait un tel bonheur.

L'écrivain Darin Strauss enseigne aux côtés de Khemiri au programme d'écriture créative de l'Université de New York, à New York et à Paris. « Il a 90 ans et 12 ans », dit Strauss. « C'est la personne la plus mature et la plus innocente que l'on puisse connaître. »

Son premier roman, Un rouge œil rouge (Ett öga rött, 2003, inédit en français), raconte l’histoire d’un adolescent suédois d’origine nord-africaine qui veut devenir un « sultan de la pensée », imperméable à la norme dominante. Le livre s’est vendu à plus de 200 000 exemplaires en Suède, mais de nombreux critiques, bien qu’enthousiastes, ne savaient pas comment classer ce jeune auteur apparemment inclassable.

Dans une interview donnée à une publication usaméricaine destinée aux Suédois, Khemiri évoquait comment même les critiques positives trahissaient une forme d’intolérance. Il cite une critique qui affirmait que son livre donnait l’impression que « quelqu’un avait plongé un micro dans une famille immigrée ».

« Plongé ? » a-t-il rétorqué. « Donc les Suédois sont au-dessus, et les immigrés en dessous ? »

 « L'identité est fluide et toutes les étiquettes sont inventées », dit Khemiri. « Même nos noms». Photo Peter Garritano pour The New York Times

Trois ans plus tard parut le roman Montecore, un tigre unique ainsi que la pièce très acclamée Invasion!, une comédie noire cinglante et hilarante sur les réalités politiques de la vie en tant qu’homme du Moyen-Orient dans un monde post-11 septembre. Cette pièce valut à Khemiri un Obie Award pour l’écriture dramatique.

En grandissant, Khemiri ressentait souvent une pression intense à « prouver » sa suédité, bien qu’il soit né en Suède (et d’une mère suédoise). Ses origines familiales et son apparence physique — il s’est un jour décrit comme « un gars qui n’a pas l’air suédois, avec des cheveux de fille » — faisaient que d’autres remettaient parfois en question son identité.

Le père tunisien de Khemiri a enseigné un temps le français et l’arabe au lycée, et cette éducation multilingue a éveillé très tôt chez Khemiri une conscience aiguë du pouvoir que confère le langage. Tout cela a nourri une carrière d’écrivain prolifique : au cours des vingt dernières années, il a publié six romans et sept pièces de théâtre.

Des personnages qui lui ressemblent, certains portant même le prénom de Jonas, apparaissent fréquemment dans ses romans. « Jonas est toujours en mouvement », expliquait Khemiri dans un e-mail. « Ce prénom récurrent rappelle que l’identité est fluide et que toutes les étiquettes sont inventées. Même nos noms. »

Mais selon Khemiri lui-même, Les Sœurs est son roman le plus personnel. Son obsession croissante pour le passage du temps — et ce sentiment que le temps s’accélère avec l’âge — a orienté l’histoire. Les sœurs Mikkola le guidaient depuis les coulisses de son esprit, disait-il, l’encourageant à abandonner ses croyances préconçues sur un destin écrit à l’avance.

Quand les Mikkola sont apparues dans sa tête, elles lui parlaient en anglais — et c’est donc dans cette langue qu’il a écrit le livre, une première pour lui. Cela lui a permis de raconter des épisodes de sa vie qui auraient été trop douloureux à exprimer autrement.

Contrairement au suédois, au français ou à l’arabe, l’anglais — la langue du rappeur Nas et des stars de basket usaméricaines qu’il adorait, et une sorte de monnaie culturelle chez les adolescents suédois à la recherche d’un statut culturel — représentait pour lui un territoire linguistique plus neutre pour explorer des expériences sensibles.

Compte tenu du rôle central de New York dans Les Sœurs, il était naturel que Khemiri retourne y écrire ce roman. En 2021, il s’est installé à Brooklyn avec sa famille, quittant Stockholm, emmenant ses deux jeunes fils qui ne parlaient pas un mot d’anglais, après avoir obtenu une bourse Cullman de la New York Public Library.

Khemiri dans la branche principale de la New York Public Library. Il a écrit Les Sœurs pendant son séjour en tant que boursier. Photo Peter Garritano pour le New York Times.

Après avoir rédigé une première version en anglais et l’avoir présentée à son éditeur suédois, Khemiri se souvient d’un moment quelque peu gênant : C’est merveilleux que tu aies un nouveau livre, lui dit l’éditeur, mais pourquoi n’est-il pas en suédois ?

Khemiri a alors traduit ce premier manuscrit en suédois — publié en 2023 sous le titre Systrarna — puis l’a retraduit en anglais.

Quand il était plus jeune, « j’étais fasciné par les feux d’artifice littéraires, par le fait de repousser les limites du langage », dit-il, citant Vladimir Nabokov et Marguerite Duras parmi ses inspirations de l’époque. « En tant qu’écrivain plus âgé, j’ai compris que les possibilités sont en réalité infinies si je sors ma boussole et vais dans la direction de la vérité. »

Cela en valait la peine, cela a même été libérateur, a-t-il ajouté, « d’écrire des histoires inventées qui semblent plus sincères que ma vie réelle ».

La romancière Madeleine Thien s’est liée d’amitié avec Khemiri pendant leur résidence à la bibliothèque, alors qu’elle travaillait elle aussi sur un livre, et se souvient de lui comme d’un camarade attentif et malicieux.

« Il a toujours gardé ce regard émerveillé sur la bibliothèque, sur la ville, tout en refusant de se comporter comme on s’y attendrait de la part d’un intellectuel universitaire» : par exemple en projetant des films et en faisant du yoga dans les bureaux, et en promouvant en général une attitude espiègle parmi les autres boursiers.

Les sœurs Mikkola, ajoute-t-elle, étaient « si réelles pour lui que j’avais l’impression qu’elles étaient là, tout près ».

Strauss, collègue de Khemiri à N.Y.U., a appris à connaître une autre figure importante — bien réelle cette fois — grâce aux descriptions vivantes de Khemiri.

Alors qu’ils discutaient de leurs parents autour d’un repas, au début de leur amitié, Khemiri confia à Strauss que lorsqu’il cherchait « la permission d’être plus sauvage qu’il ne l’est en réalité, il invoquait ‘Hassen’ » — Hassen étant son deuxième prénom, mais aussi celui de son père, que Strauss comprit comme un homme imprévisible.

Khemiri expliqua à Strauss qu’il « ne pouvait pas être cette personne tout le temps ». Il a en lui trop de choses constantes, fiables, pour être un vrai rebelle. Mais savoir qu’il pouvait s’appuyer sur « Hassen » lui permettait d’être plus libre dans son travail.

Pourtant, « Hassen » est un héritage complexe. Cette sauvagerie n’était qu’un des aspects d’un homme qui faisait aussi des prédictions sombres et punitives sur le destin de son fils. (Le père de Khemiri est décédé en janvier.)

« Comme toute personne à qui on a déjà lancé une malédiction le sait, même quand on essaie de faire exactement l’inverse de ce qu’elle annonce, on vit toujours dans son ombre », a déclaré Khemiri. « On n’est jamais vraiment libre. »

Mais une malédiction, au fond, n’est qu’une histoire. Peu importe combien de temps on y croit — même si elle concerne votre propre vie — cela ne veut pas dire qu’elle est vraie.

 

Les Sœurs

Jonas Hassen KHEMIRI

Stockholm, 1991. Ina, Evelyn et Anastasia surgissent dans la vie de Jonas. Trois sœurs insaisissables, aussi magnétiques qu'éphémères. Lune excelle au basket, l'autre ensorcelle par ses récits, la dernière, regard perçant et couteau dissimulé, sait exactement où frapper. Très vite, Jonas pressent qu'un lien inintelligible les relie à sa propre histoire, à cet homme qu'il a toujours cherché à comprendre : son père. Puis un jour, elles disparaissent. Pendant trente ans, leurs trajectoires s'entrecroisent ici et là, furtivement, se frôlant sans jamais vraiment se toucher. Mais Jonas ne peut pas les oublier. Pourquoi les sœurs Mikkola l'obsèdent-elles à ce point ? Et pourquoi ont-elles cette impression tenace que leurs vies sont dictées par une force obscure ? Une malédiction : “Tout ce que vous aimez, vous le perdrez”.
De Stockholm à Tunis, de Paris à New York, du souvenir à l'oubli, Jonas Hassen Khemiri livre une odyssée littéraire d'une force et d'une subtilité redoutables, où le temps s'accélère et se fragmente, où la mémoire vacille et où la fiction se glisse dans les failles du réel.
septembre, 2025
14.50 x 24.00 cm
688 pages
Traduit par Marianne SÉGOL-SAMOY

ISBN : 978-2-330-20882-0
Prix indicatif : 26.80€



JOUMANA KHATIB
En svensk romanförfattare intar New York: ”Tillåtelse att vara mer vild”
Möte med Jonas Hassen Khemiri

Kalla det självfiktion, övernaturlighet eller en komedi om rotlöshet: med ”Systrarna” tar Jonas Hassen Khemiri sitt största språng hittills.

Joumana Khatib, The New York Times17/6/2025
Översatt av Fausto GiudiceTlaxcala

 

Joumana Khatib är redaktör vid The New York Times Book Review.

 Efter att ha levt i åratal med känslan av att ha blivit ”bortförd av en förbannelse”, började den svenske författaren Jonas Hassen Khemiri skriva en roman för att rädda sitt eget liv.


För första gången skrev Jonas Hassen Khemiri en roman på engelska, som han sedan översatte till svenska. Foto Peter Garritano för The New York Times

På ytan verkade han lycklig: han var en av Sveriges mest hyllade författare och dramatiker. Hans senaste bok Pappaklausulen var finalist för ett National Book Award. Han hade bildat familj. Ändå förföljdes han av skuggan från sin far, vars långa frånvaro under barndomen blev ett djupt existentiellt hån.

Faderns skugga kvävde Khemiris känsla av möjligheter och han var desperat att komma undan med det. Det följde honom när han reste världen runt, träffade sina idoler och formade språket till något som liknade hans verklighet. Det är ingen överdrift att säga att Khemiri har tillbringat en livstid med att tänka på förbannelser – en förbannelse som bara är ”en berättelse som försöker förutsäga vår framtid”, som han sa i en intervju.

Hans nya roman, ”The Sisters” (Systrarna), som ges ut den 17 juni av Farrar, Straus and Giroux, är hans försök att äntligen befria sig. Boken följer Ina, Evelyn och Anastasia Mikkola, som växer upp i Stockholmsområdet i närheten av en självfiktiv berättare vid namn Jonas.

Liksom Jonas (och Khemiri själv) är systrarna svenskt-tunisiska och bär på ett tunkört familjearv: deras mor, en mattförsäljare, är övertygad om att familjen är förbannad, och varje syster väljer en helt annan väg efter en dysfunktionell uppväxt.

Ina, ängslig och stel, visar tydliga drag av ”äldsta-dottern-syndromet” – men framstår ändå som sympatisk. Den vackra mellansystern Evelyn driver mest omkring tills hon sent i livet upptäcker en passion för skådespeleri. Anastasia bär på en djup ilska, men förändras efter en period i Tunisien där hon studerar arabiska och möter en kvinna som påverkar henne starkt. Jonasfiguren möter systrarna som tonåringar och utvecklar en fascination som slutar med att avslöja ett djupare band än han kunnat föreställa sig.

Förutom sin imponerande längd – över 600 sidor – är romanen strukturellt komplex. Varje del beskriver en allt kortare tidsperiod: ett år, sex månader, en minut. Khemiri väver också in memoarliknande episoder från sitt eget liv, som åren som missanpassad tonåring i Stockholm, behandling för depression och sprudlande månader tillbringade i New York.

Han besökte New York första gången som 18-åring och delade bostad med "en strippa och två australiensiska fyllon” — och han hade aldrig varit lyckligare.

”Minns du vad Naguib Mahfouz sa? ‘Hem är inte där du föds, utan där dina flyktförsök upphör.’ Så kände jag när jag kom hit för första gången”.

 

Khemiri, i barnvagnen, med familjemedlemmar i Uppsala, Sverige år 1980. Foto via Jonas Hassen Khemiri

Medan man åt lunch på en restaurang vid isbanan i Rockefeller Center, platsen för en tvivelaktig Mikkola-familjens historia som ändå lockar systrarna till staden, var det lätt att föreställa sig Khemiri, nu 46, här som tonåring: en ung, senig man på 190 cm, uppslukad av en Paul Auster-läsning, nyss avslutad sin New York-trilogi eller vandrande i timmar och undrandes över vad det var med staden som gav honom sådan lycka.

Författaren Darin Strauss undervisar tillsammans med Khemiri på N.Y.U:s program för kreativt skrivande både i New York och i Paris. ”Han är 90 och han är 12”, säger Strauss. ”Han är den mognaste personen du känner, och den mest oskyldiga”.

Khemiris debutroman ”Ett öga rött” (2003) sålde över 200 000 exemplar i Sverige. Den följer en svensk tonåring med nordafrikanskt ursprung som vill bli en ”tankens sultan”, immun mot det kulturella mainstream. Kritikerna hyllade boken, men många visste inte hur de skulle placera dess tyll synes oklassificerbara författare.

I en intervju med en amerikansk tidning för svenska läsare berättade han hur även positiv kritik kunde vara nedlåtande, med en recensent som skrev att det var som att ”någon hade sänkt ner en mikrofon i en invandrarfamilj”.

”Sänkt ner?” sa han. ”Är vi svenskar där uppe, och invandraren där nere?”

”Identitet är flytande och alla etiketter är påhittade”, säger Khemiri. ”Till och med våra namn”.
Foto Peter Garritano för The New York Times

Tre år senare kom romanen Montecore, En unik tiger och det hyllade teaterstycket Invasion!, en brännande rolig svart komedi om politik och livet som man från Mellanöstern i en värld efter 11 september. Den gav Khemiri ett Obie Award för dramatik.

När han växte upp kände Khemiri ofta en stark press att "bevisa" sin svenskhet, trots att han var född i Sverige (och med en svensk mamma). Hans familjebakgrund och fysiska utseende – han har en gång beskrivit sig själv som en “icke-svensk utseendemässig kille med tjejigt hår” – gjorde att andra ibland ifrågasatte hans identitet.

Khemiris tunisiske far undervisade i franska och arabiska på gymnasiet en tid, och den flerspråkiga uppväxten gjorde att Khemiri tidigt förstod det maktfulla i språk. Allt detta blev råmaterial till en produktiv författarkarriär: Under de senaste 20 åren har han skrivit sex romaner och sju pjäser.

Karaktärer som liknar honom, ibland med namnet Jonas, dyker ofta upp i hans romaner. “Jonas förändras hela tiden,” förklarade Khemiri i ett mejl. “Det återkommande namnet påminner om att identitet är flytande och att alla etiketter är påhittade. Även våra namn.”

Men enligt Khemiri själv är Systrarna hans mest personliga roman. Hans växande besatthet av tidens gång, och känslan av att tiden accelererar ju äldre man blir, hjälpte till att forma berättelsen. Systrarna Mikkola coachade Khemiri från sidlinjen av hans eget medvetande, berättade han, och uppmuntrade honom att släppa sina tidigare övertygelser om en ödesbestämd framtid.

När Mikkola-systrarna först dök upp i hans huvud talade de engelska – och därför skrev han boken på det språket, för första gången i sitt liv. Det gjorde det möjligt för honom att gestalta delar av sitt liv som annars hade varit för smärtsamma att återge.

Till skillnad från svenska, franska eller arabiska var engelska – språket hos rapparen Nas och de amerikanska basketstjärnor han älskade, och en valuta bland svenska tonåringar som sökte kulturell status – ett mer neutralt språkligt territorium där han kunde utforska känsliga erfarenheter.

Med tanke på New Yorks centrala roll i Systrarna var det naturligt att Khemiri återvände dit för att skriva romanen. År 2021 flyttade han från Stockholm till Brooklyn med sin familj, inklusive två unga söner som inte kunde någon engelska, efter att ha fått ett Cullman-stipendium från New York Public Library.


Khemiri inne i New York Public Librarys huvudbyggnad. Han skrev Systrarna under ett stipendium där. Foto Peter Garritano för The New York Times.

Efter att ha skrivit ett första utkast på engelska och presenterat det för sin svenska redaktör, mindes Khemiri ett något besvärligt ögonblick: Det är fantastiskt att du har en ny bok, sade redaktören, men varför är den inte på svenska?

Khemiri översatte då det första utkastet till svenska, vilket publicerades 2023 som Systrarna, och översatte det sedan tillbaka till engelska.

När han var yngre, “var jag väldigt fascinerad av litterär fyrverkerikonst, att tänja på språkets gränser,” sade han, och nämnde författare som Vladimir Nabokov och Marguerite Duras som inspiration då. “Som en äldre författare har jag insett att möjligheterna faktiskt är oändliga om jag tar fram kompassen och styr mot sanningen.”

Det har varit värt det, ja till och med befriande, tillade han, “att skriva påhittade berättelser som känns ärligare än mitt faktiska liv.”

Författarinnan Madeleine Thien kom nära Khemiri under deras tid på Public Library, då hon arbetade på en egen bok, och beskrev honom som en skarp och busig stridskamrat.

“Han behöll alltid en känsla av förundran inför biblioteket, staden, samtidigt som han vägrade göra vad man kunde förvänta sig av en akademiker”: till exempel att visa filmer och göra yoga på kontoret, och i allmänhet främja ett busigt perspektiv bland stipendiaterna.

Mikkola-systrarna, tillade hon, var “så verkliga för honom att jag kände att de fanns där.”

Strauss, Khemiris kollega vid N.Y.U., har fått lära känna en annan viktig figur – om än en verklig, av kött och blod – genom Khemiris levande beskrivningar.

När de pratade om sina föräldrar över en måltid tidigt i deras vänskap, berättade Khemiri för Strauss att när han söker “tillåtelse att vara vildare än han egentligen är, så åkallar han ‘Hassen’” – Hassen är hans mellannamn, men också hans fars förnamn, som Strauss förstod var en oförutsägbar man.

Khemiri berättade för Strauss att han “inte kan vara den personen hela tiden.” Det finns för mycket i honom som är stabilt eller pålitligt för att vara en sann rebell. Men vetskapen om att han kunde luta sig mot “Hassen” gjorde att han blev friare i sitt skapande.

Men “Hassen” är ett komplicerat arv. Den vildheten var bara en aspekt av en man som också gav dystra och bestraffande förutsägelser om Khemiris framtid. (Khemiris far dog i januari.)

“Som alla som någonsin fått en förbannelse lagd på sig vet, så lever man fortfarande i dess skugga även när man försöker göra motsatsen till vad den varnar för,” sade Khemiri. “Man är fortfarande inte fri.”

En förbannelse, däremot, är bara en berättelse. Oavsett hur länge man tror på en – även om den handlar om ens eget liv – betyder det inte att den är sann.

07/04/2025

JONAS HASSEN KHEMIRI
Chère Beatrice Ask
Lettre à une ministre de la justice suédoise à propos de la chasse aux sans-papiers

Jonas Hassen Khemiri, Dagens Nyheter, 13/3/2013

Jonas Hassen Khemiri, né en 1978 à Stockholm d’un père tunisien originaire de Jendouba (mort en janvier 2025) et d’une mère suédoise, s’est affirmé comme un grand auteur suédois dès la parution de son premier roman en 2003 (Ett öga rött, inédit en français). Trois de ses livres et cinq de ses pièces de théâtre ont été traduits en français (voir ici et ici). Le texte ci-dessous a été publié en 2013, lorsque la chasse aux sans-papiers battait son plein en Suède. Il n’a rien perdu de son actualité, comme le montre le deuxième texte traduit ci-après. Une remarque : j'ai choisi le vouvoiement, d'usage en français. Dans l'original, l'auteur tutoie la ministre, comme il est d'usage en suédois moderne, le vouvoiement ayant disparu depuis une cinquantaine d'années.-Fausto GiudiceTlaxcala

Cette lettre de Jonas Hassen Khemiri à Beatrice Ask a été l’article du quotidien Dagens Nyheter le plus partagé de tous les temps jusqu’à l’automne 2014 (180 000 partages sur Facebook). En raison de problèmes techniques, les statistiques de partage ont disparu de l’article.

Le 12 mars 2013, la ministre de la Justice suédoise Beatrice Ask [1]  a répondu aux questions du Parlement sur le projet Reva [lire ci-dessous], très critiqué, qui vise à procéder à davantage d’expulsions de sans-papiers de Suède. Aujourd’hui, l’auteur Jonas Hassen Khemiri écrit sur la signification du racisme pour quelqu’un qui en a fait l’expérience toute sa vie : « Je vous écris pour vous faire part d’un souhait simple, Beatrice Ask. Je veux que nous échangions nos peaux et nos expériences. Allez, faisons-le ».

Ekta, The New York Times

Beaucoup de choses nous séparent. Vous êtes née au milieu des années 50, moi à la fin des années 70. Vous êtes une femme, je suis un homme. Vous êtes une politicienne, je suis un écrivain. Mais il y a aussi des choses qui nous rapprochent. Nous avons tous deux étudié l’économie internationale (sans obtenir de diplôme). Nous avons à peu près la même coiffure (même si nous avons des couleurs de cheveux différentes). Et nous sommes tous deux des citoyens à part entière de ce pays, nés à l’intérieur de ses frontières, unis par la langue, le drapeau, l’histoire, l’infrastructure. Nous sommes tous deux égaux devant la loi.

C’est pourquoi j’ai été surpris lorsque P 1 Morgon [2]  vous a demandé jeudi dernier 7 mars si, en tant que ministre de la justice, vous vous préoccupiez des personnes (citoyens, contribuables, électeurs) qui affirment avoir été arrêtées par la police et s’être vu demander de montrer leur passeport uniquement en raison de leur apparence (brune, non blonde, aux cheveux noirs). Et vous avez répondu : « La raison pour laquelle quelqu’un m’a demandé mon passeport peut être très personnelle. Il y a des personnes précédemment condamnées qui ont l’impression d’être toujours mises en cause, même si ça ne se voit pas que vous avez commis un délit (...) Afin d’évaluer si la police travaille conformément aux lois et aux règlements, vous devez avoir la perspective holistique ».

Le choix des mots est intéressant : « précédemment condamnées ». Car c’est exactement ce que nous sommes. Nous sommes tous coupables jusqu’à preuve du contraire. Quand une expérience personnelle devient-elle une structure raciste ? Quand devient-elle discrimination, oppression, violence ? Et comment une perspective « holistique » peut-elle exclure une grande partie des expériences personnelles des citoyens ? Quelles sont les expériences qui comptent ?

Je vous écris pour vous demander quelque chose de simple, Beatrice Ask. Je veux que nous échangions nos peaux et nos expériences. Allez, faisons-le, tout simplement. Après tout, vous n’avez jamais été étrangère aux idées un peu bizarres (je me souviens encore de votre suggestion controversée d’envoyer une enveloppe violette [3]  à tous les acheteurs de sexe).


Pendant 24 heures, nous nous empruntons mutuellement nos corps. D’abord, j’entre dans votre corps pour me faire une idée de ce que c’est que de vivre en tant que femme dans un monde politique patriarcal. Ensuite, vous empruntez ma peau pour comprendre que lorsque vous sortez dans la rue, dans le métro, dans le centre commercial et que vous voyez les policiers plantés là, avec la Loi de leur côté, avec le droit de vous approcher et de vous demander de prouver votre innocence, cela vous rappelle des souvenirs. D’autres agressions, d’autres uniformes, d’autres regards. Et non, il n’est pas nécessaire d’aller jusqu’à l’Allemagne de la Seconde Guerre mondiale ou l’Afrique du Sud des années 1980. Il s’agit simplement de notre histoire locale suédoise, une série d’expériences aléatoires dont notre corps collectif se souvient soudain.

Avoir six ans et atterrir à Arlanda , dans notre patrie commune. Nous marchons vers la douane, avec un papa qui a les paumes moites, qui se racle la gorge, qui lisse ses cheveux et frotte ses chaussures contre les plis de ses genoux. Il vérifie à deux reprises que le passeport suédois est dans la bonne poche intérieure. Toutes les personnes de couleur rose sont laissées passer. Mais notre père est arrêté. Et nous pensons : c’est peut-être une coïncidence. Avoir dix ans et voir la même scène se répéter. Peut-être que c’était son accent. Avoir douze ans et voir la même scène. Peut-être que c’était son sac creux avec la fermeture éclair cassée. Avoir quatorze, seize, dix-huit ans.

Avoir sept ans, commencer l’école et être introduit dans la société par un papa qui était déjà terrifié à l’idée que son exclusion soit transmise à ses enfants. Il disait :

« Quand on a la tête que nous avons, il faut toujours être mille fois meilleur que les autres pour ne pas être rejeté. »

« Pourquoi ? »

« Parce que tout le monde est raciste. »

« Tu es raciste ? »

« Tout le monde sauf moi. »

Parce que c’est exactement comme ça que fonctionne le racisme. Il ne fait jamais partie de notre culpabilité, de notre histoire, de notre ADN. Il est toujours ailleurs, jamais ici, en moi, en nous.

Avoir huit ans et regarder des films d’action où des hommes basanés violent, éructent des jurons, battent leurs femmes, kidnappent leurs enfants, manipulent, mentent, braquent et abusent. Avoir seize, dix-neuf, vingt, trente-deux ans et voir les mêmes figurines de carton encore et encore.

Avoir neuf ans et décider de devenir le bûcheur de la classe, le meilleur lèche-cul du monde. Tout se passe comme prévu et ce n’est que lorsque nous avons un professeur remplaçant que quelqu’un suppose automatiquement que nous sommes le trublion de la classe.

Avoir dix ans et être poursuivi par des skinheads pour la première fois, mais pas la dernière. Ils repèrent notre corps commun sur le banc des alcoolos en bas de l’église d’Högalid, ils rugissent, nous courons, nous nous cachons dans l’embrasure d’une porte, le goût du sang dans la bouche, notre cœur commun battant la chamade tout le long du chemin du retour.

Avoir onze ans et lire des bandes dessinées où les Orientaux sont mystérieusement exotiques, aux magnifiques yeux bruns, sensuels (mais en même temps perfides).

Avoir douze ans et entrer dans la Mega Skivakademin  pour écouter des CD et, à chaque fois, les vigiles se mettent à tourner autour de nous comme des requins, à parler dans des talkies-walkies, à nous harceler à quelques mètres de distance. Et nous essayons de la jouer normale, nous nous efforçons d’utiliser au max un langage corporel non criminel. Marchez normalement, Beatrice.


Respirez comme d’habitude. Approchez-vous du présentoir de CD et attrapez le disque de Tupac d’une manière qui montre que vous n’avez pas l’intention de le voler. Mais les vigiles veillent et quelque part, au fond d’ici, au fond de notre corps collectif, il doit y avoir un plaisir honteux à goûter cette texture qui a piégé nos pères, à obtenir une explication sur la raison pour laquelle nos pères n’ont jamais réussi ici, pourquoi leurs rêves sont morts dans une mer de lettres de candidature rejetées.

Avoir treize ans et commence à traîner au centre de loisirs et à entendre les histoires. Le grand frère du pote, qui s’est frité avec la police de Norrmalm et a été jeté dans un panier à salade avant d’être balancé le nez en sang à Nacka. Le cousin du pote, qui a été traîné et battu par les vigiles dans la petite pièce de la station de métro de Slussen (avec des annuaires téléphoniques sur les cuisses pour éviter les bleus).

N, le copain de papa, qui a été trouvé par une patrouille de police et enfermé dans une cellule de dégrisement parce qu’il bafouillait, et ce n’est que le lendemain que la police s’est rendu compte que quelque chose n’allait pas, et aux urgences on a découvert l’hémorragie cérébrale, et à l’enterrement sa petite amie a dit : « Si seulement ils m’avaient appelée, j’aurais pu leur dire qu’il ne buvait pas d’alcool ».

Avoir treize ans et demi et vivre dans une ville assiégée par un homme armé d’un fusil et d’un viseur laser, une personne qui abat onze hommes aux cheveux noirs en sept mois sans que la police n’intervienne. Et notre cerveau collectif commence à penser que ce sont toujours les musulmans qui en pâtissent le plus, toujours ceux qui portent des noms arabes qui ont le moins de pouvoir (et oublie complètement les moments où d’autres structures régnaient - comme lorsque le gamin de l’école que tout le monde appelait « le Juif » était enchaîné à une grille avec un cadenas dans l’ourlet du jean, et que tout le monde riait lorsqu’il essayait de se libérer, il riait aussi, il essayait de rire, est-ce que nous, on riait ?).



Avoir quatorze ans, sortir du McDo de Hornsgatan [artère principale du quartier de Södermalm où l'auteur a grandi, NdT] et se faire demander ses papiers par deux policiers. Avoir quinze ans et être assis devant un magasin Expert lorsqu’une patrouille de police s’arrête, deux policiers sortent, demandent les papiers, demandent ce qui se passe ce soir. Puis ils remontent dans la voiture.

Et pendant tout ce temps, une lutte intérieure. Une voix dit : ils n’ont pas le droit de nous condamner d’avance. Ils n’ont pas le droit de boucler la ville avec leurs uniformes. Ils n’ont pas le droit de nous mettre en danger dans nos propres quartiers.

Mais l’autre voix dit : « Et si c’était notre faute ? Nous avons probablement parlé trop fort. Nous portions des sweats à capuche et des baskets. Nous portions des jeans trop grands avec un nombre suspect de poches. Nous avons commis l’erreur d’avoir une couleur de cheveux propice à la criminalité. Nous aurions pu choisir moins de mélanine dans notre peau. Nous avions des noms de famille qui rappelaient à ce petit pays qu’il fait partie d’un monde plus vaste. Nous étions jeunes. Bien sûr, tout changerait en vieillissant.


Et notre corps collectif a grandi, Beatrice Ask. Nous avons cessé de traîner au centre de loisirs, nous avons remplacé le sweat à capuche par un manteau noir, la casquette par un foulard. Nous avons arrêté de jouer au basket-ball et commencé à étudier l’économie à l’École d’économie de Stockholm. Un jour, alors que nous étions devant la gare centrale de Stockholm, en train d’écrire une note dans un cahier d’étudiant (car même si nous étudiions l’économie, nous rêvions secrètement de devenir écrivains), quelqu’un est arrivé à notre droite, un homme large avec une oreillette : « Comment ça se passe ? » Il nous a demandé une pièce d’identité, puis nous a serré les bras dans une prise policière et nous a transportés jusqu’au panier à salade où nous devions apparemment attendre qu’il obtienne le feu vert disant que nous étions bien ceux que nous prétendions être.

Apparemment, nous correspondions à un signalement. Apparemment, nous ressemblions à quelqu’un d’autre. Pendant vingt minutes, nous sommes restés assis dans la voiture de police. Seuls. Mais pas vraiment seuls. Car des centaines de personnes passaient par là. Et ils nous regardaient d’un air qui murmurait : « Voilà. Un de plus. Encore un qui se comporte en pleine conformité avec nos préjugés ».

Et j’aurais aimé que vous soyez avec moi dans le panier à salade, Beatrice Ask. Mais vous ne l’étiez pas. J’étais assise là, seul. J’ai croisé le regard de tous les passants et j’ai essayé de leur faire comprendre que je n’étais pas coupable, que je m’étais simplement tenu à un endroit et que j’avais eu un certaine apparence. Mais il est difficile de plaider son innocence à l’arrière d’un car de police.

Et il est impossible de faire partie de la communauté lorsque le pouvoir présume constamment que l’on est un Autre.

Au bout de vingt minutes, on nous a laissé sortir du car de police, sans excuses ni explications. Au lieu de ça, on nous a dit : « Tu peux y aller maintenant ». Notre corps chargé d’adrénaline a quitté les lieux et notre cerveau s’est dit : « Je devrais écrire là-dessus ». Mais nos doigts savaient que cela n’arriverait pas. Parce que nos expériences, Beatrice Ask, ne sont rien comparées à ce qui arrive aux autres, notre corps a grandi intra muros, notre maman est suédoise, notre réalité est celle d’un cocon confortable comparée à ce qui arrive aux personnes vraiment sans pouvoir, sans ressources et sans papiers. Nous ne sommes pas menacés d’expulsion. Nous ne risquons pas d’être emprisonnés si nous revenons.

Sachant que d’autres vivent une situation bien pire, nous avons préféré le silence aux mots. Les années ont passé et, bien plus tard, Reva, le “programme d’application de la loi efficace et juridiquement sûr”, a été lancé. Des policiers ont commencé à fouiller les centres commerciaux et à se tenir devant les cliniques qui aidaient les sans-papiers, des familles avec des enfants nés en Suède ont été expulsées vers des pays que les enfants n’avaient jamais visités, des citoyens suédois ont été contraints de prouver leur appartenance avec leur passeport et une certaine ministre de la justice a expliqué qu’il ne s’agissait pas de profilage racial, mais d’“ expériences personnelles”. La routine du pouvoir. La pratique de la violence. Tout le monde ne faisait que son boulot. Les vigiles, les policiers, les douaniers, les politiciens, les gens.

Et là, vous m’interrompez et vous dites : « Mais c’est si difficile à comprendre ? Tout le monde doit obéir à la loi ». Et nous répondons : « Et si la loi est illégale ? »

Et vous dites : c’est une question de priorités et nous ne disposons pas de ressources infinies. Et nous répondons : « Comment se fait-il qu’il y ait toujours de l’argent quand il s’agit de persécuter les gueux, mais jamais d’argent quand il s’agit de les défendre ? »

Et vous dites : Mais comment combiner un large filet de sécurité sociale tout en accueillant tout le monde ? Et nous nous frottons les pieds sur le sol en nous raclant la gorge, parce qu’à vrai dire, nous n’avons pas de réponse parfaite à cette question. Mais nous savons qu’une personne ne peut jamais être illégale et qu’il faut faire quelque chose quand les uniformes répandent l’insécurité et que la loi se retourne contre sa propre population et vous voilà, Beatrice Ask, vous essayez de quitter notre corps, vous pensez, tout comme les lecteurs, que ça dure depuis trop longtemps, que ça n’est que de la répétition, que ça n’aboutit à rien, et vous avez raison, il n’y aura jamais de fin, il n’y a pas de solution, pas d’issue de secours, tout se répète, parce que les structures ne disparaîtront pas simplement parce que nous voterons la disparition de Reva, Reva est une extension logique de l’oppression constante de faible intensité, Reva vit dans notre incapacité à reformuler notre image nationale rigide et ce soir, dans la file d’attente d’un pub près de chez vous, les personnes non blanches s’écartent systématiquement pour ne pas être arrêtées par le portier et demain, dans la file d’attente pour un logement, ceux qui portent un nom étranger utilisent le nom de famille de leur partenaire pour ne pas être éliminés et tout à l’heure, dans une demande d’emploi, une Suédoise tout à fait ordinaire a écrit «NÉE ET ÉLEVÉE EN SUÈDE » en lettres capitales, juste parce qu’elle sait ce qui va se passer sinon. Tout le monde sait ce qui se va se passer sinon. Mais personne ne fait rien. Au lieu de cela, nous nous concentrons sur la localisation des personnes qui ont fui ici à la recherche de la sécurité que nous sommes si fiers d’offrir à (certains de) nos citoyens. Et j’écris « nous », parce que nous faisons partie de ce tout, de ce corps social, de ce « nous ».

Vous pouvez y aller maintenant.

En décembre 2008, la fermeture d’un centre islamique abritant une mosquée dans le ghetto de Rosengård à Malmö et l'intervention de la police pour déloger les jeunes occupant le local déclenchent les premières émeutes urbaines du siècle en Suède, rappelant celles de 2005 en France. Un policier ayant qualifié les jeunes émeutiers de “putains de singes” (apejävlar), des manifestants brandirent quelque temps plus tard cette banderole disant : “Merci pour la dernière fois [formule rituelle pour remercier quelqu’un d’une invitation], putains de porcs” [tout suédophone voyant la parole “grisajävlar” pense immédiatement à la rime enfantine née vers 1900, « Polis, polis, potatisgris” [Police, police, cochons a patates”] [NdT]

Nous n’avons pas besoin d’un Reva 2.0 

Valdemar Möller, Syre, 8/8/2023

Cela fait dix ans que le projet Reva n’a plus fait l’objet d’une attention particulière de la part des médias. Pourtant, ce projet - qui signifie Rättssäkert och effektivt verkställighetsarbete [“programme d’application de la loi efficace et juridiquement sûr”] et qui est le fruit d’une collaboration entre la police, l’Agence suédoise des migrations et le Service des prisons - a débuté dès 2009 et s’est poursuivi jusqu’en 2014. L’objectif de l’ensemble du projet était d’expulser davantage de personnes qui n’avaient pas l’autorisation de rester en Suède. Dans le même temps, la police a commencé à effectuer de plus en plus de contrôles d’identité en ville, et de nombreuses personnes ont estimé qu’elle utilisait le profilage racial pour sélectionner les personnes à contrôler.

À l’époque, en 2013, le climat social était différent. Bien que les Démocrates de Suède [SD] eussent fait leur entrée au Riksdag [parlement], l’opinion publique était fortement favorable à l’augmentation de l’accueil des réfugiés. L’année précédente, le Parti du centre avait produit un nouveau programme d’idées proposant que la Suède finisse par avoir une immigration libre, et l’année suivante, Fredrik Reinfeldt devait prononcer un discours très médiatisé dans lequel il appelait les Suédois à « ouvrir leurs cœurs ». La critique de REVA, si je me souviens bien, ne portait pas seulement sur le profilage racial par la police (ce qui était déjà assez grave), mais aussi sur la chasse aux sans-papiers. 

Aujourd’hui, comme nous le savons, nous avons un gouvernement qui s’appuie sur le soutien des SD et dont l’objectif global semble être de permettre au moins de personnes possible d’entrer en Suède. Il n’est donc pas surprenant que le gouvernement propose aujourd’hui d’augmenter à nouveau le nombre de « contrôles aux frontières intérieures » et qu’il ait également donné à la police des pouvoirs accrus pour procéder à des fouilles corporelles. Il n’est pas non plus surprenant qu’Alice Teodorescu Måwe soit en faveur d’un « Reva 2.0 ».

Dans le même éditorial, elle affirme que le profilage racial n’a rien à voir avec le projet Reva lui-même. Ce n’est pas tout à fait vrai. Il est vrai que Reva consistait essentiellement à ce que les différentes autorités revoient leur travail en matière d’administration, de documentation, etc. afin de devenir « plus efficaces ». La possibilité d’effectuer des contrôles à l’intérieur des frontières existait également depuis l’adhésion de la Suède à l’espace Schengen, mais n’avait pas été utilisée dans une large mesure. Toutefois, grâce au programme Reva, la police des frontières a réussi à libérer des ressources et à gagner du temps pour effectuer des contrôles d’identité. Ces contrôles ont également permis d’arrêter et d’expulser un plus grand nombre de sans-papiers.

Jusqu’à présent, le gouvernement ne souhaite intensifier que les contrôles aux « frontières intérieures », mais ce n’est probablement qu’une question de temps avant que la police ne soit à nouveau chargée d’effectuer davantage de contrôles d’identité en ville (dans le cadre de l’accord de Tidö , il y a également un nouveau recensement, qui pourrait également être un instrument permettant d’appréhender davantage de sans-papiers). Cette fois, le prétexte est la menace accrue pour la sécurité de la Suède. Il est vrai que les autodafés de corans ont fait voir rouge la Suède dans de nombreux pays musulmans, ce qui pourrait augmenter le risque de nouvelles attaques terroristes. Mais il ne faut pas oublier que très peu de personnes sont à la fois désireuses et capables de commettre ce type d’attentat. Cependant, il existe un risque important que de nombreuses personnes qui cherchent simplement à se mettre en sécurité en Suède en pâtissent. En partie sous la forme de fouilles corporelles humiliantes, mais aussi parce qu’un plus grand nombre de personnes pourraient être arrêtées et expulsées pour des motifs arbitraires.

Alice Teodorescu Måwe a toutefois raison lorsqu’elle affirme que les modifications apportées à la loi sur l’ordre public sont également un moyen de restreindre la liberté d’expression. Si les amendements sont faits avec l’ambition déclarée de rejeter des manifestations qui étaient auparavant considérées comme autorisées et sous la pression d’autres pays, cela ne peut être considéré que comme une restriction de la liberté d’expression.

Il est bon que Mme Teodorescu Måwe défende la liberté d’expression, on ne peut que souhaiter qu’elle se préoccupe autant de la protection des droits des migrants.

NdT
1. Beatrice Ask (Sveg, 1956), est membre du Parti du rassemblement modéré (Moderata samlingspartiet), parti traditionnel de la droite suédoise, membre du Parti populaire européen, communément appelé Les Modérés (Moderaterna). Elle a été ministre des Écoles dans le gouvernement de Carl Bildt de 1991 à 1994, puis ministre de la Justice dans le gouvernement Reinfeldt entre 2006 et 2014.
 2. P1 Morgon : Émission matinale du premier des 4 canaux de la radio suédoise
3. Original suédois : gredelin (lavande), du français gridelin (gris-de-lin)
 4.  Arlanda : Principal aéroport de Stockholm
5. Mega Skivakademin, puis Megastore : Principal magasin de musique du centre-ville de Stockholm, aujourd’hui disparu
6. Accord de Tidö : accord de constitution d’un bloc gouvernemental entre les modérés, les libéraux, les chrétiens-démocrates et les démocrates de Suède, conclu en octobre 2022.