Grado
Giovanni Merlo (1945) est un historien italien, spécialiste de l’histoire
des églises et mouvements religieux dans l’Italie du Moyen-Âge, auteur,
notamment, de Au nom de saint François. Histoire des Frères mineurs et du
franciscanisme jusqu’au début du XVIe siècle, traduit de l’italien
par Jacqueline Gréal, préface de Giovanni Miccoli, Paris, Éditions du
Cerf/Éditions franciscaines, 2006
NdT
Le pape Jean-Paul II l’avait proclamé, dans une bulle de 1979, “Patron
céleste des cultivateurs de l’écologie”. L’archevêque jésuite argentin Jorge Mario
Bergoglio a choisi en 2013 le nom papal de François en son honneur. Et la
gauche italienne, des communistes aux opéraïstes, n’a pas manqué de le
revendiquer, ce qui n’est pas étonnant, vu qu’elle a été très fortement
imprégnée de catholicisme et a toujours eu un certain mal à comprendre les vers
de l’Internationale proclamant « Il n’est pas de sauveur
suprême/Ni Dieu, ni César, ni tribun ». Ci-dessous l’analyse d’un
médiéviste, qui remet les pendules à l’heure.
DANS LES “CAHIERS DE PRISON”
ANTONIO GRAMSCI MENTIONNE RAREMENT SAINT-FRANçOIS
Juxtaposé, en 1934, à “un Passavanti” et à “un
(Thomas) a Kempis”
pour sa “naïve effusion de foi”, saint François était auparavant entré dans la
compagnie des “mouvements religieux populaires du Moyen Âge”. (...) Les
fragments de Gramsci ne mettent pas en valeur ou ne mythifient pas saint
François, dont l’histoire est considérée dans ses limites politiques, pour
ainsi dire, mais aussi dans ses effets institutionnels.
ALESSANDRO NATTA : SIMPLE FRÈRE
En 1989 est paru le texte d’une longue
interview d’Alceste Santini, “vaticaniste” de L’Unità, avec Alessandro
Natta, jusqu’à l’année précédente secrétaire du Parti communiste italien (...).
Vers la fin de l’entretien, Santini demande à Natta : « Quelle figure
spirituelle ou religieuse vous semble la plus conforme ? » La réponse de l’ex-secrétaire
communiste est la suivante : saint François, “homme d’une remarquable modernité”
et “fondateur d’un des mouvements les plus modernes, proche, même
historiquement, des problèmes du monde actuel”, au point de pousser le leader
communiste à visiter “les lieux où il a prêché, fondé et animé son ordre
religieux” : « J’étais à Assise en octobre 1987 (...). À cette occasion, j’ai
rendu visite aux frères franciscains, dans leur couvent, renouvelant la visite
faite précédemment par Berlinguer. Le prieur (sic !) était absent, et je suis
revenu le lendemain pour le remercier de l’accueil qu’il m’avait réservé (...).
Intéressé et intrigué, d’autant plus que le prieur (sic !) me semblait être à
la fin de son second mandat, je lui demandai : “Et quand on n’est plus prieur ?”.
Il me répondit : “Le prieur redevient simple frère”. Ce n’est pas un hasard si,
dans sa lettre de démission du secrétariat du Parti communiste italien du 10
juin 1988, Natta déclare que pour lui “s’applique la règle des Franciscains,
parmi lesquels le prieur (sic !) qui a terminé son mandat redevient simple
frère”.

La statue de saint François
d’Assise devant la cathédrale Saint-Jean de Rome, entre deux affiches
électorales, novembre 1960.
LE “MILITANT
COMMUNISTE” FRANCISCAIN
Poursuivant
notre chemin dans la gauche, nous rencontrons Empire. Ses auteurs sont
Michael Hardt et Antonio Negri, plus connu sous le nom de Toni Negri. Le livre
vise à illustrer “le nouvel ordre de la mondialisation”, avec la conviction que
“l’Empire est le nouveau sujet politique qui régule le commerce mondial, le
pouvoir souverain qui gouverne le monde” et dans la perspective d’identifier et
d’illustrer “les forces qui contestent l’Empire et préfigurent en fait une
société mondiale alternative”. Au terme d’une lecture laborieuse, on trouve un
médaillon décrivant “le militant”, c’est-à-dire “l’agent de production
biopolitique et de résistance à l’Empire”, celui qui, en se rebellant, se
projette “dans un projet d’amour”. Nous assistons ici à l’entrée en scène de
saint François d’Assise : « Il existe une légende ancienne qui pourrait
éclairer la vie future du militantisme communiste : la légende de saint
François d’Assise. Voyons quel fut son exploit. Pour dénoncer la pauvreté de la
multitude, il a adopté la condition commune et y a découvert la puissance
ontologique d’une société nouvelle. Le militant communiste fait de même (...).
Contre le capitalisme naissant, François rejette toute discipline instrumentale
et la mortification de la chair (dans la pauvreté et l’ordre établi) et lui
oppose une vie joyeuse (à) la volonté de puissance et (à) la corruption. Dans
la post-modernité, nous sommes toujours dans la situation de François, opposant
la joie d’être à la misère du pouvoir ». On pourrait dire que nous sommes
face à un Saint François situationniste-esthétisant dans une conception
révolutionnaire situationniste-esthétisante. L’empire est laid et misérable,
être un communiste militant est beau et joyeux, tout comme “sa” révolution. [Lire Le siècle bref de Toni Negri]
À
ce stade, une association d’idées se fait jour qui nécessiterait de comparer l’élaboration
de Hardt et Negri avec certains aspects connotant le MoVimento5Stelle. L’élément
spéculaire qui confronte l’un à l’autre est, en l’occurrence, Saint François.
LE M5S ET LE
FRANCISCANISME
Sur le blog de
Beppe Grillo, on peut lire : « Le M5S est né, par choix, le jour de saint
François, le 4 octobre 2009. C’était le saint qu’il fallait pour un mouvement
sans contributions publiques, sans siège, sans trésoriers, sans dirigeants. Un
saint écologiste et animaliste. Les gars du M5S (...) se sont appelés en 2010
les "fous de la démocratie", tout comme les Franciscains étaient
appelés les "fous de Dieu". Il y a beaucoup d’affinités entre le
franciscanisme et le M5S ». Peu importe que ces prétendues “affinités”
soient très difficiles à percevoir ou, mieux encore, qu’elles n’existent pas du
tout. Et lorsqu’elles sont mises en évidence, il ne faut pas longtemps pour se
rendre compte qu’elles sont basées sur des données peu fiables ou fausses. On s’en
aperçoit dès que l’on cherche à comprendre quel saint François les dirigeants
du MoVimento s’imaginent être. À cet égard, le livret Il grillo canta sempre
al tramonto [Le grillon chante toujours au crépuscule], un dialogue “à
trois” entre Dario Fo, Gianroberto Casaleggio et Beppe Grillo, est éclairant. C’est
Fo qui se charge de retracer, par rapport aux “faussetés” “qui nous ont été
racontées pendant des siècles”, certains aspects de la “véritable histoire” de
saint François.
LE “GRAND RÉVOLUTIONNAIRE” ÉCOLOGISTE ET
ANIMALISTE
L’image de saint François écologiste et
animaliste est très répandue. Elle occupe par exemple une place de choix dans
le “dialogue de l’hiver 1994” entre les “communistes” Paolo Volponi et Francesco Leonetti.
À un moment donné, le philosophe demande au célèbre écrivain “à quel classique
italien” il fait référence. La réponse de Volponi est immédiate : « La leçon
de saint François est toujours d’actualité, et aujourd’hui plus que jamais
(...). J’aime (...) sa leçon. C’est celle d’un grand révolutionnaire, au nom de
la beauté de la Terre et de l’honnêteté des êtres (...). Saint François, c’est
l’idée du bonheur et de la vérité, dans le nouveau, de la révolution, du
présent possible ». La réponse de Volponi ne contient pas seulement l’image
d’un Saint François “écologiste et animaliste”, mais d’un Saint François qui
fut même un “grand révolutionnaire” capable d’indiquer aux hommes de la fin du
vingtième siècle les voies d’un changement radical dans leur façon d’agir et de
se rapporter à la vie. Un air de famille semble envelopper et respirer la
position exprimée synthétiquement par Volponi et Leonetti et celle de Hardt et
Negri. Il est curieux de noter que Leonetti et Negri - ce dernier après avoir
commencé sa militance dans l’Action catholique - ont à l’origine coulé leur
vision communiste dans l’opéraïsme des années 1960.
La nÉcessitÉ D’UN “NOUVEAU MONDE”
Il n’est pas
dans mon intention de suivre ce chemin “à rebours”, car je serais arrivé à l’extraordinaire
“ouverture” que constitue l’élection de Jorge Mario Bergoglio comme évêque de
Rome. Nombreux sont ceux qui ont repris des concepts qui ne sont pas nouveaux
pour évoquer son choix de prendre le nom de Pape François. Pensons à un ancien
militant et dirigeant du PCI, Alfredo Reichlin, qui, au début du mois d’avril
2103, s’exprimait ainsi : « Nous sommes entrés de plain-pied dans la
mondialisation et nous la vivons sans nous rendre compte de l’énormité et du
danger du fait qu’elle est dirigée par la logique des mouvements financiers
(...). Qui la prend en charge ? (...) J’ai été très impressionné par l’élection
de ce pape (François). C’est un grand événement qui fait allusion à un monde nouveau
; il fait allusion au fait que l’illusion de diriger la mondialisation à
travers les marchés financiers a échoué et qu’une grande question sociale s’est
ouverte au niveau planétaire. Le nom de François d’Assise a cette signification ».
Ici encore, pour la énième fois, se fait sentir la nécessité d’un « monde
nouveau » vers lequel les “François” d’hier et d’aujourd’hui sont en
mesure de conduire l’humanité parce qu’ils sont les témoins actifs de valeurs “autres”,
même si le franciscanisme n’est pas un humanisme ni n’est réductible à un
humanisme “révolutionnaire” qui trouverait en lui-même justification et
légitimité, mais est l’une des plus hautes expressions de la foi dans le Dieu
trinitaire.
POST SCRIPTUM
Nous lisons
dans La Stampa du 13 avril 2014, dans le compte rendu de l’événement d’ouverture
de la campagne électorale pour les élections européennes de mai 2014 avec la
participation éminente de Matteo Renzi, en tant que secrétaire du Parti
démocrate, quelques nouveautés significatives dans le déroulement de l’événement
: « Pas de VIP (...). Les présentateurs de la kermesse étaient également inhabituels
(...). Les vidéos de Fantozzi,
Maradona et Frankenstein Junior. Les citations racoleuses de Saint François d’Assise ».
Bref, dans la culture de gauche, ou plutôt de centre-gauche, l’Assisiate risque
de se transformer, de témoin de Jésus-Christ, en testimonial.
“...Et que vous le vouliez ou non, moi, je deviendrai célèbre, et pas qu'à Assise”: Franz, une BD d'Altan sur Saint-François, de 1982