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28/06/2023

AMEER MAKHOUL
Que faire de l’(In)autorité palestinienne ? L’armée israélienne et le Shin Bet ont des divergences sur la réponse à cette question

Ameer Makhoul, Middle East Eye, 27/6/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

S’écartant de sa position antérieure, l’agence de sécurité israélienne, le Shin Bet, s’est ralliée aux politiques d’extrême droite du gouvernement.


Ronen Bar (né Berezovsky)

L’influence grandissante de l’actuel chef du Shin Bet, Ronen Bar, a entraîné une divergence notable entre l’agence de sécurité israélienne et l’armée.

Ce fossé stratégique - récemment mis en évidence par le raid de l’armée israélienne à Jénine le 19 juin - se concentre sur deux questions : l’approche vis-à-vis de l’(In)autorité palestinienne (AP) et la question des incursions dans les villes palestiniennes, en particulier dans la zone nord de la Cisjordanie.

Le Shin Bet est favorable à l’invasion des villes palestiniennes et à la destruction de toute nouvelle formation de groupes de résistance. Cependant, son incapacité à détecter les menaces potentielles avant le raid militaire a conduit à des attaques surprise palestiniennes et à la destruction de véhicules blindés par des bombes artisanales placées en bord de route.

Les militaires israéliens, quant à eux, ont émis des réserves quant à la conduite de raids en Cisjordanie. Selon eux, contrairement à la situation de 2003, où l’AP avait soutenu la seconde Intifada, déclenchant l’invasion israélienne des villes de Cisjordanie, l’AP a depuis fait volte-face.

Les militaires estiment qu’une AP forte joue un rôle essentiel dans le maintien de la sécurité d’Israël et le contrôle des activités palestiniennes. C’était également la position du Shin Bet jusqu’à récemment.

Mohamed Sabaaneh

Les colons se déchaînent

Depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement d’extrême droite, la politique israélienne à l’égard de la Cisjordanie s’est nettement infléchie. Hormis les affaires militaires, toutes les questions concernant le territoire occupé relèvent de la compétence du chef du parti Sionisme religieux et ministre des Finances, Bezalel Smotrich.

Ce changement est conforme aux accords de coalition, qui déterminent l’ordre du jour du gouvernement.

Smotrich, personnalité influente du gouvernement israélien, a pour objectif stratégique de dissoudre l’(In)autorité palestinienne. Conformément à sa doctrine stratégique consistant à établir la “souveraineté juive” sur l’ensemble de la terre de Palestine, il préconise l’invasion des villes et des camps afin d’obtenir des résultats décisifs.

Les colons israéliens agissent sous la direction de Smotrich, un leader d’extrême droite, qui, à son tour, s’efforce de façonner les politiques gouvernementales en fonction de la volonté des colons.

Le Shin Bet surveille les mouvements et les projets des colons et dispose même d’un département dédié à cette fonction. Appelé à l’origine “département non arabe”, il est aujourd’hui appelé “département juif” (dans toutes les institutions de l’État et dans la littérature officielle, le terme “non-juifs” est utilisé, alors qu’au Shin Bet, on utilise “non-arabes”). Cependant, aucune mesure n’est prise pour contrecarrer leurs activités ou leur violence.

L’incapacité du Shin Bet à contrôler les colons suggère qu’il voit un rôle dans leur violence : établir une domination sur les Palestiniens, agir comme un moyen de dissuasion et briser tout soutien populaire aux organisations armées qui résistent à l’occupation.

La récente sauvagerie des colons est donc le résultat d’une stratégie mesurée et calculée plutôt que d’une “frénésie sanglante”. Il s’agit d’une tactique visant à faciliter les objectifs plus larges d’Israël, à savoir l’intimidation et le nettoyage ethnique des Palestiniens.

Parmi les exemples récents, on peut citer les incendies criminels de Huwwara, Turmus Ayya et Um Safa, qui n’étaient pas le fruit du hasard, mais plutôt des attaques préméditées.

L’annonce par le gouvernement israélien de la construction de 1 000 unités de logement dans la colonie illégale d’Eli - à la suite de l’opération armée palestinienne qui s’y est déroulée - met encore plus en évidence ses objectifs coloniaux en Cisjordanie.

Affaiblissement de l’AP

Il y a trois mois, alors que la discorde dans les rangs de l’armée s’intensifiait en raison de leur opposition à un éventuel coup d’État judiciaire, des voix importantes de l’armée israélienne se sont fait entendre. Parmi elles, le commandant militaire et ancien chef du Shin Bet, Nadav Argaman. Leur position est sans ambiguïté : si les politiques gouvernementales sont en conflit avec l’État de droit, l’allégeance de l’armée ira à ce dernier.

Cependant, les actions de l’armée semblent aujourd’hui en contradiction avec sa position précédente. Plutôt que d’adhérer à la lettre de la loi, l’armée semble agir en accord avec les décrets du gouvernement.

Ce changement est particulièrement évident dans le cas de l’avant-poste illégal d’Evyatar en Cisjordanie, qui a été évacué sur ordre d’un tribunal israélien. Au mépris de cet ordre, les colons sont revenus et ont repris leur occupation, apparemment sans entrave de la part de l’armée, malgré le statut de zone militaire de la région.

Cette évolution est en contradiction avec la position et les évaluations de l’armée. L’armée a exprimé sa réticence à envahir les villes palestiniennes, comprenant que cela l’obligerait à jouer un plus grand rôle de maintien de l’ordre après l’invasion.

En outre, elle a ajouté qu’une telle action épuiserait les ressources actuellement mobilisées contre l’Iran, la Syrie et le Hezbollah.

C’est pour ces raisons que presque tous les anciens chefs militaires, rejoints par toutes les anciennes agences de sécurité, s’opposent à l’affaiblissement (ou à l’effondrement total) de l’(In)autorité palestinienne. Au contraire, ils perçoivent cet affaiblissement comme une perte stratégique pour Israël, qui ne propose aucune solution tangible pour la paix.

Pourtant, un changement de position significatif peut être observé dans les rangs du Shin Bet, même si ce changement ne représente pas un consensus au sein de l’organisation.

Le directeur du Shin Bet reconnaît qu’une invasion du nord de la Cisjordanie pourrait potentiellement déstabiliser l’(In)autorité palestinienne, mais il plaide en faveur d’une invasion à court terme qui ne prévoit pas ce qui se passerait par la suite. Reconnaissant l’incertitude inhérente à la guerre, il admet qu’il ne peut dicter la durée d’une invasion.

Bar reconnaît en outre que l’incendie criminel de Turmus Ayya a porté un coup terrible à la crédibilité de l’(In)autorité palestinienne - un avantage pour le Shin Bet. Les communautés palestiniennes ont critiqué la “négligence” de l’AP et son incapacité à les protéger des attaques des colons, en particulier dans la zone C, qui est entièrement contrôlée par Israël.

Dans une rare dérogation à la norme, le Shin Bet a envoyé un représentant à la commission de la Knesset chargée des projets de colonisation. Ce représentant, qui s’exprimait derrière un rideau, a exprimé le soutien de l’agence à une proposition de loi visant à étendre la présence juive dans les villes à majorité palestinienne d’Israël, comme celles de Galilée.

Ce représentant a affirmé que la “judaïsation” de la Galilée est en fait une question de sécurité nationale. Il a ajouté : « Le niveau de colonisation dans la région s’accompagne d’un renforcement des forces de police et d’application de la loi, de l’éducation, du développement des routes, etc. »

Il a également laissé entendre que le Shin Bet s’efforcerait de protéger les communautés juives contre les menaces potentielles, considérées comme des adversaires de l’État. Cette politique comprend des stratégies visant à diluer l’importante présence arabe en Galilée et à en perturber la continuité.

Les objectifs du projet de loi soutenu par l’agent du Shin Bet sont décrits comme des principes de l’accord de la coalition gouvernementale, concernant la “judaïsation” non seulement de la Galilée, mais aussi du Naqab [Néguev], de la zone C de la Cisjordanie et de Jérusalem.

Enfin, le représentant du Shin Bet, qui a choisi de rester anonyme, a corroboré ce point de vue comme étant celui de Bar, le chef de l’agence. Cette révélation pourrait signaler l'orientation potentielle de l'organisation de renseignement vers les politiques ministérielles ou, à tout le moins, suggérer une convergence croissante de leurs évaluations stratégiques.

Divergence

À la suite de l’incendie criminel de Turmus Ayya, le 21 juin, les forces israéliennes ont affirmé qu’elles n’avaient pas été informées au préalable des intentions des colons d’envahir la ville. Habituellement, ces renseignements proviennent du Shin Bet.

Cependant, certains segments de l’armée, notamment le bataillon de Cisjordanie (officiellement appelé la division de Judée et Samarie), sont fortement influencés par l’idéologie du sionisme religieux. Ces soldats et officiers n’adhèrent pas strictement aux ordres de l’état-major et se considèrent comme un corps unifié avec les colons, comme l’a déclaré l’année dernière leur commandant, le colonel Roi Zweig.

Le chaos interne s’est manifesté lorsque des gangs de colons terroristes ont perpétré l’incendie criminel sous le parapluie protecteur de l’armée et sous son œil vigilant. Cela s’est produit après que la ville a été mise en état de siège, tous les points d’accès étant bloqués. Cette tactique renvoie à une tactique sioniste historique qui a été associée à d’autres massacres tragiques.

La divergence entre l’armée israélienne et le Shin Bet menace de rompre un équilibre de longue date entre les principales institutions de sécurité d’Israël - l’armée, le Shin Bet et le Mossad - et le gouvernement. Qu’il s’agisse de questions concernant l’Iran ou la Palestine, le facteur décisif a toujours été le consensus entre ces trois agences de sécurité.

Il est intéressant de noter que le Shin Bet semble se rapprocher de la position d’extrême droite du gouvernement, en s’alignant spécifiquement sur Smotrich. Ce dernier semble convaincu que l’affaiblissement de l’AP est une étape nécessaire pour faciliter les projets du parti au pouvoir qu’il dirige. (Le ministre de la Sécurité nationale, Itamar Ben Gvir, est devenu une voix que personne n’écoute lorsqu’il s’agit de questions de sécurité).

Le débat au sein de l’appareil de sécurité de l’État occupant sur la question de savoir s’il faut déstabiliser l’AP n’est pas encore tranché. Malgré des années de siège de l’AP, la volonté d’Israël de provoquer son effondrement total est incertaine.

Toutefois, le soutien à cette stratégie semble s’accroître au vu des nombreuses évaluations concernant l’ère qui suivra le président Mahmoud Abbas, âgé de 87 ans. La question du paysage post-Abbas est une question qui préoccupe profondément tous les rouages de la machinerie de l’État occupant.

Au fur et à mesure que la situation évolue, il devient de plus en plus évident que le Shin Bet cherche non seulement à rompre les liens et les attentes qui existent entre les Palestiniens vivant dans la zone C et l’(In)autorité palestinienne, mais aussi à exacerber les plaintes des résidents locaux à l’encontre de l’organe dirigeant.

L’AP, inhibée par les restrictions israéliennes, n’est pas en mesure d’assurer une quelconque forme de protection ou d’agir dans la région. Ces réalités feront probablement pencher la balance en faveur de ceux qui, en Israël, souhaitent l’affaiblir encore plus - ou carrément la détruire.

 

18/09/2022

AVIGDOR FELDMAN
Je pensais avoir mis un terme à la torture par le Shin Bet. Je m’étais trompé

Avigdor Feldman, Haaretz, 16/9/2022

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

 

Avigdor Feldman (Tel Aviv, 1948), est un avocat spécialisé dans les droits et humains en Israël. Il est le fondateur de l'Association pour les droits civils en Israël (ACRI) ainsi qu'un membre fondateur de B'Tselem. Il a notamment défendu Mordechai Vanunu. https://www.facebook.com/avigdor.feldman

 

Pendant des années, j'étais fier que mes collègues juristes et moi-même ayons réussi à éliminer la possibilité d'obtenir des aveux par la torture. Mais il s'avère que nous nous étions trompés.


Entre 23 h 53 le 17 décembre 2015 et 6 h 50 le 18 décembre 2015, il a été fait usage pendant des “périodes fixes et brèves” de moyens dits spéciaux, appliqués avec une précision scientifique, sur le corps d'Amiram Ben-Uliel. Ben-Uliel avait été reconnu coupable en mai 2020 de trois chefs d'accusation de meurtre et de deux chefs d'accusation de tentative de meurtre dans l'attaque de 2015 contre la famille Dawabsheh alors qu'elle dormait chez elle dans le village de Douma, en Cisjordanie.

 

En tant que l'un des avocats dans l'appel soumis par Ben-Uliel, qui a été rejeté au début du mois par la Cour suprême, il m'est interdit de décrire les moyens spéciaux réels. Les instructions d'utilisation desdits moyens apparaissent sur une page imprimée, définissant des termes qui n'ont pas besoin d'être définis - le tout dans un langage laconique, concis et bureaucratique qui ne tolère aucune ironie ou ambivalence, évitant la conscience de soi comme la peste.

 

À en juger par la formulation du texte et sa cadence, le mode d'emploi a été rédigé par une intelligence artificielle pas très sophistiquée, qui a été formée à la lecture du mode d'emploi d'un vieil aspirateur et qui, sur commande, présente des directives précises pour appliquer la douleur sans se sentir coupable.

 

On m'a interdit de copier le mode d'emploi, ou de le garder dans mon bureau pour y jeter un coup d'œil chaque fois que je commençais à penser que j'avais rêvé ce que j'avais vu et que je doutais de l'existence d'un tel morceau de papier, portant le sceau officiel du tribunal du district central avec "P/1" noté à la main dans son coin droit (ce qui signifie pièce à conviction n° 1). Je voulais revenir à P/1 pour m'assurer qu'il était bien réel et non le fruit de l'imagination débridée de quelqu'un qui a lu trop de livres sur les juges de régimes aberrants.

 

Pour pouvoir relire P/1, on m'a conduit dans une pièce sans fenêtre dans les bureaux du parquet du district. Un avocat affable, qui n'avait probablement jamais regardé la pièce en question, avait reçu l'ordre de s'assurer que l'avocat de la défense ne copierait pas, ne photographierait pas, ne plierait pas P/1, ne le déchirerait pas en morceaux et ne le mettrait pas dans sa bouche pour le mâcher et l'avaler.

 

Chacun des moyens spéciaux mentionnés ci-dessus est une surprise totale pour l'internaute et le lecteur. Tous les moyens de ce type qui ont été rassemblés - sans doute par une équipe d'experts comprenant des enquêteurs chevronnés, des physiologues et des médecins qui s'occupent de l'esprit et du corps - existaient, jusqu'à la récente décision, loin de la main de l'autorité, loin du poing ou de la paume ouverte qui s'abat sur l'interrogé. Loin des protections que l'on considère comme allant de soi et qui font partie de l'agenda existentiel de toute personne vivant dans un État démocratique et juif.

 

Nous nous sommes habitués à penser que le corps humain et le royaume de la douleur qui y réside échappent au contrôle des autorités. Aujourd'hui, la Cour suprême a fixé la limite de cette protection jusqu'à 36 heures après la mise en œuvre des moyens de douleur. En d'autres termes, la Cour a décidé qu'un aveu fait 36 heures ou plus après la mise en œuvre du moyen de douleur est fait librement et est donc recevable pour être utilisé contre un inculpé. 

 

Trente-six heures suffisent pour faire tomber dans l'oubli et effacer tout souvenir du moyen, et le libre arbitre envahit alors la chair frémissante. Amiram s'est levé et a déclaré : « Je suis ici un homme libre, mon statut d'être humain qui m'a été enlevé par la force, par une main serrée en poing, m'a été rendu ». 

 

En 1999, la Cour suprême, siégeant en formation élargie, a statué que lors de l'interrogatoire d'un suspect terroriste, le service de sécurité Shin Bet n'est pas autorisé à utiliser des moyens de pression physique extrême. À cette époque, les moyens dits spéciaux sont sortis de leur boîte et la Haute Cour a interdit diverses méthodes de torture telles que le “secouage” (impliquant une violence dirigée vers la partie supérieure du corps de telle sorte que le cerveau heurte le crâne) ; la technique du “shabah” [prisonnier en hébreu, NdT] (nommée d'après son utilisation sur les Palestiniens entrés illégalement en Israël et comprenant la flexion douloureuse du dos de la personne, l'utilisation d'une musique assourdissante, etc.) et ce qu’ils appellent « l’accroupissement de grenouille ».

 

Ces méthodes constituent-elles les moyens spéciaux mis en œuvre dans le cas de Ben-Uliel ? Je ne suis pas en mesure de le confirmer ou de l'infirmer. Ce qui a été publié en 1999 est aujourd'hui un secret d'Etat, gardé encore plus rigoureusement que les secrets nucléaires d'Israël et les activités de l'Institut de recherche biologique. À l'époque, je représentais, avec mes collègues, les pétitionnaires contre la torture. Parfois, lorsque je me suis lassé de la profession que je m'étais imposée, je me suis souvenu de ce jugement et je me suis dit : Ils ne peuvent pas m'enlever l'abolition de l'accroupissement de la grenouille.

 

Bien, c'est ce que j'ai dit.

 

À une époque où la frontière entre l'imagination et la réalité s'estompe, la question s'est posée de savoir si un jugement a effectivement été rendu pour annuler l'utilisation de ces méthodes d'interrogatoire. Quiconque parcourt le site ouèbe bien conçu du Shin Bet en langue anglaise découvrira, à sa grande surprise, ce qui suit dans la section “Patrimoine” : « À la suite de l'affaire Nafsu [où des moyens de torture excessifs ont été utilisés pour extorquer des aveux à un officier de renseignement de l'armée, en 1980], le gouvernement israélien a nommé une commission d'enquête chargée d'examiner les méthodes et procédures d'interrogatoire de l'AIS [Agence israélienne de sécurité, Shin Bet]. Moshe Landau, un juge de la Cour suprême à la retraite, a été nommé président de la commission d'enquête. La commission a publié ses conclusions en octobre 1987, et a précisé qu'il était interdit d'utiliser une pression physique inacceptable lors des interrogatoires, sauf dans des cas extraordinaires où l'utilisation d'une pression physique modérée était autorisée, et seulement avec une permission spéciale. La commission a établi des règlements et des procédures pour la supervision des méthodes d'interrogatoire de l’AIS. Depuis lors, la supervision des interrogatoires a été renforcée, et les principes concernant les méthodes autorisées et interdites ont été inculqués aux interrogateurs ».

 

Les mensonges fusent. Les moyens de contrôle n'ont pas été augmentés, les recommandations douteuses de la commission Landau ont été annulées par la Cour suprême, et les pressions physiques modérées ne sont soumises à aucune autorisation spéciale. Entretemps, la disposition de l'article 277 du code pénal prévoyant une peine de trois ans d'emprisonnement pour un fonctionnaire qui extorque des aveux par la violence, n'a pas été effacée des livres de loi.

 

Ce n'est pas si terrible, disent les juges, pas de chocs électriques, pas d'arrachage d'ongles, pas de waterboarding [simulacre de noyade] à la Guantanamo, il ne s'agit que de s'accroupir, de se courber et d’encaisser des décibels - pourquoi en faire tout un plat ?

Jean Améry, lui, en fait tout un plat dans son livre Par-delà le crime et le châtiment, Essai pour surmonter l'insurmontable  : « Quand on parle de torture, il faut se garder d'exagérer. Ce qui m'a été infligé (...) n'était de loin pas la pire forme de torture (...) Et pourtant, 22 ans après qu'elle s’est produite (...) j'ose affirmer que la torture est l'événement le plus horrible qu'un être humain puisse garder en lui (...) Au premier coup, [la] confiance dans le monde s'effondre.

L'autre personne, en face de laquelle j'existe physiquement dans le monde, et avec laquelle je peux exister tant qu'elle ne touche pas la surface de ma peau comme frontière, m'impose sa propre corporéité au premier coup. Il est sur moi et me détruit ainsi. C'est comme un viol, un acte sexuel sans le consentement de l'un des deux partenaires ».

 

Les tribunaux israéliens ne donnent que 36 heures à la douleur du détenu pour se dissiper. Pendant 30 ans, Jean Améry n'a pas réussi à effacer le souvenir de la torture “légère” qu'il a subie - jusqu'à ce qu'elle prenne le dessus et qu'il mette fin à ses jours. 

15/09/2022

GIDEON LEVY
La Stasi d'Israël prêche la morale

Gideon Levy, Haaretz, 14/9/2022
Traduit  par
Fausto Giudice, Tlaxcala

S'il y a une personne qui n'a pas l'autorité, et surtout pas le droit, de faire des prêches à Israël sur les lois de sa démocratie, c'est bien lui. S'il y a une organisation qui sape et détruit la démocratie israélienne plus que toute autre organisation ou politicien, c'est bien elle. Et s'il y a un fonctionnaire qui ne peut pas dire un seul mot sur le gouvernement, c'est le chef du service de sécurité Shin Bet.

Mais dans le chaos total qui règne aujourd'hui, où chaque bâtard est un roi, comme le dit le dicton, chaque chef d'une obscure agence est un professeur de morale.

Le chef du Shin Bet, Ronen Bar, lors de la conférence annuelle de l'Institut de politique antiterroriste (ICT) à l'Université Reichman de Herzliya, le 11 septembre 2022. Photo : Moti Milrod

Ronen Bar (né Ronen Berezovsky) est mécontent de la politique israélienne. Selon lui, elle encourage l'“axe du mal”, un terme infantile et propagandiste qui ignore, bien sûr, le mal de l'agence qu'il dirige lui-même - un mal qui a probablement peu de rivaux dans le monde - et ne concerne que le mal des autres.

S'exprimant lors d'une conférence à l'université Reichman de Herzliya, cette tour d'ivoire qui ressemble parfois plus à un camp d'état-major des FDI qu'à une université, et où chaque responsable d'une organisation de défense est considéré comme un oracle intellectuel, Bar a prévenu que les divisions au sein de la société israélienne encouragent la terreur et les méchants de l'axe. Il est difficile de dire qui était la cible de l'acte d'accusation du chef des argousins, encore plus difficile de comprendre ce qu'il veut (propose-t-il que nous nous unissions, comme la Corée du Nord ou l'Iran ?), mais le fait qu'il ose donner des conseils sur la démocratie est péniblement ridicule.

Le Shin Bet est une organisation vitale, tout comme l'est le service d'assainissement d'une ville. Ces agences font un travail sale, mais important, sans lequel la vie n'est pas sûre.

Mais contrairement aux activités des égoutiers, tout le travail que les hommes des ténèbres accomplissent dans le cadre de leurs fonctions n'est pas aussi vital qu'on nous le dit, et il ne faut certainement pas le vénérer, comme on nous l'apprend ; en tout cas, il cause aussi de sérieux dommages au tissu de la vie ici.

Il est difficile d'évaluer le véritable bilan - combien d'attaques terroristes le Shin Bet déjoue et combien d'attaques il motive par ses activités non contrôlées. Mais lorsque Bar se vante de 2 000 arrestations récentes, il est clair qu'il y a plus que quelques innocents parmi eux, et des personnes qui seront radicalisées par leur seule détention.

Dans une réalité où, chaque nuit, des soldats accompagnés de chiens terrorisent les gens qui dorment chez eux et arrachent des citoyens de leur lit sur ordre du Shin Bet, sans aucune supervision légale bien sûr, et dans une réalité où des centaines de personnes sont détenues sans procès pendant des mois et des années, également sur ordre du Shin Bet, il est clair que les dégâts sont énormes. La conséquence la plus grave est de transformer la démocratie israélienne en l'une des tyrannies militaires les plus brutales du monde, ne serait-ce que dans sa propre arrière-cour.

Le Shin Bet opère à peine dans l'Israël souverain. Mais ce qu'il fait dans les territoires occupés depuis 1967, qui sont une partie inséparable d'Israël, apparemment pour toujours, rend impossible de définir Israël comme une démocratie, certainement pas quand il est clair que ce n'est pas une situation temporaire. Il n'y a aucun mal avec lequel la Stasi israélienne - dans les territoires, le Shin Bet est la Stasi dans tous les sens du terme, avec une technologie plus avancée que celle dont disposait la tristement célèbre organisation est-allemande - n'est pas familière.

Cette semaine encore, j'ai rencontré, au camp de réfugiés d'Al-Arroub, un garçon de 11 ans qui a perdu un œil à cause d'une balle des FDI. Aujourd'hui, il a également été défini comme un risque pour la sécurité, et il lui est interdit d'entrer en Israël pour se faire soigner au centre médical Hadassah de Jérusalem, sur ordre du Shin Bet. La semaine dernière, deux patients atteints de cancer dans la bande de Gaza sont décédés ; ils n'ont pas pu recevoir de traitement en Israël à temps car le Shin Bet leur a refusé l'entrée pendant deux mois.

Peut-être que tout ce mal est nécessaire pour combattre la terreur - c'est très douteux - mais la personne qui commande les agents du mal ne peut pas prêcher la morale. Il serait préférable que ces personnes aient honte de certaines des actions honteuses dont elles sont responsables.

C'est une fois de plus la saison de l'arrogance des faucons de la sécurité. Le chef du Mossad a menacé l'Iran, le chef du renseignement militaire a menacé le Hezbollah et le chef du Shin Bet a menacé Israël. Cette dernière menace est la plus sérieuse et la plus dangereuse de toutes.

 

04/09/2022

GIDEON LEVY
Quand le Shin Bet est plus gentil que la Cour suprême d'Israël

 Gideon Levy, Haaretz, 4/9/2022
Traduit par
Fausto Giudice

La bataille sur le caractère, le statut et la composition de la Cour suprême d’Israël est réservée aux experts, et est beaucoup moins importante qu'on ne le pense généralement. C'est comme la bataille sur le caractère du tribunal militaire de la prison d'Ofer, ou la composition de l'orchestre de l’armée. On peut en débattre, écrire des articles d'opinion percutants, faire des discours enflammés et même descendre dans la rue, mais le tribunal militaire d'Ofer restera le tribunal militaire d'Ofer, et l'orchestre des FDI jouera les mêmes marches. Même si Lahav Shani, le directeur musical de l'Orchestre philharmonique d'Israël, dirigeait l'Orchestre des FDI et que le célèbre avocat des droits civils et humains Avigdor Feldman était président du tribunal militaire, cela n'en ferait pas un véritable orchestre ou un véritable tribunal.

La même chose est vraie, croyez-le ou non, de la Cour suprême, appelée Haute Cour de justice lorsqu'elle siège en tant que cour constitutionnelle. Elle est pieds et poings liés au récit national qui, à ses yeux, croyez-le ou non, l'emporte sur tout autre principe. La cour d'Ofer et la cour de Jérusalem sont subordonnées aux mêmes principes et au même establishment de défense presque dans la même mesure ; toutes deux en sont des sous-traitantes. Des luttes passionnées sont menées sur la composition de la Cour suprême, sur le nombre de juges libéraux par rapport aux juges conservateurs - sur les questions essentielles, le résultat est le même. Une seule et même voix, même au sein de la Cour.

À cet égard, la Cour est un étonnant reflet de la société israélienne : à la Cour suprême, comme en politique, les différences entre les individus sont beaucoup, beaucoup plus faibles qu'on ne le dit généralement. Lorsqu'il s'agit de valeurs fondamentales, il n'y a pas de différences. Maintenir la suprématie juive au-dessus de toute autre valeur ; placer les considérations sécuritaires au-dessus de toutes les autres ; ignorer complètement le droit international, comme s'il n'existait pas ; et obéir aveuglément, automatiquement et inconditionnellement aux jeux de pouvoir et de contrôle de l'establishment de la défense - et la Cour suprême capitule sans aucune honte.

Lorsqu'il y a une bataille sur la composition de la Cour suprême des USA, il est clair pour tous que c'est une bataille qui va façonner le visage de la société pour les années à venir, de l'avortement aux lois sur les armes à feu. Aux USA, vous savez qu'un juge libéral sera libéral et qu'un juge conservateur sera conservateur. En Israël, ils suivront tous la même ligne, se blottiront tous dans le giron chaleureux du consensus militaire, et aucun des juges, pas même le dernier des libéraux, n'osera adopter une position différente.


Khalil Awawdeh

La semaine dernière, la Cour a démontré, de façon si typique, son attitude de carpette envers l'establishment de la défense, mais cette fois-ci, sa conduite a pris des proportions grotesques. Il est difficile de trouver quelque chose de plus ridicule que la façon dont la plus haute cour du pays ferme les yeux, endurcit son cœur et prononce un “oui” soumis aux caprices du service de sécurité du Shin Bet, et la façon dont le Shin Bet se moque d'elle. Le Shin Bet a manqué de respect à la cour, l'a ridiculisée et humiliée, et la cour l'a encore une fois cru lorsque l'agence lui a craché au visage en disant qu'il pleuvait. Il n'y a aucune entité dans le pays, à part l'establishment de la défense et les colons - allez à Homesh et voyez comment les colons se moquent des sentences de la cour, avec le soutien de l'armée - qui puisse faire de la Cour la risée de tous.

La Haute Cour a rejeté la demande de libération du détenu administratif Khalil Awawdeh, qui a fait une grève de la faim de six mois, au motif que son état n'a pas changé et que sa détention sans charges est justifiée. Le lendemain, le Shin Bet a annoncé sa libération, crachant au visage des juges. Soudain, il s'avère que le cruel Shin Bet est plus humain que la Haute Cour. C'est la façon dont l'agence punit la Cour et les juges “libéraux” qui ont également rejeté la requête, les juges Anat Baron et Khaled Kabub. Soudain, il est devenu évident qu'il n'y a aucune différence entre eux et le juge Alex Stein, et entre eux tous et le juge Noam Sohlberg, un colon.

La guerre sur le caractère de la Cour suprême a été réglée il y a longtemps. La prochaine commission des nominations judiciaires pourra choisir les juges en jouant à pile ou face. Peu importe qui formera le prochain gouvernement. Tant que perdurera la situation dans laquelle le gouvernement soutient la perpétuation de l'apartheid, une chose est sûre : quelle que soit la composition de la Cour suprême, elle le soutiendra et cautionnera tous ses crimes. L'apartheid a des collaborateurs à Jérusalem.