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27/07/2025

JOUMANA KHATIB
Un romancier suédois à la conquête de New York : “la permission d’être plus sauvage”
Rencontre avec Jonas Hassen Khemiri

Autofiction, fantastique ou comédie du déracinement ? Avec The Sisters, Jonas Hassen Khemiri signe son œuvre la plus audacieuse à ce jour.

Joumana Khatib, The New York Times, 17/6/2025
Traduit par 
Fausto GiudiceTlaxcala


Joumana Khatib est rédactrice à la New York Times Book Review.

Après avoir vécu pendant des années avec l’impression d’avoir été « envoûté par une malédiction », l’auteur suédois Jonas Hassen Khemiri s’est lancé dans l’écriture d’un roman pour sauver sa propre vie.


Pour la première fois, Jonas Hassen Khemiri a écrit un roman en anglais, qu’il a ensuite traduit en suédois. Photo Peter Garritano pour The New York Times

En apparence, tout allait bien : il était l’un des écrivains et dramaturges les plus reconnus de Suède, son précédent livre La clause paternelle avait été finaliste du National Book Award, et il avait fondé sa propre famille. Pourtant, il demeurait hanté par la figure de son père, dont les longues absences durant son enfance avaient laissé une empreinte existentielle douloureuse.

Cette ombre paternelle étouffait le sens des possibles de Khemiri et il cherchait désespérément à s’en débarrasser. Elle le suivait alors qu’il sillonnait le monde, rencontrait ses idoles et apprenait à façonner la langue pour traduire sa réalité. Il n’est pas exagéré de dire que Khemiri a consacré sa vie à réfléchir aux malédictions — qui ne sont, selon lui, rien d’autre que « des histoires qui tentent de prédire notre avenir ».

Son nouveau roman, The Sisters [Les Sœurs, à paraître en sept. 2025], publié le 17 juin chez Farrar, Straus and Giroux, est sa tentative de s’en libérer définitivement. Le livre suit Ina, Evelyn et Anastasia Mikkola, trois sœurs grandissant autour de Stockholm, gravitant autour d’un narrateur autofictionnel nommé Jonas.

Comme Jonas (et comme Khemiri lui-même), les Mikkola sont suédo-tunisiennes, et luttent contre un héritage familial lourd : leur mère, vendeuse de tapis, est persuadée que la famille est maudite, et chacune des sœurs suit un chemin radicalement différent après une enfance dysfonctionnelle.

Ina, anxieuse et rigide, incarne parfaitement le syndrome de la fille aînée — mais reste profondément attachante. Evelyn, la belle du milieu, erre jusqu’à découvrir, sur le tard, une passion pour le théâtre. Anastasia, rongée par la colère, se transforme lors d’un séjour en Tunisie pour apprendre l’arabe, où elle fait une rencontre décisive. Jonas, dans le roman, les croise à l’adolescence et nourrit une longue fascination pour le trio qui finit par révéler une connexion plus profonde qu'il n'aurait pu l'imaginer.

En plus de sa longueur imposante — plus de 600 pages — le roman adopte une structure originale. Chaque section couvre une période de plus en plus courte : un an, six mois, une minute. Khemiri y entrelace aussi des épisodes autobiographiques : ses années d’adolescent zonard à Stockholm, sa dépression, et ses mois exubérants à New York.

Il a visité New York pour la première fois à 18 ans, partageant un logement avec « une strip-teaseuse et deux soûlards australiens » — une période qu’il décrit comme la plus heureuse de sa vie.

« Tu te souviens de cette citation de Naguib Mahfouz : ‘Le foyer, ce n’est pas là où tu nais, c’est là où tu cesses de fuir’ ? C’est ce que j’ai ressenti en arrivant ici ».

 

Khemiri, dans la poussette, avec des membres de sa famille à Uppsala, en Suède, en 1980. Photo  via Jonas Hassen Khemiri

En déjeunant dans un restaurant au bord de la patinoire du Rockefeller Center, lieu de légendes douteuses de la famille Mikkola qui attirent néanmoins les sœurs dans la ville, il était facile d'imaginer Khemiri, aujourd'hui âgé de 46 ans, ici adolescent : un jeune homme nerveux d’1 m 90, captivé par une lecture de Paul Auster, tout juste sorti de sa trilogie new-yorkaise ou errant pendant des heures et se demandant ce qui dans la ville lui procurait un tel bonheur.

L'écrivain Darin Strauss enseigne aux côtés de Khemiri au programme d'écriture créative de l'Université de New York, à New York et à Paris. « Il a 90 ans et 12 ans », dit Strauss. « C'est la personne la plus mature et la plus innocente que l'on puisse connaître. »

Son premier roman, Un rouge œil rouge (Ett öga rött, 2003, inédit en français), raconte l’histoire d’un adolescent suédois d’origine nord-africaine qui veut devenir un « sultan de la pensée », imperméable à la norme dominante. Le livre s’est vendu à plus de 200 000 exemplaires en Suède, mais de nombreux critiques, bien qu’enthousiastes, ne savaient pas comment classer ce jeune auteur apparemment inclassable.

Dans une interview donnée à une publication usaméricaine destinée aux Suédois, Khemiri évoquait comment même les critiques positives trahissaient une forme d’intolérance. Il cite une critique qui affirmait que son livre donnait l’impression que « quelqu’un avait plongé un micro dans une famille immigrée ».

« Plongé ? » a-t-il rétorqué. « Donc les Suédois sont au-dessus, et les immigrés en dessous ? »

 « L'identité est fluide et toutes les étiquettes sont inventées », dit Khemiri. « Même nos noms». Photo Peter Garritano pour The New York Times

Trois ans plus tard parut le roman Montecore, un tigre unique ainsi que la pièce très acclamée Invasion!, une comédie noire cinglante et hilarante sur les réalités politiques de la vie en tant qu’homme du Moyen-Orient dans un monde post-11 septembre. Cette pièce valut à Khemiri un Obie Award pour l’écriture dramatique.

En grandissant, Khemiri ressentait souvent une pression intense à « prouver » sa suédité, bien qu’il soit né en Suède (et d’une mère suédoise). Ses origines familiales et son apparence physique — il s’est un jour décrit comme « un gars qui n’a pas l’air suédois, avec des cheveux de fille » — faisaient que d’autres remettaient parfois en question son identité.

Le père tunisien de Khemiri a enseigné un temps le français et l’arabe au lycée, et cette éducation multilingue a éveillé très tôt chez Khemiri une conscience aiguë du pouvoir que confère le langage. Tout cela a nourri une carrière d’écrivain prolifique : au cours des vingt dernières années, il a publié six romans et sept pièces de théâtre.

Des personnages qui lui ressemblent, certains portant même le prénom de Jonas, apparaissent fréquemment dans ses romans. « Jonas est toujours en mouvement », expliquait Khemiri dans un e-mail. « Ce prénom récurrent rappelle que l’identité est fluide et que toutes les étiquettes sont inventées. Même nos noms. »

Mais selon Khemiri lui-même, Les Sœurs est son roman le plus personnel. Son obsession croissante pour le passage du temps — et ce sentiment que le temps s’accélère avec l’âge — a orienté l’histoire. Les sœurs Mikkola le guidaient depuis les coulisses de son esprit, disait-il, l’encourageant à abandonner ses croyances préconçues sur un destin écrit à l’avance.

Quand les Mikkola sont apparues dans sa tête, elles lui parlaient en anglais — et c’est donc dans cette langue qu’il a écrit le livre, une première pour lui. Cela lui a permis de raconter des épisodes de sa vie qui auraient été trop douloureux à exprimer autrement.

Contrairement au suédois, au français ou à l’arabe, l’anglais — la langue du rappeur Nas et des stars de basket usaméricaines qu’il adorait, et une sorte de monnaie culturelle chez les adolescents suédois à la recherche d’un statut culturel — représentait pour lui un territoire linguistique plus neutre pour explorer des expériences sensibles.

Compte tenu du rôle central de New York dans Les Sœurs, il était naturel que Khemiri retourne y écrire ce roman. En 2021, il s’est installé à Brooklyn avec sa famille, quittant Stockholm, emmenant ses deux jeunes fils qui ne parlaient pas un mot d’anglais, après avoir obtenu une bourse Cullman de la New York Public Library.

Khemiri dans la branche principale de la New York Public Library. Il a écrit Les Sœurs pendant son séjour en tant que boursier. Photo Peter Garritano pour le New York Times.

Après avoir rédigé une première version en anglais et l’avoir présentée à son éditeur suédois, Khemiri se souvient d’un moment quelque peu gênant : C’est merveilleux que tu aies un nouveau livre, lui dit l’éditeur, mais pourquoi n’est-il pas en suédois ?

Khemiri a alors traduit ce premier manuscrit en suédois — publié en 2023 sous le titre Systrarna — puis l’a retraduit en anglais.

Quand il était plus jeune, « j’étais fasciné par les feux d’artifice littéraires, par le fait de repousser les limites du langage », dit-il, citant Vladimir Nabokov et Marguerite Duras parmi ses inspirations de l’époque. « En tant qu’écrivain plus âgé, j’ai compris que les possibilités sont en réalité infinies si je sors ma boussole et vais dans la direction de la vérité. »

Cela en valait la peine, cela a même été libérateur, a-t-il ajouté, « d’écrire des histoires inventées qui semblent plus sincères que ma vie réelle ».

La romancière Madeleine Thien s’est liée d’amitié avec Khemiri pendant leur résidence à la bibliothèque, alors qu’elle travaillait elle aussi sur un livre, et se souvient de lui comme d’un camarade attentif et malicieux.

« Il a toujours gardé ce regard émerveillé sur la bibliothèque, sur la ville, tout en refusant de se comporter comme on s’y attendrait de la part d’un intellectuel universitaire» : par exemple en projetant des films et en faisant du yoga dans les bureaux, et en promouvant en général une attitude espiègle parmi les autres boursiers.

Les sœurs Mikkola, ajoute-t-elle, étaient « si réelles pour lui que j’avais l’impression qu’elles étaient là, tout près ».

Strauss, collègue de Khemiri à N.Y.U., a appris à connaître une autre figure importante — bien réelle cette fois — grâce aux descriptions vivantes de Khemiri.

Alors qu’ils discutaient de leurs parents autour d’un repas, au début de leur amitié, Khemiri confia à Strauss que lorsqu’il cherchait « la permission d’être plus sauvage qu’il ne l’est en réalité, il invoquait ‘Hassen’ » — Hassen étant son deuxième prénom, mais aussi celui de son père, que Strauss comprit comme un homme imprévisible.

Khemiri expliqua à Strauss qu’il « ne pouvait pas être cette personne tout le temps ». Il a en lui trop de choses constantes, fiables, pour être un vrai rebelle. Mais savoir qu’il pouvait s’appuyer sur « Hassen » lui permettait d’être plus libre dans son travail.

Pourtant, « Hassen » est un héritage complexe. Cette sauvagerie n’était qu’un des aspects d’un homme qui faisait aussi des prédictions sombres et punitives sur le destin de son fils. (Le père de Khemiri est décédé en janvier.)

« Comme toute personne à qui on a déjà lancé une malédiction le sait, même quand on essaie de faire exactement l’inverse de ce qu’elle annonce, on vit toujours dans son ombre », a déclaré Khemiri. « On n’est jamais vraiment libre. »

Mais une malédiction, au fond, n’est qu’une histoire. Peu importe combien de temps on y croit — même si elle concerne votre propre vie — cela ne veut pas dire qu’elle est vraie.

 

Les Sœurs

Jonas Hassen KHEMIRI

Stockholm, 1991. Ina, Evelyn et Anastasia surgissent dans la vie de Jonas. Trois sœurs insaisissables, aussi magnétiques qu'éphémères. Lune excelle au basket, l'autre ensorcelle par ses récits, la dernière, regard perçant et couteau dissimulé, sait exactement où frapper. Très vite, Jonas pressent qu'un lien inintelligible les relie à sa propre histoire, à cet homme qu'il a toujours cherché à comprendre : son père. Puis un jour, elles disparaissent. Pendant trente ans, leurs trajectoires s'entrecroisent ici et là, furtivement, se frôlant sans jamais vraiment se toucher. Mais Jonas ne peut pas les oublier. Pourquoi les sœurs Mikkola l'obsèdent-elles à ce point ? Et pourquoi ont-elles cette impression tenace que leurs vies sont dictées par une force obscure ? Une malédiction : “Tout ce que vous aimez, vous le perdrez”.
De Stockholm à Tunis, de Paris à New York, du souvenir à l'oubli, Jonas Hassen Khemiri livre une odyssée littéraire d'une force et d'une subtilité redoutables, où le temps s'accélère et se fragmente, où la mémoire vacille et où la fiction se glisse dans les failles du réel.
septembre, 2025
14.50 x 24.00 cm
688 pages
Traduit par Marianne SÉGOL-SAMOY

ISBN : 978-2-330-20882-0
Prix indicatif : 26.80€