NdE
Jakob Moneta, mort en 2012, était né en 1914 dans une famille juive et fut
trotskiste depuis sa prime jeunesse. Chassé de la maison familiale par son père
qui l’a surpris lisant Trotsky, il émigre en Palestine en 1933 mais retourne en
Allemagne en 1948, quelques mois avant la fondation de l’Etat d’Israël. Il
avait rompu avec le sionisme socialiste en 1936, au début de la Grande révolte
arabe. Exclu de son kibboutz puis interné par les Britanniques, il a vécu dans
sa chair l’échec du rêve de nombreux jeunes révolutionnaires juifs : un
État socialiste pour tous les habitants de Palestine. Il quitta donc ce qui
était pour lui une terre de fausses promesses. De 1953 à 1962 il fut chargé des
affaires sociales auprès de l’ambassade d’Allemagne à Paris et fit partie du
réseau des « porteurs de valise » qui aidèrent le FNL algérien. Il
devint en 1962 rédacteur en chef du journal syndical Metall à
Francfort-sur-le-Main. Il a publié le texte ci-dessous dans la revue Kursbuch
de mars 1978, au lendemain de « l’automne allemand » de 1977, marqué
par le détournement d’avion de Mogadiscio et la mort à la prison de Stammheim,
le 18 octobre, d’Andreas Bader, Gudrun Ensslin et Jan-Carl Raspe, fondateurs de
la RAF (Fraction Armée Rouge). Son témoignage sur son expérience de 15 ans de
vie en Palestine mandataire est important : il démontre que tous les Juifs
européens de gauche réfugiés en Palestine n’étaient pas disposés à devenir des
colons armés sionistes, même si la majorité d’entre eux s’engagèrent activement
dans la prédation de la « Terre promise ».
Jakob Moneta en 1976
I
Błażowa est située entre Cracovie et Lemberg [Lwów puis Lviv], à l’Ouest de la rivière San,
qui sépare les Polonais des Ukrainiens, qu’on appelait Ruthènes dans ce qui
était la province austro-hongroise de Galicie orientale. J’ai eu quatre ans le 11 novembre 1918, jour de la fondation de la République de
Pologne. Josef Pilsudski se fit proclamer chef provisoire du nouvel État. Il
avait été autrefois le cofondateur et leader du Parti socialiste polonais. À
Vilna, il avait fait un temps partie du même groupe (illégal) que Leo Jogiches,
compagnon de lutte de Rosa Luxembourg et qui devait être comme elle assassiné
par les forces contre-révolutionnaires allemandes. En 1926 le maréchal
Pilsudski prit le pouvoir par un coup d’État et instaura un régime autoritaire.
La réunification de la Pologne – alors divisée en trois parties, la Galicie,
sous administration polonaise, la Pologne du Congrès, sous administration russe
et la Prusse-Orientale – ainsi que sa libération sous la conduite de Pilsudski
donna lieu à Blazowa, la ville où je suis né, et pas seulement dans cette
ville, à un pogrome anti-juif : c’est ainsi que les Polonais célébrèrent
ce jour.
Affiche pour le film Pogrom,
d’Alfred Halm, du plus vieux cinéma de Berlin, le Marmorhaus sur le
Kurfürstendamm (1919)
On avait entassé tous les Juifs, hommes, femmes et
enfants dans une même pièce, dont les fenêtres avaient été obstruées par des
matelas, pour empêcher la lumière de filtrer vers l’extérieur. Des hommes armés
y pénétrèrent, traînèrent quelques-uns à l’extérieur, les frappèrent et les
fouillèrent sans ménagement, à la recherche d’argent. On fit sortir ma mère
avec brutalité. Mon père voulut la secourir. Il écopa d’un coup de canon de
fusil qui lui fit éclater le tympan. Je vis ma mère se cramponner au chambranle,
crier « Au secours, on me brutalise ! » L’homme armé qui
la frappait à coups de pied était l’un de ses anciens camarades de classe. La
haine anti-juive attisée par les nationalistes polonais ne put pas se donner
partout libre cours sans rencontrer de résistance. Là où le Bund, la principale
organisation juive prolétarienne, disposait de troupes armées, les participants
au pogrome repartirent la plupart du temps avec le crâne en sang.
Les Juifs ne furent pas seuls pour se défendre ;
des ouvriers de toute nationalité animés par la conscience de classe leur
prêtèrent main forte. À leurs yeux l’antisémitisme était une des armes les plus
dangereuses dont disposait l’ennemi de classe pour sa propagande. Il fallait le
combattre. Par tous les moyens. À Blazowa, on appelait mon père
« l’Allemand. » Il venait de Francfort-sur-le-Main et avait rencontré
sa femme dans cette petite ville de l’industrie textile galicienne. Après le
pogrome, il porta plainte contre les meneurs. Ils le menacèrent de se venger.
Là-dessus il revint en Allemagne. C’est ainsi que j’arrivai à Cologne en 1919.
Je fus scolarisé à cinq ans. Dès l’âge de trois ans, on m’avait enseigné
l’alphabet hébraïque au heder, l’école élémentaire juive. À Cologne,
j’allais à l’école publique allemade le matin et au heder
l’après-midi ; on nous y enseignait la Bible, en hébreu, et plus tard le
Talmud, en araméen. Les professeurs étaient en général des commerçants qui
avaient fait faillite. L’un d’eux avait constamment avec lui un long fouet à
chiens, dont il frappait ceux qui désobéissaient ou donnaient de mauvaises
réponses.
C’était le plus souvent à la sortie du heder
que commençait le véritable combat. À peine dehors nous étions accueillis par
une bande de jeunes garçons qui se jetaient sur nous aux cris de « HEP
HEP ». Il nous fallut apprendre à courir plus vite qu’eux, ou encore
à contre-attaquer. Toute une série de boxeurs amateurs est sortie des rangs des
élèves du heder. L’autodéfense avait contribué à leur formation
sportive. HEP est une abréviation pour « Hierosolima est perdita -
Jérusalem est perdue »
Je me mis à rêver de cette Jérusalem perdue. Une
légende juive raconte que chaque soir à minuit un chacal traverse la place
dévastée de Jérusalem où s’élevait le Temple détruit par les Romains en l’an 70
après J.C. Si l’on réussit à capturer ce chacal, l’ancien royaume juif sera
rétabli dans toute sa splendeur. Quoi de plus naturel pour moi, près de 19
siècles après la destruction du Temple, que de capturer ce chacal ? Pour
commencer mon entraînement je suis entré dans un groupe de jeunesses sionistes.
Mais à cette époque les sionistes ne vivaient pas encore en Palestine. Le
mouvement ouvrier allemand, alors le plus important du monde capitaliste,
attirait aussi les jeunes sionistes juifs. Ce sont neuf millions de voix qui
étaient allées au SPD (Parti social-démocrate), fort de près d’un million
d’adhérents, lors des élections de 1924 au Reichstag, ce qui lui permit
d’entrer au Parlement avec 152 députés. Le KPD (Parti communiste) remporta 54
sièges, le NSDAP – les nazis – 12 seulement. En Prusse les sociaux-démocrates
avaient obtenu la majorité absolue avec 229 sièges sur 450.
L’« Allgemeiner Deutscher Gewerkschaftsbund » (Confédération générale
des syndicats ouvriers, ADGB) comptait 4,7 millions de membres, la Fédération
sportive et gymnique des Travailleurs 770 000, la Fédération ouvrière de
cyclisme « Solidarité » 220 000. Il y avait une Fédération ouvrière
d’athlétisme , un club d’échecs, une association de Bons Samaritains et même un
club de tir à l’arc. Le mouvement ouvrier avait créé une contre-société dans
l’État capitaliste.
Quand le social-démocrate Hermann Müller forma le
nouveau gouvernement, son ministre de l’Intérieur, Karl Severing, déclara que
le nouveau gouvernement projetait de s’accorder quatre ans de vacances. Plus de
crises politiques, de programmes ni de directives. Ces quatre années seraient
consacrées aux travaux pratiques pour construire la République.
Tout cela se reflétait aussi chez nous, jeunes juifs
qui étudions, lisions, travaillions. La plupart d’entre nous devinrent
socialistes. Pas toujours avec Marx, même si le puissant langage du Manifeste
communiste nous enthousiasmait. L’homme est bon, de Leonhard Frank,
éveilla en nous la haine de la guerre. Hitler le fit déchoir de sa nationalité
à cause de livre. La Jungle, d’Upton Sinclair, aiguisa notre conscience
sociale. Son Boston, où il décrit l’assassinat légal de Sacco et
Vanzetti, ainsi que Faits divers, d’Henri Barbusse, nous révoltèrent
contre la justice de classe.
En 1929 la crise économique mondiale qui s’amorçait
mit une fin brutale aux « travaux pratiques pour construire la
République » des sociaux-démocrates. Le nombre des sans-emploi s’élevait à
deux millions, trois un an plus tard. Il devait atteindre six millions en 1933.
Sans compter les travailleurs à temps partiel. Parallèlement les agriculteurs
virent baisser le prix de vente de leurs produits.
Artisans et professions libérales furent happés par le tourbillon de la crise.
En outre, des scandales liés à des affaires de corruption ébranlèrent la
crédibilité du SPD. Aux élections de septembre 1930 au Reichstag les
sociaux-démocrates ne perdirent cependant qu’un demi-million de voix. Le nombre
de voix recueillies par le KPD passa même de 3,25 à 4,5 millions. Le point
décisif fut la montée des nazis, qui passèrent de 800 000 à 6 millions et demi
de voix, remportant ainsi 107 sièges. Sur quatre millions de nouveaux électeurs
trois avaient choisi Hitler, qui en avait enlevé en plus deux millions et demi
aux autres partis de droite.
Pour répondre à l’agitation politique qui allait
croisant au sein du SPD, on eut recours à des mesures disciplinaires et à des
exclusions. En octobre 1931 les députés Max Seydewitz et Kurt Rosenfeld, tous
deux exclus du SPD, fondèrent le Parti socialiste ouvrier (SAP). Leur
organisation de jeunesse, l’« Organisation des Jeunesses
socialistes » (SJV) attira une grande partie des jeunes
sociaux-démocrates. Moi-même et d’autres membres de la jeunesse socialiste
sioniste avons adhéré à la SJV, faisant ainsi un premier pas en direction de
l’internationalisme. Pour la première fois j’entrais en contact avec des jeunes
Allemands idéalistes, révolutionnaires et décidés à se battre. Et ceci juste au
moment où la victoire des nazis allait sauver la bourgeoisie allemande du
socialisme.
Dans les rues de Cologne, il y avait presque chaque
jour des heurts sanglants. Des nazis montés sur des motos ouvrirent le feu sur
un groupe d’ouvriers en train de discuter. On se battait dans des salles de
réunion. Rue des Alsaciens (Elsässertrasse), un bastion rouge de Cologne, des
femmes vidèrent par la fenêtre leurs seaux hygiéniques sur la tête de
manifestants nazis. En me rendant de chez moi au lycée, je croisais sans cesse
des groupes d’ouvriers en train de discuter. Je me rappelle les discours enflammés
d’un jeune nazi fraîchement converti qui cherchait à convaincre ses auditeurs
que les guerres étaient le vrai remède au chômage.
La réponse qu’il obtint dans le « Kölsch » (le
dialecte de Cologne, NdlT) le plus pur fut claire et simple : « Dann
häng dich doch op. Dann is doch also ein winniger do
’ » (« Alors pends-toi donc. Ça en fera toujours un de moins. »)
Le 20 juillet 19232 le gouvernement du Reich, dirigé
par von Papen, décréta la déposition du gouvernement social-démocrate de
Prusse. Il la justifia la nécessité de remettre entre les mains du Reich le
maintien de l’ordre, du calme et de la sécurité, puisque les sociaux-démocrates
étaient incapables de combattre correctement les troubles fomentés en Prusse
par les communistes.
Ce coup d’État froidement exécuté par le gouvernement
central cassa les reins de la République. Il se déroula « comme prévu et
sans incidents ». C’est ce qu’écrit von Papen dans ses Mémoires
(Flammarion, 1992, paru sous le titre Der Wahrheit eine Gasse, Munich,
1952).
Le 20 juillet à 10 heures du matin le ministre de
l’Intérieur prussien, le social-démocrate Severing, affirmait encore « qu’il
ne céderait qu’à la violence ». À 8 heures du soir, la violence fit
son apparition sous les traits d’un préfet de police accompagné de deux
officiers, et il céda. Il expliqua par la suite « qu’il avait voulu
éviter une effusion de sang. »
Si seulement il ne l’avait pas évitée ce
jour-là ! Peut-être alors que des millions de morts torturés, assassinés,
gazés dans les bagnes et camps de concentration, tombés au front dans la
Deuxième Guerre mondiale nous auraient, eux, été épargnés En tout cas, Evelyn
Andersen écrit au sujet de cette peu glorieuse capitulation de la plus solide
forteresse de la social-démocratie : « Dans toutes les villes
allemandes des formations de la Bannière du Reich et du Front de fer se
tenaient prêtes, astiquaient leurs fusils et attendaient l’ordre de passer à
l’action. » (Le marteau ou l’enclume, Nuremberg 1948, p.206).
Henning Duderstadt est encore plus explicite : « Nous étions
enfiévrés, nous attendions le signal du combat ! La grève générale !
Chacun prend les armes comme il le peut. La victoire ou la mort ! »
(De la Bannière du Reich à la croix gammée. Comment on en est arrivé là. Un
témoignage, Stuttgart 1933)
L’« ordre de passer à l’action », le
« signal du combat » ne vinrent jamais. Les étapes de la capitulation
progressive face aux nazis jusqu’à la mise à genoux dans les écrits que Theodor
Leipart, le dirigeant de la Confédération générale des syndicats allemands
(ADGB), adressa les 21 et 29 mars 1933 au Führer du Reich allemand, Adolf
Hitler, furent ignominieuses. Au nom du Bureau confédéral, Leipart déclara que
l’ADGB devait s’acquitter de ses tâches sociales, « quel que soit le
régime en place à la tête de l’État. » Au Reichstag, les
sociaux-démocrates votèrent la « résolution de paix » du 17 mai 1933
parce que – selon eux – ils approuvaient par là une politique étrangère
pacifique et ne votaient nullement la confiance à Hitler. En réalité ils
espéraient, en trahissant publiquement l’idée socialiste, sauver leur
organisation et être magnanimement intégrés dans la « communauté du
peuple. » Tout cela laissa des cicatrices profondes dans les esprits et
les cœurs de ceux qui durent payer au prix de la prison, du bagne, du camp de
concentration ou de l’exil le retrait sans combat de leurs dirigeants face à la
violence des puissants.
Ce n’est que le jour où la retraite aux flambeaux de
la SA en armes traversa le bastion communiste de Cologne, la Thieboldgasse (rue
Thiebold) devant les prolétaires débordants de haine, muets, désarmés par leurs
propres dirigeants et devant leurs femmes qui pleuraient de rage impuissante
que je compris : c’était fini. Nous étions battus, sans même avoir tenté
de nous défendre. On nous avait livrés.
Que tous ceux qui ont voulu par la suite faire porter
aux « masses » la responsabilité de leur propre échec se
souviennent : dans les dernières élections un peu libres aux Comités
d’entreprise organisées en avril1 933 par les nazis qui s’imaginaient avoir
pris pied aussi dans le monde ouvrier les Syndicats libres remportèrent 73,4%
des mandats et l’Organisation des cellules d’entreprise nationales-socialistes
seulement 11,7%. Il existait une volonté de résistance à la base. Mais le
sommet avait déserté.