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04/05/2024

PAOLO VERNAGLIONE BERARDI
Israël a détruit le judaïsme

Un court texte de Paolo Vernaglione Berardi explique pourquoi l’alliance entre le sionisme d’État et le fascisme renaissant est en train de détruire l’héritage de la culture juive.

Paolo Vernaglione Berardi, il disertore, 4/5/2024

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

L’auteur est un philosophe et historien italien, auteur, entre autres, de Il sovrano l’altro, la storia; Dopo l’umanesimo. Sfera pubblica e natura umana; Filosofia del comune; Michel Foucault: genealogie del presente; Scritti su Walter Benjamin. Il a fondé en 2016  le laboratoire d’archéologie philosophique, reprenant l’expression par laquelle Giorgio Agamben a désigné le vaste champ de recherche autour des dispositifs de connaissance et des seuils économico-théologiques de l’histoire occidentale. Ce laboratoire nomade réalise des rencontres, des séminaires, des écrits et des textes sur le chemin ouvert par Michel Foucault avec L’archéologie du savoir et parcouru par Enzo Melandri (1926-1993), l’un des grands philosophes oubliés de la seconde moitié du XXe siècle. FB

La propagande occidentale opiniâtre et totalitaire pour la défense d’Israël ne parvient pas à dissimuler le saut dans l’inconnu du gouvernement de Netanyahou, accusé de crimes de guerre, qui, en 7 mois, a détruit la raison historique, discutable mais vraie, de l’identité juive constituée en État-nation.

La guerre génocidaire menée par Israël à Gaza a produit la rupture entre le judaïsme et l’État juif sanctionné en 1917 par la déclaration Balfour. La conséquence tragique de cette rupture est qu’Israël n’a plus rien à voir avec le judaïsme et la culture historico-politique millénaire de l’exode qui, dans la modernité, constituait une alternative à la souveraineté de l’État.

Plus dramatique encore, la fin de la revendication de liberté d’un peuple dispersé en exil permanent, qui a pratiqué pendant des siècles le conflit contre “les chefs des nations”, a engendré en quelques années la fin de la culture messianique qui a nourri une pensée anarchiste et une théorie politique séculaire de lutte contre le Léviathan.


Dès le début de la Torah, c’est en effet l’histoire d’une population qui reçoit sa constitution avant de « devenir une nation ». Dès l’origine, il s’agit de s’affranchir du sens univoque de la loi dans la pluralité des significations. Les tribus, pas l’État. La maison dans le désert, et non le temple fermé. La loi orale, la Mishna, et non la loi positive ; le Talmud, et non les rituels du sang, du feu et de l’expiation. Le silence et la retraite. Le judaïsme est cette forme de vie.

Le sionisme, qui se composait de différentes tendances et qui, dans l’idée originale de Herzl, était le résultat de la libération de Sion, avait pour but une constitution politique qui n’aboutissait pas à l’État-nation, mais à une terre sur laquelle une population pouvait habiter. Mais à partir du moment où le sionisme est devenu une catégorie politique violemment agitée par la droite, représentée au fil des ans au sein des communautés juives, la confusion entre antisionisme et antisémitisme est devenue un prétexte à la réaction armée d’Israël et à la répression des manifestations dans le monde.

Accuser d’antisémitisme toute protestation, toute prise de position contre la guerre et les massacres témoigne de la distance abyssale qui sépare Israël du judaïsme prophétique de la promesse. En effet, ce que la religion d’Abraham désignait comme la primauté du choix était la justification de la constitution tribale d’un peuple luttant contre les empires et les formes politiques de domination. Mais à partir du moment où la politique israélienne a coïncidé avec l’État, l’héritage de la vie communautaire a disparu.

Les racines juives de la modernité ne font plus partie de la tradition d’ouverture (les portes ouvertes de Pessah) dans laquelle, cependant, la coexistence nécessaire avec le peuple palestinien se poursuit, comme en témoignent la littérature et le cinéma [israéliens, NdT] les plus conscients, en exil volontaire depuis des années.

L’histoire des kibboutzim est révélatrice de ce mouvement. Les pionniers anarcho-socialistes de la première immigration, racontés par Gershom Scholem et Gustav Landauer, après avoir formé des associations privées, ont abandonné la vie collective et ont commencé à défendre par tous les moyens les colonies et les terres qui leur avaient été vendues par de riches Arabes. Martin Buber a écrit sur cette mutation, et de ce mouvement émerge la distance entre les revendications libertaires que des générations de révolutionnaires ont recueillies et pratiquées, et qu’aujourd’hui peut-être une minorité cultive en privé, et l’état de guerre permanent entre  Cisjordanie et Gaza.

Dans l’accusation d’antisémitisme se trouve la nouvelle forme de fascisme en vigueur en Occident. Justifier par cette accusation émanant de « démocrates » la « défense d’Israël » après le massacre perpétré par le Hamas le 7 octobre est un signe flagrant qu’il n’y a plus rien de juif dans les démocraties occidentales et que même la racine juive des lumières libérales a été coupée.

Comme Hannah Arendt, nous n’aimons pas un peuple, mais nous continuons à aimer nos ami·es.*

*NdT

Extrait de la réponse d’Hannah Arendt à la critique que Gershom Scholem lui avait adressé à propos de son livre “Eichmann à Jérusalem”, qui lui reprochait son absence d’amour du peuple juif (« Ahabath Israel »)

« Vous avez parfaitement raison : je ne suis pas animée par un tel « amour », et cela pour deux raisons.

De ma vie, je n’ai jamais « aimé » aucun peuple, ni aucune collectivité, ni le peuple allemand, ni le peuple français, ni le peuple américain, ni la classe ouvrière, ni quoi que ce soit de semblable. Je reconnais que je n’aime en effet que mes amis ; et que la seule sorte d’amour que je connaisse et en laquelle je crois est l’amour pour des personnes. De plus, cet « amour des Juifs » m’apparaîtrait, à moi qui suis juive, comme assez suspect. Je ne peux m’aimer moi-même ou aimer quoi que ce soit dont je sache qu’il fait partie de moi. Pour clarifier ce que j’entends par là, j’évoquerai une conversation que j’ai eue en Israël avec une personnalité politique de premier plan qui défendait l’absence de séparation entre la religion et l’État en Israël, une situation qui me paraît désastreuse. Je ne me souviens plus des mots exacts qu’elle employa, mais [elle] dit quelque chose comme :

« Vous comprendrez bien que, en tant que socialiste, je ne crois bien sûr pas en Dieu ; je crois au peuple juif. »

Je fus particulièrement choquée par cette affirmation, ce qui m’empêcha d’y répondre sur le moment. Mais j’aurais pu lui répondre ceci : la grandeur de ce peuple a été autrefois de croire en Dieu, et de croire en Lui de telle manière que sa confiance et son amour pour Lui étaient plus grands que sa peur. Et maintenant ce peuple ne croit plus qu’en lui-même ? Mais qu’est-ce qui pourrait bien sortir de bon de cela ? Eh bien, je n’« aime » pas les Juifs en ce sens-là, et je ne « crois » pas non plus en eux ; je suis l’une des leurs, voilà tout, cela relève de l’évidence, et ne peut prêter à discussion. »

(in Hannah Arendt, film de Margarethe von Trotta, 2012)