Ofri Ilany, Haaretz, 4/9/2025
Traduit
par Tlaxcala
Pour des rabbins comme Yigal Levinstein, la guerre à Gaza n’est pas seulement une campagne contre les ennemis arabes – c’est une guerre de libération vis-à-vis de la morale universelle qu’ils identifient dans le sionisme laïc. Telle est l’approche du nouveau judaïsme.
Dans une librairie de Jérusalem, j’ai trouvé le livre du rabbin Yigal Levinstein, Maître de guerre – Semeur de salut. Levinstein, ou comme on l’appelle, « Harav [rabbin] Yigal », est le directeur de l’académie pré-militaire de la colonie d’Eli, en Cisjordanie, et l’un des rabbins les plus importants du courant hardali (ultra-orthodoxe nationaliste) du judaïsme.
Les médias
citent parfois ses propos sur les homosexuels (« Ce sont des pervers »), sur
les femmes (« Il est plus difficile pour une femme de prendre une décision
rationnelle allant à l’encontre de ses émotions »), et sur la façon de
présenter le désastre du 7 octobre comme une étape vers la rédemption (« Aucun
mot ne peut décrire la grandeur de ce moment »).
Mais le
contenu de Maître de guerre est bien plus sombre. C’est une compilation
de plusieurs conférences données par Levinstein pendant la guerre. Il s’agit
d’un guide moral pour les combattants.
La
conférence la plus frappante aborde le problème du sentiment de culpabilité
face à la guerre. En soi, c’est un sujet exceptionnel de nos jours. Les médias
traditionnels n’évoquent presque jamais la question de la culpabilité – après
tout, selon la vision dominante en Israël, Tsahal est l’armée la plus morale du
monde, et toute accusation contre elle n’est rien de plus qu’une campagne
antisémite.
La
question de la culpabilité
Mais au sein
de la population sioniste religieuse, dont les fils jouent un rôle central en
première ligne de la guerre actuelle, la question de la culpabilité surgit
forcément. Cette communauté sait bien, en réalité, qu’il y a des raisons de se
sentir coupable.
Par exemple,
en juillet, le site d’information du mouvement sioniste religieux, Srugim,
a publié un article d’un professeur principal dans une école religieuse de
Jérusalem. L’auteur y racontait une conversation avec un officier religieux
servant dans la bande de Gaza. Celui-ci admettait être troublé par les règles
d’engagement concernant les civils dans la bande. Et cela n’est, manifestement,
que la partie émergée de l’iceberg.
L’objectif
du rabbin Levinstein est d’expliquer « comment faire face aux sentiments de
culpabilité ». S’appuyant sur les enseignements du rabbin Abraham Isaac Kook
(1865-1935) et du rabbin Zvi Thau, leader spirituel du parti anti-LGBTQ Noam,
Levinstein cherche à répondre à la question de « ce qui est moralement permis
et ce qui ne l’est pas ».
À cette fin,
il formule une nouvelle morale, selon laquelle « la mission historique divine
du peuple juif » prime sur toute autre considération. Selon cette vision, une
posture universelle, humaine – qui affirme par exemple que les guerres sont
immorales et devraient être évitées – constitue en réalité une contradiction de
la morale, car elle « entre en conflit avec la capacité du peuple juif à
apporter sa bénédiction immense au monde entier ». Il en découle que la guerre
n’est pas seulement une nécessité, mais une guerre sainte.
Quand la
culpabilité devient un obstacle
Un scénario
découlant des idées de Levinstein serait le suivant : lorsqu’un soldat ou un
officier ouvre le feu sur des femmes et des enfants palestiniens, il peut se
sentir coupable. Comme le dit le rabbin : « Soudain, il a peur de lui-même, de
sa déchéance morale. » Mais il doit alors « regarder l’ennemi arabe avec des
yeux de sainteté » et comprendre que cette introspection est « un obstacle sur
le chemin de Dieu ». Selon Levinstein, « ce n’est que lorsque cet élément est
compris que peuvent surgir des combattants et des commandants imprégnés de la
justesse de la voie ».
Cependant,
selon lui, la politique officielle actuelle d’Israël et des institutions de
l’État – le Shin Bet, l’armée et le parquet – reste encore fondée sur des
points de vue de gauche (représentés, selon Levinstein, par l’écrivain Amos
Oz). Dès lors, que Dieu nous garde, « ces systèmes sont très prudents
lorsqu’ils agissent contre les Arabes ».
Ainsi, pour
des rabbins comme Levinstein, la guerre « Épées de fer » (nom officiel de la
guerre à Gaza en Israël) n’est pas seulement une campagne contre l’ennemi arabe
; c’est une guerre de libération du courant hardali contre la morale
universelle identifiée dans le sionisme laïc. Des horreurs de Rafah et de Gaza
naît un surhomme juif, agissant selon une pure morale juive. « Le ‘combattant
pur’ ne cède pas aux sentiments de culpabilité qui le conduiraient à adopter le
récit de l’ennemi. »
Entraînement
psychologique
J’évite en
général de comparer les crimes de guerre que nous commettons aux crimes des
nazis. L’histoire a déjà connu suffisamment d’atrocités, et même assez de
génocides, pour que l’on trouve d’autres exemples de comparaison.
Mais face au
sermon de Levinstein, il est difficile de ne pas penser à un exemple terrifiant
: un discours prononcé par Heinrich Himmler, chef des SS, en octobre 1943.
Himmler abordait une « question très grave » à laquelle ses troupes devaient
faire face : le défi d’anéantir le peuple juif. Sur ce point, il déclara, de
manière tristement célèbre : « La plupart d’entre vous savent ce que cela
signifie d’avoir 100 cadavres allongés côte à côte, ou 500 ou 1 000. Avoir tenu
bon, et en même temps… être restés des hommes convenables, c’est cela qui nous
a rendus durs. C’est une page de gloire de notre histoire. »
Il existe
évidemment des différences entre le briefing de Himmler et les sermons du
rabbin Levinstein visant à forger des « combattants et commandants imprégnés de
la justesse de la voie ». Mais ces deux textes relèvent d’un même genre : des
techniques pour combattre l’émotion humaine de culpabilité.
C’est un
domaine très spécifique de l’entraînement psychologique, nécessaire seulement
dans des situations extrêmes. En Belgique coloniale, les auteurs de crimes se
voyaient dire qu’ils servaient la civilisation ; au Rwanda, cela passait par
une participation communautaire obligatoire ; en Allemagne, la méthode
consistait à distribuer des tâches administratives et à créer une distance
émotionnelle.
Comme l’a
montré la philosophe Hannah Arendt en évoquant les techniques antimorales qui
ont alimenté la Shoah, le défi auquel était confrontée la machine
d’anéantissement nazie n’était pas de libérer une couche barbare de l’existence
humaine, mais de neutraliser rationnellement « la pitié animale qui affecte
tout homme normal face à la souffrance physique ». Cela fut réalisé par la
déshumanisation des Juifs et la mise en avant de la destinée sublime du peuple
allemand.
Aujourd’hui
encore
De façon
atroce, nous assistons aujourd’hui à des actions morales de caractère
similaire. Les sermons du rabbin Levinstein constituent une documentation
importante qui explique les mécanismes ayant rendu meurtriers des pans entiers
de l’armée. De tels discours résonnent dans les esprits de la nouvelle élite en
première ligne de la guerre.
Le grand
public, en revanche, adhère à une approche morale plus ou moins standard. Mais
il est lui aussi suffisamment imprégné de l’idée de suprématie juive pour
considérer l’idéologie proto-nazie des Hardalim comme une déviation
regrettable mais tolérable. Après tout, ils servent dans l’armée – et c’est ça
qui compte le plus.
Et enfin, il faut le rappeler : derrière les mots nobles et les théories théologiques sur les « yeux de sainteté » se cache l’horreur. Des piles de cadavres. Des membres déchiquetés. Des petites filles dont les têtes ont été pulvérisées.