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08/09/2025

OFRI ILANY
Le conseil troublant du rabbin israélien Yigal Levinstein aux soldats se sentant coupables à propos de Gaza

Ofri Ilany, Haaretz, 4/9/2025
Traduit par Tlaxcala

Pour des rabbins comme Yigal Levinstein, la guerre à Gaza n’est pas seulement une campagne contre les ennemis arabes – c’est une guerre de libération vis-à-vis de la morale universelle qu’ils identifient dans le sionisme laïc. Telle est l’approche du nouveau judaïsme.


Des soldats à la frontière de Gaza, ce mois-ci. Le rabbin Levinstein formule une nouvelle morale, selon laquelle « la mission historique divine du peuple juif » prime sur toute autre considération. Photo Amir Cohen/Reuters 


Dans une librairie de Jérusalem, j’ai trouvé le livre du rabbin Yigal Levinstein, Maître de guerre – Semeur de salut. Levinstein, ou comme on l’appelle, « Harav [rabbin] Yigal », est le directeur de l’académie pré-militaire de la colonie d’Eli, en Cisjordanie, et l’un des rabbins les plus importants du courant hardali (ultra-orthodoxe nationaliste) du judaïsme.

Les médias citent parfois ses propos sur les homosexuels (« Ce sont des pervers »), sur les femmes (« Il est plus difficile pour une femme de prendre une décision rationnelle allant à l’encontre de ses émotions »), et sur la façon de présenter le désastre du 7 octobre comme une étape vers la rédemption (« Aucun mot ne peut décrire la grandeur de ce moment »).

Mais le contenu de Maître de guerre est bien plus sombre. C’est une compilation de plusieurs conférences données par Levinstein pendant la guerre. Il s’agit d’un guide moral pour les combattants.

La conférence la plus frappante aborde le problème du sentiment de culpabilité face à la guerre. En soi, c’est un sujet exceptionnel de nos jours. Les médias traditionnels n’évoquent presque jamais la question de la culpabilité – après tout, selon la vision dominante en Israël, Tsahal est l’armée la plus morale du monde, et toute accusation contre elle n’est rien de plus qu’une campagne antisémite.

La question de la culpabilité

Mais au sein de la population sioniste religieuse, dont les fils jouent un rôle central en première ligne de la guerre actuelle, la question de la culpabilité surgit forcément. Cette communauté sait bien, en réalité, qu’il y a des raisons de se sentir coupable.

Par exemple, en juillet, le site d’information du mouvement sioniste religieux, Srugim, a publié un article d’un professeur principal dans une école religieuse de Jérusalem. L’auteur y racontait une conversation avec un officier religieux servant dans la bande de Gaza. Celui-ci admettait être troublé par les règles d’engagement concernant les civils dans la bande. Et cela n’est, manifestement, que la partie émergée de l’iceberg.

L’objectif du rabbin Levinstein est d’expliquer « comment faire face aux sentiments de culpabilité ». S’appuyant sur les enseignements du rabbin Abraham Isaac Kook (1865-1935) et du rabbin Zvi Thau, leader spirituel du parti anti-LGBTQ Noam, Levinstein cherche à répondre à la question de « ce qui est moralement permis et ce qui ne l’est pas ».

À cette fin, il formule une nouvelle morale, selon laquelle « la mission historique divine du peuple juif » prime sur toute autre considération. Selon cette vision, une posture universelle, humaine – qui affirme par exemple que les guerres sont immorales et devraient être évitées – constitue en réalité une contradiction de la morale, car elle « entre en conflit avec la capacité du peuple juif à apporter sa bénédiction immense au monde entier ». Il en découle que la guerre n’est pas seulement une nécessité, mais une guerre sainte.

Quand la culpabilité devient un obstacle

Un scénario découlant des idées de Levinstein serait le suivant : lorsqu’un soldat ou un officier ouvre le feu sur des femmes et des enfants palestiniens, il peut se sentir coupable. Comme le dit le rabbin : « Soudain, il a peur de lui-même, de sa déchéance morale. » Mais il doit alors « regarder l’ennemi arabe avec des yeux de sainteté » et comprendre que cette introspection est « un obstacle sur le chemin de Dieu ». Selon Levinstein, « ce n’est que lorsque cet élément est compris que peuvent surgir des combattants et des commandants imprégnés de la justesse de la voie ».

Cependant, selon lui, la politique officielle actuelle d’Israël et des institutions de l’État – le Shin Bet, l’armée et le parquet – reste encore fondée sur des points de vue de gauche (représentés, selon Levinstein, par l’écrivain Amos Oz). Dès lors, que Dieu nous garde, « ces systèmes sont très prudents lorsqu’ils agissent contre les Arabes ».

Ainsi, pour des rabbins comme Levinstein, la guerre « Épées de fer » (nom officiel de la guerre à Gaza en Israël) n’est pas seulement une campagne contre l’ennemi arabe ; c’est une guerre de libération du courant hardali contre la morale universelle identifiée dans le sionisme laïc. Des horreurs de Rafah et de Gaza naît un surhomme juif, agissant selon une pure morale juive. « Le ‘combattant pur’ ne cède pas aux sentiments de culpabilité qui le conduiraient à adopter le récit de l’ennemi. »


Levinstein. Les textes de ses sermons expliquent les mécanismes qui ont rendu meurtrières d’importantes parties de l’armée.
Photo chaîne YouTube de Yigal Levinstein

Entraînement psychologique

J’évite en général de comparer les crimes de guerre que nous commettons aux crimes des nazis. L’histoire a déjà connu suffisamment d’atrocités, et même assez de génocides, pour que l’on trouve d’autres exemples de comparaison.

Mais face au sermon de Levinstein, il est difficile de ne pas penser à un exemple terrifiant : un discours prononcé par Heinrich Himmler, chef des SS, en octobre 1943. Himmler abordait une « question très grave » à laquelle ses troupes devaient faire face : le défi d’anéantir le peuple juif. Sur ce point, il déclara, de manière tristement célèbre : « La plupart d’entre vous savent ce que cela signifie d’avoir 100 cadavres allongés côte à côte, ou 500 ou 1 000. Avoir tenu bon, et en même temps… être restés des hommes convenables, c’est cela qui nous a rendus durs. C’est une page de gloire de notre histoire. »

Il existe évidemment des différences entre le briefing de Himmler et les sermons du rabbin Levinstein visant à forger des « combattants et commandants imprégnés de la justesse de la voie ». Mais ces deux textes relèvent d’un même genre : des techniques pour combattre l’émotion humaine de culpabilité.

C’est un domaine très spécifique de l’entraînement psychologique, nécessaire seulement dans des situations extrêmes. En Belgique coloniale, les auteurs de crimes se voyaient dire qu’ils servaient la civilisation ; au Rwanda, cela passait par une participation communautaire obligatoire ; en Allemagne, la méthode consistait à distribuer des tâches administratives et à créer une distance émotionnelle.

Comme l’a montré la philosophe Hannah Arendt en évoquant les techniques antimorales qui ont alimenté la Shoah, le défi auquel était confrontée la machine d’anéantissement nazie n’était pas de libérer une couche barbare de l’existence humaine, mais de neutraliser rationnellement « la pitié animale qui affecte tout homme normal face à la souffrance physique ». Cela fut réalisé par la déshumanisation des Juifs et la mise en avant de la destinée sublime du peuple allemand.

Aujourd’hui encore

De façon atroce, nous assistons aujourd’hui à des actions morales de caractère similaire. Les sermons du rabbin Levinstein constituent une documentation importante qui explique les mécanismes ayant rendu meurtriers des pans entiers de l’armée. De tels discours résonnent dans les esprits de la nouvelle élite en première ligne de la guerre.

Le grand public, en revanche, adhère à une approche morale plus ou moins standard. Mais il est lui aussi suffisamment imprégné de l’idée de suprématie juive pour considérer l’idéologie proto-nazie des Hardalim comme une déviation regrettable mais tolérable. Après tout, ils servent dans l’armée – et c’est ça qui compte le plus.

Et enfin, il faut le rappeler : derrière les mots nobles et les théories théologiques sur les « yeux de sainteté » se cache l’horreur. Des piles de cadavres. Des membres déchiquetés. Des petites filles dont les têtes ont été pulvérisées.