02/11/2025

L’essor du Thielverse et l’État de surveillance : anatomie du technofascisme en marche aux USA


Transcrit et traduit par Tlaxcala

Résumé synthétique de l’entretien

L’entretien entre Chris Hedges et Whitney Webb explore la mutation silencieuse du pouvoir à l’ère numérique : la fusion entre l’État sécuritaire et les géants de la Silicon Valley.

Whitney Webb retrace la filiation directe entre le programme de surveillance Total Information Awareness de John Poindexter, conçu après le 11 septembre, et Palantir, la société fondée en 2003 par Peter Thiel avec le soutien de la CIA. Ce transfert du renseignement public vers le secteur privé a fait de la surveillance un marché. Le citoyen n’est plus un sujet de droit, mais un flux de données.

Sous prétexte de sécurité et de santé publique, Palantir et ses dérivés ont généralisé la logique du pré-crime : prédire les comportements, identifier les risques avant qu’ils ne se produisent, administrer la société comme un algorithme.

L’État profond ne disparaît pas : il se reconfigure autour des technologies prédictives, alimentées par les géants du numérique.

Autour de Thiel gravite la PayPal Mafia – Musk, Altman, Vance, Luckey, Sacks – qui transforme le capitalisme technologique en idéologie politique : un État privatisé dirigé comme une entreprise. La “gouvernance par IA” et la militarisation des technologies (Palantir, Anduril, SpaceX) consacrent la fusion du militaire, du financier et du numérique.

À cette architecture s’ajoute la contribution israélienne : l’unité 8200 et ses start-ups de cybersurveillance (Black Cube, NSO, Carbyne) prolongent le modèle usaméricain à l’échelle globale, où les données et les algorithmes circulent entre Tel-Aviv, Washington et la Silicon Valley.

Ce système n’impose pas la tyrannie par la force, mais par la séduction du confort : sécurité, efficacité, personnalisation. La liberté devient un paramètre à cocher, la propagande une fonction native des plateformes.

Pour Hedges et Webb, la résistance ne peut être purement technologique : elle est morale et politique. Refuser la servitude numérique, soutenir les réseaux libres et les médias indépendants, c’est préserver la part d’humain dans un monde où le pouvoir cherche à tout quantifier — y compris la conscience.

 Chris Hedges

Beaucoup de personnes, y compris certains libéraux, ont cru à tort que l’administration Trump allait démanteler « l’État profond ». En réalité, comme la journaliste d’investigation Whitney Webb l’a documenté, Trump est étroitement lié aux figures les plus autoritaires de la Silicon Valley, notamment Peter Thiel, qui imagine un monde où nos habitudes, nos penchants, nos opinions et nos déplacements seraient méticuleusement enregistrés et suivis. Ces alliés de Trump n’ont nullement l’intention de nous libérer de la tyrannie des agences de renseignement, de la police militarisée, du plus vaste système carcéral du monde, des entreprises prédatrices ou de la surveillance de masse.

Ils ne rétabliront pas l’État de droit pour demander des comptes aux puissants et aux riches. Ils ne réduiront pas non plus les dépenses incontrôlées du Pentagone, qui atteignent près de mille milliards de dollars. Ils purgent rapidement la fonction publique, les forces de l’ordre et l’armée, non pour éradiquer l’État profond, mais pour s’assurer que ceux qui dirigent la machine étatique soient entièrement loyaux aux caprices et aux diktats de la Maison-Blanche de Trump. Ce qui est visé, ce ne sont pas les réseaux clandestins, mais les lois, règlements et protocoles – tout ce qui limite le contrôle dictatorial absolu. Les compromis, la séparation des pouvoirs et la reddition de comptes sont voués à disparaître.

Ceux qui croient que le gouvernement doit servir le bien commun plutôt que les diktats d’une poignée de milliardaires seront éliminés. L’État profond sera reconstitué pour servir le culte du chef. Les lois et les droits inscrits dans la Constitution deviendront sans objet. C’est un coup d’État lent, imposé par étapes, appliqué brutalement par les forces de l’immigration et des douanes (ICE) dans les rues de nos villes, soutenues par Palantir de Thiel et les outils de surveillance numérique alimentés par l’intelligence artificielle.

Pour en parler, je reçois Whitney Webb, journaliste d’investigation et autrice de One Nation Under Blackmail [Une nation soumise au chantage], que l’on peut suivre sur son site ouèbe Unlimited Hangout.

Whitney, commençons par le début : John Poindexter et l’affaire Iran-Contra, que j’ai couverte quand j’étais au Nicaragua, car c’est vraiment l’origine de ce dans quoi on se trouve aujourd’hui.

Whitney Webb

Oui, c’est un excellent point de départ, merci Chris. John Poindexter, comme vous le savez, fut conseiller à la sécurité nationale sous Reagan et le plus haut responsable de son administration inculpé dans le scandale Iran-Contra.

Mais il est aussi considéré comme le « parrain de la surveillance moderne ». Juste après le 11 septembre, il a dirigé un programme de la DARPA appelé Total Information Awareness – ou Connaissance Totale de l’Information. Après Reagan, Poindexter avait travaillé pour plusieurs entreprises technologiques, ancêtres de ce que deviendront Palantir et TIA, comme Saffron Technology ou Cintech Technologies – des sous-traitants du département de la Défense qui cherchaient à employer l’analyse prédictive pour anticiper les actes terroristes, bien avant 2001.

Lorsque TIA fut révélée, l’ACLU [Union américaine pour les libertés civiles] et d’autres organisations dénoncèrent une menace directe contre le droit à la vie privée. La presse se moqua du programme en disant qu’il « combattrait le terrorisme en terrorisant les citoyens ». En mai 2003, face au tollé, on le rebaptisa Terrorism Information Awareness, sans en changer la nature.

Ce même mois, Peter Thiel fonda Palantir. Thiel et Alex Karp contactèrent Poindexter par l’intermédiaire de Richard Perle afin de privatiser le programme : ils comprirent que dans le secteur privé, le scandale s’éteindrait. Ce fut le cas.

Le financement de Palantir provenait de Thiel lui-même et du fonds de la CIA, In-Q-Tel. L’un des responsables, Alan Wade, avait travaillé avec Poindexter sur TIA. Pendant ses six premières années, Palantir n’eut qu’un seul client : la CIA. Ses ingénieurs se rendaient à Langley toutes les deux semaines. Alex Karp a reconnu que la CIA avait toujours été le client visé.

Chris Hedges

Expliquez ce que faisait ce programme et quel en était le but.

Whitney Webb

L’objectif de Poindexter était immense : recueillir toutes les données possibles – bancaires, de santé, de communications – pour prédire les actions avant qu’elles ne se produisent.

L’un des volets les plus absurdes fut le marché à terme du terrorisme : un système de paris où des investisseurs misaient sur la probabilité d’attentats ou de coups d’État au Moyen-Orient.

Un autre volet concernait la santé, la biosurveillance, ancêtre des systèmes que Palantir a ensuite mis en place pour le ministère de la Santé (HHS) pendant le COVID, en analysant par exemple les eaux usées pour prévoir les épidémies. Aujourd’hui, Palantir gère les données sanitaires du HHS, des CDC (Centres pour le contrôle et la prévention des maladies), et du NHS (Service national de santé) britannique

Chris Hedges

Et Palantir aujourd’hui ?

Whitney Webb

L’entreprise s’est imposée comme moteur d’intelligence artificielle pour Wall Street et sous-traitant de toutes les agences américaines : DHS, ICE, NSA, FBI. Sa technologie est utilisée pour la « police prédictive » – c’est-à-dire la surveillance des quartiers pauvres et racisés sous prétexte de prévention. Les systèmes comme PredPol se sont révélés d’une inexactitude extrême, pires qu’un pile-ou-face.

Quand Palantir se retire, une autre société liée à Thiel, Carbyne 911 – financée aussi par Jeffrey Epstein et dirigée par Ehud Barak, ancien Premier ministre israélien – prend la relève en gérant les systèmes d’urgence 911.

Ainsi, les ambitions de Poindexter se sont réalisées, accélérées sous prétexte de pandémie et de sécurité.

Chris Hedges

En somme, tout cela aboutit à créer des profils pour chaque citoyen ?

Whitney Webb

Exactement. Et cela a été reconnu publiquement. L’administration Trump utilisait Palantir pour bâtir des bases de données sur chaque USAméricain. Ce n’est que la version officielle d’un ancien système clandestin appelé Main Core, mis au point à l’époque d’Iran-Contra et qui continue d’exister.

L’idée était d’établir un registre secret des personnes considérées comme « potentiellement subversives ». Ce que Palantir fait aujourd’hui de manière légale, avec la puissance de calcul et les moyens du secteur privé.

Sous Trump, après la fusillade d’El Paso, le procureur général William Barr lança le programme DEEP – Disruption and Early Engagement Program. Ce dispositif posait les bases juridiques du « pré-crime », c’est-à-dire l’intervention avant que le crime ne soit commis. Trump proposa aussi d’utiliser les réseaux sociaux pour détecter les signes avant-coureurs de violence à l’aide d’algorithmes.

Ces projets ont ensuite été repris, sous des noms différents, par l’administration suivante. Aujourd’hui, Palantir n’est plus seulement un acteur de la sécurité ; elle gère aussi des données pour le fisc, le Trésor et les infrastructures de santé publique.

Les racines de ce système remontent aux années 1980, lorsque les protocoles de continuité du gouvernement prévoyaient déjà de ficher les citoyens dissidents afin de pouvoir les localiser et les arrêter en cas de crise politique. À l’époque, une « crise » pouvait signifier de simples manifestations pacifiques contre la guerre.

Si cela existait déjà dans les années Reagan, imaginez ce qu’il en est aujourd’hui après vingt-cinq ans de perfectionnement technologique et la montée en puissance de la surveillance numérique !

Chris Hedges
Parlons maintenant de ce que vous appelez la PayPal Mafia : Palmer Luckey, J.D. Vance, Elon Musk, Sam Altman…

Whitney Webb
Ce groupe forme une véritable cabale. PayPal est né de la fusion de Confinity, fondée par Thiel, et de X.com, fondée par Musk. Avant son lancement, Thiel consulta déjà toutes les grandes agences USaméricaines à trois lettres [CIA, DIA, NSA, FBI etc.]. PayPal a « monétisé » Internet et a lié, dès ses débuts, la fintech [technologie financière] au pouvoir d’État.

Après sa vente à eBay, Thiel créa Palantir en réutilisant l’algorithme antifraude de PayPal comme base. Aujourd’hui, ses anciens associés dominent la politique et la technologie. David Sacks, autre vétéran de PayPal, dirige la politique de l’IA à la Maison-Blanche ; J.D. Vance doit sa carrière politique à Thiel ; Musk et Altman sont des alliés étroits.

Tous partagent une idéologie influencée par Curtis Yarvin : privatiser entièrement l’État et remplacer le président par un PDG-dictateur. Ce pseudo-libertarianisme est en réalité une apologie du pouvoir autoritaire privatisé.

Palantir et Anduril – l’entreprise de Palmer Luckey financée par Thiel – développent des armes autonomes et le mur intelligent à la frontière mexicaine : drones, capteurs, automatisation militaire. Ce n’est pas moins violent, simplement plus propre et plus déshumanisé.

Chris Hedges
Expliquez ce « mur intelligent » et son lien avec SpaceX, les cryptomonnaies, etc.

Whitney Webb
Le Smart Wall n’est pas un mur physique mais un réseau invisible de drones et de capteurs capables de détecter toute traversée non autorisée. Le « mur » s’étend au-delà de la frontière ; des millions d’USAméricains vivent désormais dans ce qu’on appelle une « zone hors Constitution ».

SpaceX est devenu un acteur militaire central ; Starlink alimente les communications de l’armée ukrainienne et a été proposé pour infiltrer l’Iran.
Parallèlement, un projet nommé Department of Government Efficiency – ou DOGE – vise à remplacer les fonctionnaires par des algorithmes d’IA détenus par la Silicon Valley.
Presque tous les géants du numérique, d’Oracle à Amazon, ont été liés aux services de renseignement dès leur origine.

Oracle, par exemple, vient directement d’un contrat de la CIA.
Aujourd’hui, Larry Ellison et Elon Musk contrôlent une part considérable des infrastructures médiatiques et techniques : Musk transforme Twitter (désormais X) en application-monde intégrant paiements, cryptomonnaie et communication.

L’administration Trump a encouragé l’usage des stablecoins, des monnaies numériques adossées au Trésor, afin de financer indirectement la dette publique et les budgets militaires.

Chris Hedges
Et Oracle ?

Whitney Webb
Oracle reste la colonne vertébrale des bases de données gouvernementales. Safra Catz, sa PDG, a joué un rôle clé auprès de Trump, notamment dans le limogeage du conseiller à la sécurité nationale, le lieutenant-général H.R. McMaster. Larry Ellison est devenu l’un des oligarques les plus puissants ; il rachète CBS, Paramount, CNN, et influence directement la politique usaméricaine.

Chris Hedges
Parlez-nous du lien entre Israël, la Silicon Valley et les services de renseignement.

Whitney Webb
Depuis les années 1990, Israël a bâti un écosystème entier de start-up issues de l’unité 8200 — c’est l’équivalent israélien de la NSA. C’est l’un des départements les plus sophistiqués du renseignement militaire au monde.
En 2012, le gouvernement israélien a officialisé une politique consistant à sous-traiter au secteur privé certaines opérations de renseignement autrefois menées directement par le Mossad ou le Shin Bet.

Cela signifiait qu’au lieu de recourir uniquement à des espions d’État, Israël encourageait la création d’entreprises dirigées par d’anciens officiers du renseignement, qui pouvaient ensuite travailler à la fois pour l’État et pour des clients étrangers.
Des sociétés comme Black Cube (rendue célèbre par son travail pour Harvey Weinstein) ou Carbyne 911 (soutenue par Peter Thiel et Jeffrey Epstein) sont directement issues de ce modèle.

Un financier usaméricain, Paul Singer — très proche du Likoud — a créé l’organisation Start-Up Nation Central, chargée de relier ces entreprises israéliennes aux grandes firmes usaméricaines.
Le but déclaré était de contourner le mouvement BDS et de renforcer les liens économiques entre Israël et la Silicon Valley.

Les géants usaméricains du numérique — Google, Microsoft, Intel, Amazon — recrutent massivement d’anciens membres de l’unité 8200. Certains de leurs départements de cybersécurité sont presque entièrement composés d’anciens officiers israéliens.
Résultat : la frontière entre les systèmes de surveillance israéliens et usaméricains s’est pratiquement effacée.

Les données, les algorithmes, les infrastructures cloud sont partagés. Et cette coopération dépasse la sécurité : elle touche la santé, la finance, la recherche scientifique.

L’effet politique est évident : la Silicon Valley et le complexe militaro-sécuritaire israélien fonctionnent désormais comme deux faces d’un même réseau.
Ils se protègent mutuellement, s’échangent leurs innovations et se financent entre eux.

Chris Hedges
Vers quel monde allons-nous, selon vous ?

Whitney Webb
Nous allons vers un monde où la frontière entre le public et le privé s’efface complètement. Ce qui se met en place, c’est la fusion du pouvoir patronal et du pouvoir étatique — le fascisme technologique dans sa forme la plus pure.

Les multinationales dépasseront les gouvernements en influence, mais elles se serviront de la structure gouvernementale pour imposer leurs intérêts.
Les citoyens, eux, deviendront des sources de données et des sujets d’expérimentation sociale.

Le dernier mémorandum présidentiel sur le « terrorisme domestique » en est un exemple : il élargit tellement la définition de l’extrémisme qu’il pourrait inclure toute personne critique du capitalisme, du système militaire ou de la politique étrangère usaméricaine.

Et maintenant, grâce à la légalisation de la propagande intérieure depuis l’administration Obama, le gouvernement peut utiliser les médias et les réseaux sociaux pour diffuser des messages ciblés aux citoyens.
Ce qui n’était autrefois que la propagande de guerre est devenu un outil de gestion de l’opinion quotidienne.

Les oligarques des médias — Ellison, Musk, Thiel — amplifient ce système.
Ils fournissent à la fois les plateformes technologiques, les flux d’information, et les filtres algorithmiques.
C’est un cycle fermé : ceux qui contrôlent les réseaux contrôlent la perception du réel.

Et cette perception peut être ajustée à volonté : un clic, un algorithme, un bannissement. La désinformation devient alors non pas un problème, mais une arme politique. Le plus effrayant, c’est que tout cela est présenté comme un progrès.
L’idée qu’on sacrifie la liberté individuelle pour la sécurité collective a été normalisée depuis le 11 septembre. Et aujourd’hui, la menace invoquée n’est plus le terrorisme étranger, mais le terrorisme intérieur.

Le concept est si vague qu’il englobe quiconque s’oppose au gouvernement, de gauche comme de droite. C’est une doctrine de contrôle social total.

Mais tout n’est pas perdu. Il est encore possible de bâtir des alternatives :
– créer des systèmes parallèles de communication et d’économie,
– quitter les plateformes de la Silicon Valley,
– soutenir les logiciels libres et les médias indépendants.

Il faut comprendre que la bataille n’est pas seulement politique ou technologique : elle est spirituelle.
Accepter la servitude numérique, c’est abdiquer notre humanité. Refuser la passivité, c’est déjà résister.

Chris Hedges
Merci, Whitney. Et merci à Diego, Victor, Sophia, Thomas et Max pour la production.




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